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Cahiers de Sciences politiques de l'ULg -
Cahier n°4 - Analyse structurale et syntagmatique des institutions politiques
Pierre Verjans,
Chef de travaux, Université de Liège
Une institution politique
Les institutions juridiques se présentent souvent sous la forme de configurations de règles plus ou moins stables de rapports sociaux. L’efficacité
de ces règles vient non seulement de la capacité pour un au moins des intérêts en présence de se prévaloir du monopole de la violence de l’État
mais aussi de l’espèce d’équilibre entre les parties, fruit de nombreuses expériences accumulées. L’histoire du droit privé, l’histoire du droit
romain, illustrent ces règles partiellement réutilisées dans des contextes parfois différents. Les institutions politiques ne présentent pas cette
stabilité à travers les générations et pourtant les différentes formes d’analyse institutionnelle ont tenté d’expliquer par leurs forces une partie de
leur efficacité. Il peut s’avérer utile de rappeler le fondement des analyses des institutions de langage dont on a pu croire dans les années
cinquante et soixante qu’elles allaient faire franchir aux sciences sociales un seuil qualitatif important. A posteriori, on peut croire que l’effet de
mode importait plus que le travail d’appropriation de concepts étrangers. Nous proposons encore de faire un pas vers une utilisation possible de
l’intuition structuraliste en science politique.
Il vaut la peine de remarquer que l’idée consistait au départ à analyser les institutions sociales comme on pouvait analyser le langage, à la
manière de Ferdinand de Saussure, en tant que double articulation de sons ou signifiants contenant du sens, du signifiant, un contenu, disons,
idéel. Rappelons d’ailleurs qu’Umberto Eco, dans Le Signe, écrivait qu’un référent extérieur au langage existe aussi (en tout cas, la plupart du
temps, la réalité n’attend pas qu’on parle d’elle pour être).
Un système de langage simple peut être présenté sous forme de matrice. Prenons l’exemple du système sémantique rudimentaire du feu rouge où
les couleurs remplacent les sons articulés dans le langage parlé que l’on peut représenter de la manière suivante1.
Ce que cette matrice classique en sémantique montre, c’est que le choix culturel, social, liant la couleur rouge à l’interdiction de passage aurait
tout aussi bien pu servir à porter la signification inverse. La matrice illustre l’arbitraire social qui a lié les significations « passe » à la couleur verte
et « passe pas » à la couleur rouge. Dans un système linguistique aussi simple, on peut saisir que l’articulation des signifiés est basée sur un
paradigme, une opposition : « passe » s’oppose à « passe pas » mais aussi sur un syntagme, une succession : si, dans des pays où la liberté de
circulation représente une valeur et un intérêt premier, la population accepte de ne pas passer, c’est parce qu’à l’arrêt obligatoire succédera le
démarrage et la remise en circulation. De la même manière, les signifiants s’opposent et, dans le système sémantique des feux de circulation, le
rouge s’oppose au vert et ils se succèdent régulièrement. Cette logique syntagmatique est d’ailleurs telle que tel conducteur, arrêté trop longtemps
à son gré à un feu rouge se considérera comme légitimé à considérer que le système (linguistique) ne fonctionne plus et que le feu est en panne.
Ceci dit, sans compter sur la relation avec les autres usagers de la route que le conducteur croisera perpendiculairement, utilisant alternativement
la succession d’arrêt et de démarrage et sans compter les chauffards.
La question des dimensions et des temps
On peut présenter les dimensions et les temps de l’action sociale et leur croisement de la manière suivante.
Fernand Braudel2 propose de schématiser l’analyse historique et donc l’analyse sociale en trois temps, la courte durée impliquant les enjeux
immédiats des actions auparavant décrites par l’histoire événementielle ; la moyenne durée marquée par la longueur de la vie humaine pourrait-on
dire, les projets institutionnels et les défis collectifs ; la longue durée mesurant les vies des civilisations, non comme l’avait si mal compris
Samuel Huntington que les civilisations soient imperméables mais parce chacune d’entre elles est relativement perméable seulement et que le
poids du quotidien reproduit quasi indéfiniment influence souvent les modifications les plus immédiates qui se généralisent dans le monde. À
chaque niveau de l’analyse, on peut considérer donc la structure politique et dans le temps et la taille collective qui est prise en compte, interindividuelle, institutionnelle ou « sociétale ».
L’analyse s’enrichit dès lors que les questions contextuelles sont considérées comme organisant la réflexion de l’observateur. Ici, elles sont
posées, ainsi que dans l’analyse sémantique, comme un emboîtement successif, l’unité de taille supérieure conditionnant en quelque sorte l’unité
de taille inférieure en même temps qu’elle est construite par celle-ci. Relation bilatérale donc, sans qu’on cherche à résoudre la question de
l’antériorité ou de la causalité, constatant en tout cas les liens et les relations entre les différents ensembles.
Le croisement de deux volontés et de deux intérêts
Le système politique peut donc se décomposer en ensembles de tailles différentes. Dans une décortication de l’atome relationnel qui institue le
droit, unité de base appelée jurème3, on peut voir apparaître deux acteurs au minimum dont un au moins exprime une volonté sur l’action de
l’autre. Une fois ceci posé, nous revenons à la vision foucaldienne du Dominant et du dominé, en prenant en compte que le dominé n’est jamais
complètement écrasé sinon il n’y a plus relation de domination mais de subjugation, d’absence complète de volonté de l’un des acteurs. Vu
comme mode de relation sociale de base, épurée des contextes dont nous savons cependant qu’ils font partie de la compréhension du monde, la
relation juridique interindividuelle de base peut se présenter comme une matrice où s’expriment deux dimensions du langage social : l’institué, la
volonté, le projet ou l’intention du sujet d’un côté et l’instituant, les intérêts, les positions, les données de l’objet social de l’autre côté.
Remarquons qu’en utilisant cette définition, nous ne rentrons pas dans le schéma de Cornélius Castoriadis. Pour celui-ci, le rapport entre les deux
termes peut être résumé comme suit :
« La société est œuvre de l’imaginaire instituant. Les individus sont faits par, en même temps qu’ils font et refont, la société chaque fois
instituée : en ce sens, ils la sont. Les deux pôles irréductibles sont l’imaginaire radical instituant – le champ de création social-historique – d’une
part, la psyché singulière, d’autre part. »4
« La société instituée est toujours travaillée par la société instituante, sous l’imaginaire social établi coule toujours l’imaginaire radical. »5
En d’autres termes encore, l’instituant, pour lui, c’est ce « qui fait surgir des formes de société autres et nouvelles »6. Notre division est
totalement différente et ne recoupe en rien celle du découvreur de l’institution imaginaire de la société. Car tandis que lui-même part de la révolte
individuelle contre une société lourde à bouger, nous considérons, d’une part, que les deux sont totalement sociaux et, d’autre part, qu’ils ne
s’opposent pas mais qu’ils se croisent, opposant deux volontés sur un axe et deux intérêts sur l’autre axe. Nous constituons donc une double
articulation du politique, comme de Saussure avait disséqué une double articulation du langage, croisement du signifiant et du signifié.
Vu du côté du dominant, la relation est basée sur un vœu et sur une menace de sanction. Vu du côté du dominé, l’anticipation de la pénibilité de la
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réalisation du vœu fait contrepoids à la crédibilité de la sanction annoncée. Si le dominant reste au gouvernail de la manœuvre, son monopole de
la violence est en quelque sorte doublé par un monopole du discours. Si le dominant perd sa force au point de ne plus apparaître comme capable
de sanction, il perd sa qualité de dominant. Le dominé, de son côté, peut mettre plus ou moins d’énergie à renverser le rapport de force ou à
l’atténuer. Les deux volontés ne s’opposent donc pas nécessairement, dans la théorie de Lucien François. La volonté du dominé, en ce qui
concerne une action particulière, peut très bien coïncider avec celle du dominant. Autrement dit, il peut arriver que le vœu du dominant ne
rencontre aucune opposition et que la menace de sanction reste en quelque sorte purement théorique, comme un rappel moral vague et peut-être
superfétatoire.
Deux volontés
Mais les volontés peuvent aussi prendre de la hauteur, devenir plus générales, basées sur des principes d’action plus globaux, impliquant une
grille de lecture et des jugements de valeur différents entre le dominé et le dominant. Dans ce sens alors, les principes évoqués peuvent s’opposer
entre eux, évoquant une tension entre deux pôles. Deux volontés exprimant des valeurs opposées peuvent s’affronter et se figer jusqu’à devenir
des idéologies, des constructions théoriques fort élaborées qui marquent des valeurs générales, ce qu’on a appelé il y a encore peu de temps des
choix de société. Dans les grands systèmes d’opposition idéelle, nous constaterons la présence de ces polarités. Bien entendu, pour simplifier
l’exposé, on acceptera l’idée pourtant saugrenue que ces polarités, étalées pourrait-on dire sur un continuum, entre deux extrêmes, peuvent être
représentées par deux blocs. Simplification dangereuse mais utile pour mener l’analyse à bout. « Dans tous les coins de la Terre, on trouve non
seulement les mêmes valeurs fondamentales mais aussi les mêmes conflits de valeurs qui ne peuvent se résoudre de manière harmonieuse. »7
Les positions institutionnelles impliquent donc des intentions qui se pensent dans des cadres conceptuels parfois fort large. Par analogie avec
l’analyse du langage, on peut appeler cette polarité une polarité instituée, donnant du contenu politique et idéologique large à l’institution politique.
Deux intérêts
Le contenant de l’institution politique, l’instituant répéterait alors des intérêts liés aux positions institutionnelles. Par rapport à chaque institution, on
peut imaginer en effet une projection dans l’avenir qui favorise un pôle géographique ou fonctionnel dans la société. Si cette institution devient un
enjeu central dans le débat politique, les polarités vont se marquer et des intérêts divergents vont s’opposer. L’institution, au sens commun du
terme, existe s’il y a répétition de la relation interindividuelle singulière, si les positions sont marquées d’entrée de jeu en quelque sorte. Nous
quittons la relation unique pour rentrer dans une relation préprogrammée, répétition de relations antérieures ou modification de relations antérieures
mais en tout cas marquée par le suivi du temps. Il s’agit bien du contenant des politiques suivies, donnant forme et présentation aux idées
défendues en principe, incarnant les doctrines dans des groupements d’hommes et de femmes qui cherchent à améliorer leur sort.
L’avantage de l’analyse structurale réside dans le croisement des intérêts, des instituants politiques et des intentions, des institués politiques.
Comme nous le verrons en exploitant le travail de Stein Rokkan8, on pourra montrer que chaque matrice importante utilisable aux différents
niveaux micro, méso et macro-politiques donne la possibilité d’une analyse structurale singulière.
Exemples d’institutions politiques
On peut décrire des politisants rendant compte des phénomènes observés à l’intérieur des États-nations par Stein Rokkan et des politisés qui les
animent. Pour simplifier, nous considérerons que quatre questions fondamentales doivent être résolues par les formations sociales ou collectivités
considérées, à savoir : Qui sommes-nous ? Pourquoi vivons-nous ensemble ? Comment produisons-nous ? À qui distribuons-nous nos
productions ?
Centre-Périphérie & Inclusivisme-Exclusivisme
La question « qui sommes-nous ? » se pose, dans l’axe des institués, des signifiés politiques, comme remplissant la fonction d’identification.
Cette fonction est tiraillée entre deux grands courants d’idée, l’un basé sur l’inclusivisme et l’autre sur l’exclusivisme. Dans l’axe des signifiants
politiques, des contenants, la question se pose comme remplissant la fonction de protection, tiraillée entre deux entités présentes dans les États,
le Centre et la Périphérie.
À la question « qui sommes-nous ? », la réponse paraît souvent évidente, tant les identités collectives nationales ont pris de place ces dernières
générations. Norbert Elias définit l’État comme un monopole de la violence doublé d’un monopole d’État9. À partir de cette prémisse, la fonction
de protection que l’État remplit dans les sociétés modernes peut être considérée comme fondamentale dans les systèmes occidentaux de
politique. Mais cette fonction de protection peut être remplie de manière différente, et en fait tous les habitants ne bénéficient pas de cette
protection au même titre. Il s’agit d’un fait géopolitique de base, donnée de départ de la construction de l’État, à savoir l’opposition entre le centre
et la périphérie. Au fur et à mesure que l’État grandit au détriment des unités sociale voisines, qu’il englobe de nouvelles périphéries, celles-ci
étant les dernières venues dans l’ensemble étatique, ces périphéries maintiennent peu ou prou des différences linguistiques, religieuses, bref
ethniques au sens large avec le centre de la formation. Ces différences liées au temps d’incorporation dans l’État se doublent du fait que les
zones éloignées du centre sont moins facilement défendables que la zone centrale. Ce premier mouvement de centralisation, fruit de la révolution
nationale à la sortie du Moyen-âge constitue une tendance lourde qui a provoqué de nombreuses résistances locales.
Le terme
, polis, qui a, à l'origine, le sens, gardé par
, acropolis, de « forteresse, citadelle »10, marque l’origine de la fonction de protection de la collectivité. Le mur de la cité qui donne protection
dépend aussi de l’identification collective, de la détermination du droit de cité : qui est dedans, qui est dehors ? Cette question fondatrice pour
toute collectivité renvoie à la question nationale qui constitue le politisé du politisant qu’est l’État. La littérature politologique sur le nationalisme
couvre des murs entiers de bibliothèques. Retenons que pour les groupes sociaux qui se définissent par une même identité, l’ethnicité implique
une revendication, définie comme recherche d’une reconnaissance spécifique à l’intérieur de l’État dans lequel ils vivent ou une reconnaissance
qui dépasse les frontières de plusieurs États. Un glissement peut s’opérer d’une revendication ethnique à une revendication nationaliste. Le
nationalisme se définit alors comme la revendication à l’autodétermination, à la création d’une communauté politique distincte et souveraine pour
chaque nation, chaque peuple11. Cette lutte ethnique peut prendre appui sur un espace géographique définissable et se dénomme souvent alors
régionalisme. Jean Beaufays distingue trois types de régionalismes. Le premier type est basé sur un héritage de traditions et de vouloir-vivre en
commun et peut être appelé la région historico-consensuelle. Le deuxième type, provoqué par une perception de différences ethniques et de
langues sera considérée comme ethnico-linguistique ; elle suppose chez les acteurs politiques la croyance dans une ethnie objective et elle ne
leur apparaît pas comme un réel projet politique mais plutôt comme une donnée extérieure à leurs désirs. La région de type économique est définie
comme un ensemble territorial constitué sur base d’intérêts collectifs12. Ce qui importe pour nous, dans le cadre de cette recherche, consiste en
l’opposition systémique entre une conception de la collectivité basée sur un repli versus une ouverture, une définition exclusiviste ou inclusiviste
de l’identité politique. Entre une identification politique vécue comme un donné ou vécue comme une reproduction continue, les acteurs politiques
doivent pencher d’un côté ou de l’autre, être attirés par l’un ou l’autre pôle. Définit-on la collectivité comme potentiellement ouverte à de nouvelles
affiliations ou comme refermée sur des appartenances préétablies ?
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Dans l’histoire, les polarisations centre/périphérie et exclusivisme/inclusivisme n’ont pas toujours été liées de la même manière. Nous pouvons
dresser le tableau suivant. Les positions représentées par le tiret (–) illustrent le système politique des dix-huitième et dix-neuvième siècles,
époque où le jacobinisme incarnait un patriotisme à vocation universelle et où le régionalisme, par la défense des particularismes et des traditions,
plaçait des frontières internes à l’extension de la citoyenneté et dressait les paysans, les « pays » les uns contre les autres. À la deuxième moitié
du vingtième siècle, le système s’inverse et le langage politique est illustré par les positions marquées X. À l’époque du feu nucléaire, le
patriotisme devient obsolète et marque un refus d’ouverture au monde tandis que le retour aux racines que de nombreux régionalismes affirment
se propose comme une ouverture à d’autres. On peut penser ici par exemple à l’ouverture vers la francophonie des Québécois.
Église-État & Autoréférentialisme-Hétéroréférentialisme
Les fonctions de légitimation et d’initiation répondent à la question : « pourquoi vivons-nous ensemble ? ».
À propos de l’opposition classique entre l’Église et l’État, nous parlerons d’un politisant remplissant une fonction rituelle d’initiation. On entend ici
par initiation, les rituels, étudiés en anthropologie marquant un changement de statut notamment le passage à l’âge adulte ou le retour à l’état de
bien portant après une maladie. Le fait que dans les sociétés contemporaines occidentales ces rites d’initiation se présentent comme de purs
fruits de la rationalisation n’empêche qu’ils « communiquent aux jeunes un savoir sur la société qui les accueille, non pas une connaissance
extérieure mais un savoir de la société, de ce qui la constitue. La fidélité à ses normes doit assurer la continuité de la communauté »13.
Historiquement, l’origine de l’affrontement dans les États catholiques modernes illustre cette fonction d’initiation.
« En novembre 1789, pour redresser les finances publiques dont la situation calamiteuse avait été la cause et la raison d’être de la convocation
des États généraux et conjurer la banqueroute dont Mirabeau avait évoqué le spectre en termes pathétiques, l’Assemblée avait décidé, sur
proposition de Talleyrand, ancien agent général du clergé, la mise à disposition de la nation des biens du clergé, le plus grand propriétaire du
royaume. En contrepartie l’Assemblée s’était engagée à assurer au clergé une rémunération décente : c’est l’origine du budget des cultes.
Initiative grosse de conséquences : d’une part la sécularisation des activités de bienfaisance et d’éducation qui faisaient partie depuis des siècles
de la fonction sociale de l’Église ; d’autre part, dépossédé désormais de ses biens propres, privé de leurs revenus, le clergé tombait pour sa
subsistance dans la dépendance de l’État : les ecclésiastiques devenaient ipso facto des agents rétribués sur fonds publics. » 14
Il ne s’agissait donc pas d’un acte ayant pour but de diminuer les moyens d’action de l’Église mais cherchant à augmenter ceux de l’État. Le
résultat fut de toute façon identique. La standardisation des procédures de formation va transformer l’État en un appareil complexe alphabétisant
les masses tandis que l’extension et la rationalisation des activités de bienfaisance vont ouvrir l’ère des politiques de contrôle hygiénique puis de
santé.
De façon à élargir les concepts qui s'opposent ici, on peut définir les tenants d'une ligne cléricale comme partisans d'une logique hétéroréférentielle
tandis que les anticléricaux seraient situés comme favorables à une logique autoréférentielle. Une société autoréférentielle cherche ses valeurs et
ses raisons d'être et de fonctionner en elle-même tandis qu'une société hétéroréférentielle cherche ailleurs qu'en elle-même ses raisons de vivre.
Ce type de définition présente l'avantage d'ouvrir la contradiction à d'autres institutions que l'Église catholique et l'État moderne et pose de façon
philosophique le débat social et politique de la transcendance et de l'humanité. « [Le souverain] ne “représente” plus l’extériorité effectuante du
fondement, il répond à l’intérieur du corps politique aux nécessités immanentes de son tenir-ensemble »15.
Dans le domaine de la légitimation, on observe une généralisation de la représentation populaire dans différents pays du monde et une mimétique
de cette représentation dans les organisations internationales en quête de légitimité. Bernard Manin, a étudié les principes qui justifient
l’engouement généralisé pour des procédures mieux représentatives.
La légitimation moderne repose donc sur une gestion de la population plus subtile que la simple domination dont l’État pouvait se contenter quand
il demandait peu aux contribuables et quand il promettait peu aux citoyens. L’époque moderne a vu se généraliser, contre le système traditionnel,
un système représentatif qui obtient une efficacité légitimante supérieure aux autres systèmes qui n’ont pas pu y résister.
« L’élection […] accomplit deux choses à la fois : elle sélectionne les titulaires des charges, mais en même temps elle légitime leur pouvoir et
crée chez ceux qui ont désigné un sentiment d’obligation et d’engagement envers ceux qu’ils ont désignés »16. En tentant de voir l’alchimie de la
légitimation du système représentatif, Bernard Manin souligne l’effet d’autoréférentialité qu’il entraîne à l’inverse d’un système de droit divin
dépassé alors par les faits humains, leur technologie et leur croyance. L’explication de Manin repose sur les deux faces de la représentation
politique. Le représentant, d’un côté, doit mimer, être comme le simple électeur mais, d’un autre côté, on attend de lui qu’il agisse en tant que
représentant légal, banquier ou tuteur, spécialiste délégué pour sa compétence. On compte sur des qualités d’élite en même temps que sur une
appartenance populaire. Cette ambiguïté, cette contradiction dans le mandat politique explique à la fois son efficacité légitimante et sa capacité de
décision face au danger. Mais l’hétéroréférentialité peut prendre une forme moins religieusement institutionnalisée comme une sacralisation laïque
du contrat social menant à un respect inconditionnel de la raison d’État, à un système décrit par Max Weber comme bureaucratique. Le système
structural se présente donc, dans ce champ, de la manière suivante.
On voit poindre des discours présentant le monde associatif ou la société civile comme en prise plus réelle sur le monde tel qu’il est tandis que
les logiques représentatives seraient prises dans des considérations clientélistes, de marketing politique voire dans une bulle microcosmique la
mettant en réalité à côté du monde réel et donc perdant sa référence au peuple tel qu’il est pour se référer à un peuple imaginaire. Un
renversement des discours est donc possible ici aussi.
Marché-Terroir & Individualisme-Holisme
La question : « Comment produisons-nous ? » correspond, dans l’axe des signifiés politiques à la fonction de rationalisation, polarisée entre
l’individualisme et le holisme et, dans l’axe des signifiants, à la fonction de production, écartelée entre le marché et le terroir.
La tendance à la marchandisation du monde et les résistances locales qu’elle suscite, observée par Karl Polanyi et si bien décortiquée par Max
Weber sur le mode de rationalisation illustre l’extension de la logique qui a modifié les zones septentrionales depuis une dizaine de générations.
« La contradiction opposant en définitive Nature et Production relèvent donc, à la fois, de l’infrastructure – le mode de production – et du territoire,
l’écosphère. Les mouvements sociaux qu’engendre cette contradiction sont : vers la fin du siècle passé la défense du mode de production préindustriel minifundaire – les agrariens existent dans les pays qui ne connurent pas la Féodalité – avec la sous-famille des partis agrariens et, alors
qu’on la croit moribonde, le retour à ce mode de production enrichi des progrès de la biologie que prône la sous-famille des partis écologistes. »17
On peut saisir un sens de ce clivage à travers l’histoire des deux derniers siècles en cherchant chez Polanyi les conditions de la grande
transformation que la société industrielle apporte dans nos sociétés depuis le XIX ème siècle. Pour ce dernier, la civilisation du siècle de la vapeur
reposait sur quatre institutions, soit l’équilibre des puissances, l’étalon-or international, le marché autorégulateur et l’État libéral. En ce qui
concerne notre problématique, le point focal se situe dans l’existence d’une foi dans une société de marché généralisée.
« Notre thèse est que l’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans
anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert. Inévitablement, la
société prit des mesures pour se protéger, mais toutes ces mesures, quelles qu’elles fussent, compromirent l’autorégulation du marché,
désorganisèrent la vie industrielle, et exposèrent ainsi la société à d’autres dangers. »18
Le marché autorégulateur de l’Occident capitaliste va organiser en marchés les marchandises fictives que constituent le travail, la terre et la
monnaie. Ces fondements de la société furent intégrés au grand marché unifié. De cette manière, le capital investi dans les diverses
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combinaisons de travail et de terre pouvait ainsi circuler librement, d’une branche de la production à une autre ainsi que l’exige la régulation par
l’équilibre automatique des gains dans les différentes branches.
Les conséquences sociales de cette invasion marchande provoquèrent l’organisation d’un contre mouvement tendant à contrôler, par
l’interventionnisme, l’action du marché sur les facteurs de production que sont le travail et la terre. De ce point de vue, la demande
d’interventionnisme des propriétaires terriens que Stein Rokkan avait mentionné s’inscrit effectivement comme une réaction à l’extension de la
société de marché au domaine foncier. Le rôle de l’aristocratie agraire et de la paysannerie dans l’organisation de la défense militaire de la nation
leur donnait une position de négociation politique renforcée dans certains pays.
La grande transformation a donc donné naissance, suivant les rapports de force sociaux, à des voies différentes vers la modernisation, soient la
démocratie libérale, le fascisme et le communisme, si l’on en croit Barrington Moore19.
À cette opposition entre le Marché et le Terroir au niveau de la production, répond l’opposition entre l’individualisme et le holisme au niveau de la
rationalisation. « Là où l’Individu est la valeur suprême, je parle d’individualisme ; dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société
comme un tout, je parle de holisme »20. Dans la dynamique en quelque sorte du développement de l’État et de ses modes de délibération et de
légitimation basés sur la connaissance individuelle de son propre intérêt, se poursuit la mise en évidence d’une rationalisation oubliant les
contraintes sociales des collectivités d’autrefois et ouvrant à l’individu des possibilités de réalisation de soi, de développement personnel
inimaginables il y a quelques décennies. Dans l’idéologie libérale, le marché est libérateur car il permet l’émergence du choix du possesseur
d’argent. Friedrich von Hayek estimait même, dans la Route de la Servitude que le marché présentait l’avantage d’obliger l’individu à devenir
rationnel et à anticiper les risques personnels qu’il prenait. Les résistances collectives aux conséquences sociales dramatiques de l’application de
règles uniformes à des individus inégaux en termes monétaires et en termes d’information se manifestent depuis peu sous la forme des
mouvements altermondialistes et environnementalistes.
Dans la société occidentale moderne, la défense du marché a longtemps coïncidé avec une position individualiste et inversement, la défense de la
nature (qu’elle fût aristocratique, agrarienne ou écologiste) à une position holiste. Et dans la mesure où la marchandisation du monde constitue une
tendance lourde des sociétés contemporaines, on comprend que les résistances soient holistes mais on pourrait imaginer un renversement de la
matrice. Ce renversement peut s’opérer si le cynisme de Diogène, foncièrement individualiste mais fondé sur la frugalité et non la soumission à la
propagande de marchandisation – considérée alors comme une sorte de conformisme social – s’oppose au marché. Ce mouvement de frugalité
ressemble partiellement à certains mouvements post-soixante-huitards mais on est loin d’un mouvement qui restructure le discours politique
global.
Capital-Travail & Élitisme-Égalitarisme
Enfin, le second clivage de la révolution industrielle, à savoir, au niveau des signifiants politiques, la question de l’allocation des ressources est
dynamisé par, d’un côté, la transformation du système de production en une gigantesque accumulation de capital, et de l’autre, par les luttes
syndicales pour une amélioration du niveau de vie. Le contenu idéel, les principes qui s’affrontent dans la fonction d’évaluation synthétisés pour
une part par Norberto Bobbio dans Droite et Gauche sont, d’un côté, l’égalitarisme ou en tout cas la volonté de plus d’égalité et, de l’autre côté, un
élitisme néo-libéral concevant que les risques sociaux pris par les investisseurs justifient les profits individuels qu’ils peuvent engranger, dans la
ligne des François Ewald et Denis Kessler, nouveaux penseurs du patronat.
Le choc qu’a créé l’irruption de l’État dans la société va pousser l’ensemble du système européen à passer à un stade plus avancé du
capitalisme, l’industrialisation. La société va alors être confrontée à un nouveau problème, celui de la répartition de la plus-value produite entre les
propriétaires des moyens de production et les travailleurs qui mettent en oeuvre ces moyens de production.
« La valeur d'usage ne doit jamais être considérée comme le but immédiat du capitaliste, pas plus que le gain isolé, mais bien le mouvement
incessant du gain toujours renouvelé. […] La vie éternelle de la valeur que le thésauriseur croit s'assurer en sauvant l'argent des dangers de la
circulation, plus habile, le capitaliste la gagne en lançant toujours de nouveau l'argent dans la circulation. »21
Cette définition peut être rapprochée de la réflexion d’un autre auteur que l’on a souvent opposé à Marx et qui commente un texte de Benjamin
Franklin recommandant la chasse passionnée à la valeur d’échange et illustrant la logique du capitalisme.
« Le propre de cette philosophie […] semble être l’idéal de l’homme d’honneur dont le crédit est reconnu et, par-dessus tout, l’idée que le devoir de
chacun est d’augmenter son capital, ceci étant supposé une fin en soi. En fait, ce n’est pas seulement une manière de faire son chemin dans le
monde qui est ainsi prêchée, mais une éthique particulière. En violer les règles est non seulement insensé, mais doit être traité comme une sorte
d’oubli du devoir. »22
Loin donc de s’opposer à Marx, comme une lecture superficielle des manuels de sociologie peut le laisser croire, Weber cherche ici les
fondements culturels d’un comportement économique qui doit s’analyser aussi par des mécanismes moins simplement matériels qu’on l’a cru
parfois.
On peut faire l’exercice de calculer, à partir de la comptabilité nationale, la part de la richesse nationale qui sert à rétribuer le capital et la part qui
sert à payer la reproduction de la force de travail. La forme de la courbe que l’on observera dans une série temporelle exprimera l’état des rapports
de force au long du temps. On appelle taux de plus-value le rapport entre les rémunérations du travail et du capital. Pour la Belgique, ce taux de
plus-value a été calculé pour la période de l’après guerre mondiale, notamment par Eric Geerken23.
Malgré les affirmations réitérées de la fin du conflit entre les forces du travail et les forces du capital, la théorie de Marx reste d’une actualité totale
quant à la clarification des choix politiques opérés dans les appareils étatiques. Mais la réduction de tous les choix politiques à cette unique grille
d’analyse serait une erreur oblitérant les autres dimensions du système. Le conflit entre les propriétaires des moyens de production et les non
propriétaires prend donc ici un sens important sans qu’on doive faire les hypothèses supplémentaires que bien des marxistes des décennies
précédentes se sont crus obligés de poser. Dans le schéma conceptuel de Stein Rokkan, ce conflit prend toute sa place sans faire table rase des
autres composantes des systèmes socio-politiques européens. Le drame du nationalisme effréné y a sa place, irréductible à l’affrontement
capitalistes-prolétaires, le rôle social de l’Église peut garder toute son ambiguïté sans qu’on doive le simplifier à l’extrême, comme la position
instable de l’aristocratie agraire puis des défenseurs de la nature prennent toute leur dimension sans qu’on cherche a priori à les réduire à un statut
de laquais de ceci ou de compagnons de route de cela. Les hypothèses sur la dictature du prolétariat, de la forme de celle-ci, de sa durée et des
transitions vers des mondes imaginés comme découlant inéluctablement de celui dans lequel on vit peuvent être traitées comme des motivations
d’action et non plus comme des préalables à un regard posant comme vraie la question de l’appropriation de la plus-value.
Dans le débat politique en une société capitaliste, la question de la distribution de la plus value est souvent reliée à la question de la valorisation
d’une élite créatrice versus la valorisation d’une égalité fondatrice. La rémunération à la production constitue une échappatoire à cette matrice et
notamment dans la société capitaliste d’État que Staline avait dirigée et où le stakhanovisme apparaissait comme source d’émulation de la force
de travail tandis que la rémunération du capital se faisait sur base de choix politiques globaux et non sur des rendements individuels des capitaux.
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L’ordre des préférences
C’est l’arrangement des préférences, leur succession, autrement dit, le syntagme issu des priorités dans les choix qui vont permettre à notre
analyse de dépasser le stade de la description purement unidimensionnelle des systèmes politiques. Autrement dit, une fois qu’on peut décrire les
positions d’un acteur social qu’il soit individuel ou collectif avec les matrices présentées ci-dessus et qu’on sait à quoi il s’oppose, il faut encore
se demander dans quel ordre il range les choix qu’il a fait, à quel problème il donne la priorité. Alain exprimait bien cette question de l’échelle de
valeur des problèmes.
« […] l’Économique n’est pas le premier des besoins. Le sommeil est bien plus tyrannique que la faim. On conçoit un état où l’homme se nourrirait
sans peine ; mais rien ne le dispensera de dormir ; si fort et si audacieux qu’il soit, il sera sans perception, et par conséquent sans défense
pendant le tiers de sa vie à peu près. »24
La primauté accordée par les matérialistes à l’économique a été en effet mise en cause par la réalité des luttes identitaires où s’engageaient des
masses importantes de travailleurs. C’est que, pour eux, à ces moments-là, la priorité résidait dans la fonction de protection ou d’identification et
non dans celle de la répartition de la plus-value.
La question de l’ordre des préférences devient, au niveau mésopolitique, la question de l’agenda politique, à savoir quel problème est jugé
prioritaire par une collectivité. Les luttes d’influence des groupes de pression ont pour objet principal la mise à l’agenda des préoccupations qui
animent ceux-ci.
Explication des modifications par glissement syntagmatique
Contrairement à ce que des références un peu trop vagues à Kuhn pourraient laisser croire, la plupart des modifications dans les systèmes
politiques se sont opérées, si l’on suit notre intuition structurale, non par renversement paradigmatique mais plutôt par glissement syntagmatique,
une fonction semblant devenir plus importante et le choix opéré dans cette fonction remplaçant alors, en terme de priorité, le choix précédent qui
devient du même coup, secondaire.
Les syndicats chrétiens
De la même façon, on a pu trouver une explication au pluralisme affirmé par le mouvement ouvrier chrétien en Wallonie à partir de 1972 dans
l’affrontement syntagmatique entre les groupes qui estimaient qu’ils étaient d’abord chrétiens et puis travailleurs et les autres groupes qui jugeaient
qu’ils étaient d’abord travailleurs et puis chrétiens. Les premiers ont gardé le lien fort avec le parti social chrétien tandis que les autres trouvaient
au rassemblement wallon et au front des francophones une alliance pluraliste, qui dépassait les clivages confessionnels. Par la suite, avec
l’érosion du rassemblement wallon, la création du mouvement « solidarité et participation », son échec relatif puis le ralliement à écolo, les
« progressistes chrétiens de Wallonie non inscrits au parti social chrétien », n’ont pas réintégré l’actuel centre démocrate humaniste. Cette
génération qui souhaitait donc le rassemblement des progressistes n’a pas pu le réaliser notamment à cause de sa crainte de l’anticléricalisme du
parti socialiste et a glissé hors de son parti d’origine, par mise à l’agenda de l’urgence régionaliste. Cette nouvelle priorité a d’ailleurs empêché le
rassemblement des progressistes souhaité puisque les tensions à l’intérieur des organisations de travailleurs étaient telles que des ruptures
internes n’étaient pas impossibles. Au moment même où les syndicats néerlandais s’unifiaient, notamment par déchristianisation du syndicat
catholique, à l’image de la confédération française démocratique du travail, le même souhait collectif ne pouvait se réaliser en Belgique par le
glissement à l’avant-plan de la question communautaire.
De la même façon, le rêve français d’une union de la gauche s’est heurté, entre 1981 et 1983, à la logique du marché international, à la fois
comme système de fuite des capitaux et comme système de dispersion des efforts de relance auto-centrée par l’achat de biens de consommation
aux pays voisins. Le glissement mondial de l’affrontement capital-travail vers un affrontement marché-terroir, autrement dit, la mise à l’agenda de
la question du mode de production avant la question de la distribution de la plus-value, a transformé les responsables politiques en gestionnaires
de territoire, cherchant à attirer les capitaux. Les travaillistes les plus prévoyants se trouvent dès lors en train d’accepter des concessions causant
une régression sociale pour sauver la capacité de production régionale et nationale. Mais cette régression sociale provoque des souffrances
jugées inacceptables par une partie de l’électorat qui exige plus de combativité sur le front capital-travail. Et voilà l’altermondialisme allié de
l’extrême gauche lors de l’élection présidentielle en France en 2002 malgré la mise au travail de près d’un million de chômeurs par le
gouvernement pluriel. Et, par ricochet, voilà le président du parti socialiste en Wallonie et à Bruxelles qui propose des convergences à gauche,
anticipant un éventuel débordement sur sa gauche, offrant au monde ouvrier chrétien une reconnaissance dans un parti qui ne se veut plus
anticlérical. Elio Di Rupo annonce alors un retour à la priorité de la valeur « égalité » par rapport à la production du marché.
La frontière linguistique
Un glissement syntagmatique du même ordre peut être observé à propos de la commune de Fourons, lieu d’affrontement physique et symbolique
lors du long processus de création des régions, entre la révision constitutionnelle de 1970 et celle de 1988. Une fois que le processus dont elle
était le symbole est achevé, les priorités des régionalistes se tournent vers le contenu des politiques régionales qu’ils peuvent désormais mettre
en œuvre. Le symbole perd sa valeur de point focal de l’affrontement puisque celui-ci quitte le terrain constituant pour entrer sur le terrain de la
réalisation. En fait, le système centre-périphérie a été vidé massivement de son contenu par les réformes constitutionnelles qui ont transféré une
part substantielle du budget de l’État belge vers les Communautés et les Régions. L’affrontement au niveau dit fédéral en Belgique se fait de
nouveau, comme avant la montée en puissance de la génération du wonder-bureau des CVP-Jongeren, sur des thématiques sociales : temps de
travail et flexibilité, contrôle et sanction des chômeurs ; sur des thématiques économiques comme les expansions aéroportuaires, routières,
ferroviaires ; sur des thématiques représentatives comme la solidarité électorale de la Région-capitale à son arrière-pays mais plus au niveau
constituant. La frontière, objet fondamental dans l’affrontement et la dé-finition de l’identité collective des périphéries, devient évidence d’un côté,
résignation de l’autre dès que les politiques pratiquées se mettent en œuvre.
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La légitimation d’un État de droit a priori
Le processus de sortie de transition en République démocratique du Congo offre un autre exemple de glissement syntagmatique. Après la guerre
civile alimentée par des voisins attirés par l’impuissance du géant d’Afrique centrale, guerre qui causa probablement trois millions de morts entre
1998 et 2003, la Constitution de la transition prévoyait un partage du pouvoir collégial entre quatre vice-présidents et un président. Les
composantes politiques et militaires étaient reconnues les unes par les autres et se partageaient aussi le pouvoir au sein du gouvernement et du
parlement. La question prioritaire était celle, très éliasienne, de la sécurité militaire. La tâche prioritaire, était le brassage dans la nouvelle armée
des forces qui venaient de s’affronter très violemment. La paralysie institutionnelle du système « 4 + 1 » constituait une garantie d’impuissance
réciproque pour des anciens belligérants qui avaient toutes les raisons du monde de se méfier les uns des autres. Pourtant, un programme
d’action politique important se trouvait confié à ces institutions de la transition, à savoir l’adoption d’une constitution et de lois essentielles
permettant le passage à l’État de droit, notamment loi de la nationalité, de l’identification des électeurs, référendaire et électorale. La priorité, pour
les dirigeants congolais comme pour la Mission des Nations-Unies au Congo et le comité international d’aide à la transition était sécuritaire et le
choix du brassage d’une armée unique illustrait la préférence pour le centre plutôt que pour une périphérie (ce qui aurait été le cas si les forces
sécessionnistes l’avaient emporté). Cependant, la Constitution adoptée par le Sénat et l’Assemblée nationale glisse vers un choix donnant
beaucoup de pouvoir aux provinces futures, ce qui peut être interprété comme une préférence pour la périphérie. En réalité, il s’agit d’un
glissement syntagmatique et non d’un renversement paradigmatique car la fonction en jeu ici n’est plus la fonction régalienne de protection mais
les fonctions de légitimation, de production et de distribution, soit l’organisation d’un système scolaire, sanitaire, routier, etc. provincial pour pallier
les difficultés possibles de gestion d’un État central aussi vaste. L’abandon actuel de la logique guerrière au profit d’une logique électorale en est
un signe possible, en tout cas.
Printemps 2005
Notes
1 E CO Umberto, adapté par K LINKENBERG Jean-Marie, Le Signe, Bruxelles, Labor, 1988 ; Paris, Livre de Poche, 1992, p. 110.
2 B RAUDEL Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Tome I. La Part du milieu, Paris, Livre de Poche, 1993,
p. 18.
3 FRANÇOIS Lucien, Le cap des tempêtes. Essai de microscopie du droit, Bruylant et Librairie générale de droit et de jurisprudence, Bruxelles et
Paris, 2001, p. 42.
4 CASTORIADIS Cornelius, Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III , Paris, Seuil, 1990, p. 115.
5 Ibidem, p.121.
6 CASTORIADIS Cornelius, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II , Paris, Seuil, 86, p. 222.
7 HOLENSTEIN Elmar, Philosophie-Atlas – Orte und Wege des Denkens (Atlas de la philospohie – Lieux et circuits de la pensée), Zürich, Amman
Verlag, 2004.
8 LIPSET Seymour M. et ROKKAN Stein, Party Systems and Voter Alignments : Cross-National Perspectives, New-York, Free Press, 1967.
9 E LIAS Norbert, La dynamique de l’occident, Paris, Calmann-Lévy, 1979.
10 B ENVENISTE Emile, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, volume 1 : Economie, parenté, société, Paris, Minuit, 1969, p. 367.
11 MARTINIELLO Marco, L’ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, Paris, PUF, 1995, p. 91.
12 B EAUFAYS Jean, Théorie du régionalisme, Bruxelles, Story-scientia, 1986, p. 80.
13 GRAWITZ Madeleine, Lexique des sciences sociales, Paris, Dalloz, 2000, p. 229.
14 RÉMOND René, Religion et Société en Europe. La sécularisation aux XIX e et XX e siècles 1789-2000, Paris, Seuil, 2001, édition revue et mise à
jour, p. 57.
15 GAUCHET Marcel, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. 250.
16 MANIN Bernard, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996, p. 115.
17 S EILER Daniel-Louis, De la comparaison des partis politiques, Paris, Economica, 1986, p. 120.
18 P OLANYI Karl, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 (1944), p. 22.
19 MOORE Barrington, Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, Paris, La Découverte, 1983.
20 DUMONT Louis, Essai sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983, p. 35.
21 MARX Karl, Le Capital, Paris, Flammarion, 1969, p. 119.
22 WEBER Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, France Loisirs, 1990, p. 65.
23 GEERKENS Eric, Estimations du taux de la plus-value en Belgique (1948-1994) : méthode et résultats, Contradictions , n° 78-79, 1996, p. 85-100,
p. 91.
24 A LAIN , Propos sur les pouvoirs, Paris, Gallimard, 1985, p. 26.
Pour citer cet article
Pierre Verjans, «Cahier n°4 - Analyse structurale et syntagmatique des institutions politiques», Cahiers de Sciences politiques de l'ULg [En ligne],
URL : http://popups.ulg.ac.be/1784-6390/index.php?id=142.
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