Dans l’histoire, les polarisations centre/périphérie et exclusivisme/inclusivisme n’ont pas toujours été liées de la même manière. Nous pouvons
dresser le tableau suivant. Les positions représentées par le tiret (–) illustrent le système politique des dix-huitième et dix-neuvième siècles,
époque où le jacobinisme incarnait un patriotisme à vocation universelle et où le régionalisme, par la défense des particularismes et des traditions,
plaçait des frontières internes à l’extension de la citoyenneté et dressait les paysans, les « pays » les uns contre les autres. À la deuxième moitié
du vingtième siècle, le système s’inverse et le langage politique est illustré par les positions marquées X. À l’époque du feu nucléaire, le
patriotisme devient obsolète et marque un refus d’ouverture au monde tandis que le retour aux racines que de nombreux régionalismes affirment
se propose comme une ouverture à d’autres. On peut penser ici par exemple à l’ouverture vers la francophonie des Québécois.
Église-État & Autoréférentialisme-Hétéroréférentialisme
Les fonctions de légitimation et d’initiation répondent à la question : « pourquoi vivons-nous ensemble ? ».
À propos de l’opposition classique entre l’Église et l’État, nous parlerons d’un politisant remplissant une fonction rituelle d’initiation. On entend ici
par initiation, les rituels, étudiés en anthropologie marquant un changement de statut notamment le passage à l’âge adulte ou le retour à l’état de
bien portant après une maladie. Le fait que dans les sociétés contemporaines occidentales ces rites d’initiation se présentent comme de purs
fruits de la rationalisation n’empêche qu’ils « communiquent aux jeunes un savoir sur la société qui les accueille, non pas une connaissance
extérieure mais un savoir de la société, de ce qui la constitue. La fidélité à ses normes doit assurer la continuité de la communauté »13.
Historiquement, l’origine de l’affrontement dans les États catholiques modernes illustre cette fonction d’initiation.
« En novembre 1789, pour redresser les finances publiques dont la situation calamiteuse avait été la cause et la raison d’être de la convocation
des États généraux et conjurer la banqueroute dont Mirabeau avait évoqué le spectre en termes pathétiques, l’Assemblée avait décidé, sur
proposition de Talleyrand, ancien agent général du clergé, la mise à disposition de la nation des biens du clergé, le plus grand propriétaire du
royaume. En contrepartie l’Assemblée s’était engagée à assurer au clergé une rémunération décente : c’est l’origine du budget des cultes.
Initiative grosse de conséquences : d’une part la sécularisation des activités de bienfaisance et d’éducation qui faisaient partie depuis des siècles
de la fonction sociale de l’Église ; d’autre part, dépossédé désormais de ses biens propres, privé de leurs revenus, le clergé tombait pour sa
subsistance dans la dépendance de l’État : les ecclésiastiques devenaient ipso facto des agents rétribués sur fonds publics. » 14
Il ne s’agissait donc pas d’un acte ayant pour but de diminuer les moyens d’action de l’Église mais cherchant à augmenter ceux de l’État. Le
résultat fut de toute façon identique. La standardisation des procédures de formation va transformer l’État en un appareil complexe alphabétisant
les masses tandis que l’extension et la rationalisation des activités de bienfaisance vont ouvrir l’ère des politiques de contrôle hygiénique puis de
santé.
De façon à élargir les concepts qui s'opposent ici, on peut définir les tenants d'une ligne cléricale comme partisans d'une logique hétéroréférentielle
tandis que les anticléricaux seraient situés comme favorables à une logique autoréférentielle. Une société autoréférentielle cherche ses valeurs et
ses raisons d'être et de fonctionner en elle-même tandis qu'une société hétéroréférentielle cherche ailleurs qu'en elle-même ses raisons de vivre.
Ce type de définition présente l'avantage d'ouvrir la contradiction à d'autres institutions que l'Église catholique et l'État moderne et pose de façon
philosophique le débat social et politique de la transcendance et de l'humanité. « [Le souverain] ne “représente” plus l’extériorité effectuante du
fondement, il répond à l’intérieur du corps politique aux nécessités immanentes de son tenir-ensemble »15.
Dans le domaine de la légitimation, on observe une généralisation de la représentation populaire dans différents pays du monde et une mimétique
de cette représentation dans les organisations internationales en quête de légitimité. Bernard Manin, a étudié les principes qui justifient
l’engouement généralisé pour des procédures mieux représentatives.
La légitimation moderne repose donc sur une gestion de la population plus subtile que la simple domination dont l’État pouvait se contenter quand
il demandait peu aux contribuables et quand il promettait peu aux citoyens. L’époque moderne a vu se généraliser, contre le système traditionnel,
un système représentatif qui obtient une efficacité légitimante supérieure aux autres systèmes qui n’ont pas pu y résister.
« L’élection […] accomplit deux choses à la fois : elle sélectionne les titulaires des charges, mais en même temps elle légitime leur pouvoir et
crée chez ceux qui ont désigné un sentiment d’obligation et d’engagement envers ceux qu’ils ont désignés »16. En tentant de voir l’alchimie de la
légitimation du système représentatif, Bernard Manin souligne l’effet d’autoréférentialité qu’il entraîne à l’inverse d’un système de droit divin
dépassé alors par les faits humains, leur technologie et leur croyance. L’explication de Manin repose sur les deux faces de la représentation
politique. Le représentant, d’un côté, doit mimer, être comme le simple électeur mais, d’un autre côté, on attend de lui qu’il agisse en tant que
représentant légal, banquier ou tuteur, spécialiste délégué pour sa compétence. On compte sur des qualités d’élite en même temps que sur une
appartenance populaire. Cette ambiguïté, cette contradiction dans le mandat politique explique à la fois son efficacité légitimante et sa capacité de
décision face au danger. Mais l’hétéroréférentialité peut prendre une forme moins religieusement institutionnalisée comme une sacralisation laïque
du contrat social menant à un respect inconditionnel de la raison d’État, à un système décrit par Max Weber comme bureaucratique. Le système
structural se présente donc, dans ce champ, de la manière suivante.
On voit poindre des discours présentant le monde associatif ou la société civile comme en prise plus réelle sur le monde tel qu’il est tandis que
les logiques représentatives seraient prises dans des considérations clientélistes, de marketing politique voire dans une bulle microcosmique la
mettant en réalité à côté du monde réel et donc perdant sa référence au peuple tel qu’il est pour se référer à un peuple imaginaire. Un
renversement des discours est donc possible ici aussi.
Marché-Terroir & Individualisme-Holisme
La question : « Comment produisons-nous ? » correspond, dans l’axe des signifiés politiques à la fonction de rationalisation, polarisée entre
l’individualisme et le holisme et, dans l’axe des signifiants, à la fonction de production, écartelée entre le marché et le terroir.
La tendance à la marchandisation du monde et les résistances locales qu’elle suscite, observée par Karl Polanyi et si bien décortiquée par Max
Weber sur le mode de rationalisation illustre l’extension de la logique qui a modifié les zones septentrionales depuis une dizaine de générations.
« La contradiction opposant en définitive Nature et Production relèvent donc, à la fois, de l’infrastructure – le mode de production – et du territoire,
l’écosphère. Les mouvements sociaux qu’engendre cette contradiction sont : vers la fin du siècle passé la défense du mode de production pré-
industriel minifundaire – les agrariens existent dans les pays qui ne connurent pas la Féodalité – avec la sous-famille des partis agrariens et, alors
qu’on la croit moribonde, le retour à ce mode de production enrichi des progrès de la biologie que prône la sous-famille des partis écologistes. »17
On peut saisir un sens de ce clivage à travers l’histoire des deux derniers siècles en cherchant chez Polanyi les conditions de la grande
transformation que la société industrielle apporte dans nos sociétés depuis le XIXème siècle. Pour ce dernier, la civilisation du siècle de la vapeur
reposait sur quatre institutions, soit l’équilibre des puissances, l’étalon-or international, le marché autorégulateur et l’État libéral. En ce qui
concerne notre problématique, le point focal se situe dans l’existence d’une foi dans une société de marché généralisée.
« Notre thèse est que l’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans
anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert. Inévitablement, la
société prit des mesures pour se protéger, mais toutes ces mesures, quelles qu’elles fussent, compromirent l’autorégulation du marché,
désorganisèrent la vie industrielle, et exposèrent ainsi la société à d’autres dangers. »18
Le marché autorégulateur de l’Occident capitaliste va organiser en marchés les marchandises fictives que constituent le travail, la terre et la
monnaie. Ces fondements de la société furent intégrés au grand marché unifié. De cette manière, le capital investi dans les diverses