L`absurde

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SÉQUENCE 4B : Théâtre nouveau – Objet d’étude principal : Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIIe siècle
à nos jours.
Texte 2 : Samuel BECKETT – L’absurde
Question : Pourquoi peut-on ici parler de théâtre nouveau ?
Introduction : 1) A la même époque (les années 1950 en particulier) que des dramaturges tels
qu’Eugène Ionesco et Arthur Adamov, Samuel Beckett propose un théâtre qu’on appellera
rapidement Théâtre de l’Absurde ou de la Dérision. Beckett est réputé pour son univers glauque et
sa vision à la fois comique et très pessimiste de l’humanité. Fin de partie met en scène quatre
personnages plus ou moins infirmes qui attendent que s’achève leur existence pitoyable.
3) Ce début de pièce comporte tout d’abord un long et minutieux passage de didascalies évoquant
le lieu de l’action, les personnages, et notamment les actions de Clov. Suivent les deux premières
répliques de la pièce, qui ne constituent cependant pas un échange dialogué et sont elles-mêmes
accompagnées de nouvelles didascalies.
4) Pourquoi peut-on ici parler de théâtre nouveau ?
5) Pour répondre à cette question, nous verrons d’abord que ce théâtre est nouveau en raison de : I
– La nouveauté du langage théâtral ; mais aussi de : II – La dimension absurde ; et enfin du : III –
Pessimisme radical que l’on peut percevoir.
I – La nouveauté du langage théâtral
Antonin Artaud revendiquait pour le théâtre un langage physique et concret, échappant à la
parole littéraire qui n’est pas spécifiquement théâtrale. C’est en quelque sorte ce langage physique
et concret qui est perceptible ici.
1. La parole articulée supplantée par le silence et l’action. Le passage que nous étudions
laisse peu de place au « langage articulé1 ». Les vingt-quatre premières lignes
correspondent à un début de pièce muet. La première réplique est ponctuée de quatre
interruptions silencieuses, indiquées par la didascalie « un temps ». On la retrouve dans la
réplique de Hamm (l.33), ainsi que des bâillements qui eux aussi viennent interrompre la
parole articulée. Un autre moment de silence s’intercale entre les deux répliques (cf. l.30 à
32). Le silence n’implique pas le vide : l’expression passe ici par l’action que découvre le
spectateur (et le lecteur à travers les didascalies). Ces actions sont peu spectaculaires mais
nombreuses, à partir de la ligne 8, exprimées par des verbes au présent ; par exemple : « Il
va se mettre » (l.8, l.9), « Il sort, revient » (l.11), « monte », « descend » (l.12) etc. La
plupart sont des verbes de mouvement, indiquant des déplacements du personnage de Clov.
D’autres correspondent à une gestuelle plus restreinte, ou à de la mimique, notamment pour
Hamm (« il bâille », l.31, « essuie », l.34…).
2. Les personnages supplantés par les objets. Outre le langage du corps et de ses
mouvements, le théâtre « parle » aussi ici le langage concret des objets, qui semblent avoir
autant d’importance que les personnages, si ce n’est plus. Il n’y a certes sur scène pas plus
d’éléments de décor et autres accessoires que sur la scène d’une pièce traditionnelle, mais
le fait même que l’auteur attire l’attention dessus leur donne une importance nouvelle. Les
six premières lignes sont entièrement consacrées à l’évocation du décor et des objets,
mentionnant par exemple les « deux petites fenêtres » (l.3), un « tableau » (l.4), des
poubelles (l.5), de « vieux drap[s] » (l.5 et 6). La lumière elle-même est évoquée (l.2) :
Beckett ne semble rien laisser au hasard. D’autres objets importants apparaissent ensuite,
l’escabeau (à partir de la ligne 11), les vêtements et attributs de Hamm à partir de la ligne
21. Les éléments du décor et les objets vont alors participer à l’action, si l’on peut dire.
C’est le cas par exemple de l’escabeau, qui après son entrée en scène va devenir
1
Expression d’Antonin Artaud.
indispensable au jeu de scène de Clov : celui-ci est obligé de l’utiliser pour pouvoir
regarder par les fenêtres « haut perchées » (l.3, et voir lignes 9, 15, etc.). L’action de Clov
est donc dépendante de cet objet. Les autres personnages, quant à eux, sont initialement
engloutis par les objets : Hamm sous un drap et un mouchoir (cf. lignes 6 et 22), Nagg et
Nell (dont nous ignorons encore la présence) eux aussi sous un drap, mais de plus enfermés
dans des poubelles (cf. l.5).
La scène nous fait donc bien percevoir un langage théâtral nouveau, où le langage articulé et les
personnages ont moins de place que les gestes, les mouvements faits en silence, les objets ou le
décor : le langage concret dont parle Antonin Artaud.
II – La dimension absurde
Si le public peut être désorienté par cette nouvelle forme d’expression théâtrale, il l’est sans doute
aussi par l’impression d’absurdité qui se dégage de ce début de pièce.
1. Les propos des personnages. Si l’on envisage d’abord les deux répliques prononcées par
Clov puis Hamm, on est frappé par plusieurs caractéristiques. Tout d’abord notons que ces
deux répliques ne constituent en rien un échange, un dialogue ou son amorce. On a affaire à
deux brefs monologues, sans aucune adresse à un interlocuteur (pas de 2ème personne),
séparés par un moment muet. C’est déjà une manière de souligner l’incommunicabilité,
thème cher aux dramaturges de l’Absurde. Certaines didascalies ajoutent à l’impression
d’absurde : ainsi le « regard fixe » et la « voix blanche » de Clov, à la ligne 25, font
comprendre qu’il y a quelque chose de vide, de déshumanisé dans la façon dont il parle.
Les bâillements de Hamm (lignes 33 et 36) contribuent à désarticuler la parole, lui faire
perdre de la cohérence, puisqu’ils surgissent au milieu même d’un mot (A/à, y a/y avoir).
L’impression d’incohérence existe du reste dans le sens de ce qui est dit et dans
l’enchainement de ce qui est dit. Ainsi les premiers mots sont totalement paradoxaux en ce
début de pièce : « Fini, c’est fini » (l.25), et le passé « c’est fini » est en contradiction avec
« ça va finir ». Les « grains » de la ligne 26 sont énigmatiques. Le passage de l’image des
grains à la phrase « On ne peut plus me punir » (l.27) est une sorte de coq à l’âne
incompréhensible. Bref, les paroles des personnages semblent dépourvues de sens et de
logique : on est au cœur de la notion d’absurde.
2. L’impression d’absurde dans les objets et les jeux de scène. Celle-ci se retrouve dans la
partie plus concrète et physique. Dans les objets d’abord : on s’étonne que l’intérieur soit
« sans meubles » (l.1), que des poubelles aient leur place dans ce qui semble être un lieu de
vie, un living room (l.5), qu’un tableau soit retourné (l.4), qu’un être humain vivant soit
recouvert d’un drap (l.6), voire que des fenêtres soient si « haut perchées » (l.3) et
incommodes. Par ailleurs, si les quelques gestes de Hamm, à partir de la ligne 31, semblent
de façon à peu près cohérente correspondre à ceux d’une personne qui s’éveille, les actions
de Clov sont plus surprenantes, par leur côté mécanique (voir la « Démarche raide », l.9),
leur côté répétitif (la plupart des actes sont au moins doublés : par exemple le jeu du regard
et de la tête rejetée en arrière au dessous des deux fenêtres, aux lignes 8 à 10, le jeu avec
l’escabeau de la ligne 11 à la ligne 17, avec les draps (lignes 18, 20-21). Le rire bref se
répète aussi (lignes 15, 17, 20, 24). Cette répétitivité – qui constitue par ailleurs un procédé
comique – a elle aussi quelque chose de mécanique et d’inhumain. De plus, le sens et le but
de certaines actions sont difficiles à saisir : pourquoi Clov rit-il ? Pourquoi se complique-til la tâche en ne regardant pas par les fenêtres dès qu’il a tiré les rideaux ? Pourquoi
regarde-t-il dans les poubelles ?...
Des personnages déshumanisés, aux paroles incohérentes et désarticulées, accomplissant des
actions étonnantes, mécaniques et décousues dans un décor improbable… nous voici bien dans un
théâtre très éloigné des conventions habituelles. Cette absurdité est donc bien constitutive de la
nouveauté de ce théâtre.
III – Le pessimisme radical
Peut-être faut-il aussi trouver une forme de nouveauté dans ce que l’on pourrait appeler le
« message » véhiculé par ce théâtre : il semble en effet d’un pessimisme radical.
1. La déchéance physique. Beckett donne de l’humanité – dont nous voyons dans la pièce
ceux qui semblent être ses quatre derniers représentants2 – une image très sombre,
démoralisante. Les tendances comiques n’empêchant pas, bien sûr, ce pessimisme. Les
personnages sont physiquement déchus, infirmes, ils souffrent. Ils ont un côté clownesque
(voir par exemple leur « Teint très rouge », lignes 7 et 32, ou les agissements de Clov) qui
ne fait que souligner presque ironiquement leur déchéance. La démarche « vacillante » (l.8)
de Clov est un signe de sa fragilité physique. Mais c’est surtout Hamm qui incarne la
déchéance : le « fauteuil à roulettes » (l.6) indique une probable paraplégie, ses « lunettes
noires » (l.32) une probable cécité. Le plaid sur ses genoux (cf. l.23) est habituel chez les
malades. Mais les signes peut-être les plus parlants, car les plus sordides, de son état de
souffrance et de décrépitude sont le drap qui le recouvre au début, faisant de lui un meuble
inutilisé ou un cadavre, et le mouchoir « taché de sang » (l.22) qui fait penser à la
tuberculose par exemple. Et puis, même si l’on ne connaît pas encore leur existence, il y a
déjà aussi sur scène deux autres personnages dans un état encore plus avancé de déchéance
physique : les vieux Nagg et Nell, culs-de-jatte et significativement enfermés dans des
poubelles qui font d’eux de vulgaires ordures.
2. La déchéance morale. Peut-être pire encore est la misère morale de ces êtres, qui du reste,
comme nous l’avons vu, ne communiquent pas même entre eux : Hamm préfère s’adresser
à son mouchoir (cf. le vocatif « Vieux linge ! », l.34) et, lorsqu’il devra s’adresser à Clov
(son fils adoptif), il le fera en sifflant (cf. l.28 et 29… on pense à un maître et son chien, ou
à un policier). Hamm, du reste, exprime explicitement sa « misère », dans une sorte de
plainte égoïste et hyperbolique (cf. le comparatif de la ligne 37). Le mot misère fait
davantage penser à un état moral qu’à un état physique, même si les deux semblent
étroitement liés. Ses premiers mots (l.33), quant à eux, paraissent montrer qu’il a
conscience qu’il ne fait que jouer un rôle, que l’existence n’est qu’un rôle que l’on joue,
une illusion : cette conscience de l’absurdité de la vie n’est évidemment pas
enthousiasmante. Clov, pour sa part, semble vivre dans le désœuvrement (cf. le verbe
attendre aux lignes 28 et 29), l’enfermement (connoté par les dimensions cubiques de la
cuisine, l.28, et l’ensemble du décor), la soumission (cf. les références à la punition, l.27,
aux sifflets déjà évoqués, les gestes de domestique aux lignes 19 et 21 : « plie
soigneusement ») et les actions inutilement répétitives. Ses premières phrases (lignes 25 à
27) semblent souligner son ennui et son incompréhension face à l’existence et au temps qui
passe.
Beckett nous montre donc une humanité qui souffre et est diminuée physiquement, et qui de plus
semble ne trouver aucun sens ni aucune lumière dans une existence démoralisante. La nouveauté
vient donc aussi de cette vision radicalement sombre de la condition humaine, un pessimisme peutêtre jamais atteint auparavant, dans les comédies, tragédies ou drames pourtant souvent attentifs à
mettre en lumière les défauts et les maux de l’homme.
Conclusion : 1) On peut donc bien parler ici de théâtre nouveau puisque premièrement Beckett
s’exprime à travers un langage qui accorde une importance majeure au concret et au physique,
plutôt qu’à la parole, deuxièmement parce qu’il fait appel à l’absurde, éloignant la pièce du théâtre
conventionnel, voire de l’illusion théâtrale traditionnelle, troisièmement parce que son « message »
pessimiste a quelque chose d’extrême auquel le théâtre n’a pas habitué son public.
En effet, sans que l’on sache très bien quelle est la situation, la pièce semble se situer dans un contexte postapocalyptique, c’est-à-dire comme si l’action se déroulait dans un monde anéanti par la fin du monde, à l’exception de
la maison où sont nos personnages.
2
2) Ces aspects se retrouvent dans les deux autres pièces les plus connues de Beckett : Oh les beaux
jours et En attendant Godot, où les personnages sont des clochards passant leur temps à attendre
pour rien un inconnu qui ne viendra jamais. Pensons aussi aux Actes sans paroles (I et II) où il
pousse à l’extrême l’expérience d’un théâtre muet. On peut aussi faire une ouverture finale sur le
document vu en lecture cursive, celui d’Antonin Artaud. Etc. (Jarry, Arrabal).
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