Croire en l'histoire
croyance des temps modernes. Véritable théologie, elle organisait le monde, lui donnait un sens. On se mit à son service, au
point de s'aveugler, voire de commettre le pire en son nom. Juge suprême des conduites et des événements, elle enthousiasma et
terrifia. Affaire des historiens, elle ambitionna d'être une science, tandis que les romanciers s'attachèrent à dire ce monde saisi
par l'Histoire. » C'était au temps du régime moderne d'historicité. Qu'en est-il au temps du présentisme ? Peut-on encore croire
en l'histoire ? Y croire implique-t-il de croire qu'elle a un sens ? Qui fait l'histoire et qu'est-ce qu'écrire l'histoire ? Le concept
moderne est-il définitivement dépassé ? François Hartog montre comment l'évolution du concept d'histoire est significative du
basculement progressif de notre rapport au temps : on assiste à une fermeture du futur et à l'essor d'un présent omniprésent, mais
aussi à la montée de la mémoire.
L'ouvrage est composé de quatre chapitres, que sépare un « intermède » emprunté à l'histoire de l'art. Sous le titre « La montée
des doutes », le premier chapitre analyse la conjoncture contemporaine, plus particulièrement la montée du présent et la poussée
de la mémoire. Reprenant du philosophe Paul Ricoeur l'expression « l'inquiétante étrangeté de l'histoire », le second chapitre, «
un peu plus technique » selon l'auteur, « rouvre le débat proche encore, sur histoire, rhétorique et politique ». Je l'ai trouvé très
difficile. L'intermède est une incursion dans le monde de l'art, il donne à voir trois allégories de l'histoire qui permettent à l'auteur
une lumineuse démonstration sur « la trajectoire du concept moderne d'histoire » entre le début du XIXe siècle et la fin du XXe
siècle. Les deux derniers chapitres intitulés « Du côté des écrivains : les temps du roman » et « Du côté des historiens : les
avatars du régime moderne d'historicité » ont pour objectif de « scruter le concept moderne d'histoire et les croyances qu'il a
suscitées en interrogeant le traitement respectif du temps par les romanciers et par les historiens, ou, pour le dire autrement,
d'examiner comment historiens et romanciers se positionnent par rapport au régime moderne d'historicité ».
L'émergence du phénomène mémoriel caractérise le présentisme
François Hartog part du constat que quelques mots sont devenus omniprésents dans toutes de les formes de discours, « les
prononcer suffit désormais, sans plus avoir à les expliquer » : mémoire, commémoration, patrimoine, identité, crimes contre
l'humanité, victime, témoin. « Formant plus ou moins système, ces mots, qui n'ont ni la même histoire ni la même portée,
renvoient les uns aux autres sont devenus des repères tout à la fois puissants et vagues, des supports pour l'action, des slogans
pour faire valoir des revendications, demander des réparations (...) Si l'historien, moins que quiconque, ne peut les ignorer, il
doit, plus que quiconque, les questionner : en saisir l'histoire, en tracer les usages et les mésusages, avant de les reprendre dans
son questionnaire. »
Le milieu des années 1980 a coïncidé avec la pleine émergence du phénomène mémoriel dans l'espace public : littérature,
philosophie, sciences sociales, discours politiques lui ont fait une place de plus en plus grande. L'auteur estime que « ce
glissement de l'histoire à la mémoire indiquait (...) un changement d'époque. » Alors que pendant longtemps l'histoire à imposé
sa loi, « tournée vers le futur, portée par le progrès », la mémoire est désormais « devenue ce maître mot qui dispense d'en dire
plus : elle est un droit, un devoir, une arme. » En même temps, « le patrimoine a surgi, s'est rapidement imposé, avant de
s'installer. Il s'est diffusé dans tous les recoins de la société, du territoire, à mobilisé, a été porté et à porté des associations
multiples, à innervé le tissu associatif, a été institutionnalisé. » Le concept moderne d'histoire incorporait la dimension du futur,
établissait que le passé était du passé et que le patrimoine était un dépôt à transmettre alors que la conception récente du
patrimoine lui donne pour fonction de rendre plus habitable le présent, sans que le futur ne soit au rendez-vous.
L'historien a cédé la place au journaliste, au juge, au témoin, à l'expert et à la victime
L'historien n'est plus un acteur majeur du présent : il a cédé la place au journaliste, au juge, au témoin, à l'expert et à la victime.
Les témoins ont pris une place grandissante, au point que l'historienne Annette Wieviorka a pu retracer la montée de ce qu'elle a
nommé « l'ère du témoin », qui s'est ouverte en 1961, avec la tenue du procès Eichmann à Jérusalem. Le témoin est alors devenu
la voix et le visage de la victime. François Hartog analyse « la mutation de la victime » : longtemps la victime apparaissait
comme se sacrifiant, aux dieux puis à la patrie et la guerre de 1914-1918 a été « grande consommatrice de sacrifice ». Mais après
1945, cette figure de la victime n'est plus acceptable face a des dizaines de millions de morts et de disparus « à qui nul n'avait
jamais songé à demander leur avis sur la question ». La victime n'est plus un héros et, « pour une victime, le seul temps
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