T R I B U N E Que penser de l’essai américain de chimioprévention du cancer du sein par le tamoxifène ? Haro sur l’étude P1 du groupe américain NSABP ? ● P. Kerbrat* R arement un essai prospectif randomisé aura été aussi commenté et critiqué que l’essai de chimioprévention du cancer du sein par le tamoxifène NSABP-P1. Il est vrai que la présentation de ses résultats a été inhabituelle : d’abord lors d’une conférence de presse commune avec le National Cancer Institute en mars 1998, annonçant l’interruption précoce de l’étude, ensuite, oralement, lors du congrès de l’ASCO en mai 1998 (1), avant sa publication intégrale en septembre de la même année (2). Depuis cette date, l’autorisation de mise sur le marché a été accordée au tamoxifène aux États-Unis dans l’indication de chimioprévention ; cette autorisation n’a pas été demandée en Europe. Le débat sur ces résultats se poursuit, dans la presse médicale (3) mais également dans la presse grand public, rapportant parfois les propos d’un orateur lors d’un congrès, accompagnés de commentaires plus ou moins exacts (4). Ainsi sont critiqués le fond, c’est-à-dire les résultats de l’essai, et la forme de sa publication. Il faut rappeler que cette procédure d’arrêt en fonction des résultats de l’analyse intermédiaire et de divulgation de ceux-ci était prévue par le protocole. Pourtant, la question essentielle reste la suivante : quelles sont les implications aujourd’hui pour la population féminine française ? La critique de cette étude mêle plusieurs types d’arguments, certains facilement réfutables, d’autres plus complexes. Les résultats de l’essai du NSABP sont pourtant difficilement contestables : il s’agit d’ailleurs de l’essai le plus large, regroupant plus de 13 000 femmes indemnes mais présentant des facteurs de risque. La qualité de cet essai est authentifiée par la participation du NCI. On sait enfin que les autres travaux du NSABP ont été vérifiés à plusieurs reprises et confirmés par les autorités américaines. De plus, ces résultats étaient plus ou moins attendus et prévisibles, à partir des données de la méta-analyse de l’EBCTCG [réduction de l’incidence du cancer du sein controlatéral de 47 % chez les femmes recevant du tamoxifène en traitement adjuvant après un premier cancer du sein (5)]. L’étude NSABP-P1 fait apparaître une réduction de l’incidence des cancers invasifs de 49 % (44 % avant 50 ans, 53 % après cet âge) (2). Ces résultats peuvent d’ailleurs être rapprochés de ceux d’autres études ayant utilisé le * Département d’oncologie médicale, centre Eugène-Marquis, Rennes. La Lettre du Sénologue - n° 5 - septembre 1999 tamoxifène en traitement adjuvant. Dans la même méta-analyse (l’essai B 24), la réduction du risque relatif varie de 45 à 50 %, évaluée sur plusieurs milliers de malades. Un bénéfice voisin est retrouvé – et cela n’est pas une surprise – dans l’essai NSABPP01 et dans l’étude MORE (tableau I). Tableau I. Bénéfice des traitements antiestrogéniques. Population Caractéristique EBCTCG Cancer du sein EBCTCG Cancer du sein NSABP-B24 Cancer canalaire in situ NSABP-P01 Femmes “à risque” MORE Femmes ménopausées Réduction du risque relatif Type Mesure 29 441 récidive homolatérale mortalité 47 % 26 % 7 427 cancer controlatéral 47 % 1 804 récidive homolatérale 45 % 13 388 incidence cancer 49 % > 1 200 incidence cancer invasif 55 % Nombre À ces résultats sont opposés ceux des essais anglais et italien, plus petits. T. Powles, responsable du premier, a pourtant reconnu la validité de l’étude du NSABP lors du 21e symposium sur le cancer du sein, à San Antonio, en décembre 1998 (6) : dans la population étudiée et sélectionnée selon le modèle de GAIL, une réduction de l’incidence est obtenue. Il a également souligné la différence d’avec son étude, où les patientes sont sélectionnées selon des “critères génétiques” par opposition aux “critères endocriniens” du NSABP. D’autres différences peuvent expliquer les discordances retrouvées, notamment l’utilisation possible d’un traitement hormonal substitutif dans les essais anglais et italien. Enfin, il n’est pas inutile de rappeler la faible compliance des femmes incluses dans ce dernier essai : 26 % d’entre elles ont reçu moins d’un an de traitement. Chez les femmes ayant reçu plus d’un an de traitement, il existe une tendance au bénéfice chez les femmes ayant reçu plus d’un an de traitement, avec apparition de 19 cancers du sein dans le groupe placebo et de 11 seulement dans le groupe tamoxifène (7). D’autres critiques ont été portées à l’essai du NSABP : tout d’abord l’absence de bénéfice connu sur la survie a été repro33 T R I B U N chée par plusieurs auteurs (3). Lippman a cependant rappelé, en octobre 1998, que le but initial des essais de chimioprévention est l’incidence et non la mortalité (8). Dans le même article, il rappelle les critères stricts des études de chimioprévention, critères qui s’appliquent tout à fait à l’étude du NSABP : évaluation de l’incidence, comparaison de deux populations, randomisation contre placebo, population supérieure à 1 000 personnes. La méconnaissance de l’action même du tamoxifène en chimioprévention peut également être relevée : on peut s’interroger sur le fait que le tamoxifène traiterait des cancers de bon pronostic, qu’il n’aurait qu’une action temporaire, et qu’il pourrait sélectionner les formes de mauvais pronostic apparaissant secondairement (3). Une réponse ne peut-elle être apportée par les multiples essais d’hormonothérapie adjuvante déjà réalisés et par la méta-analyse montrant que le bénéfice obtenu à court terme est confirmé à long terme avec un recul de 10 ans ? Aucune étude n’a fait état d’une augmentation de l’incidence après l’arrêt du traitement, limité actuellement à 5 ans en situation adjuvante, comme dans l’essai de chimioprévention (5). Les résultats récents de l’essai MORE ne retrouvent pas d’augmentation de l’incidence des cancers du sein dépourvus de récepteurs d’estrogènes (11). Supposons même que le bénéfice obtenu soit temporaire et que les cancers du sein latents apparaissent plus tard : n’y a-t-il pas un bénéfice pour les femmes exposées à ce risque de voir cette tumeur retardée? Le deuxième type d’arguments opposés à cet essai est représenté évidemment par la survenue d’effets secondaires. La réalité de ceux-ci avait d’ailleurs conduit les sociétés savantes à déconseiller la participation française à l’essai anglais il y a quelques années (13). Ces effets secondaires ne peuvent bien sûr être niés ; ils ont été bien décrits, notamment dans les essais d’hormonothérapie adjuvante, et concernent le risque d’induction d’un adénocarcinome de l’endomètre, l’augmentation de l’incidence des accidents thromboemboliques et la survenue d’une rétinopathie. D’autres risques ont été évoqués et jamais observés, comme les hépatocarcinomes (14). De plus, il serait peu honnête de passer sous silence les effets bénéfiques potentiels, métaboliques et osseux, même si leur impact réel au long cours est encore inconnu ; quant au bénéfice cardiovasculaire, il est encore plus incertain (2). Cependant, les bénéfices semblent, en termes de survie, être supérieurs aux effets néfastes, si l’on admet les résultats de Ragaz et Coldman (16), avec une réduction de mortalité de 3 à 41 pour 1 000 femmes traitées entre 50 et 80 ans. Il est effectivement bon de s’interroger sur les risques potentiels d’un traitement préventif dans une population a priori saine. Cependant, comme l’a souligné Margolese, il ne s’agit pas là d’un événement récent : les traitements hormonaux sont déjà administrés soit à titre contraceptif, soit sous forme de traitement hormonal substitutif à des populations saines ; ces traitements sont susceptibles d’augmenter le risque d’accidents thromboemboliques et sont pourtant largement utilisés (9). Il me semble donc qu’une évidence doit être admise : la chimioprévention du cancer du sein peut être obtenue par un trai34 E tement antiestrogène dans certaines catégories de population. Le problème ne semble plus être de savoir si cette réalité est avérée : elle a encore été confirmée par l’étude utilisant le raloxifène, annoncée à San Antonio en 1998 (10). Dans ce travail prospectif regroupant actuellement plus de 12 000 personnes, réalisé dans un but de prévention de l’ostéoporose postménopausique, le raloxifène réduit l’incidence de cancer du sein de 55 %. Les résultats de cette étude portant sur 7 705 femmes ménopausées de 80 ans ou moins ont été publiés il y a quelques semaines (11). Ils montrent que le raloxifène réduit le risque de cancer du sein contenant des récepteurs d’estrogène de 90 %. Le raloxifène induit également une augmentation du risque d’accident thromboembolique, mais pas de cancer de l’endomètre. Il n’est donc probablement plus temps de discuter ces résultats, en utilisant parfois même des arguments politiques, concernant la toute puissance de la FDA, ou des arguments financiers attribuant des pouvoir excessifs aux laboratoires commercialisant ces produits (4). La chimioprévention du cancer du sein est possible, par l’usage des antiestrogènes. Reste à savoir à qui et comment la proposer. Pour l’instant à personne, puisque, en France, comme dans toute l’Europe, ces médicaments ne possèdent pas l’autorisation de mise sur le marché. L’attitude prudente des sociétés savantes – d’une part, la Fédération Nationale des Centres de Lutte Contre le Cancer, d’autre part, la Société Française de Sénologie et Pathologie Mammaire – est donc tout à fait justifiée (13) ; elle ne concerne, contrairement à ce qui a été annoncé, que la prescription de ce produit hors essai (4). Ces sociétés étaient favorables à la réalisation d’une étude en France, incluant seulement les populations à risque (en particulier génétique). Plusieurs questions concernant le traitement lui-même restent sans réponse : dose optimale et durée du traitement, extrapolation aux femmes présentant d’autres risques, mécanisme d’action du tamoxifène, prévention réelle ou traitement précoce (8) ? Bien que l’étude du NSABP soit peu discutable, dans sa méthodologie et dans ses résultats, elle ne constitue pas un aboutissement mais le point de départ d’autres travaux, comme cela a été souligné par l’investigateur principal de cette étude, Bernard Fisher, dans un excellent commentaire (12). Il rappelle qu’il a fallu plus de 20 ans pour que l’efficacité de la chimiothérapie adjuvante dans les cancers du sein soit reconnue : il serait regrettable que le même délai soit nécessaire pour la chimioprévention. Cependant, le tamoxifène ne constitue vraisemblablement pas la drogue idéale, du fait de ses effets secondaires. Le raloxifène sera prochainement commercialisé, mais utilisé surtout en traitement préventif de l’ostéoporose postménopausique. L’espoir réside surtout dans l’utilisation des nouveaux antiestrogènes, ou plus exactement des modificateurs sélectifs des récepteurs d’estrogènes (SERM) quand leurs effets secondaires seront très réduits, notamment le risque d’induction d’un cancer de l’endomètre. Conclusion Il reste encore beaucoup à apprendre avant de diffuser hors essai cette méthode préventive. Il sera également important La Lettre du Sénologue - n° 5 - septembre 1999 d’essayer de mettre en évidence les facteurs prédictifs d’un bénéfice, permettant de mieux définir la population concernée. Les résultats de cette chimioprévention sont connus et ne peuvent être niés ; ils viennent d’être également analysés par l’ASCO (14) et suivant les principes de l’evidence based medicine, “la loi existe, il reste à l’interpréter et à l’appliquer” (17) : les antiestrogènes peuvent prévenir dans certaines conditions le cancer du sein. Il reste aux cliniciens à définir la population cible et les modalités optimales. Il ne me paraîtrait pas justifié que les équipes françaises restent à l’écart de cette recherche. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Wickerham, D.L., Costantino J.C., Fisher B. et coll. The initial results from the NSABP-P1 : a clinical trial to determine the worth of tamoxifen for preventing breast cancer in women at increased risk. Proc ASCO 1998 ; abstr. 3A. 2. Fisher B., Costantino J.P., Wickerham L. et coll. Tamoxifen for prevention of breast cancer : report of the National Surgical Adjuvant Breast and Bowel Project P1 Study. J Nat Cancer Inst 1998 ; 90, 18 : 1370-88. 3. Gompel A. L’intérêt de la prévention du cancer du sein par le tamoxifène estil démontré ? La Lettre du Gynécologue 1999 ; 242 : 3-4. 4. Petitnicolas C. Des médicaments pour prévenir le cancer du sein. Le Figaro, 5-6 juin 1999. 5. Early Breast Cancer Trialists’ Collaborative Group. Tamoxifen for early breast cancer : an overview of the randomized trial. Lancet 1998 ; 351 : 1451-67. 6. Powles T. Results and implication of the Royal Marsden Tamoxifen Chemoprevention trial. 21st Annal San Antonio Breast Cancer Symposium. La Lettre du Sénologue - n° 5 - septembre 1999 7. Pritchard K. Is Tamoxifen effective in prevention of breast cancer ? Lancet 1998 ; 352 : 80-1. 8. Lippman S.C., Lee J.J., Sabichi A.L. Cancer chemoprevention : progress and promise. J Nat Cancer Inst 1998 ; 90, 20 : 1514-28. 9. Margolese R.G. How do we interpret the results of the Breast Cancer Prevention Trial ? Canadian Medical Association Journal 1998 ; 158 (12) : 1613-4. 10. Jordan V.C., Glusman J.E., Eckert S. et coll. Raloxifene reduce incident primary breast cancer : integrated data from multicenter double-blind placebocontrolled randomized trials in postmenopausal women. 21st Annual San Antonio Breast Cancer Symposium. Breast Cancer Research and Treatment 1998 ; 50, 3 : 227. 11. Cummings S.R., Eckert S., Krueger K.A. et coll. 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