Sociologie de l’action collective Cours de Bachelor Bertrand Oberson Cours no 2 Société « postmoderne » : individualisme hédoniste et la construction du sujet La société postmoderne1 Avant les années soixante, les valeurs dominantes étaient l'épargne, la chasteté, la conscience professionnelle, l'esprit de sacrifice, l'effort, la ponctualité, l'autorité. Les années soixante accordèrent beaucoup d'attention au nationalisme, à la justice sociale, à la nouveauté. Aujourd'hui, la spontanéité, l'accomplissement de soi, la jouissance, la permissivité, l'humour seraient des marques distinctives. «L'air du temps est à la différence, à la fantaisie, au décontracté; le standard, l'apprêté n'ont plus bonne presse. Le culte de la spontanéité et la culture psy stimulent à être «plus» soi-même, à «sentir», à s'analyser, à se libérer des rôles et des «complexes». On y prétend qu'il n'y a pas de vérité objective – ni « vrai », ni « faux » – aucune possibilité d'être jamais sûr de son affaire. La seule « vérité », c'est ce qui satisfait mes intérêts et mes goûts. La culture postmoderne est celle du feeling et de l'émancipation individuelle élargie à toutes les catégories d'âge et de sexe.»2 L'être postmoderne doit être «cool», décrispé, flexible, décontracté, permissif, tolérant. Que faut-il penser de la société postmoderne? Certains y voient un progrès : l'être humain jouit d'une plus grande liberté, devient plus tolérant, plus autonome, plus responsable; d'autres craignent que la cohésion sociale se dissolve, que nous sombrions dans un certain chaos : «Le danger ne réside pas tant dans un contrôle despotique que dans la fragmentation - c'est-à-dire 1 http://www.litterature-quebecoise.org/p-modern2.htm BO / SA 2009, Sociologie de l’action collective 1 dans l'inaptitude de plus en plus grande des gens à former un projet commun et à le mettre en exécution. La fragmentation survient lorsque les gens en viennent à se concevoir eux-mêmes de façon de plus en plus atomiste, autrement dit, de moins en moins liés à leur concitoyen par des projets et des allégeances communes.»3 La plupart s'entendent pour dire que notre société est dans une phase de transition (comme la Renaissance en fut une), que les véritables changements seront le fait du XXle siècle. L’homme a perdu toutes ses illusions, illusions du progrès, illusion de l’omniscience et illusion de la maîtrise de la nature. Les sociologues de la postmodernité décrivent l’avènement imminent de sociétés sans classes, sans emploi fixe et sans culture dominante. Réseaux, tribus, interactions à distances et styles de consommation feraient alors office de repères pour chacun4. La consommation est un argument central des sociologues de la postmodernité. Le principe du plaisir et celui de la réalité, au lieu de s’opposer, sont confondus chez le consommateur postmoderne. La postmodernité est un âge où le doute est envahissant. La culture, l’organisation économique et la structure sociale sont affectées par trois tendances évolutives globales : 1. À la consommation de masse uniforme se substituent des styles de vie. Le paysage des consommations se complique et se transforme de façon spontanée, par fragmentation et bricolage. 2. À la grande industrie se substitue des formes flexibles d’organisation industrielle et du travail. 3. À une stratification sociale hiérarchisée en un petit nombre de classe distinctes se substitue une structure plus floue : la nébuleuse des classes moyennes5. Retours sur l'agir en société: L'action collective est définie comme une action commune d'un ou plusieurs groupes pour faire triompher des fins partagées. L'organisation assure la collaboration des individus. Une organisation est composée par des mécanismes prévus de réponses institués qui interviennent aux attentes de ses membres. Une organisation crée ainsi de la régularité : elle prévoit les modes d'intervention. L'action collective ne prend pas toujours la forme d'une organisation, elle utilise parfois des canaux 2 LIPOVETSKY G., L'Ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain, Paris, Éditions Gallimard, 1983, p. 24 3 Charles TAYLOR, cité dans BOISVERT Y., Le Monde postmoderne : Analyse du discours sur la postmodernité, Paris, Éditions L’Harmattan, Collection Logiques sociales, 1996, p. 111. 4 Sciences Humaines, no 73, juin 1997, pp. 12-13. 5 HERPIN N., « Sommes-nous postmodernes ? » in Sciences Humaines, no 73, juin 1997, p.26. BO / SA 2009, Sociologie de l’action collective 2 non-institutionnalisés, non-préexistants, non-définis d'expression d'intérêts (ex. manifestations). Les finalités partagées sont alors la volonté de transformer la situation. Une action collective a donc une vie, elle est un processus interactif non-linéaire. Quelles conséquences à cet individualisme hédoniste? L'intérêt collectif, les fins visées ne sont certainement plus des questions de classes sociales, mais plus parcellisées, localisées, spécialisées. L'engagement personnel permettant ainsi de se construire en tant qu'être unique. Nombre de caractéristiques contemporaines de l’engagement relèvent d’un fonctionnement en réseau, en ce qu’elles ne contribuent aucunement à fixer les limites de l’unité sociale du groupement. C’est le cas des collectifs qui accueillent des individus aux engagements éphémères, résiliables à tout moment, limités dans le temps comme dans la tâche à accomplir. Les groupements informels de jeunes en constituent un exemple frappant : la composition du groupe n’est jamais fixée puisqu’elle dépend de la distribution quasi aléatoire de ses membres au gré des actions ponctuelles décidées dans une logique d’anticonformisme revendiqué. Enfin, on notera qu’en recrutant leurs membres de plus en plus souvent au nom de leurs compétences personnelles et savoir-faire professionnels (avocats, médecins, infirmières, comptables gestionnaires, « professionnels de la parole », ou de l’écoute, capital social, capacité de médiation), les groupements peuvent se mettre en situation de renoncer à maîtriser leurs identités collectives respectives. En d’autres termes, l’affiliation de l’individu au groupe n’est plus le pré-requis principal : ces ressources sont mobilisées sans conditions d’intégration préalable des personnes aux valeurs du groupement. Engagement à la carte, éphémère, multiple, à distance: l'existence et la vie du groupement ne constituent plus un enjeu fondamental de l'action. En cela, l'engagement ne saurait être compris comme la confirmation d'un ancrage communautaire déjà présent ou comme la manifestation de l'appartenance à une identité collective qui existerait à l'état latent: "la sociologie du volontariat ne peut s'accommoder, a priori, de considérations subsumant la diversité des cas d'investissement désintéressé sous une même réalité. De fait, les corps de volontaires rassemblent aujourd'hui des individus aux trajectoires sociales si différentes qu'il devient risqué de reconnaître une communauté de valeurs, d'admettre une similitude de postures, sinon de stratégies, à l'égard de l'enrôlement".6 Nombre d'analyses de groupements récents se trouvent également confrontés à l'extrême diversité sociale de leurs membres. Certes, auteurs de leur engagement, les individus du groupement, réunis en réseau, continuent d'agir en nom collectif; mais pour cela, vivre le collectif n'est plus un pré-requis. 6 RÉTIÈRE Ph., "Être sapeur-pompier volontaire. Du dévouement à la compétence" in Genèses, juin 1994, p. 95. BO / SA 2009, Sociologie de l’action collective 3 À tout le moins ces obligations ont perdu de leur solennité voire de leur ritualité: témoins les indicateurs relevés dans la quasi-totalité des groupements observés: disparition des cartes de membres, absence de rappel des cotisations, voire refus de toute obligation de cotisation, moindre importance conférée aux rapports d'activité, désignation quasiment informelle des responsables. Pour autant, l'action n'est pas désorganisée; mais l'action institutionnelle des groupements est réduite aux objectifs formels de l'association: différenciée selon les compétences de chacun et les prises d'initiatives individuelles.7 7 ION J. & RAVON B., "Causes publiques, affranchissement des appartenances et engagement personnel" in Lien Social et Politiques, RIAC, no 39, printemps 1998, p. 64. BO / SA 2009, Sociologie de l’action collective 4