L'ethnie : les vicissitudes d'un concept Author(s): LUC DE HEUSCH Source: European Journal of Sociology / Archives Européennes de Sociologie / Europäisches Archiv für Soziologie, Vol. 38, No. 2, Interdits comparés (1997), pp. 185-206 Published by: Cambridge University Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/23997497 Accessed: 27-11-2016 18:20 UTC REFERENCES Linked references are available on JSTOR for this article: http://www.jstor.org/stable/23997497?seq=1&cid=pdf-reference#references_tab_contents You may need to log in to JSTOR to access the linked references. JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://about.jstor.org/terms Cambridge University Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to European Journal of Sociology / Archives Européennes de Sociologie / Europäisches Archiv für Soziologie This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms LUC DE HEUSCH L!ethnie : les vicissitudes Le mot e t h n i e a un passé équivoque dans la langue française. Vacher de Lapouge est le premier à l'utiliser en 1896 pour désigner de prétendues « races » distinctes, notion dont la biologie des populations a fait justice. Le terme ne s'appliquait pas seulement aux « primitifs » ; il contribua à hérisser des barrières entre les « races » dites inférieures et les « races » dites supérieures. En 1935, G. Montandon, qui se fera l'apôtre d'une certaine conception nazie de l'homme, consacre un livre à « l'eth nie française ». Les administrateurs coloniaux utiliseront, quant à eux, le terme ethnie comme substitut de « tribu » ou « peuplade » avec souvent la conviction, fallacieuse, que des caractères anatomiques particuliers entrent dans les particularités du groupe ainsi qualifié. Mais Franz Boas, le fondateur de l'anthropologie culturelle aux États-Unis, réagit avec vigueur. Il déclare fermement dès 1932 : « Les résultats des matériaux extensifs amassés au cours des cinquante dernières années ne justifient pas l'hypothèse d'une quelconque relation entre types biologiques et forme de culture » (Boas, 1932, cité par Condominas, 1980, p. 89). Cette conviction sera largement partagée par la majorité des ethnologues, sauf en Allemagne. Dérivé du grec ethnos (peuple) le terme ethnie entre dans le vocabulaire scientifique avec une connotation exclusivement cultu relle. Mais ce concept se voit attaqué depuis une dizaine d'années sur le terrain même de l'ethnologie où il s'est développé. Quelques chercheurs français s'ingénient à démontrer que leurs prédécesseurs, travaillant principalement en Afrique, ont eu le tort de donner consistance à de fausses entités. L'ethnie X ou Y ne désignerait qu'une fiction adminis trative : le découpage, arbitrairement statique, inventé par l'Adminis tration coloniale pour des raisons strictement politiques ; le contrôle de populations en perpétuel devenir. Le ton de la polémique est souvent inutilement agressif et les pièces du procès méritent d'être réexaminées. En 1985 Jean-Loup Amselle et Elikia M'Bokolo jettent l'anathème sur « le silence éloquent et compro mettant » qu'une longue tradition africaniste entretient autour de la notion d'« ethnie » (p. 7), comme si la science (fausse ou dépassée) des ethnies était de mèche avec le colonialisme. Surgie à l'époque coloniale, 185 Luc De Heusch, Université libre de Bruxelles (Bruxelles). Arch.europ.sociol. XXXVIII, 2(1997), 185-206—0003-9756/97/0000-680 807.50 per art + $0. ioper page© 1997 A. E.S. This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L. DE HEUSCH l'ethnie aurait servi à « classer à part » les peuples coloni ôtant ce par quoi elles pouvaient participer d'une commun (Amstelle, 1985, p. 14). La faute majeure des générations serait d'avoir évacué l'histoire. La définition de l'ethnie deviendrait donc l'interrogation épistémologique fondamentale de toute étude monogra phique » {idem, p. 11). Quatre ans plus tard, J.-P. Chrétien et G. Prunier reprennent le même thème. Ils intitulent l'ouvrage collectif dont ils sont les éditeurs Les ethnies ont une histoire (1989). Chrétien recommande de suivre dans leur dynamisme historique « ces communautés, susceptibles de s'agrandir, de se défaire et de se transformer » (p. 9). Effectivement, les ethnologues, longtemps persuadés que le passé des sociétés sans écriture leur était inaccessible, ont trop souvent négligé de prendre en compte la dimension diachronique des sociétés qu'ils étu diaient du seul point de vue synchronique. Rebaptisée anthropologie sociale sous l'influence anglo-saxonne, l'ethnologie s'était efforcée, non sans succès, de définir au sein d'« ethnies » aux contours rarement pré cisés des systèmes socio-culturels relativement stables. Pour compren dre ce choix il importe de se souvenir que les ethnologues, qui se mirent à travailler sérieusement sur le terrain dans cet état d'esprit après la Pre mière Guerre mondiale à la suite de Malinowski, rompaient fort heu reusement avec leurs prédécesseurs. Ceux-ci leur suggéraient soit d'adopter la perspective évolutionniste (alors dominante dans la nais sante anthropologie sociale en Angleterre), soit de travailler à la recons titution conjecturale d'une vaste histoire planétaire des sociétés dites primitives, imaginée de toutes pièces par des savants allemands ou autrichiens. On ne dira jamais assez combien le souci nouveau de Mali nowski d'étudier en profondeur, grâce à une longue intimité, le fonc tionnement actuel des institutions d'une petite communauté mélané sienne, fut salutaire du point de vue méthodologique. Sans doute peut-on faire aujourd'hui à cette école fonctionnaliste le reproche de n'avoir envisagé comme seul changement social que celui dont ils étaient les témoins : les bouleversements suscités par les contacts avec la colo nisation. La constitution d'une ethnohistoire dans les cours des années soixante — une histoire du passé des sociétés sans écriture (et donc sans archives écrites) — marqua, à cet égard, une étape importante de l'évo lution de la discipline. Mais faut-il s'acharner à dissoudre l'anthropolo gie dans l'histoire, comme certains le proposent ? L'histoire a bénéficié, en France, des acquis de l'anthropologie, précisément parce que celle-ci privilégiait la synchronie, le temps long, les systèmes de pensée impli cites ou explicites, inséparables de l'économique, du politique, du reli gieux. Les champs de recherches de l'histoire et de l'anthropologie 186 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L ETHNIE sont complémentaires et Lévi-Strauss a pu dire que la pre les sociétés autres dans le temps, la seconde les sociétés autres dans l'espace. On ne peut que se réjouir de voir des historiens professionnels se joindre aujourd'hui aux anthropologues sur des terrains exotiques en utilisant les mêmes méthodes qu'eux. Inversement, on ne peut que se féliciter de voir l'anthropologue Michel Izard, se passionner pour la formation historique d'un royaume africain — celui du Yatenga au Burkina Faso — pour mieux en saisir le fonctionnement et l'idéologie. Réconcilier l'histoire et l'anthropologie, telle est bien, me semble-t-il, la seule façon d'empêcher celle-ci de dépérir et celle-là de sombrer dans l'historicisme, comme le fait trop souvent l'ethnohistoire. Écoutons une historienne de l'Antiquité, Nicole Loraux : « ...si l'anthropologue pâtit d'éviter l'événement, il n'est pas d'événement que l'historien puisse traiter en lui-même, sans l'ouvrir sur la temporalité latente des réseaux de signification qui lui donnent son sens » (Loraux, 1996). Mais, ignorant ces considérations, Catherine Coquery-Vidrovitch vient de dénoncer en termes virulents, au nom d'une certaine vision « historique » des sociétés humaines « l'impasse anthropologique ». Elle félicite une nouvelle génération de chercheurs d'avoir renoncé à « l'intelligence conceptuelle des systèmes sociaux » (Coquery Vidrovitch, 1996). Ce n'est là, souhaitons-le, qu'une situation provisoire, qui traduit peut-être davantage les hésitations d'un certain nombre de projets actuels qualifiés un peu hâtivement d'anthropologiques. Il faut évoquer ici l'abandon généralisé des terrains lointains au profit d'une micro-ethnographie des villes, villages ou régions de la civilisation occidentale, conduite, non sans hésitation, sur le terrain traditionnelle ment dévolu aux sociologues, eux-mêmes fort désorientés, oscillant entre Dürkheim, Marx et Weber. Catherine Coquery-Vidrovitch a beau jeu dès lors de proclamer la fin de l'anthropologie puisque bien des chercheurs français, à la recherche d'un terrain à la fois quelconque et original ne savent plus très bien ce qu'ils vont faire de la discipline que Marcel Mauss leur a léguée. Mais lorsque ces recherches nouvelles sont menées dans un village de Bourgogne avec la rigueur de l'anthropologie classique par Yvonne Verdier, Françoise Zonabend, Tina Jolas et Marie-Claire Pingaud, elles débouchent sur des œuvres majeures qui s'inscrivent dans la lignée des grandes monographies africanistes. Ce détour polémique ne nous a pas éloignés autant qu'il peut le paraître du problème de l'ethnie. Car, au moment même où les mass media font un usage abondant — et excessif — du terme à propos de nos propres sociétés européennes, voilà l'ethnie présentée par des spécialis tes comme le faux objet d'une fausse science. Catherine Coquery 187 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L. DE HEUSCH Vidrovitch en réclame impérativement la dissolution, to naissant qu'elle a contribué malgré tout à « rendre à ces peuples marginalisés et ignorés leur dignité » {idem, p. 119). Il faudrait tout de même s'entendre : l'anthropologie fut-elle ou non une science coloniale ? La critique moderne du concept d'ethnie a commencé en Norvège lorsqu'une poignée d'ethnologues Scandinaves publient en 1969 un ouvrage qui fera grand bruit : Ethnie Groups and Boundaries. The Social Organization of Culture Difference. Frederik Barth, éditeur du livre et organisateur du colloque qui l'avait précédé en 1967 à l'université de Bergen, s'en prend à la conception courante selon laquelle il existerait « des groupes discrets de peuples, c'est-à-dire des unités ethniques, cor respondant à chaque culture » (Barth, 1969, p. 9). La langue anglaise désignait du terme ethnies, tombé en désuétude, « les paiens, les idolâtres, les gentils » à la fin du XIXe siècle (Fleming et Tibbings, 1875). La tra dition anglo-saxonne moderne utilise le vocable ethnie uniquement sous sa forme adjective : ethnie group a soudain remplacé l'ancien tribe, dont la connotation primitiviste était périmée. Barth ne met pas en cause les distinctions ethniques {ethnie distinc tions) en tant que telles. Il estime même qu'elles sont souvent « le fon dement sur lequel de vastes systèmes sociaux sont bâtis » {idem, p. 10). Mais il propose une définition subjective : « ethnie groups are categories of ascription and identification by the actors themselves » (les groupes ethniques sont des catégories d'attribution et d'identification effectués par les acteurs eux-mêmes). Seuls doivent être considérés comme signaux (signais) ou emblèmes (emblems) de la différence ethnique les traits culturels que les intéressés retiennent comme significatifs. Ces signes sont soit visibles (tels le costume, le langage, le type d'habitation, etc.), soit invisibles (il s'agit alors de valeurs). Pas question donc de se substituer à la conscience individuelle en dressant une liste prétendu ment objective des traits caractéristiques d'un groupe dépourvu, en fait, de substance culturelle. L'ethnie ne serait qu'une forme particulière d'organisation sociale au sein de la société globale. Barth constate que les frontières entre les groupes ethniques, fonde ments d'un certain ordre social, subsistent malgré le flot continuel de personnes qui les traversent. Il attire l'attention sur le fait que ces groupes, porteurs d'une certaine identité culturelle, sont dans un état d'interdépendance et ne se maintiennent que par les frontières mêmes qui les séparent. Le travail de F. Barth a été salué comme « un apport novateur et fondamental à l'étude de l'ethnicité » (Martinello, 1995, p. 48). On se This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L ETHNIE demandera cependant si son analyse ne s'applique pas plus à ces sociétés complexes où plusieurs groupes d'origine cu rente cohabitent. C'est évidemment le cas de la société américaine moderne, où les frontières entre les populations marquées par la couleur de la peau (les Noirs) ou la langue (les hispanophones) par rapport au groupe dominant, blanc et anglophone, sont avant tout sociales. Le même modèle culturel général s'impose à tous ceux qui résident sur le sol des Etats-Unis et il n'y a évidemment plus de culture spécifiquement noire — sauf celle de la misère. C'est la raison pour laquelle quelques leaders des Blacks se sont inventés une problématique d'identité musulmane. Dans cette conjoncture historique particulière le problème « ethnique » est un problème politique, un problème structurel de la société globale. Mais, affirmer, d'un point de vue sociologique général, que la culture en tant que telle doit être évacuée de la définition de l'ethnie, est une position hasardeuse. Elle témoigne d'une étrange méfiance à l'égard d'un concept fondamental des sciences humaines. Que la culture soit elle-même fluctuante, changeante n'en fait pas pour autant un poisson soluble. Tout se passe comme si l'anthropologie en se voulant toute entière « sociale », avait perdu de vue, en fétichisant les « rela tions sociales », la célèbre définition que Tylor proposait dès la fin du xixe siècle, dans un texte fondateur, d'un objet d'étude spécifiquement anthropologique : « La culture, ou la civilisation prise au sens ethno graphique le plus large, est ce tout complexe qui comprend la connais sance, les croyances, l'art, la moralité, les lois, les coutumes, et toutes les aptitudes et habitudes que l'homme acquiert en tant que membre d'une société » (Tylor, Primitive Culture, 1871, p. 1). Cette définition s'imposa d'emblée et on continue à s'y référer après plus d'un siècle (Condominas, 1980, p. 77). Martinello se trompe donc lorsqu'il reproche aux anthropologues de considérer la culture comme « une chose en soi, indépendante des autres sphères de l'activité humaine» (Martinello, 1995, p. 81). C'est au contraire une totalité, dont nous sommes bien conscients aujourd'hui qu'elle n'est ni fixe, ni close sur elle-même. Chaque groupe ethnique ne correspond évidemment pas à un ensemble culturel exclusif. L'ethnohistorien Jan Vansina a raison de le souligner à propos des sociétés d'Afrique centrale. Il indique, à titre d'exemple, que la polyandrie, fut présentée à tort comme une particu larité culturelle des seuls Lele du Kasai alors que tous les Lele ne sont pas polyandres et qu'un certain nombre de populations voisines le sont. Mais faut-il en tirer la conclusion que « les unités ethniques doivent être abandonnées en tant qu'unités de travail ? » (Vansina, 1991, p. 23). Cer 189 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L. DE HEUSCH tes, définir une ethnie comme une somme de traits cultur stérile... C'est bien plutôt la façon dont un certain nombre contribuent à la construction d'un système social original pris en considération. J'ai tenté de montrer, précisément Lele — du moins dans la région où Mary Douglas a enquê que où elle y séjournait — que la polyandrie de village, les les segments de clans matrilinéaires, la division du village tiés, la société des hommes-pangolin, les unions préférent les éléments constitutifs d'une structure sociale cohéren ment différente de celle des Kuba voisins (L. de Heusch, 19 L'homme est un animal social d'une espèce particulière des techniques et des symboles sans lesquels la vie sociale pas. Cette propriété est fondatrice de l'histoire, dont l'une des anthropologiques fondamentales est son pouvoir de morcel en ensembles culturels distincts. Les historiens, à la reche tes », ne retenaient traditionnellement, méthodologiquem cultures possédant l'écriture : elles seules avaient le droit dérées comme des « civilisations ». Avec l'extension du ch recherche historique aux sociétés sans écriture, culture e sont devenues synonymes. Il y a longtemps que Leroi-Go constaté que tout se passait comme si, au sein de l'espèce humaine depuis Yhomo sapiens, l'histoire avait pris le relais de l'évolution biolo gique : celle-ci est créatrice d'espèces différentes, incapables de se féconder l'une l'autre, celle-là est ouverte à la fécondité des échanges culturels au sein d'une espèce unique. D'où l'impossibilité radicale d'interpréter l'histoire générale des hommes selon les critères de l'évo lutionnisme biologique. S'il y a des sociétés animales, le concept société est inséparable, chez l'homme, de celui de culture. Il est bien regrettable qu'on ait cru pouvoir opposer une anthropologie culturelle à une anthropologie sociale. Barth est plus particulièrement influencé par ce courant de la sociologie amé ricaine inspirée par Goffman, qui privilégie le jeu des acteurs sociaux. Mais Barth néglige le fait que ces acteurs sont invités à se débrouiller avec un système socioculturel préexistant, que chaque génération trans forme selon un nombre limité de possibilités. Il faut bien donner un nom à cet héritage collectif, à ce réservoir — plus ou moins changeant, fluc tuant, voire poreux. C'est précisément parce qu'ils ont le sentiment d'être des héritiers que les membres d'un groupe ethnique vivent si souvent dans l'illusion qu'ils ont les mêmes ancêtres. T.H. Eriksen, disciple de Barth, vide, de son côté, l'ethnicité de tout contenu culturel : celle-ci ne serait qu'un aspect des relations sociales, 190 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L ETHNIE « non une propriété culturelle d'un groupe » (Eriksen, 19 l'auteur privilégie visiblement un autre cas historique p cohabitation forcée dans les villes nouvelles d'Afrique d chés à ces groupes d'origine que l'ancienne ethnographie coloniale appelait « tribus ». En ces lieux urbains, produits de la colonisation, la « frontière ethnique » qui permet à chacun de se repérer, de formuler une « attribution », est d'évidence le produit d'une situation sociale particu lière, qui engendre un nouveau mode de vie. Mais, du point de vue his torique, ces repères identitaires seraient-ils possibles si, chacun pour soi, chaque homme « détribalisé » ne se référait à un milieu particulier mar qué par une culture propre ? Ce qui est remarquable, c'est que ces repères, qui datent de la colonisation, résistent depuis des générations à la modernisation en Afrique. La démarche de l'anthropologue belge Eugeen Roosens est plus radicale encore. L'auteur avance avec assurance l'idée que l'ethnicité est le produit d'une création, d'une manipulation politique récente (Roo sens, 1989). Il prétend reconstituer « le processus de l'ethnogenèse » {Theprocess of Ethnogenesis) sans s'embarrasser des différentes situations historiques. Et de prendre pour exemple les sociétés améridiennes contemporaines en oubliant de présenter le corpus ethnographique susceptible d'éclairer la situation de ces peuples au moment du contact brutal avec l'Occident. Prenons, avec Roosens, le cas des Hurons du Québec. On lui accordera bien volontiers que les pauvres Hurons d'aujourd'hui vivent dans la vision mythique d'une culture définitive ment perdue. Admettons avec lui que les Hurons furent pris dans le tourbillon des aventures coloniales franco-britanniques. Ils sont donc complètement déculturés au xxe siècle, lorsqu'ils sont projetés dans l'histoire du Québec. Et voilà qu'un certain nombre de leaders se récla ment de ce passé aboli, qu'ils réinventent de toutes pièces pour réclamer un statut autonome vis-à-vis des autorités de la Belle Province, elle même à la recherche de son âme perdue. Que de très anciennes victimes de la colonisation européenne, soucieuses de se forger une nouvelle iden tité, puissent passer aux yeux d'un anthropologue pour les représentants par excellence du processus même de l'ethnicité est pour le moins étrange. Eriksen, qui semble cependant prendre au sérieux la thèse de Roosens, voit dans cette analyse une opération « peu charitable » (Erik sen, 1993, p. 71). On peut adresser la même critique à l'analyse qu'entreprend Roosens de l'ethnicité en Afrique (Roosens, 1989). Le paradigme qu'il privilégie cette fois est celui des Luba du Kasai. Il nous les présente comme un groupe ethnique créé par les Belges. À l'époque coloniale, les Luba 191 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L. DE HEUSCH du Kasai qui avaient émigré dans les villes, devinrent les privilégiés de l'administration. Ils entrèrent bientôt en c d'autres habitants de la province, les Luluwa. Au cours des élections municipales de la fin des années 50 les candidats luluwa défirent les candidats luba, ce qui contribua à renforcer le sentiment d'identité eth nique de l'ensemble des Luba. Cette analyse, basée sur le travail d'un chercheur zaïrois, Mukendi wa Meta (1985), repose sur un malentendu. Ce que Roosens met à jour, c'est le processus de formation d'une identité politique au fondement ethnique dans le cadre d'une entité administra tive coloniale : la Province. Mais la formation d'un parti ethnico politique suppose, au départ, l'existence d'une certaine population, distincte des Luluwa, dont les membres se désignent comme Luba... Et Roosens, qui ne peut faire l'économie de cette évidence, est bien obligé de leur attribuer la qualité de « groupe ethnique » (en contradiction avec lui-même) tout en précisant que « jusqu'à la fin des années 50, ce n'était pas un groupe ethnique bien organisé » (Roosens, 1989, p. 119). Comme si seuls les groupes culturels dotés d'une structure politique ferme méritaient d'être qualifiés d'ethnies véritables. Les autres seraient-ils des ethnies imparfaites ? Il y a là manifestement confusion entre deux niveaux, culturel et politique. Les anthropologues ont décrit depuis longtemps des sociétés de même culture farouchement attachées à leur indépendance villageoise. Mais, à travers des exemples paradoxaux, Roosens met le doigt sur l'une des propriétés les plus remarquables de l'ethnicité : elle est susceptible de manipulations politiques. C'est même la voie royale vers le nationalisme. Cependant, confondre la genèse des États et des nations avec celle des ethnies, c'est s'exposer à bien des errements. Nous voilà renvoyés aux sociétés traditionnelles, à ces « ethnie on ose à peine dire qu'elles existaient avant la colonisation. C et fluctuantes, certes, mais tout de même inscrites dans la lo On ne doutera pas que, partout en Afrique, l'intervention de teurs a plus ou moins brutalement modifié les structures po diverses ethnies, soit en les figeant arbitrairement en group riaux fixes, soit en créant des cadres artificiels susceptibles d les organiser. Il arriva même qu'ils dotèrent certains gro identité imaginaire en leur appliquant un ethnonyme. Je n'en su pour autant Jan Vansina qui, argumentant de la même façon telle, affirme que « de nombreux groupes ethniques sont des coloniales » (Vansina, 1991, p. 22). On me permettra d'évoqu expérience personnelle au Congo (alors belge). Au début des l'ordre de mission de l'Institut de recherches qui m'employa 192 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L ETHNIE Vansina, sans aucune contrainte politique, me chargeait d'étu « Tetela » du Sankuru. Je tombai dans un bel imbroglio onom produit d'événements historiques relativement récents. Tous mes que je rencontrais se reconnaissaient bien volontiers comm puisqu'ils avaient été étiquetés comme tels par l'Administrati niale. Mais beaucoup d'entre eux savaient parfaitement bien qu'ils avaient été désignés de ce surnom (dont l'origine est obscure) après avoir été malmenés par des bandes d'esclavagistes sans scrupules travaillant pour les marchands arabes de la Côte de Zanzibar et passées ensuite au service de l'État Indépendant du Congo, l'État léopoldien. Les descen dants de ces envahisseurs sont clairement perçus — sous le nom de Sambala — comme distincts des populations conquises. Celles-ci n'ont cessé, quant à elles, de se définir comme Nkutshu. Les très nombreux groupes indépendants qui composent ce vaste ensemble de deux cent mille hommes puisent leur identité dans une immense généalogie s'étendant sur douze ou quinze générations et remontant à un pseudo ancêtre éponyme commun : Onkuthsu a Membele. Leur structure seg mentaire est celle de bien d'autres sociétés africaines. Mais l'affaire se complique du fait qu'une partie des Nkutshu vit en savane, une autre en forêt ; ces derniers se voient attribués un nom générique, Hamba, qui, dans l'esprit des gens de la savane, renvoie à un mode d'alimentation différent et à l'existence d'une institution politique qui ne pénètre que lentement dans le sud, celle de l'association initiatique des maîtres de la forêt. Ces deux ensembles-types de sociétés se conçoivent en opposition l'un par rapport à l'autre : les Hamba sont des mangeurs de buyuku, un pain de manioc cuit à la vapeur, les Tetela se considèrent comme des mangeurs de millet, bien que le riz se soit imposé depuis de nombreuses années chez les uns comme chez les autres. Il existe donc des différences perceptibles — et perçues comme telles — entre ces deux fractions plus ou moins arbitrairement définies de l'ethnie Nkutshu. Il n'en demeure pas moins que le système des croyances, l'organisation lignagère et le système des relations matrimoniales, basés sur une intense circulation des valeurs matrimoniales, sont les mêmes dans les deux cas. Mais l'histoire les a partiellement différenciés. Chez les Hamba, les maîtres de la forêt font sonner leur cloche rituelle pour imposer la paix. La lance pacificatrice qu'ils plantent dans le sol lorsqu'ils participent à une pala bre n'est plus l'arme meurtrière que les guerriers tetela brandissent dans des démonstrations matamoresques de force destinées à magnifier les grands chefs de lignage. Les Hamba assument avec fierté cette particu larité qui résume une évidente évolution du système de valeurs de la guerre vers la paix. 193 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L. DE HEUSCH De telles situations ethnonymiques complexes, parfois colonisation, parfois antérieures à celle-ci, se retrouvent Afrique centrale. Tant il est vrai que « les ethnies ont un Ont-elles pour autant été « inventées » par le colonisateu souvent celui-ci a mal interprété les bribes d'informations qui données au cours d'enquêtes menées hâtivement sous la p instances coloniales supérieures soucieuses de voir l'admin traiter avec des « chefferies » traditionnelles. Nul ne sait pourquoi une population de langue voltaïque habitant le Mali a été appelée Minyanka par l'administration coloniale française, alors que ses membres se désignent eux-mêmes plus volontiers du terme Bamana — qui s'applique à bien des populations non musulmanes du pays — pour marquer par là deux caractéristiques culturelles majeures : leur refus de la religion du Prophète, d'une part, et, d'autre part, la résistance qu'ils opposèrent aux rois de Segu qui ne cessèrent de guer royer chez eux au siècle passé. La culture minyanka, telle que nous la décrivent Philippe Jespers, Danièle Jonckers et Jean-Paul Colleyn, est un singulier bricolage historique. Les Minyanka appartiennent au même groupe linguistique que les Senufo, leurs voisins méridionaux, mais ils ignorent l'institution du poro qui est au centre de la vie socio-religieuse de ces derniers. En revanche, ils ont adopté les grandes sociétés initiati ques religieuses des Bambara, qui appartiennent à un tout autre groupe linguistique. On ne peut douter cependant qu'il existe quelque chose comme une identité culturelle minyanka. Un trait bien particulier de leurs pratiques sacrificielles, qui soulève le dégoût de l'ensemble de leurs voisins, leur sert à marquer cette originalité. Ils disent d'eux-mêmes : « Les Minyanka mangent le chien, c'est une bonne chose ». A propos des Bambara (ou Bamana) Jean Bazin met en lumière une situation particulièrement complexe. Il croit pouvoir en tirer la conclu sion générale que « à la différence du peuple ou de la nation, produit d'une histoire, l'ethnie est [...] le résultat d'une opération préalable de classement » par l'administration coloniale (Bazin, 1985, p. 92). Mais nous savons depuis Dürkheim et Mauss que la pensée classificatoire est bien antérieure aux pratiques bureaucratiques. L'on se demandera donc si le classement de l'administration coloniale, en dépit de ses erreurs manifestes d'interprétation, n'était pas déjà effectué par les intéressés. Bazin nie l'existence d'une « ethnie bamana ». Mais il reconnaît volon tiers, à l'intérieur du royaume de Segu, l'existence de diverses popula tions, caractérisées chacune, théoriquement, par un mode de vie parti culier : aux Bamana agriculteurs s'opposent les Marka commerçants, les Somono pêcheurs et bateliers, les Fula éleveurs. Ce « classement » est 194 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L ETHNIE bien une donnée traditionnelle, antérieure à la colonisatio même ne serait-elle pas immémoriale mais le produit de l'histoire récente du peuplement de la vallée du Niger. Ce classement fonctionne de la façon suivante. Les Bamana sont réputés « agriculteurs, fétichistes impénitents et guerriers, ou plutôt pillards ». Les Marka sont perçus comme « commerçants musulmans et pacifiques, sinon poltrons » (idem, p. 108). Nous trouvons là l'ébauche d'un système classificatoire inter ethnique effectué à partir des occupations professionnelles dominantes, un peu à la façon du système des castes. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que tous les Marka sont des commerçants musulmans (ni sur tout qu'ils sont tous poltrons). Nous savons que ce type de classement est de pratique courante à l'intérieur de maintes sociétés paysannes tra ditionnelles d'Afrique occidentale, où les forgerons, les griots, les cor donniers sont considérés comme des groupes distincts au sein de la population majoritairement paysanne. L'endogamie de ces groupes marqués par leur profession dominante permet de les assimiler à des castes. Bazin note que, dans les communautés dites bamana de Segu, ceux qui se désignent de ce nom sont les paysans, « gens de la terre par excellence », par opposition précisément aux gens de caste (idem, p. iio-iii) ; l'ethnie bambara s'est peut-être « évaporée », mais non la pensée classificatoire qui préside à son élaboration. Certes, une équivoque plane sur le nom Bamana ou Bambara. Dela fosse déjà l'apercevait en 1912, au début de la présence coloniale fran çaise. Il écrivait : « Le mot Bambara désigne, non pas un peuple déter miné ni une tribu spéciale, mais l'ensemble de tous les Soudanais vivant au milieu ou à côté des musulmans et étant demeurés fidèles à la religion indigène » (Delafosse, 1912, cité par Bazin, p. 114). Bazin, qui étudia un groupe bamana particulier, définit, quant à lui, de manière restrictive, cette appartenance comme celle d'un statut social : « Être un Bamana à Segu [...] c'est nécessairement occuper un certain statut qui va de pair avec une position dans le système de la répartition des tâches et des dons » (idem, p. 120). Cette définition épuise-t-elle réellement le contenu de l'identité des Bamana ou Bambara de Segu ? Comment ne pas pren dre en compte le fait que la résistance à l'islam se traduit, ici comme en d'autres endroits, par une forme particulière de pratiques religieuses que l'on est en droit de considérer comme une variante du système de pensée commun à un certain nombre de populations issues de l'ancien empire du Mandé ? (L. de Heusch, 1986, chap. VII). Au sein de ce vaste ensemble de populations, les échanges et les emprunts réciproques ne mettent pas fin au processus de différenciation, qui résulte en l'existence d'autant de groupes ethniques. 195 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L. DE HEUSCH Guy Le Moal n'est certainement pas victime d'un leur l'administration coloniale française en Haute-Volta lorsq ceci à propos des agriculteurs bobo, farouchement attach pendance villageoise (Le Moal, 1980). Un modèle culturel tué au fil du temps par la réunion de divers clans, chacun dé patrimoine culturel distinct. Un modèle, nourri de l'hérit modèle auquel s'est identifiée plus tard « l'ethnie bobo ». L pas en doute son caractère historique, mais il nous la mo synthèse originale, fondatrice d'une identité collective perçue comme telle et susceptible d'être décrite objectivem Danuta Liberski pose la question de l'ethnie en termes au terme de son enquête « en pays kasena » (Liberski, 19 teurs de mil et de sorgho, les Kasena du Burkina Faso v marges des royaumes traditionnels. Du point de vue lin appartiennent au groupe dit gurunsi. Celui-ci ne corres unité culturelle. « L'entreprise, bien légitime, de cherch une aire culturelle gurunsi s'est heurtée et se heurte tou ficultés » (idem, p. 47). Les Kasena ne rejettent cependa appellation, mais ils se montrent plutôt indifférents à Liberski démontre que l'appellation Gurunsi est d'usage c'est par ce terme générique que les habitants des royau mamprusi et dagomba désignent certains de leurs voisins buant « une sous-humanité » : les Gurunsi sont « des hommes de la brousse », des « fous », des « animaux sauvages » (idem, p. 54). Danuta Liberski montre que cette dénomination est, pour ses usagers, un ins trument classificatoire ; elle « s'insère dans un système taxinomique qui dépasse la seule relation de voisinage, la seule question de l'identité du groupe ». Ce système mérite d'être considéré comme un « opérateur totémique » mettant en réseau un territoire international (idem, P- 54-55) Mais qu'en est-il donc des Kasena en tant que tels ? « De nombreux traits de la culture kasena se retrouvent dans certains groupes voisins [...] ou plus éloignés géographiquement mais, très curieusement, ces traits des cultures ne sont pas mêmement partagés : c'est tantôt l'une tantôt l'autre des sociétés (voisines) qui présente une même caractéristique culturelle que la société kasena » (idem, p. 69). En outre, il existe des différences culturelles sensibles, bien connues des intéressés, entre les communautés kasena orientales et occidentales. Elles concernent tant l'habitat que l'organisation du groupe domestique ou celle des groupes de parenté (idem, p. 77). Cependant — et c'est là l'essentiel à mes yeux — « les Kasena possèdent en commun, outre une langue et un nom, un 196 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L ETHNIE discours qui les établit comme issus d'une « seule semenc (kayiiru) lié à la cérémonie de mariage, qui est appréhendé co (1'« interdit ») le plus important des Kasena et qui, par ce considéré comme le trait qui les distingue de leurs voisins [... de vue, donc, les Kasena ne se font pas faute de marque nuités entre eux et les autres » (idem, p. 86). Tout cela peut d passer pour une invention des administrateurs coloniaux f Mais, d'un autre point de vue, il est vrai que les Kasena dans une aire culturelle plus vaste. L'élément le plus carac sans doute l'organisation du pouvoir politique. Celui-c comme un système dualiste : la chefferie est distincte de la m terre. Or les Mossi, les voisins méridionaux des Kasena — qui les méprisent et les considèrent comme des sous-hom sentent une forme de dualisme comparable : les « gens d détenteurs du pouvoir politique, descendants des envahi cavaliers Moose, s'opposent aux autochtones, « gens de la 1985). Les différences sont considérables, cependant, en stratifiée mossi dont le centre politique est la cour royal kasena qui ignore cette institution. Cependant cette dou politico-religieuse, celle des maîtres de la terre et celle de Kasena et Mossi à proximité les uns des autres sur un continuum structural qui englobe l'ensemble des sociétés voltaïques. « Un conti nuum qui va de l'unique présence d'une institution liée à la maîtrise de la terre (comme chez les Dagari et Lobi) jusqu'à la situation inverse, exemplifiée par la société gourmantché qui ne reconnaît que le pouvoir du chef (ou du roi), laissant au tindano (« maître de la terre ») un rôle très effacé » (idem, p. 74). Cette opposition entre maîtrise de la terre et chef ferie politique se retrouve ailleurs en Afrique noire. Mais, souligne Danuta Liberski, dans l'aire voltaïque cette bipolarité est « en quelque sorte théâtralisée, en cela qu'une série de rites mettent en scène l'oppo sition et la complémentarité des deux figures du pouvoir » (idem, p. 72). Pour rendre compte de cet élargissement nécessaire du champ d'analyse anthropologique, j'emprunterai à Georges Condominas, le concept d'espace social, qu'il utilise comme cadre de référence pour rendre compte des relations complexes que les sociétés du Sud-Est asiatique entretiennent entre elles (Condominas, 1980). L'autarcie apparente d'un certain nombre de petites communautés dites proto indochinoises est illusoire. La diversité des rapports avec le milieu les oblige toutes, à quelque degré, à entrer en relations avec d'autres groupes plus ou moins éloignés. Il s'agit donc donc d'analyser le phénomène culturel dans sa « dynamique » (idem, p. 1). 197 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L. DE HEUSCH Les ethnologues américanistes travaillant en Amazonie o leur côté une perspective semblable : « la recherche cont embrasse désormais des grands ensembles régionaux ou c prend pour objet des systèmes d'interrelation plutôt que artificiellement coupés de leur environnement social » (D lor, 1993, p. 21). Les peuples d'Amazonie, que les ethnologues ont longtemps présentés comme figés dans leur immobilité primitive, ont fini, eux aussi, par « rattraper leur histoire » (idem, p. 21). Réseau d'interrelations entre groupes divers, l'espace social nous met fréquemment en présence, en Afrique, d'un État centralisé — que par commodité nous appelerons royaume — et de petites communautés indépendantes, peu ou prou intégrées à un pouvoir central lointain. Qu'advient-il alors de l'ethnicité ? Prenons le cas de l'ancien royaume luba au Zaïre, qui connut son apogée au dix-neuvième siècle. Bien que les colonisateurs belges aient mis fin au pouvoir du roi sacré, le mulopwe, « des sociétés éloignées par fois d'un millier de kilomètres de la capitale luba revendiquent dans leurs traditions une ascendance commune avec ce peuple » (Petit, 1993, p. 6). C'est ce qui autorise Pierre Petit à parler non seulement d'un « pays luba » mais encore d'une « ethnie luba ». A proprement parler, l'ethno nyme luba, « est intrinsèquement lié à la capitale » : il désigne les digni taires et leurs clients (idem, p. 39). C'est donc par métonymie que l'ensemble du royaume se voit qualifié de luba. L'ethnie luba, en tout cas, n'est pas une invention coloniale. Notons à ce propos que les Luba du Kasai dont il a été question précédemment (voir p. 192) doivent être soigneusement distingués des Luba étudiés par Pierre Petit au Shaba : ils parlent une langue distincte et n'ont jamais été intégrés au royaume qui retient ici notre attention. L'auteur est bien conscient du fait qu'il est impossible de tracer une frontière nette entre les Luba et leurs voisins. C'est ainsi que « le nord est le lieu de rencontre des cultures luba et songye » (idem, p. 32). A l'est, les chefs Zela reçurent au cours du dix-neuvième siècle du roi luba les regalia qui en faisaient des vassaux ; parallèlement la société secrète bumbudye, institution au service du pouvoir, s'installa chez eux (idem, p. 38). En revanche « la limite sud-est du pays présente une solution de continuité entre les cultures luba et sanga » (idem, p. 34). Quoiqu'il en soit, il existe dans l'ensemble de ce pays luba aux frontières floues « une certaine unité culturelle » (idem, p. 35). Mais Petit souligne aussitôt le caractère arbitraire de toute liste pointant comme significatifs des traits culturels communs. « Il n'est pas possible », conclut-il, « de définir un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes pour déterminer si tel 198 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L ETHNIE individu ou telle population est luba ou non » {idem, p. 3 cependant « à titre indicatif » une structure familiale et mune à l'ensemble de l'aire luba. Une première conclusion. Une ethnie se définit au sein de ce que Boas appelait une « aire culturelle ». Le tort de Boas et de son école était sans doute de croire qu'une culture est une simple addition de traits consti tutifs. Nous cherchons aujourd'hui à définir la façon dont ils s'ordonnent en un ensemble structurel plus ou moins cohérent. Il y a lieu aussi de moderniser la conception que l'anthropologie américaine se faisait de l'espace. A la suite de Boas, les chercheurs ont tenté d'établir la carte historique des civilisations indiennes d'Amérique du Nord. Mais Paul Mercier aperçoit fort bien les limites de la méthode mise en œuvre. En considérant des espaces sociaux contigus, en notant « la présence ou l'absence de traits caractéristiques, on s'efforce de découvrir les relations historiques qui ont existé entre ces sociétés ou entre ces espaces socio culturels » (Mercier, 1966, p. 78). Or, dans cette perspective, le modèle de l'aire culturelle est le cercle : en allant du centre de celui-ci à la péri phérie, « on constate que diminue la fréquence des traits caractéristiques de l'aire considérée ; que leur netteté s'efface, qu'ils se mêlent et se combinent de plus en plus souvent à des traits caractéristiques des aires culturelles voisines » {idem). Cette conception du cercle, qui est de nature géographique plus qu'anthropologique, ignore « les problèmes de signification » {idem, p. 79). Une nouvelle conception de l'aire culturelle s'impose d'évidence. Je m'inspirerai ici de la notion de système de transformations qui se trouve au cœur de l'approche lévi-straussienne. Elle consiste à se demander si, dans un espace social continu, où des relations historiques peuvent être légitimement postulées, des institutions divergentes ne se définissent pas, de proche en proche et les unes par rapport aux autres, selon un certain nombre de choix ouverts par les développements possibles de leur structure logique. Pour éclairer cette proposition, prenons les divers systèmes politiques qui se sont développés dans les cultures voltaïques, au Burkina Faso. Nous avons déjà vu que ces systèmes sont caractérisés par une bipo larité maître de la terre/chef politique qui s'inscrit dans un véritable continuum où toutes les combinaisons sont représentées (voir p. 197). Examinons à présent, à l'intérieur de ce « groupe de transformation », les divers sens que prend le substantif naam connotant l'autorité. Naam désigne le pouvoir royal, à la fois religieux et politique, dans le royaume mamprusi (nord du Ghana). L'influence de celui-ci a rayonné sur divers peuples septentrionaux, parmi lesquels le royaume mossi (Burkina Faso) 199 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L. DE HEUSCH et les petites communautés indépendantes tallensi, qui viv deux États et ignorent toute forme de pouvoir centralisé. tallensi rapporte qu'un jour un cavalier redoutable, dét parcelle du naam royal mamprusi, se présenta devant un c tallensi. Il lui déclara qu'il comptait s'établir pacifiqueme prétendent être les descendants du noble étranger et de se se désignent comme Namoo. Depuis lors, il existe, chez les partage des compétences mystiques entre les chefs Namo gent un pouvoir rituel sur la pluie, et les chefs de terre r tones, responsables de la fertilité du sol. Ni les uns ni le détiennent à vrai dire le pouvoir politique ; ils agissent de établir la paix et la prospérité et font davantage figure de « l de gouvernants (« rulers ») (Fortes, 1970). Le terme naam a de son contenu politique mamprusi par les Tallensi qui n'o la fonction rituelle. A l'inverse, les cavaliers Moose, orig royaume mamprusi, qui créèrent par la force des armes mossi du Yatenga, exhibent seulement la signification poli dont ils se disent détenteurs. Une fraction de leurs descen bres du lignage royal, exercent le pouvoir ; un pouvoir q pagne d'aucune compétence mystique. Celle-ci est toute en aux chefs des lignages autochtones, maîtres de la terre, sphère du naam. Seul le roi détient, au prix d'une allianc niers, le pouvoir rituel sur l'ensemble des forces naturelles. Pour comprendre la nature du pouvoir il faut donc pren dération un espace historique englobant des sociétés fort d ce point de vue je rejoindrai volontiers la proposition d'A suggère de tenir compte de divers types d'espaces sociaux 1985). Mais se contenter de définir des espaces économiqu religieux distincts n'est pas suffisant. Il ne faut pas perdr chaque ethnie construit à l'intersection de ces divers ense formule socio-culturelle toujours originale. Ce qui est per façon dont le politique et le religieux s'articulent dans ch ration particulière. Telle demeure, me semble-t-il, la tâche l'anthropologie si elle entend ne pas se confiner à être un tique ou une histoire des religions plus ou moins détachée socio-culturel. Poursuivons notre analyse des royaumes africains et tournons nos regards vers le Swaziland, en Afrique australe (Hilda Kuper, 1947). Voici l'un des très rares États africains contemporains dont les frontières correspondent à peu près à celles d'une formation politique précoloniale. Les diverses populations autochtones de langue et de culture différentes 200 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L ETHNIE qui vivaient dans le pays furent conquises brutalement a dix-neuvième siècle par de lointains cousins des Zulu : le Dlamini, accompagnés de leurs clients. Leur puissant che Sobhuza, plaça ses proches parents à la tête de divers distr Mais les clans qui se soumirent humblement conservèren héréditaires ; désormais ils payèrent le tribut sous forme de services. Ceux qui résistaient furent anéantis, leurs fe comme épouses par les vainqueurs, et les enfants adoptés tique de ce peuple hétérogène se fondait sur l'idéologie d sacrée, que résume fort bien l'adage typiquement africain : « le pays pourrirait » (Kuper, 1947, p. 15). Une véritable n train de se constituer grâce à une institution centrale qui ment même de la puissance des rois : les jeunes gens de c d'âge étaient enrôlés à la cour dans un nouveau régiment. L disposaient ainsi d'une armée permanente. A sa mort, Sob son successeur un royaume puissant, craint et respecté pa composé de plusieurs dizaines de milliers de personnes. L people) participait au gouvernement central par l'intermé conseils royaux. Le premier comportait principalement d quelques chefs n'appartenant pas au lignage royal. Le secon tous les chefs et leurs principaux conseillers. L'aristocratie se compose donc pas uniquement de membres de l'ethnie c Voici assurément une formation sociale bien différente mossi du Yatenga où les conquérants militaires s'arrogen politique, tout en laissant aux diverses composantes de la p autochtone la maîtrise de la terre. Alors que les groupes const société mossi gardent leur identité propre, au Swaziland les clans autochtones se trouvent amalgamés par les conquérants dlamini en une société nouvelle, relativement unifiée. Tous participaient à un grand rituel qui mérite d'être qualifié de national (Kuper, 1947, chapitre XIII et L. de Heusch, 1982, chap VII). La régénération du monde entreprise par le roi solaire swazi au solstice d'hiver (l'été austral) est soutenue théâtralement par l'ensemble des régiments qui miment les phases de la lune. Une crise sociale est mise en scène : la royauté est censée être menacée par l'action des sorciers. Dans une première phase du rituel, les guerriers entourent le roi affaibli de leur sollicitude au moment où il va cracher une potion magique dans le sanctuaire de la cour. Les étrangers, mais aussi les membres du clan royal, sont alors écartés, pour mieux marquer sans doute que le souverain n'appartient plus à son groupe familial, mais à l'ensemble de la nation, symbolisée par l'armée réunie en corps. Choisi parmi les fils cadets du roi défunt, l'héritier du trône est 201 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L. DE HEUSCH considéré comme « le fils du pays » car, lorsque sa mère a bétail transmis à ses parents a été fourni par tous les dirigea appartient normalement au père du fiancé de donner « fiancée »). La dramatisation de la figure royale, devenue véritablemen la nation, se poursuit tout au long du grand rituel annu phase se déroule à la pleine lune qui suit le solstice. Le roi plénitude de sa force : il est proclamé « taureau de la nation l'après-midi du « grand jour » le spectacle atteint un clim Cette fois se sont les princes, membres du clan royal, qu souverain ; ils le poussent vers le sanctuaire tandis que la Les chants annoncent que les princes vont quitter la con cesses en larmes exhortent le roi à partir avec eux. Mai celui-ci surgit du sanctuaire, transformé en esprit de la n recouvert de feuillage vert, le visage caché par les plume coiffe, il entreprend une danse folle, imité par la foule p quelque temps, les membres du clan royal et les étranger lieux. Le roi lance alors une courge verdoyante qu'un jeun recueille sur son bouclier. Un grand vacarme salue cet événement considérable qui proclame symboliquement que le roi, créature sacrée, maître du rythme solaire, garant de la fertilité, n'est décidément pas le chef du clan royal (celui-ci l'exhorte à abandonner la région) mais bien le souverain d'une nation entière. Il me semble donc que l'anthropologue britannique Max Gluckman a commis un grave contre-sens en inter prétant cet impressionnant cérémonial comme un rituel de rébellion (Gluckman, 1963). Nous sommes en présence ici d'un nouvel ordre de grandeur. « La nation swazi est essentiellement une unité militaire », écrit Hilda Kuper {idem, p. 117). Le génie de Sobhuza réside en ceci : il a réussi, après une brutale conquête, à faire de l'armée un instrument d'unité nationale et à l'associer étroitement à l'idéologie de la royauté sacrée. Cette dernière institution est le ciment de la plupart des formations sociales centralisées dans l'Afrique traditionnelle, mais bien peu d'entre elles présentent la cohésion du royaume swazi. La royauté sacrée est assurément ici le lieu d'un consensus après avoir été l'instrument d'une violence initiale. Michel Izard réfléchit à la question à propos des Mossi du Yatenga. « Le propre de la machine étatique est de fabriquer du consentement avec de la violence » (Izard, 1985, p. 556). Face à la domination exercée par ces cavaliers moose surgis du monde extérieur, « les sujets ne répondent apparemment pas par la révolte mais plutôt par une sorte d'acceptation résignée qui est, si possible, repli sur soi » (Izard, 1985, p. 555). Mais 202 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L ETHNIE Izard n'est pas tenté de qualifier le royaume du Yatenga comme Hilda Kuper n'hésite pas à le faire à propos du ro C'est que l'État n'est pas nécessairement la nation. Tous l lent la même langue, mais Izard distingue à l'intérieur du Yatenga huit ethnonymes distincts {idem, 1992, pp. 75 et sont les descendants présumés des envahisseurs. Quatre niques » possèdent le statut d'autochtones. Deux autres g considérés comme étrangers : ce sont des musulmans pr commerce et l'artisanat du coton. Une septième appellat regroupe des populations de diverse origine issues lointa l'empire du Mandé {idem, p. 77). On ne doutera pas que l sificatoire ne fonctionne ici à plein rendement : un certa différences historiques servent à repérer des identités c tinctes au sein d'un même ensemble. Le royaume du Yat donc d'être qualifié de pluri-ethnique, alors que les diver composent le royaume swazi ont fusionné au sein d'un a société dont le principe est l'intégration « nationale » pa l'institution militaire. Changeons de cap et visitons, avec Alfred Adler, le royaume tradi tionnel des Moundang au Tchad. « Le peuple moundang, écrit cet observateur, fait partie de ces ethnies païennes du Tchad qui apparais sent sur la scène de l'histoire au début du siècle dernier, à la faveur des bouleversements historiques et religieux provoqués par les Peuls » (Adler, 1982, p. 19). Adler évoque ici la guerre sainte menée par les conquérants peuls à partir du nord du Nigeria. Or les Moundang refu sèrent l'islam. Bien que la cour adoptât en apparence les mœurs des émirats peuls, la royauté moundang demeure tout à fait étrangère au modèle islamique. Elle présente, cette fois, une singulière cohérence ethnique ; elle n'est apparemment pas le produit d'une conquête mili taire, mais le fruit d'une évolution endogène. Le tissu social de l'ethnie moundang est un ensemble de clans patrilinéaires et exogames, haute ment différenciés par un système totémique dont le modèle n'est pas sans affinités avec le système des castes. Chaque clan, avec ses particu larités culturelles, « est, par rapport à l'ethnie, comme la variété est à l'espèce » {idem, p. 89). Point de clan dominant. Le système clanique « ne connaît que l'égalité dans la différence » {idem, p. 137). La tradition his torique rapporte que l'ensemble de ces groupes de même statut conclu rent sur un pied d'égalité une alliance matrimoniale avec un chasseur étranger du nom de Damba. Par une espèce de contrat social, celui-ci devint l'ancêtre de la dynastie. « L'état social nouveau qu'instaure la prise de pouvoir de Damba est l'œuvre des clans qui apparaissent ainsi 203 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L. DE HEUSCH comme les unités constituantes, si l'on peut dire, du systè moundang » {idem, p. 83). Dans ce pacte, les clans demeure de la terre. Chacun d'eux a une relation privilégiée avec les qui en sont les possesseurs invisibles. Le roi est hors clan. I territoire moundang, qui est, contrairement à la terre, san royauté est le « puissant et dernier rempart » de l'identité Moundang {idem, p. 90). Outre les interdits spécifiques à tous les Moundang respectent des interdits communs « qu cient des tribus voisines » {idem, p. 93). Une fois de plus s'inscrit à l'intérieur d'un système classificatoire où la not est inséparable de celle d'altérité. Tous ces royaumes africains partagent une certaine con pouvoir sacré, qui se trouve être le noyau symbolique de le leur histoire est fort différente. Au Burkina Faso, le roya Yatenga, résultat d'une intervention violente, rassemble pa armes des groupes ethniques qui conservent leurs particu relles. Le royaume luba, qui est lui aussi conquérant, est c une volonté d'assimilation : le roi transfère à des chefs vassaux les insi gnes du pouvoir sacré, de telle sorte que l'on voit se créer à partir de la cour une vaste ethnie luba aux contours flous. Le processus d'assimila tion connaît un rare degré d'intensité chez les Swazi grâce à la partici pation de l'ensemble des hommes à l'institution militaire et à un grand rituel quasi national de régénération de la royauté. Une royauté qui est censée appartenir à tous. Le royaume moundang, enfin, n'est pas, contrairement aux précédents, le produit d'une conquête militaire par un groupe dominant, mais celui d'une alliance entre la dynastie et les clans, jaloux de leurs particularités culturelles. Ces différences internes sont constitutives d'une ethnie, qui englobe le système des diversités claniques. Il convient donc d'utiliser avec précaution le terme nation à propos des civilisations africaines traditionnelles. D'autant plus que la nation est un phénomène récent dans l'histoire de l'Europe et de l'Amérique. Il me paraît donc difficile de suivre Catherine Coquery-Vidrovitch lorsqu'elle entend donner à ce concept une portée universelle en suggé rant de le substituer à celui d'ethnie, dont elle récuse la validité. Je doute qu'on puisse parler, sauf exceptions, d'un « fait national précolonial » (Coquery-Vidrovitch, 1995, p. 121). Il me semble en revanche que l'ethnie, en tant que groupe culturel, et quel que soit son mode de formation, est une donnée anthropologique incontournable, en dépit des critiques virulentes qui lui ont été adressées récemment. Je me range volontiers à l'avis de Françoise Héritier. Après 204 This content downloaded from 193.54.110.56 on Sun, 27 Nov 2016 18:20:58 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms L ETHNIE avoir observé que ses divers éléments peuvent « dépasser société ou présenter en son sein des variations », elle ob culture est cependant une réalité dont les dépositaires so par laquelle ils se reconnaissent, en s'y conformant, un mune » (Héritier, 1984, p. 28). Cette conscience ethniqu pre aux sociétés que l'on qualifiait hier d'archaïques. Hér ditait les anciens Grecs : en dépit de leur dispersion géo malgré l'absence de tout lien politique, les Grecs étaient, s par la langue et par le sang, les sanctuaires et les sacrifices q communs », ainsi que par les mêmes mœurs et coutume 1992, p. 78). L'ethnicité grecque n'était pas une affaire politique, pas plus que ne l'est, toutes proportions gardées, celle des Bobo, des Minyanka, des Kasena. Mais depuis le dix-neuvième siècle l'on voit en Europe des peuples revendiquer leur indépendance au nom d'une unité culturelle et linguistique, réelle ou présumée, à commencer par les Grecs modernes soumis à la domination de l'empire ottoman. Des ethnies — dont la culture est largement cette fois le produit d'une construction savante élaborée sur des bribes de traditions populaires par une élite aspirant au pouvoir — prétendent au double statut de nation et d'État. Cette ques tion — la question des nationalités et des nationalismes — traverse toute l'histoire européenne du XIXe siècle. Elle ressurgit au XXe avec une sin gulière violence dans les Balkans comme dans le Caucase après l'effon drement du régime communiste. Mais elle se pose aussi aux vieilles nations d'Europe occidentale que l'on croyait consolidées par l'histoire. BIBLIOGRAPHIE Bazin, est J. (1985), chacun son Bambara, Adler, A. 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