La concurrence est-elle nécessairement efficace

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La concurrence est-elle nécessairement efficace ?
Une réponse par l’histoire de la pensée.
Irène Berthonnet
Clersé, Université Lille 1
Dans leur grande majorité, les politiques néolibérales actuelles préconisent systématiquement
le recours à la concurrence (Foucault 2004, Dardot et Laval 2009). Cette mise en concurrence
massivement prônée par les économistes « mainstream » est le plus souvent légitimée par de
prétendus gains en efficacité qu’elle permettrait. Quant à la critique de ces politiques de mise
en concurrence et de leur application généralisée, elle consiste en général à contester que les
mesures de mise en concurrence soient réellement efficaces. Mais il existe une autre arme de
la critique intellectuelle pour contester ces politiques : il s’agirait de contester la définition de
l’efficacité que mobilisent les analyses sur lesquelles elles s’appuient.
Pour aller dans ce sens, ce papier se propose de mobiliser l’histoire de la pensée pour
déconstruire la notion d’efficacité de la théorie économique standard. Son objectif est de
montrer que – au vu de sa conception théorique initiale – l’efficacité néoclassique (efficacité
au sens de Pareto) implique nécessairement la concurrence. Le recours à l’histoire de la
pensée doit servir à illustrer la construction progressive du concept d’efficacité, de manière à
mettre en évidence les biais en faveur de la concurrence qu’il contient. Pour ce faire, nous
présenterons d’abord le contexte théorique originel dans lequel a été défini le critère
d’efficacité : l’économie pure de Vilfredo Pareto (section 1). Nous montrerons que le critère
de Pareto a été défini à partir des propriétés de l’équilibre général concurrentiel, mais que
Pareto lui-même ne considérait pas son critère comme un critère d’efficacité. Ensuite, nous
retracerons l’histoire de l’intégration de ce critère dans le cœur de la théorie néoclassique en
montrant que ce n’est que progressivement qu’il en est venu à être considéré comme critère
d’efficacité (section 2). Enfin, nous tirerons les implications de cette histoire particulière du
concept d’efficacité parétienne pour mettre en évidence le fait que son utilisation comme
norme d’efficacité implique de conclure que l’efficacité ne peut être réalisée que par
l’application de la concurrence (section 3).
1
Section 1 – Le « maximum d’ophélimité pour la collectivité » chez Pareto
1. Le projet parétien : l’économie pure comme première approximation
Si Pareto est aujourd’hui principalement connu pour ses apports en économie néoclassique
(particulièrement son critère d’efficacité et sa conception de l’utilité ordinale (Kirman 2008))
il se voulait à l’origine un théoricien du social. Il a développé une approche large des sciences
sociales, qui fonctionne par « approximations successives » et dont la méthode veut
qu’aucune science ne puisse expliquer complètement à elle seule les phénomènes sociaux. Au
contraire, pour une approche réaliste et explicative des phénomènes sociaux, il est nécessaire
de mobiliser à la fois l’économie pure, l’économie appliquée et la sociologie. Chacune des
trois disciplines présente un fonctionnement autonome et un objet spécifique. C’est justement
parce que leur approche est nécessairement partielle qu’une science satisfaisante doit
combiner les trois disciplines.
L’économie pure est la discipline par laquelle commence l’analyse des phénomènes sociaux.
Elle est la version la plus épurée, la plus abstraite et donc la plus simplifiée : elle est une
première approximation, celle qui est la plus éloignée du phénomène réel. Après avoir mené
l’analyse selon les règles de cette première approximation, il convient pour Pareto de
mobiliser l’économie appliquée qui va donner une image plus explicative de la réalité, et enfin
la sociologie qui est la dernière approximation, celle qui va donner la meilleure représentation
et explication du phénomène social. L’intégration des trois disciplines permet seule de mener
à bien une analyse sociale qui produit des effets de connaissances de la réalité du monde
social de plus en plus proches de la vérité :
« D’analyse en analyse, d’abstraction en abstraction, séparant, distinguant, écartant, nous
sommes ainsi descendus jusqu’à l’économie pure ou à d’autres théories semblables ; mais
ce n’est pas là un but, ce n’est qu’un moyen. Notre but est l’étude de l’homme tel qu’il
est. » (Pareto [1898], p. 106).
2. L’objet de l’économie pure : l’équilibre général concurrentiel
L’économie pure parétienne est donc la première abstraction : à ce titre, elle peut faire des
hypothèses excessivement schématiques (comme celle de l’homo oeconomicus par exemple)
et utiliser les mathématiques comme moyen d’appréhender des vastes interdépendances entre
les phénomènes économiques. L’objet de l’économie pure est ainsi de représenter le
2
fonctionnement global d’un système. Successeur de Walras à la chaire de Lausanne, il est
désormais établi que Pareto n’a finalement emprunté à Walras que la partie mathématique de
ses Eléments d’économie politique pure (Walras 1874), étant en opposition avec le reste de la
théorie walrasienne (Bridel 2010). Comme Walras, Pareto a consacré son économie pure à
l’étude d’un système de marchés interdépendants parfaitement concurrentiels, et aux
conditions auxquelles ce système pouvait atteindre un équilibre économique.
Dans son Manuel d’économie politique Pareto indique que « L’objectif principal de notre
étude est l’équilibre économique. » (Pareto 1963 [1906] p 150). Cependant, il consacre en fait
l’intégralité de son étude d’économie pure à l’équilibre général concurrentiel. Pour Pareto,
trois systèmes économiques sont possibles :
-
le type I, qui correspond à la situation de concurrence parfaite, c’est-à-dire celle où les
agents sont price-taker (seule définition donnée par Pareto qui veut éviter la référence
au commissaire-priseur walrasien) : « Le type (I) est d’autant plus net que la
concurrence est plus étendue et plus parfaite » (Pareto 1963 [1906], p 165).
-
Le type II qui correspond à une situation de monopole : « D’une manière générale, le
type (I) correspondra à tous les cas dans lesquels l’individu auquel se rapporte la
fonction-indice, ne peut pas, ou ne veut pas, modifier directement les valeurs de
certaines constantes de la fonction-indice. Le type (II) correspond au cas où il a ce
pouvoir et il en use. » (Pareto 1963 [1906], appendice, p 663).
-
Le type III, « organisation collectiviste de la société », c’est-à-dire lorsque le
phénomène économique est organisé délibérément pour procurer un maximum de
bien-être.
Parmi ces trois structurations possibles du phénomène économique, Pareto n’étudie de
manière approfondie que le type I : au moment de l’exposé de sa théorie, il décide que celui-ci
correspond au « cas général », et donc expose les résultats pour ce type là uniquement. Les
types II et III sont évoqués et parfois commentés, mais jamais réellement étudiés. Il est donc
évident que son objectif est de faire l’étude de l’EG concurrentiel, puisque c’est la seule étude
qu’il fait.
3
3. Le critère de Pareto
Le critère de Pareto est introduit dans le cadre de l’économie pure comme « « maximum
d’ophélimité pour la collectivité » 1 . Il faut ici mentionner que chez Pareto lui-même son
critère n’est jamais appelé ni « optimum » ni « efficacité » qui sont les deux noms modernes
le plus couramment utilisés. Le critère apparaît d’abord dans les écrits économiques de Pareto
(mais il sera évoqué et commenté à nouveau dans le Traité de Sociologie Générale).
Scapparone [1997] situe la première évocation du critère dans Il massimo d’utilità dato dalla
libera concorrenza [1894]. Il sera plus amplement développé dans le Cours, avant
d’apparaître sous sa forme définitive avec une définition claire et rigoureuse dans le Manuel
d’économie politique :
« Nous dirons que les membres d’une collectivité jouissent, dans une certaine position, du
maximum d’ophélimité, quand il est impossible de trouver un moyen de s’éloigner très
peu de cette position, de telle sorte que l’ophélimité dont jouit chacun des individus de
cette collectivité augmente ou diminue. C’est-à-dire que tout petit déplacement à partir de
cette position a nécessairement pour effet d’augmenter l’ophélimité dont jouissent
certains individus, et de diminuer celle dont jouissent d’autres : d’être agréable aux uns,
désagréable aux autres. » (Pareto 1963, p. 354).
Plus important même que la définition du critère est le moment où il est introduit dans l’étude
de l’équilibre général concurrentiel. Le critère intervient juste après la démonstration de
possibilité de l’équilibre en situation concurrentielle et Pareto l’introduit comme un moyen de
caractériser l’équilibre concurrentiel :
« Pour les phénomènes de type I, quand l’équilibre a lieu en un point où sont tangentes
les courbes d’indifférence des contractants, les membres de la collectivité considérée
jouissent du maximum d’ophélimité. » (Pareto 1963, p 354).
Et à ce stade, il a déjà été prouvé que l’équilibre concurrentiel a lieu en un point de tangence
de deux courbes d’indifférence 2 . Le maximum d’ophélimité pour la collectivité est donc
introduit par Pareto comme concept permettant d’identifier une caractéristique spécifique de
l’équilibre général concurrentiel. Cela révèle que Pareto a initialement forgé ce critère non pas
1
Le terme ophélimité est l’équivalent Parétien de l’utilité.
« Pour les phénomènes de type (I), on sait que le point d’équilibre doit se trouver en un point
de tangence des courbes d’indifférence des 2 individus. » (Pareto 1963, p 355).
2
4
pour fournir une légitimation du caractère désirable de l’équilibre, mais comme moyen de
décrire la situation atteinte à l’équilibre économique concurrentiel.
Un peu plus loin, Pareto établit le lien entre équilibre concurrentiel et maximum d’ophélimité
dans un théorème, dont la démonstration mathématique (en appendice du Manuel) se conclut
ainsi :
« On arrive donc à cette conclusion, que les opérations effectuées selon le type I, quand
elles sont possibles, conduisent, dans les cas que nous venons d’examiner, à des points
d’équilibre où le maximum d’ophélimité est réalisé. C’est là un des théorèmes les plus
importants de la science économique » (Pareto 1963, appendice, p. 646).
Le « maximum d’ophélimité pour la collectivité » parétien est donc bien destiné à caractériser
l’état particulier des marchés lorsqu’ils sont à l’équilibre général concurrentiel. Et cette
caractérisation est ce qui va permettre à Pareto de prouver la désirabilité de l’équilibre général
concurrentiel, puisqu’il écrira à plusieurs reprises que l’atteinte du maximum d’ophélimité
pour la collectivité est souhaitable d’un strict point de vue économique3 :
« Au point de vue exclusivement économique, une fois la collectivité parvenue en un
point P [ou maximum d’ophélimité], il convient qu’elle s’arrête » (Pareto 1916, p. 1339).
« Considérons une position quelconque, et supposons qu’on s’en éloigne d’une quantité
très petite, compatiblement avec les liaisons. Si en faisant cela on augmente le bien être
de tous les individus de la collectivité, il est évident que la nouvelle position est plus
avantageuse à chacun d’entre eux ; et vice versa elle l’est moins si on diminue le bien être
de tous les individus. » (Pareto 1963, appendice, p. 617).
De même, Chipman [1976, p. 87] et Marchionatti et Gambino [1997a] disent clairement que
Pareto cherchait une preuve de la désirabilité de l’équilibre général concurrentiel : « Cette
idée [maximum d’ophélimité] n’est pas le résultat d’un raisonnement parfaitement abstrait,
mais la tentative de prouver l’optimalité du libre-échange. » (Marchionatti et Gambino 1997b,
p. 54).
3
Il est cependant d’accord avec l’idée que l’arbitrage qui mobiliserait d’autres considérations que des
considérations économiques (comme par exemple l’éthique, la justice…) pourrait ne pas juger
souhaitable l’atteinte d’un optimum parétien (Tarascio 1999).
5
Le critère de Pareto est donc introduit dans l’économie pure comme propriété qui décrit
l’équilibre concurrentiel, et comme moyen de légitimer l’équilibre général concurrentiel à
partir de ses propriétés désirables.
4. Les deux autres types d’organisation économique
Le concept d’équilibre entre ce que Pareto désigne comme « goûts » et « obstacles » est
applicable également au type II et III. Ainsi un marché organisé par un monopole est
également susceptible d’atteindre l’équilibre, mais celui-ci n’est en aucun cas un maximum
d’ophélimité pour la collectivité.
En revanche, la question du type III est plus délicate. En effet, il est possible que le maximum
d’ophélimité soit atteint par l’intermédiaire d’une organisation centralisée. Cependant, pour
Pareto cela n’est possible que si le centre organise l’échange et la production exactement de la
même manière que si l’économie fonctionnait en type I. Autrement dit, le fait d’atteindre un
maximum d’ophélimité n’est pas impossible autrement que par la concurrence, mais il faut
alors imiter les conditions de la concurrence. Si le centre planificateur imite les conditions et
le fonctionnement d’un ensemble de marchés interdépendants parfaitement concurrentiels,
alors la seule différence entre type I et type III réside dans la répartition initiale des revenus :
« La différence entre les phénomènes du type (I) et ceux du type (III) réside donc
principalement dans la répartition des revenus. Dans les phénomènes du type (I), cette
répartition s’opère d’après toutes les contingences historiques et économiques dans
lesquelles a évolué la société ; dans les phénomènes du type (III), elle est la conséquence
de certains principes éthico-sociaux » (Pareto 1963, p 363).
Il y a donc bien pour Pareto quelque chose dans les conditions mêmes de la concurrence qui
implique la possibilité de maximum d’ophélimité, qui est impossible en cas de monopole,
mais possible si l’organisation est centralisée, mais imite néanmoins les conditions et
propriétés de la concurrence.
Section 2 – Du maximum d’ophélimité à l’efficacité : Allais et Arrow & Hahn
A ce stade, il n’est pas encore question d’efficacité. Ce que démontrent les travaux de Pareto
est simplement qu’un système de marchés interdépendants parfaitement concurrentiels peut
6
atteindre un équilibre général qui soit également un « maximum d’ophélimité pour la
collectivité. ». Ce sont les successeurs de Pareto qui vont reprendre ce critère et l’appeler
efficacité, définissant ainsi l’efficacité économique comme la maximisation de chaque utilité
individuelle sous contrainte de celle des autres.
Le travail de Pareto – et plus particulièrement son critère – n’ont pas rencontré tout de suite
un large écho dans le champ de l’économie. L’économie du bien-être cependant s’est
approprié assez rapidement son critère en le qualifiant d’optimum. L’intégration du critère de
Pareto dans l’économie au sens large (et non plus seulement en économie du bien être) a été
beaucoup plus tardive. Et nous voulons montrer ici que cette intégration s’est passée à travers
une requalification du critère en efficacité, ce qui a permis d’étendre l’utilisation du critère
aux analyses qui se voulaient positives et non plus celles qui se considéraient explicitement
normatives.
1. Le critère de Pareto de Lausanne à Chicago : le rôle de Maurice Allais
Un des premiers artisans de la transmission du critère de Pareto à l’économie positive a été M.
Allais. Il est le premier – à notre connaissance – à avoir suggéré de rebaptiser le critère
« efficacité » et non plus optimalité ni « maximum d’ophélimité ». Il jugeait le terme
d’efficacité plus adapté pour définir ce qu’il considérait être un résultat descriptif de l’analyse
économique : ce nouveau terme devait permettre de l’affranchir des jugements de valeur qui
étaient véhiculés par le terme d’optimalité. C’est ainsi que dans le texte écrit du séminaire
qu’il a présenté à Rapallo (Italie) en septembre 1967, Les conditions de l’efficacité dans
l’économie, Allais introduit son critère d’efficacité, et le définit sur la base du « maximum
d’ophélimité » de Pareto :
« Lorsqu’il y a efficacité maximum, il est impossible d’accroitre l’indice de préférence
d’une unité de consommation quelconque, les autres indices de référence restant
inchangés. C’est à Pareto que revient le mérite d’avoir donné pour la première fois cette
définition, mais il a fallu plus de quarante ans pour que la fécondité de cette approche soit
pleinement aperçue. » (Allais, 1967, p. 23)
Il faut noter que cette qualification d’efficacité n’est pas spontanée chez Allais, mais plutôt le
produit d’une réflexion. Déjà dans ses travaux antérieurs, il mobilisait le critère de Pareto,
mais en le qualifiant alors de « maximum de rendement social » :
« Par ailleurs et à la suite de Pareto, nous considérons comme état optimum de
l’économie, pour une structure démographique et des capitaux donnés, tout état où il n’est
7
pas possible d’augmenter la satisfaction économique d’un individu sans diminuer celle
d’un autre. Un tel état correspond à ce que nous appellerons la maximisation du
rendement social. » (Allais, 1952 [1943], p. 524)
Pourquoi Allais change-t-il d’avis quant à la terminologie du critère en 1967 ? Il y a d’abord
le fait qu’il pense renouveler son approche pour s’affranchir de l’économie de marché
Walrassienne pour fonder sa propre économie de marchés (Béraud, 2010). Mais Allais
présente également une explication spécifique à la question du critère de Pareto, dans le texte
présenté à Rapallo :
« Comme cette notion fait intervenir la société dans son ensemble, il s’agit là d’un
rendement « social », et c’est la raison pour laquelle pendant 20 ans (1943-1962) j’ai
désigné dans mes travaux par « théorie du rendement social » la théorie de l’efficacité
maximum. Il est cependant hors de doute qu’une telle terminologie peut avoir un contenu
émotionnel, car ce que suggère le mot « social » peut être différent de ce que suggère le
mot « efficacité », et il ne peut en résulter que des confusions. C’est la raison pour
laquelle je préfère aujourd’hui utiliser l’expression « efficacité maximum » plutôt que
l’expression « rendement social maximum ».
Dans la littérature anglo-saxonne, la théorie de l’efficacité maximum est désignée par
l’expression « théorie de l’allocation optimum des ressources ». Cette terminologie est
encore plus fâcheuse que celle de « rendement social » que j’utilisais dans mes premiers
travaux, car elle suggère qu’il y a une allocation des ressources alors qu’en réalité il y a
une infinité de situations d’efficacité maximum. Le contenu émotionnel du terme
« optimum » suggère que sous certaines conditions, l’allocation des ressources peut être
considérée comme optimum, alors qu’il n’existe aucun optimum intrinsèque sur lequel,
du point de vue éthique, les différents individus ou autorités publiques puissent se trouver
unanimement d’accord. » (Allais, 1967, p. 29).
Ce que dit ici Maurice Allais, c’est que le mot d’optimum véhicule en lui-même « un contenu
émotionnel », du fait qu’il incite à une compréhension du concept en termes d’éthique. Un
optimum devrait mettre d’accord les individus et les autorités publiques sur le plan éthique.
Or, prétend-il, son critère – emprunté à Pareto – n’est pas un critère éthique. Au contraire,
pour Allais, le critère parétien qu’il appelle à partir de 1967 « efficacité », est un critère neutre
du point de vue éthique, il est un résultat d’une analyse scientifique. Allais opère donc une
différence entre la simple gestion économique, matière purement technique s’il en est, et les
considérations éthiques :
8
« La définition donnée d’une efficacité maximum n’implique aucun jugement d’ordre
éthique sur la situation considérée. Elle ne dit pas qu’elle est « juste » ou « injuste ». Elle
ne nécessite aucun jugement de valeur sur la répartition des revenus. Elle considère
uniquement l’efficacité de la gestion économique. » (Allais, 1967, p. 25).
Ou encore :
« Il y a efficacité maximum dans la gestion mais non nécessairement optimum de
répartition. » (Allais, 1967, p. 109).
Le terme d’efficacité pour qualifier le critère de Pareto est donc introduit par Allais comme
une qualification éthiquement neutre. Il semble convaincu que le principal défaut du terme
d’optimum est de véhiculer une idée de désirabilité éthique, qui n’est pas présente dans le
terme efficace. C’est pourquoi pour Allais, l’efficacité devrait mieux correspondre aux
ambitions d’une analyse scientifique qui décrit les conditions minimales d’une bonne gestion,
sans se prononcer sur les objectifs d’une société, ni sur leur pertinence.
En réintégrant de la sorte le critère de Pareto dans son analyse de l’économie, Allais en fait
non plus un critère éthique, mais il le technicise, le présente comme un résultat de l’analyse
économique. Le critère ne décrit donc plus une norme de désirabilité de l’organisation
concurrentielle des marchés, il est plutôt une qualification neutre de ce qui est souhaitable, et
qui permet de dire par extension que l’équilibre général concurrentiel est souhaitable.
2. Arrow et Hahn
Si Allais est à notre connaissance le premier à revendiquer l’usage du critère de Pareto comme
critère d’efficacité et à formuler en ces termes la raison qui l’a poussé à rejeter l’appellation
de « maximum de rendement social » ou d’ « optimum » pour leur préférer celle d’efficacité,
il est frappant de relever que le même changement de terminologie est opéré par Arrow et
Hahn dans General Competitive Analysis (1971). Le changement de qualification du critère de
Pareto y est également accompagné d’une explication très proche de celle fournie par Allais.
Arrow et Hahn déclarent eux aussi changer de terme pour qualifier le critère de Pareto, afin
d’éviter les connotations éthiques présentes dans le terme d’optimum :
« Parmi les allocations d’utilité réalisables, nous caractérisons celles qui sont efficaces, au
sens approprié du terme, celui de Pareto.
9
DEFINITION 12. Une allocation d’utilité
que
est dominée par
si
est réalisable, et
. Une allocation d’utilité, u, est Pareto efficace si elle est réalisable et si
elle n’est dominée par aucune autre allocation réalisable.
Nous utilisons le terme « Pareto efficace » au lieu du plus répandu « Pareto optimal »
parce que ce dernier terme véhicule plus de prescription [commendation] que le concept
ne devrait en comporter, puisque une allocation Pareto efficace peut attribuer de très
faibles utilités à certains (possiblement tous, sauf un) ménages et donc n’être optimale en
aucun sens qui inclut l’éthique distributionnelle. » (Arrow et Hahn, 1971, p. 91).
On voit ici que, comme Maurice Allais, Arrow et Hahn introduisent le terme d’efficacité au
sens de Pareto à la place de celui d’optimalité pour signifier qu’aucun jugement de valeur, ni
aucune recommandation ne sont présents dans la définition d’une situation efficace au sens de
Pareto. En ce sens, on peut dire que pour Arrow et Hahn, transformer l’optimum parétien en
efficacité permet de s’affranchir de la charge normative que revêtait jusque là ce critère. En
effet, le critère de Pareto avait jusque là été particulièrement utilisé en économie du bien-être,
comme « point de départ pour tenter d’obtenir une détermination plus précise de l’optimum
social » (d’Aspremont, 1995, p. 219). Il est probable que cette tradition d’analyse ait
contribué à donner à l’optimum de Pareto sa dimension normative. Cela explique aussi que
Arrow et Hahn se positionnent très explicitement sur l’économie du bien-être :
« Nous n’avons pas inclus les développements en économie du bien-être, sauf les
théorèmes qui jouent également un rôle descriptif dans la théorie de l’équilibre général. »
(Arrow et Hahn, 1971, Préface, p. VI).
Ainsi, Arrow et Hahn affirment ne pas traiter des théorèmes de l’économie du bien-être (qui
établissent la correspondance entre équilibre général concurrentiel et optimum de Pareto, ainsi
que la réciproque), sauf pour leurs propriétés descriptives. Le critère de Pareto a donc deux
visages : l’efficacité au sens de Pareto est descriptive, mais l’optimalité au sens de Pareto est
normative. Le premier est un résultat d’analyse économique positive, tandis que le deuxième
est un élément d’analyse en économie du bien-être.
Il y a bien chez ces trois auteurs la croyance que le changement de terminologie va permettre
d’utiliser le critère parétien, tout en s’affranchissant de la charge normative qu’il portait
jusque là, ou que lui prêtaient ceux qui l’utilisaient (principalement en économie du bien être).
Ainsi, c’est donc au cours de l’histoire du développement de la théorie néoclassique (dans
laquelle tant Allais qu’Arrow et Hahn jouent un rôle déterminant) que le critère de Pareto est
10
transformé progressivement en efficacité descriptive, par opposition à l’optimalité normative.
Paradoxalement, la manière dont est qualifiée le critère semble être capable de modifier son
statut épistémologique. Tandis que – et puisqu’il s’agit conceptuellement et formellement du
même critère – les deux appellations devraient renvoyer à un même critère et à un même
statut épistémologique.
Quoiqu’il en soit, à partir de 1971, le critère de Pareto est devenu suite à son histoire
particulière un des outils disponibles pour l’économiste standard, un outil pour mesurer
l’efficacité. Mais il reste défini conceptuellement et formalisé sur la base du critère de
« maximum d’ophélimité pour la collectivité » Parétien, dont on a vu qu’il était une propriété
de l’équilibre général concurrentiel. A partir de 1971, l’efficacité au sens néoclassique sera
par conséquent la propriété exclusive des marchés concurrentiels.
Section 3 – Le critère de Pareto comme critère d’efficacité
Contrairement à ses successeurs, Pareto était conscient de ce à quoi sert son critère : il sert à
étudier les caractéristiques de l’équilibre général concurrentiel. Le « maximum d’ophélimité
pour la collectivité » légitime l’équilibre général concurrentiel sur un plan normatif.
1. L’efficacité de la concurrence comme figure rhétorique ?
Alors que chez Pareto le critère jouait un rôle de légitimation normative, il s’est mis à jouer
chez ses successeurs néoclassiques un rôle de légitimation en termes d’efficacité. Pour Pareto,
le maximum d’ophélimité est souhaitable car il maximise les utilités – ou ophélimités
individuelles – et ne tolère pas l’idée de sacrifice (Picavet 1999) ou d’arbitrage entre le bienêtre des différents individus. Ainsi, Pareto utilise la métaphore du loup et de l’agneau, pour
montrer qu’une société qui choisit de favoriser l’un au détriment de l’autre est nécessairement
en train de faire un choix politique qui ne peut en aucun cas être légitime dans le domaine de
la pure théorie économique4 (Pareto 1906, p 67). Un critère qui permet de maximiser chaque
utilité individuelle sans procéder à ce genre d’arbitrage doit nécessairement être un critère
pertinent et un objectif économique, il est donc normal que la théorie économique cherche les
4
C’est cette posture philosophique qui sera également à la base de l’introduction de l’hypothèse d’utilité
ordinale non-comparable.
11
meilleurs moyens de réaliser ce maximum d’ophélimité pour la collectivité. En effet, il est
évident dans l’optique marginaliste que la maximisation de l’utilité individuelle et la
souveraineté du consommateur sont des jugements de valeur tellement faibles qu’ils sont
acceptés par tous, et donc sont des jugements de valeur neutres.
Ainsi, pour Pareto, si l’équilibre général concurrentiel permet d’atteindre le maximum
d’ophélimité, alors la concurrence est une modalité d’organisation de l’économie qui est
souhaitable. Une fois que ses successeurs transforment le critère en critère d’efficacité, alors
l’équilibre général concurrentiel ne peut être qu’efficace. Puisque le maximum d’ophélimité
pour la collectivité est une propriété du type I Parétien (soit la concurrence parfaite), si on
appelle « efficacité » ce maximum, alors l’efficacité est nécessairement aussi une propriété de
l’équilibre général concurrentiel. Finalement, entre Pareto et Arrow et Hahn – soit en l’espace
de 65 ans – le même résultat de l’analyse économique a été compris de deux manières
différentes :
-
D’abord l’équilibre général concurrentiel a été souhaitable parce qu’il maximisait les
utilités individuelles.
-
Puis, on a considéré que maximiser les utilités individuelles sans arbitrage entre elles
était « efficace », et l’équilibre général concurrentiel est donc devenu souhaitable
parce qu’« efficace ».
Par extension, on peut donc dire que la concurrence est apparue comme modalité « efficace »
d’organisation des marchés par une opération simple de changement terminologique dans la
manière de formuler les résultats de l’analyse néoclassique.
Ainsi, le fait de continuer à mobiliser le critère de Pareto en tant que critère d’efficacité dans
des analyses plus ou moins éloignées de la théorie de l’équilibre général va impliquer de
transmettre systématiquement l’idée que la concurrence est efficace. Autrement dit, puisque
que le critère de Pareto a été transformé en critère hégémonique d’efficacité de l’analyse
économique contemporaine, il s’en déduit logiquement que dans la doctrine économique le
marché concurrentiel est tout aussi hégémoniquement le lieu et le moyen de réalisation de
l’efficacité économique.
2. L’exemple de la « nouvelle microéconomie »
Une application particulièrement frappante de ce lien entre efficacité au sens de Pareto et
recommandation de la concurrence comme modalité nécessaire pour réaliser l’efficacité est
celle de ce que P. Cahuc appelle la « nouvelle microéconomie » (Cahuc 1998). Le terme de
12
nouvelle microéconomie regroupe différentes théories quelque peu hétérogènes, mais qui ont
toutes pour caractéristique commune de partir du constat que les marchés réels ne sont pas
nécessairement efficaces. C’est du moins la présentation qu’en fait Cahuc en l’opposant par là
à la « microéconomie traditionnelle », soit celle de la tradition d’analyse du modèle de
l’équilibre général, dont Cahuc affirme qu’elle était limitée puisqu’elle considérait
nécessairement les marchés comme parfaitement efficaces :
« C’est à ce point précis que la nouvelle microéconomie crée une rupture : en critiquant
certaines hypothèses de base de la théorie microéconomique traditionnelle, la nouvelle
microéconomie soutient que la parfaite efficacité des mécanismes concurrentiels, loin
d’être la règle, constitue l’exception. » (Cahuc 1998, p 4)
Cependant, en y regardant de plus près on s’aperçoit en réalité que ce qui n’est pas
parfaitement efficace dans la nouvelle microéconomie n’est pas le mécanisme concurrentiel
mais le marché. Et que le marché n’est pas efficace précisément parce qu’il n’est pas
concurrentiel.
Parallèlement, il est intéressant de noter que toutes les analyses en nouvelle microéconomie
adoptent – explicitement ou implicitement – comme mesure de l’efficacité le critère de
Pareto, se plaçant ainsi dans la continuité des analyses de la microéconomie traditionnelle. On
comprend ainsi la portée réelle du critère de Pareto : il ne dit en aucun cas que les marchés
sont efficaces, mais que les marchés doivent être parfaitement concurrentiels pour être
efficaces. Cela transparait nettement à l’étude des motifs d’inefficacité suggérés dans la
nouvelle microéconomie : ils correspondent parfaitement aux clauses d’imperfection de la
régulation concurrentielle.
Un exemple particulièrement parlant est celui de l’article fondateur d’Akerlof (1970), « The
Market for "Lemons": Quality Uncertainty and the Market Mechanism », qui décrite la faillite
du marché des « tacots ». La cause principale d’inefficacité du marché identifiée par Akerlof
est l’incertitude sur les caractéristiques de l’objet de la transaction pour l’un des deux
participants à l’échange. L’information devient alors incomplète et asymétrique,
l’homogénéité du bien n’est pas assurée, il n’y a donc pas de concurrence parfaite. De même,
les solutions visant à rétablir l’efficacité de l’échange marchand qui sont suggérées sont toutes
des solutions qui permettent de reproduire les conditions de la concurrence qui sont à l’origine
absentes. Ainsi, une réglementation assurant la révélation de l’information sur la qualité (telle
que les processus de licenciation ou l’étiquetage par la marque), ou encore la mise en place de
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mécanismes de garantie permettent de rétablir l’information et ainsi de recréer les conditions
d’une concurrence parfaite. Tout le problème qui empêche le marché d’être efficace est donc
l’absence de concurrence parfaite, et la solution pour rendre le marché à nouveau efficace est
de recréer ses conditions. Cela confirme l’idée que le recours à l’efficacité Parétienne va avec
la prescription d’une régulation concurrentielle des marchés pour garantir l’efficacité de
l’échange marchand.
Puisqu’à l’issue de l’histoire du développement de la microéconomie traditionnelle et
nouvelle, la norme d’efficacité est le critère de Pareto ; et puisque le critère de Pareto a luimême été défini à partir de la théorie des marchés concurrentiels, alors le sens réel de
l’efficacité néoclassique est bien celui de conclure que ce qui est efficace c’est certes le
marché, mais uniquement le marché parfaitement concurrentiel.
Conclusion
En somme, considérant la définition de l’efficacité par les économistes standards et l’histoire
de la construction de ce critère, aucune autre conclusion n’est possible que celle qui établit
que la concurrence est la seule source possible d’efficacité. L’identité entre concurrence et
efficacité n’est donc pas un résultat de la théorie économique, mais bien une conséquence de
l’histoire de la construction du concept d’efficacité néoclassique.
En ce sens, il y a une réelle continuité entre la théorie néoclassique de l’équilibre général et
les analyses ultérieures en échange décentralisé, qui considèrent toutes la concurrence comme
efficace et comme seul moyen d’assurer l’efficacité économique. Après les années 1970,
quand le critère de Pareto est transformé en efficacité et que se multiplient les analyses en
équilibre partiel, l’analyse mainstream met en évidence les failles du marché et suggère de
rétablir son efficacité en recréant les conditions de la concurrence. En ce sens, on peut ajouter
que la « nouvelle microéconomie » est plus constructiviste que la microéconomie
traditionnelle, et que ses analyses scientifiques sont plus ancrées dans la perspective
néolibérale de construction de la régulation concurrentielle par l’Etat (Foucault 2004, Dardot
et Laval 2009).
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