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Beckett, Fin de partie
Pistes pour traiter une question de type Baccalauréat
Sujet d’entraînement : Quelles relations le titre « Fin de partie » (« Engame » en Anglais) entretient-il
avec la pièce de Samuel Beckett ?
L’expression « fin de partie » appartient à l’univers du jeu. Une fin de partie, c’est la dernière
manche d’un jeu à l’issue de laquelle sont désignés perdants et gagnants. On parle d’une partie de
cartes comme d’une partie d’échecs ou encore d’une partie de tennis. Par ailleurs, le mot partie, qui
appartient à la même famille lexicale que part ou partage, évoque certes le jeu, le divertissement,
mais aussi, par extension, la lutte, le combat : ce qui domine, dans son champ sémantique, c’est l’idée
de rapport, de relation, rapport entre elles de personnes placées dans une situation donnée, ludique
ou conflictuelle.
Le titre Fin de partie suggère donc une phase finale dans laquelle des personnages sont
engagés dans un rapport particulier, une étape dernière, rattachée à l’univers du jeu et placée sous la
tutelle du temps. Mais quelle est cette partie qui se joue devant nous ? Quels sont ses enjeux ? Quel
rapport particulier s’établit entre les personnages ? entre les personnages et le temps, qui les conduit
vers la fin de cette partie ? Qui perdra, qui gagnera cette partie ?
« Les Échecs. Le seul d'entre tous les jeux qui échappe à la tyrannie du hasard. » Stefan Zweig
Samuel Beckett était un passionné d’échecs : lors de son exil dans le village de Roussillon
pendant la guerre, il trompait son ennui en jouant aux échecs tous les soirs avec son ami, le peintre
Hayden ; il avait lu aussi un ouvrage sur les échecs écrit par Marcel Duchamp, où celui-ci traite de la
fin de partie, ou troisième section de la partie d’échecs qui se caractérise par une synchronisation des
mouvements du roi noir et du roi blanc et où quelques coups limités sont seulement possibles. Beckett
lui-même aurait déclaré à un comédien qui interprétait Hamm à Berlin en 1967, dans la première mise
en scène personnelle de l’auteur: « Hamm est un roi dans cette partie d’échecs perdue dès le début. »
Dans Fin de partie, la position ludique du personnage principal est signalée par les « coups » qui
ouvrent et ferment l’intrigue. Les premiers mots de Hamm, prolongés et étirés par les bâillements,
confirment la référence au jeu annoncée dans le titre : « A moi [...] De jouer. » (p. 14) . De même, la
fin de partie est clairement perçue, dans l’esprit du même personnage, comme étant dictée par les
règles du jeu : « Puisque ça se joue comme ça ... [...] ... jouons ça comme ça ... » (page 110). Le
langage du jeu d’échecs apparaît explicitement dans la tirade finale de Hamm :
Page 108 :
A moi [...] De jouer. [...] Vieille fin de partie perdue, finir de perdre. [...] Egalité. [...] Et puis ?
(Un temps) Instants nuls, toujours nuls, mais qui font le compte, que le compte y est, et
l’histoire close.
Et de fait, les déplacements des personnages peuvent s’apparenter à celles des pièces sur un
échiquier : Clov, dans la scène initiale muette, « fait six pas », puis « trois pas », puis « un pas » entre
les fenêtres, avançant comme un pion lors des premiers coups d’une partie ; quant à Hamm, il veut
être sûr de sa place sur le plateau.
Page 41 :
Hamm : Je me sens un peu trop sur la gauche. (Clov déplace insensiblement le fauteuil. Un
temps) Maintenant je me sens un peu trop sur la droite. (Même jeu) Je me sens un peu trop
en avant. (Même jeu) Maintenant je me sens un peu trop en arrière. (Même jeu) Ne reste pas
là, tu me fais peur.
Le texte de quatrième de couverture, écrit par Roger Blin, acteur qui interprétait le rôle de Hamm
à sa création et à qui la pièce est dédiée, présente bien Hamm et Clov comme les deux adversaires
d’une partie d’échecs : « Nous voyons deux êtres qui se déchirent, qui jouent une partie comme une
partie d’échecs et ils marquent des points, l’un après l’autre » écrit-il. Cette fin de partie, c’est donc la
dernière manche dans le jeu que jouent ensemble, ou l’un contre l’autre, Hamm et Clov. Mais, même
s’ils « marquent des points, l’un après l’autre », peut-on voir un perdant et un gagnant, ou la partie
aboutit-elle à une impasse, le jeu pouvant se poursuivre indéfiniment, comme le laisse entendre la
phrase prononcée par Hamm au début de sa tirade finale (p. 108) : « Egalité. » ?
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A quel jeu jouent-ils ?
Roger Blin, racontant sa première rencontre avec Beckette et sa découverte de la pièce En
attendant Godot, dit de cette pièce que « l’ensemble de l’oeuvre [..] donn[e] l’impression de l’infini, en
ce sens que la pièce [pourrait] se prolonger durant quatre ou cinq actes. » . Cette impression pourrait
s’appliquer aussi à Fin de partie, si la partie qui se joue ici ne peut avoir d’issue.
Les personnages évoluent en effet, sans jamais marquer nettement aucune progression, dans
un univers qui touche à sa fin, où il n’y a plus de roues de bicyclette, plus de cercueils, plus de
calmant, où toute trace de vie semble effacée, ou du moins menacée. Ils doivent cependant
poursuivre leur vaine action quotidienne, assurer leur rôle, puisque, comme l’affirme Hamm (p. 89) :
« La fin est dans le commencement et cependant on continue. ».
Leurs relations sont marquées par l’habitude, et par la lassitude aussi.
Page 26
Hamm : C’est moins gai que tantôt. [...] Mais c’est toujours comme ça en fin de journée, n’estce pas, Clov ?
Clov : Toujours.
Hamm : C’est une fin de journée comme les autres, n’est-ce pas, Clov ?
Clov : On dirait.
Page 83
Hamm : Héhé, on s’est bien amusés tous les deux, bien amusés ! (Morne) Puis on a pris
l’habitude.
Page 98
Clov : Je suis las de nos histoires, très las.
Ils sont ensemble depuis si longtemps, ils se connaissent si parfaitement que, pour citer encore
Roger Blin, dans le texte de quatrième de couverture, « il y a dans cette pièce [...] cette espèce de jeu
qu’ils se font l’un à l’autre, et qui se termine aussi d’une façon ambiguë ». Ce terme polysémique de
« jeu » désigne les manières d’agir des deux personnages l’un envers l’autre, la stratégie que chacun
utilise en vue d’obtenir un résultat, mais aussi des manières d’agir régies par des conventions, des
habitudes, qui leur font endosser un rôle et dissimuler leurs sentiments véritables .
Cette « fin de partie », c’est donc aussi la fin du jeu qu’ils se jouent, cette fin que Clov implore.
Page 100
Clov (implorant) : Cessons de jouer !
Une fin inscrite dès le commencement :
Par les nombreux échos que trouve le titre, la pièce ressasse sa fin de la première à la dernière
réplique.
Page 13 : première réplique
Clov [...] : Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir.
Page 15 : première réplique de Hamm
Assez, il est temps que cela finisse, dans le refuge aussi. (Un temps.) Et cependant j’hésite,
j’hésite à ... à finir. Oui, c’est bien ça, il est temps que cela finisse et cependant j’hésite encore
à – (bâillements) – à finir.
Que désigne ici le démonstratif « ça » dans la réplique de Clov? De même, Hamm attend que
« cela finisse ». Et lorsque le dialogue s’engage entre les deux personnages, on se demande encore
de quoi il s’agit, ce que désignent les démonstratifs que Hamm lui-même hésite à préciser :
Page 17
Hamm : - Tu n’en as pas assez ?
Clov : Si ! (Un temps.) De quoi ?
Hamm : De ce ... de cette ... chose.
Clov : Mais depuis toujours. (Un temps.) Toi non ?
Hamm (morne) : Alors il n’y a pas de raison pour que ça change.
Clov : ça peut finir. (Un temps.) Toute la vie les mêmes questions, les mêmes réponses.
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Les termes « fin » et « finir », relatifs à la gestuelle des personnages, tout à la fois clownesque et
rituelle, figurent spécifiquement dans les didascalies. Chaque jour, mais aussi à chaque
représentation, ils répètent les mêmes gestes qui ont chacun leur fin : soigneusement décomposés,
les derniers mouvements de Hamm qui déplie son mouchoir closent la pièce en rappelant, par
opposition, ses premiers gestes (cf page 14).
Page 110 :
(Il sort son mouchoir.) Puisque ça se joue comme ça ... (il déplie le mouchoir) ... jouons ça
comme ça ... (il déplie) ... et n’en parlons plus ... (il finit de déplier) ... ne parlons plus.
La fin de tout
On peut donc observer que l’emploi du mot fin ou du verbe finir dans le texte superpose
différents sens : il peut s’agir de l’achèvement d’une simple action (comme celle de déplier un
mouchoir), de la fin d’une prise de parole, de la fin de l’histoire, celle que raconte Hamm et qu’il
poursuit encore dans sa dernière tirade après avoir dit « que le compte y est, et l’histoire close », mais
aussi de la fin de la relation qui lie Hamm et Clov, ou même de la fin du spectacle (ou de la partie) , et
de la fin de tout (la mort).
La fin d’une prise de parole
Page 36 : Hamm interrompt le rire de son père :
Hamm (excédé) : Vous n’avez pas fini ? Vous n’allez donc jamais finir ? (Soudain furieux) Ça
ne va donc jamais finir ! [...] Mais de quoi peuvent-ils parler, de quoi peut-on parler encore ?
La fin de l’histoire
Page 72 : Hamm raconte son histoire
Hamm : Suffit pour aujourd’hui. [...] Je n’en ai plus pour longtemps avec cette histoire. [...] A
moins d’introduire d’autres personnages. [...] Mais où les trouver ?
Page 81
Hamm : C’est tout, je me suis arrêté là.
[...]
Clov : Tu vois la suite ?
Hamm : A peu près.
Clov : Ce n’est pas bientôt la fin ?
Hamm : J’en ai peur.
Clov : Bah tu en feras une autre.
Page 89
Hamm : La fin est dans le commencement et cependant on continue. Je pourrai peut-être
continuer mon histoire, la finir et en commencer une autre.
La fin de l’histoire, c’est aussi le départ de Clov, et donc la fin d’une relation entre les deux
personnages, marquée, selon les propos de Roger Blin « par une espèce de tendresse qui s’exprime
avec beaucoup de haine, de sarcasme, et par tout un jeu. »
Page 103
Hamm : C’est fini, Clov, nous avons fini. Je n’ai plus besoin de toi.
(Un temps.)
Clov : ça tombe bien.
Pages 104-105
Hamm : Avant de partir, dis quelque chose.
Clov : Il n’y a rien à dire.
Hamm : Quelques mots ... que je puisse repasser ... dans mon coeur.
Clov : Ton coeur !
Hamm : Oui. [...] Avec le reste, à la fin, les ombres, les murmures, tout le mal, pour terminer.
[...] Il ne m’a jamais parlé. Puis, à la fin, avant de partir, sans que je lui demande rien, il m’a
parlé. Il m’a dit ...
Mais Clov refuse de parler, de prononcer ces « mots de la fin » qu’attend Hamm. Parler, c’est
retarder encore le moment de la fin, de son départ.
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Page 106 - Clov : Bon, ça ne finira donc jamais, je ne partirai donc jamais. (Un temps.) Puis un
jour, soudain, ça finit, ça change, je ne comprends pas, ça meurt, ou c’est moi [...].
Et lorsqu’effectivement Clov décide de partir, de « gagner la sortie » (p. 107), il se tait, et c’est à
Hamm, seul, dans « les ombres, les murmures », d’avoir le dernier mot.
Or vivre pour un personnage de théâtre en général, et tout particulièrement dans le théâtre de
Beckett, c’est parler. Pour « continuer » aussi, ils doivent parler, chaque jour, chaque soir, à chaque
représentation, en dépit du piètre service que leur rendent les mots, condition même de leur existence
en tant qu’hommes : aussi longtemps qu’ils parleront, ils continueront d’exister. Leur drame vient en
partie du fait qu’ils n’arrivent pas à cesser de parler, donc d’exister.
Page 90 : monologue de Hamm
Ce sera la fin et je me demanderai ce qui a bien pu l’amener ... [...] Je serai là, dans le vieux
refuge, seul contre le silence et [...] l’inertie. Si je peux me taire, et rester tranquille, c’en sera
fait, du son, et du mouvement.
Le silence et l’inertie, c’est la mort des personnages, et c’est la fin du spectacle, quand la scène
redevient « un monde où tout serait silencieux et immobile, et chaque chose à sa place dernière, sous
la dernière poussière », comme le monde dont rêve Clov page 76 et auquel il pourra redonner vie en
enlevant, à la prochaine représentation, les draps qui recouvre les poubelles de Nagg et Nell et le
fauteuil de Hamm.
Notes d’histoire littéraire :
1- Le théâtre du monde :
La notion de théâtre du monde est généralement identifiée comme un topos ou lieu commun de la
littérature baroque. Dès l’Antiquité grecque, on représente le monde comme une vaste scène sur
laquelle les hommes jouent le spectacle de leur vie. On rencontre cette idée dans l’un des nombreux
aphorismes du penseur grec Démocrite (Ve – IVe s. av JV): « Le monde est un théâtre, la vie une
comédie. Tu entres, tu vois, tu sors ». Ce célèbre fragment influencera le théâtre élisabéthain tout
comme le théâtre du Siècle d’Or espagnol (Calderon La Vie est un songe, Le Grand Théâtre du
monde).
Cf Shakespeare : À l'entrée du théâtre du Globe, était apposée une épigraphe latine de Pétrone:
Totus mundus agit histrionem (« Le monde entier fait l'acteur »).
" Le monde entier est un théâtre, et tous les hommes et femmes n'en sont que des acteurs ; ils ont
leurs sorties comme leurs entrées, et chacun dans sa vie joue bien des rôles. " (Comme il vous
plaira)
« Antonio : -Je tiens le monde pour ce qu’il est, un théâtre où chacun a un rôle qu’il doit jouer, et le
mien est un rôle triste. Gratiano : - A moi donc celui du fou. » (Le Marchand de Venise)
2- Le jeu d’échecs :
Voir l’étude pour Les Joueurs d'échecs de Marcel Duchamp, Musée Guggenheim de New York (Les
joueurs d'échecs, décembre 1911)
http://www.guggenheimcollection.org/site/artist_work_md_43_3.html
Marcel Duchamp (1887 - 1968) peintre, sculpteur, plasticien, homme de lettres et joueur d'échecs
français naturalisé américain en 1955. Duchamp, lui-même très tôt initié aux échecs, comptant parmi
les joueurs de l'équipe de France à partir des années 20, en fera son activité principale, aux dépens
de l'art. Dans ses souvenirs autobiographiques, publiés en 1961, Man Ray écrit à son propos : « Les
échecs ont été son programme. L'aspect compétitif des échecs l'intéresse moins que leur aspect
analytique et les possibilités qu'ils offrent à l'invention ».
Sylvie Contant - Contact : mailto:[email protected]
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