Introduction V : Les concepts de base en anthropologie : nature, culture, race, ethnie 1.-L’ethnologie comme regard critique Née de la rencontre des cultures, l’ethnologie est aujourd’hui une discipline éclatée. Elle a suivi le brassage et le métissage universels : son objet n’est plus défini, mais sa méthode d’analyse est reprise par presque toutes les disciplines en sciences humaines. Elle n’a plus de frontières et s’applique aussi bien à l’étude de la diversité culturelle « chez nous » que chez « les autres » ; à l’analyse des traditions ou des survivances qu’à celle du changement, à la ville qu’à la campagne, à la cuisine qu’à la religion. Tout au plus l’anthropologie sociale a-t-elle tendance à identifier des constantes fonctionnelles dans les sociétés, tandis que l’anthropologie culturelle se concentre sur l’interprétation et la recherche du sens, comme si la culture était « un texte à déchiffrer » (Geertz). Dans tous les cas, l’ethnologie prétend à la fois s’immerger dans le contexte qu’elle étudie et maintenir un regard distant. Elle dé-construit pour comprendre. 2.- Nature et culture Pour l’ethnologie, la nature n’existe donc qu’à travers l’interprétation qu’en donne et l’usage qu’en fait une culture. La nature n’est jamais un objet en soi, donné brut ou « réserve naturelle », mais toujours un monde organisé dans lequel évoluent des dieux, des hommes et des animaux dans des rapports bien définis. Pour comprendre le rapport d’une culture à son environnement, il faut connaître ses mythes fondateurs, ses représentations du monde. Ce sont eux qui détermineront en bonne partie l’organisation de l’espace et sa symbolique, sur la base du paysage « naturel ». Ainsi, la vieille opposition nature/culture qui servait à déterminer l’émergence de l’homme et à le différencier des autres êtres n’a plus de raison d’être. Qui plus est, il devient de plus en plus difficile de tracer la frontière entre ces deux concepts, notamment en raison des découvertes de l’éthologie qui nous rapprochent de plus en plus des autres animaux. La culture englobe la nature et réciproquement. C’est pourquoi il n’existe pas une « nature » en soi, mais toujours une nature enculturée, une nature filtrée par la culture, qu’elle soit scientifique ou magique. 3.-L’invention du sauvage : menace et rêve La culture occidentale n’est pas différente des autres : elle s’est aussi forgé une image du monde dans lequel elle a placé l’homme et la nature et défini quel serait leur lien. Ce qui marque cette culture c’est l’anthropocentrisme, 1 l’émancipation de la raison et la domination qu’exerce l’homme sur la nature. On pourrait parler d’une conception de la culture contre la nature (Moscovici). La découverte au XVIè siècle d’une autre humanité, à la fois proche de la nature et de l’animalité, fascinante et repoussante, n’a pas ébranlé les convictions de l’homme blanc : il suffisait de pouvoir classer l’autre pour retrouver la paix. On le rejeta dans le passé, aux origines. Il devint sauvage, primitif et esclave avant de devenir indigène, colonisé puis sous-développé. Alors on songea à l’assimiler par l’éducation et l’évangélisation. Mais souvent la figure du bon sauvage nourrissait aussi les rêves et inspirait les poètes et philosophes. Ce n’est que récemment, au XXe siècle, qu’avec des recherches de terrain et l’ébranlement des certitudes scientifiques dans le domaine même de la science, que le relativisme culturel a pu être envisagé et les cultures comparées. Le bon et le mauvais sauvage sont des constructions de notre esprit, de même que le paysan abruti et le paysan modèle… 4.- Le rôle de l’imaginaire : à la recherche du bon sauvage (film) L’histoire de la rencontre des cultures montre bien qu’au-delà des enjeux économiques et politiques ce sont des imaginaires, des représentations qui s’entrechoquent. L’écologie pourrait être tentée d’opposer à la rapacité de l’occident, dévastateur des forêts et pollueur de l’atmosphère, le modèle du bon sauvage, respectueux de l’environnement. C’est ce que Montaigne a fait, au XVIè siècle pour critiquer la société française et son hypocrisie : il a évoqué les mœurs primitives et naturellement bonnes des sauvages pour les donner en modèle. La société parfaite existe, mais ailleurs ou dans le passé ou dans le futur. Ainsi fonctionne l’imaginaire. Au nom de la raison ou de la coutume, une société peut très bien causer des ravages considérables à la nature (environnement physique). J’en veux pour preuve par exemple l’exploitation des forêts en Europe centrale-orientale au XVIIIè s. Les exploitants reprochaient aux indigènes leur gaspillage, sans mettre en cause leurs coupes claires. On ne peut opposer une « civilisation » à des « populations sauvages ». Il faut bien admettre une multiplicité de sociétés qui, selon leur conception du monde et de la nature –et bien entendu leur technologie et la composition physique de leurs terres, sans oublier leur pouvoir- disposent de leur environnement comme leur mythe le leur dicte (Sahlins, 1980). C’est en tout cas la leçon intéressante du film visionné : l’indien, pas plus que le paysan, n’est économe « par nature », ni pauvre, ni besogneux. Au contraire l’ethnologie est pleine d’exemples où le « bon » sauvage pratique le gaspillage, l’économie d’abondance et la démonstration de richesse. Mais finalement, il est vrai que la nature non plus n’est pas économe ! 2 L’ethnologie n’est pas une autorité morale. C’est pourquoi elle observe, analyse, démonte, compare, remet en question, mais ne prend pas position. Cela n’empêche pas l’ethnologue de s’impliquer dans des débats de se battre pour des causes, comme l’on fait ceux qui ont dénoncé l’ethnocide des Indiens ou des Esquimaux dans les années 1970 ou comme le font encore ceux qui tentent d’empêcher l’exploitation de la forêt amazonienne ou la disparition des peuples indigènes. Race, ethnie, culture, nation, religion : des identités contestées Sur les notions de race et d’ethnie qui se trouvent également aux fondements de l’anthropologie avec celle de culture, il existe une vaste littérature bien entendu. La discussion de la pertinence de la notion de race en anthropologie fait partie d’un débat ancien où l’anthropologie physique jouait encore un rôle majeur dans la classification des sociétés humaines (Race et histoire de Lévi-Strauss). La notion d’ethnie comme celle de culture a été déconstruite. La notion d’ethnie a supplanté la notion de race, parce qu’elle comprend d’autres traits que les seuls traits physiques. Aujourd’hui, la culture tend à remplacer l’ethnie, parce qu’elle a en principe des connotations encore moins essentielles et restrictives. Mais la notion de culture elle-même (voir Cuche et Bayart) est critiquée, à la fois pour son imprécision et les risques qu’elle comporte de dérive essentialiste. C’est dire que le débat sur l’identité collective (race, ethnie, culture, peuple, nation) est en pleine effervescence dans un monde où ces identités sont à la fois rejetées par les individus ou revendiquées par eux. Au niveau de l’identité individuelle revendiquée, un bon exemple de ce débat se trouve dans le livre de Gaston Kelman : Je suis noir mais je n’aime pas le manioc (2004) lire p. 115 Au niveau plus général vous pouvez recourir au livre: l’imbroglio ethnique L'imbroglio ethnique en quatorze mots-clés édité par René Gallissot, Mondher Kilani, Annamaria Rivera et publié en 2000 Dans la mesure où le terme de race ne fait référence qu’à l’aspect physique et ne peut en aucune manière déterminer le comportement social et culturel, il n’y a plus guère que les Américains à recourir à ce concept. Le concept d’ethnie est encore utilisé parfois, surtout dans le cadre de nations reconnaissant formellement des minorités ethniques non sans ambiguïté d’ailleurs, pour désigner des groupes différents de la nation titulaire : mais ici intervient le problème car celle-ci n’est pas homogène non plus. Le débat sur la nation, nationalité, ethnos, auxquels viennent d’ailleurs se mêler des éléments 3 identitaires religieux est encore au centre du débat politique en Europe et en Amérique dans le cadre des questions interculturelles ou interethniques. 4