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LUDIVINE BANTIGNY
Mais le souhait qui a présidé à la conception de
cette livraison porte avant tout sur sa mise en
œuvre, à partir d’études de cas s’attelant à l’ex-
ploration pratique de la notion et de ses décli-
naisons.
« Régimes » et « modalités »
de l’historicité
Pour qui réfléchit aujourd’hui à l’historicité, la
dette à l’égard des travaux de François Hartog
est évidemment grande. Voilà trente ans exac-
tement qu’il a importé et forgé en français l’ex-
pression « régimes d’historicité 1 ». Il s’agissait
alors pour lui d’évoquer l’œuvre de l’anthro-
pologue Marshall Sahlins, lequel avait conçu
la notion comme « modalité de conscience de
soi d’une communauté humaine 2 ». Ce com-
pagnonnage de l’histoire et de l’anthropolo-
gie, sur lequel il faudra revenir, s’est poursuivi
avec l’anthropologue Gérard Lenclud ; au côté
de ce dernier, François Hartog a approfondi sa
définition de la notion, comme « façon dont
une société dispose les cadres culturels qui
aménagent les biais au travers desquels son
passé l’affecte », « façon dont ce passé est pré-
sent dans son présent », « façon dont elle le
cultive ou l’enterre, le reconstruit, le constitue,
le mobilise » 3. On le comprend dans cette éla-
boration proposée en 1993, le cœur de l’ana-
concepts, écrit-il, me paraît aujourd’hui indispensable pour
rendre les historiens conscients des outils avec lesquels ils tra-
vaillent ; il faut savoir d’où viennent les concepts que nous uti-
lisons et pourquoi nous les utilisons, ceux-là et pas d’autres »
(Enzo Traverso, L’Histoire comme champ de bataille : interpréter
les violences du x x e siècle, Paris, La Découverte, 2011, p. 14).
(1) Son premier emploi date de la note critique intitulée
« Marshall Sahlins et l’anthropologie de l’histoire » (Anna-
les : économies, sociétés, civilisations, 6, novembre-décembre 1983,
p. 1256-1263). Voir Christian Delacroix, « Généalogie d’une
notion », in Christian Delacroix, François Dosse et Patrick
Garcia (dir.), Historicités, Paris, La Découverte, 2009, p. 29-45,
p. 29.
(2) Cité dans François Hartog et Gérard Lenclud, « Régi-
mes d’historicité », in Alexandru Dutu et Norbert Dodille
(dir.), L’État des lieux en sciences sociales, Paris, L’Harmattan,
1993, p. 18-38, p. 29.
(3) Ibid., p. 26.
lyse porte sur l’imbrication du passé et du pré-
sent, sur le passé vivant au présent. François
Hartog prolonge sa réflexion dans le livre qui
désormais fait date, Régimes d’historicité : pré-
sentisme et expériences du temps ; il y avance deux
acceptions, l’une restreinte (« comment une
société traite son passé et en traite »), l’autre,
reprise à Marshall Sahlins, dont l’extension
apparaît au contraire trop ample (« la moda-
lité de conscience de soi d’une communauté
humaine ») 4. L’avenir, ici, semble quelque peu
absent ou relégué au second plan. Enfin, dans
un article récent, François Hartog définit le
régime d’historicité comme « modalités d’ar-
ticulation des catégories du passé, du présent
et du futur 5 ». Entre-temps, Gérard Lenclud
a pour sa part souligné y saisir avant tout « un
schéma de cohabitation » entre passé et futur,
la « modalité générale, sujette à variation,
selon laquelle chaque présent historique relie
et valorise les dimensions temporelles du passé,
du futur et du présent » 6. Depuis, d’autres his-
toriens ont à leur tour exposé leur conception :
il s’agit, pour Patrick Garcia, de la « valeur
sociale affectée à chacun des temps (passé/pré-
sent/futur) 7 » ; ou bien encore, pour Jacques
Revel, du « rapport – ou plutôt de l’ensemble
des rapports – qu’un acteur social ou une pra-
tique sociale entretient avec le temps et, éven-
tuellement, avec une histoire, ainsi que de la
manière dont ces rapports sont engagés dans
(4) François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et
expériences du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2003, 2012, p. 29.
(5) François Hartog, « Historicité/régimes d’histori-
cité », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia
et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies, t. II : Concepts et
débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 766-771, p. 766. Dans la pré-
face à la réédition de Régimes d’historicité, François Hartog évo-
que « une façon d’engrener passé, présent et futur ou de com-
poser un mixte des trois catégories » (op. cit., p. 13).
(6) Gérard Lenclud, « Traversées dans le temps », Annales :
histoire, sciences sociales, 5, septembre-octobre 2006, p. 1053-
1084, p. 1070.
(7) Patrick Garcia, « Les régimes d’historicité : un outil
pour les historiens ? Une étude de cas : la “guerre des races” »,
Revue d’histoire du x i x e siècle, 25, 2002, p. 43-56, p. 43.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.91 - 21/01/2013 19h51. © Presses de Sciences Po
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