COMPTES RENDUS
académique), à porter une attention accrue aux
phénomènes de circulation des énoncés philo-
sophiques, aux modalités concrètes (espaces,
supports et styles) de la communication philo-
sophique, enfin aux statuts et publics des indi-
vidus philosophants (par exemple le primat de
l’homme de lettres).
Analysant les discours et interviews prési-
dentiels, à caractère commémoratif ou non, de
1958 à 2007, Patrick Garcia s’interroge quant
à lui sur la question de savoir si un changement
de « régime d’historicité » est décelable au
niveau de la prise de parole des chefs d’État
français, soumis à la « contrainte structurelle »
de « dire l’histoire » publiquement. La sensibi-
lité à l’histoire varie assurément d’un prési-
dent à l’autre. P. Garcia identifie finalement
deux grandes séquences : entre 1958 et les
années 1980 tout d’abord, lorsque l’histoire, et
la grandeur évanouie d’un « peuple-colosse »
(Charles de Gaulle), est sollicitée afin de rassu-
rer un pays en proie aux doutes en sa qualité
de puissance désormais seulement moyenne ;
des années 1980 à 2007 ensuite, alors qu’il s’agit
désormais de faire droit aux revendications
mémorielles des victimes du
XX
e
siècle ainsi
que des mémoires communautaires en tous
genres. La « réorientation chiraquienne », durant
cette seconde période, aura consisté à mettre
l’accent sur une « histoire partagée », articulant
publiquement la diversité des expériences de
guerre, la nécessité de transmettre un héritage
historique aux jeunes et d’assurer par là même
la pérennité de la cohésion nationale. À aucun
moment donc, dans ce « régime d’historicité »
solennel et public, n’apparaît le risque de
s’assoupir dans un présentisme étale, sans
horizon ni racines. Les « leçons » de l’Histoire
et les vertus de l’exemplarité morale y sont
même toujours de mise. Suivant l’angle prag-
matique retenu donc (la diversité socio-politique
des cadres d’énonciation et des cibles), plu-
sieurs régimes d’historicité différents coexistent
en modernité. Dans sa contribution sur la
« mémoire européenne » en cours d’émergence,
Henry Rousso s’interroge d’une part sur le
régime d’historicité contemporain (caractérisé
par un quadruple processus de « réparation »,
de « judiciarisation », de « victimisation » et de
« dénationalisation ») et d’autre part sur ce
qu’il appelle « le dilemme d’une éventuelle
‘européanisation’ de la mémoire ». Non sans 1061
laisser poindre un scepticisme certain, il conclut
son propos en forme d’interrogation sur un
double écueil possible : « comment éviter,
d’un côté, les illusions de la table rase et la
construction d’une mémoire artificielle, sans
fondements historiques réels, et, de l’autre, la
rumination d’un passé mortifère, où dominent
encore les passions nationales ? » (p. 220).
La dernière séquence du volume fait droit
à des approches disciplinaires autres que l’his-
toire proprement dite. Marie-Odile Godard
donne le point de vue de la psychanalyse, en
particulier lorsqu’elle s’intéresse aux rêves en
périodes historiques traumatiques (III
e
Reich,
Rwanda). Pour les témoins, voire les patients,
l’événement, dans ce contexte, c’est finale-
ment « le temps présent du traumatisme ». Et
le constat, au fil du temps, semble sans appel :
« On ne diminue pas la souffrance, on diminue
la surprise de la souffrance » (p. 238 sq.). Dans
le texte qui suit, Pascal Michon revisite la phi-
losophie du langage d’Émile Benveniste pour
y déceler une conception « rythmique » de
l’histoire « fondée sur des manières distinctes
de fluer ».
La contribution d’Enzo Traverso porte
quant à elle sur la controverse épistolaire de
1987 entre Martin Broszat et Saul Friedländer,
soit sur la question de savoir comment histori-
ser le national-socialisme, moyennant quel
degré « d’implication subjective de l’historien
dans sa recherche ». Alors que M. Broszat
(« Plaidoyer pour une historisation du national-
socialisme », 1985), directeur de l’Institut
d’histoire du temps présent à Munich, met en
garde contre le biais rétrospectif qu’ilyaà
relire toute l’histoire de l’Allemagne à la lumière
d’Auschwitz comme point d’aboutissement
(effet téléologique de décontextualisation,
écrasement des perspectives et des responsa-
bilités différentes de l’État nazi et de la société
civile), S. Friedländer souligne le danger qu’il
y a à « vouloir séparer une société civile saine
et un système politique criminel » (p. 263) et
entend accorder toute leur place dans le récit
au vécu quotidien des victimes : car enfin, écrit
S. Friedländer, « l’Alltagsgeschichte de la société
allemande comporte inévitablement sa part
d’ombre : l’Alltagsgeschichte des victimes »
(p. 266). L’historiographie du nazisme semble
aujourd’hui encore clivée entre ces deux grandes
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