« Temporalisation » et modernité politique : penser avec Koselleck

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Alexandre Escudier
Parmi les innombrables tentatives de refondation épistémologique de l’histoire
depuis le XVIIIe siècle, plusieurs questions demeurent omniprésentes, bien qu’elles
n’aient été que rarement envisagées de front : qu’est-ce que l’expérience de l’histoire, comment fonder une théorie générale de l’expérience historique et quels
enjeux méthodologiques concrets pourraient en découler pour la pratique historiographique ? Certes, de Vico et Chladenius jusqu’à nous, en passant par Hegel,
Droysen, Dilthey, Rickert ou Weber, les auteurs mobilisables pour répondre à ces
interrogations sont légion. Mais les thèses de Reinhart Koselleck, plus récentes,
se distinguent tout particulièrement, autant par leur degré de formalisation philosophique que par leur portée empirique heuristique. Ce caractère bifrons faisant tout
le prix de ses analyses, il me paraît nécessaire d’en proposer ici un réexamen
approfondi.
Les réponses de Koselleck ne sont certes pas les seules possibles 1, et tel ou
tel point (au niveau anthropologique notamment) peut faire et fera sans nul doute
1 - Complémentaires quant à leur visée et leurs résultats respectifs, deux œuvres
majeures contemporaines ont posé, parallèlement, les fondations d’une théorie générale
de l’expérience historique : celle de Jean-Marc FERRY, Les puissances de l’expérience. Essai
sur l’identité contemporaine, 2 tomes, Paris, Le Cerf, 1991 ; Id., La question de l’Histoire :
nature, liberté, esprit. Les paradigmes métaphysiques de l’histoire chez Kant, Fichte, Hegel entre
1784 et 1806, Bruxelles, Éd. de l’université de Bruxelles, 2002 ; Id., Les grammaires de
l’intelligence, Paris, Le Cerf, 2004, et celle de Jean BAECHLER, Nature et histoire, Paris,
PUF, 2000 ; Id., Esquisse d’une histoire universelle, Paris, Fayard, 2002 ; Id., Les morphologies
sociales, Paris, PUF, 2005 ; Id., Les fins dernières. Éléments d’éthique et d’éthologie humaines,
Paris, Hermann, 2006 ; Id., Les matrices culturelles. Au foyer des cultures et des civilisations, Paris,
Annales HSS, novembre-décembre 2009, n° 6, p. 1269-1301.
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« Temporalisation »
et modernité politique :
penser avec Koselleck
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l’objet de contestations. Cela étant – et au-delà des partages disciplinaires établis –,
il s’agit ici d’accepter, ne serait-ce que provisoirement, ce référentiel général et
d’en proposer une lecture en forme de contribution à une théorie de l’expérience
historique en général et de l’expérience historique moderne en particulier. Il
conviendra pour ce faire de tenir ensemble les deux bouts de la chaîne théorique
koselleckienne : l’anthropologie fondamentale d’une part, la théorie des temporalités historiques de l’autre.
Parmi les maillons intermédiaires entre ces deux extrémités, le thème de la
« temporalisation » (Verzeitlichung) des imaginaires sociaux et des attentes politiques
modernes fera l’objet d’une analyse particulière. S’il est vrai que Koselleck voit
dans ce phénomène global de « temporalisation » un processus fondamental de
toute l’histoire moderne et contemporaine, ce dernier gagne à être appréhendé
à l’intérieur d’une théorie générale de l’expérience historique et relativement à
d’autres processus globaux de l’histoire moderne. C’est dans ce cadre général
que la reconstruction d’ensemble ici tentée reviendra sur les notions désormais
classiques de « champ d’expérience », d’« horizon d’attente », de « régimes d’historicités » ou encore de « sémantique historique ».
Il n’est sans doute pas inutile de mieux spécifier formellement lesdites
notions. L’enjeu est double. D’un côté, il s’agit de mieux déterminer analytiquement ces concepts de sorte à en maximiser les effets heuristiques pour la recherche
(une typologisation plus fine des régimes d’historicité ayant eu cours jusqu’à nous
pourrait, par exemple, en découler). De l’autre, repartir du problème d’une théorie
générale de l’expérience historique, c’est réengager le dialogue entre l’histoire et
les sciences politiques en reconnaissant un statut causal propre aux idées politiques
et religieuses modernes, à la philosophie politique et juridique moderne, à l’inertie
des sémantiques historiques sur la longue durée : toutes choses qui ne peuvent
être causalement, et partant disciplinairement, disqualifiées que parce que l’on
part d’une vision étriquée et pauvre de ce qu’est l’expérience de l’histoire.
La question de l’historicité et des temporalités historiques est omniprésente
dans l’œuvre de Koselleck. Deux de ses trois recueils d’articles en témoignent :
Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten (1979) et Zeitschichten. Studien
zur Historik (2000) 2. Trois aspects différents du problème seront envisagés dans
le cadre de cet article. J’examinerai tout d’abord les diverses manières suivant
lesquelles Koselleck traite de la question du temps, soit la tension entre anthropologie fondamentale, théorie de l’histoire (Historik) et méthodologie historique
(Methodik). Je reviendrai ensuite sur la catégorie de « temporalisation », qui se
trouve au cœur du projet même de la sémantique historique. Enfin, je plaiderai
pour un dépassement de la catégorie de « temporalisation » à l’usage d’une histoire
comparée des sémantiques politiques européennes.
Hermann, 2009 ; Id., Agir, faire, connaître, Paris, Hermann, 2008. Bon nombre des insuffisances de l’argumentation koselleckienne (au niveau anthropologique notamment)
peuvent être amendées par la lecture de ces différents travaux.
2 - Reinhart KOSELLECK, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Francfort,
Suhrkamp, 1979 ; Id., Zeitschichten. Studien zur Historik, Francfort, Suhrkamp, 2000.
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ALEXANDRE ESCUDIER
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Au-delà des questions de pure exégèse de l’œuvre de Koselleck 3, il s’agit
plus fondamentalement de faire apparaître, en les distinguant et en les articulant
ensemble, les différents niveaux d’analyse mis en œuvre par l’entreprise même
de l’histoire des langages politiques modernes. Penser avec Koselleck mais audelà de Koselleck, en tentant de poursuivre ce qu’il a inventé sans avoir toujours
pris le temps de l’inscrire dans un cadre systématique d’ensemble, tel me semble
être aujourd’hui pour nous l’enjeu. La tâche, on le voit, relève autant de la théorie
de l’histoire que de la pratique à venir de l’histoire des concepts politiques et de
la sémantique historique dans son ensemble.
Temporalité existentielle et temps historique
Afin de saisir toute la profondeur de la question du temps chez Koselleck, il convient
de repartir des textes tardifs portant la marque d’une interrogation anthropologique
fondamentale. Non pas que les questions alors abordées aient été auparavant
absentes – tout ceci est en germe dès 1972 4 –, mais c’est autour de la laudatio
intitulée « Historik und Hermeneutik » prononcée en l’honneur de Hans-Georg
Gadamer 5 que Koselleck a formulé sa position avec le plus de clarté. Cette clarté
me semble néanmoins toute relative, c’est pourquoi je tenterai de systématiser
son argumentation quant à ce qu’il dénomme lui-même les conditions « quasi
transcendantales » de possibilité de toute histoire.
Deux parties composent l’hommage à Gadamer. Dans la première, Koselleck
s’emploie à réfuter Martin Heidegger ; dans la seconde, il critique le primat accordé
par l’auteur de Vérité et Méthode à l’herméneutique sur la théorie de l’histoire. Je
voudrais ici montrer que les différents couples d’opposition modélisés par Koselleck
pourraient en fait être ramenés à deux oppositions fondamentales : « Pouvoir de
mettre à mort » (Totschlagenkönnen) / « Être pour la mort » (Sein zum Tode) et « avant »
(vorher) / « après » (nachher). Rapporter toutes les actualisations historiques à ces
deux couples d’opposition suppose cependant de s’atteler à la tâche (ce que Koselleck,
me semble-t-il, n’a pas fait) de penser quelque chose comme la « spécification »
des catégories quasi transcendantales de l’histoire, c’est-à-dire le passage du niveau
3 - La meilleure synthèse disponible sur l’œuvre de Koselleck est l’article nécrologique
publié par Willibald STEINMETZ, « Nachruf auf Reinhart Koselleck (1923-2006) »,
Geschichte und Gesellschaft, 32-3, 2006, p. 412-432 ; Id., « De l’histoire des concepts à la
sémantique historique : problèmes théoriques et pratiques de recherche », in B. LACROIX
et X. LANDRIN (dir.), Histoire des concepts et histoire sociale. Signifier, classer, représenter, XIV eXXI e siècles, textes rassemblés en hommage à R. Koselleck, Paris, PUF, à paraître, ainsi que, dans
le même volume, mon texte intitulé, « La Begriffsgeschichte en Allemagne : genèse et
fondements théoriques ».
4 - Reinhart KOSELLECK, « Über die Theoriebedürftigkeit der Geschichtswissenschaft »
[1972], Zeitschichten..., op. cit., p. 298-316.
5 - Reinhart KOSELLECK, « Historik und Hermeneutik », in R. KOSELLECK et H.-G.
GADAMER, Hermeneutik und Historik, Heidelberg, C. Winter, 1987, p. 9-28, repris in
Reinhart KOSELLECK, L’expérience de l’histoire, Paris, Le Seuil/Gallimard, 1997, p. 181-199.
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LE TEMPS DE L’HISTOIRE
ALEXANDRE ESCUDIER
primaire fondationnel à l’histoire concrète via un certain nombre de concepts intermédiaires. En effet, si Koselleck écrit « quasi transcendantales », c’est qu’il sait que
son argumentation flotte quelque peu entre le transcendantal et l’empirique (quand
bien même serait-elle formalisée par raisonnement inductif). Nombre de critiques
n’ont pas manqué de le lui reprocher.
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Que signifie ce premier couple d’opposition : « Pouvoir de mettre à mort » / « Être
pour la mort » ? Est-il vraiment transcendantal ou simplement le fruit d’une obsession
personnelle de Koselleck, en raison de ses propres « expériences primaires » ? La part
des expériences de la grande histoire mondiale faites par le jeune Koselleck ne doit
en effet pas être sous-estimée. Comme il l’écrit dans un texte autobiographique de
1995 à propos de la découverte oculaire, le 8 mai 1945, des baraquements du camp
d’Auschwitz I : « Il y a des expériences qui se répandent et se figent dans votre chair
comme de la lave incandescente. Elles demeurent dès lors là, à chaque instant,
indélogeables et inchangées 6. »
Il serait de mauvaise méthode philosophique de réduire sa théorie de l’histoire au simple statut de rationalisation psychologisante (sous couvert d’anthropologie fondamentale) de sa propre expérience, nécessairement limitée, d’individu
situé. Ce qu’il importe plutôt ici de constater, c’est la manière dont Koselleck aura
tenté, sa vie durant, de dégager des structures durables de l’expérience historique
sous la surface des expériences, espérances et souffrances individuelles. Ce qu’il
a ainsi en vue, dans la première partie de sa laudatio de 1985, c’est d’opposer au
« être pour la mort » heideggerien un « existential » de rang supérieur, à savoir le
« pouvoir de mettre à mort » – le pouvoir de mettre à mort l’autre homme, par
anticipation de sa propre mise à mort. Cet existential-là fonctionne alors, sous la
plume de Koselleck, comme une donnée anthropologique minimale pérenne ; il
paraît être la condition de possibilité « des » histoires, à travers la possibilité inéradicable de la guerre de tous contre tous.
Implicitement, c’est Thomas Hobbes qui se trouve ici mobilisé contre
Heidegger, ce même Hobbes qui, dans le chapitre XIII du Leviathan (1651), écrivait :
Par cela, il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu’une puissance
commune ne leur impose à tous un respect mêlé d’effroi, leur condition est ce qu’on appelle
6 - Reinhart KOSELLECK, « Vielerlei Abschied vom Krieg », in H. L. ARNOLD, B. SAUZAY
et R. VON THADDEN (dir.), Vom Vergessen, Vom Gedenken. Erinnerungen und Erwartungen
in Europa zum 8. Mai 1945, Göttingen, Wallstein, 1995, p. 19-25, ici p. 21. Koselleck
ajoute plus loin (p. 24), non sans jeu de mots ironique : « Wissen ist besser als Besserwissen »
(mieux vaut savoir d’expérience charnelle que d’avoir toujours raison, abstraitement,
de loin, après coup, dans le noir et blanc tranché d’une morale hors contexte, celle de
la critique idéologique des années 1960). Voir également la version abrégée de ce texte :
Reinhart KOSELLECK, « Glühende Lava, zur Erinnerung geronnen. Vielerlei Abschied
vom Krieg: Erfahrungen, die nicht austauschbar sind », Frankfurter Allgemeine Zeitung,
6 mai 1995.
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L’opposition « Pouvoir de mettre à mort » / « Être pour la mort »
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la guerre : et celle-ci est telle qu’elle est une guerre de chacun contre chacun. En effet, la
GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans l’acte de combattre, mais
dans cet espace de temps pendant lequel la volonté d’en découdre par un combat est
suffisamment connue ; et donc, la notion de temps [Time] doit être prise en compte dans
la nature de la guerre, comme c’est le cas dans la nature du temps qu’il fait [Weather].
Car, de même que la nature du mauvais temps ne consiste pas en une ou deux averses,
mais en une tendance au mauvais temps, qui s’étale sur plusieurs jours, de même, en ce
qui concerne la nature de la guerre, celle-ci ne consiste pas en une bataille effective, mais
en la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps qu’il n’y a pas d’assurance
du contraire. Tout autre temps est la PAIX 7.
L’état social de guerre civile potentielle (que cette potentialité soit manifeste ou
simplement latente pour les acteurs), telle serait la définition même du temps. Telle
serait l’épaisseur existentiellement vécue de la temporalité en cas d’expérienceslimites – expériences du monde durant lesquelles la possibilité imminente de la
mort physique est à chaque instant ressentie. À l’existential du « pouvoir de mettre
à mort », et à l’état pré-institutionnel de la guerre de tous contre tous, correspond
ainsi chez Koselleck un concept particulier de temps que j’aimerais qualifier de
temps existentiel prépolitique. C’est le temps angoissé de la possibilité illimitée de la
mort ; c’est le temps vécu en dehors de toute institution politique stable – un
temps vécu sous un mode quasi déshistoricisé, puisque tout se passe comme si
aucune institution sociale (politique ou autre, pas même symbolique ni morale)
n’avait de prise sur l’individu afin de refréner sa pulsion autoconservatrice de mort
(le droit naturel hobbésien).
D’un point de vue logique, l’existential « pouvoir de mettre à mort » subsume
plusieurs autres couples d’opposition développés par Koselleck. « Pouvoir de
mettre à mort » qualifie l’angoisse et la conflictualité fondamentale de l’homme
(das Konfliktwesen Mensch) 8. Mais cette temporalité angoissée intime se trouve spatialisée dès lors que le combat pour la survie a eu lieu. En découle directement, à
mon sens, la structure dynamique du « haut » (oben) / « bas » (unten). Nous sommes
là, déjà, dans un premier niveau de « spécification » 9, par quoi l’existential « pouvoir de mettre à mort » reçoit une extension empirique dans l’histoire réelle.
7 - Thomas HOBBES, Leviathan ou matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, Paris,
Gallimard, [1651] 2000, p. 224-225.
8 - Reinhart KOSELLECK, « Was sich wiederholt », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21 juillet 2005. À travers les trois couples d’opposition fondamentaux suivants « haut/bas »,
« dedans/dehors » et früher/später, Koselleck maintient dans ce texte tardif le projet
d’une « Anthropologie elementarer Oppositionsverhältnisse » en tant qu’elle livrerait le
socle indépassable des structures de répétition de l’histoire.
9 - C’est l’analyse kantienne du « jugement réfléchissant », dans la troisième Critique,
qui me sert ici de guide, avec la distinction fondamentale des opérations de « classification » et de « spécification ». Par « spécification », on entendra ici le passage du niveau
primaire fondationnel à l’histoire concrète via un certain nombre de concepts intermédiaires – les concepts primaires recevant des extensions empiriques de rang successivement
inférieur, de moins en moins formel, voir Immanuel KANT, Critique de la faculté de juger,
Paris, Flammarion, [1790] 2000, p. 104-105.
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LE TEMPS DE L’HISTOIRE
ALEXANDRE ESCUDIER
Le combat à mort a eu lieu ; la mort d’une des deux parties a été évitée au prix
d’une soumission à l’autre dans la structure du « haut/bas ». L’existential a ainsi été
socialement spatialisé, consacrant par là même le début de toute institutionnalisation.
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Niveau primaire
(fondationnel)
« Être pour la mort » /
« Pouvoir de mettre
à mort »
(Sein zum Tode /
Totschlagenkönnen)
• couple
d’existentiaux
• analytique du Dasein
Niveau secondaire
(spécification I)
haut/bas
(oben/unten)
Niveau ternaire
(spécification II)
vainqueurs/vaincus
(Sieger/Besiegte)
maître/serviteur, esclave
(Herr/Knecht)
r Processus empirique sous-jacent : combat à mort
décidé par la guerre de tous contre tous ; « pouvoir » institutionalisé dans une relation agonale
non ouverte « vainqueurs/vaincus », « dominants/
dominés »
dedans/dehors
(innen/außen)
ami/ennemi
(Freund/Feind)
r Processus empirique sous-jacent : combat à mort
latent, matérialisé par des frontières, entre au
moins deux unités d’action territorialement élargies au sein desquelles les groupes s’affrontant
jadis dans la guerre civile reconnaissent désormais
(temporairement ou non) une instance centrale
coordinatrice
secret/public
(geheim/öffentlich)
r Processus empirique sous-jacent : maintien nécessaire d’une limite imperméable, afin de rendre
l’action possible, entre les cercles de pouvoir décideurs et le reste des gouvernés au sein d’un groupe
de population et d’un territoire donné
Avant/Après
(vorher/nachher)
• analyse du « sens
interne » chez Kant
puis Husserl
• esthétique
transcendantale
générativité
(Generativität)
pères/fils
(Väter/Söhne) ; « générations » (biologique, sociale,
politique)
répétabilité
(Wiederholbarkeit)
r continuité
structures itératives
(Wiederholungstrukturen) ; exposition « descriptive »
(Beschreibung)
irréversibilité
(Irreversibilität)
r discontinuité
événements
(Ereignisse) ; exposition « narrative » (Erzählung)
non-contemporanéité
du contemporain
(Ungleichzeitigkeit
des Gleichzeitigen)
histoires/Histoire ; comparaison diachronique/
comparaison synchronique ; individualités historiques/
évolution globale
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Structure de l’expérience historique : essai de systématisation
champ d’expérience/
horizon d’attente
(Erfahrungsraum/
Erwartungshorizont) ;
« distentio animi »
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Structure de l’« expérience » :
• « expériences primaires » (Primärerfahrungen)
vécues sous le mode passif d’être affecté
• puis synthèses de second degré via les anticipations
hétérogènes (infra) de chaque régime d’attente
(i.e. les idola fori baconiennes réinvesties par
Droysen jusqu’à nous)
Structure de l’« attente » :
• « structure clivée » de l’attente : un mixte d’éléments « prévisionnels cognitifs » et d’éléments
« normatifs expectatifs » (i.e. espérances et/ou
craintes religieusement ou axiologiquement
fondées)
• « régimes d’attente » découlant de l’équilibre
historiquement variable entre ces deux éléments hétérogènes
« Régimes d’historicité »
• résultante de la chaîne phénoménologique suivante :
a) Expériences primaires (l’être-affecté par les
histoires/l’Histoire)
b) Sémantisation des expériences primaires via
les anticipations hétérogènes (prévisionnelles
cognitives et normatives expectatives), historiquement variables, des « régimes d’attente »
c) Synthèses de second degré transformant les affections pures primaires en jugement d’expérience
sur l’état historique du monde environnant
• il n’est d’expérience de l’Histoire au sens strict
qu’au niveau c) des synthèses de second degré
après rétroaction des anticipations de l’attente
• la structure de tout régime d’historicité est dynamisée par les anticipations de l’attente
• typologie historique des principaux « régimes
d’historicité » européens :
1. régime « ancien itératif »
2. régime « chrétien eschatologique »
3. régime « téléologique temporalisé »
4. régime « atéléologique détemporalisé »
La spécification graduelle du « pouvroir de mettre à mort » conduit ainsi à
la dialectique du pouvoir 10. Les deux couples d’opposition « vainqueurs » (Sieger) /
« vaincus » (Besiegte) et « maître » (Herr) / « serviteur, esclave » (Knecht) s’inscrivent
logiquement et empiriquement dans ce cadre en ce sens qu’ils ne représentent in
fine que des actualisations dérivées (niveau ternaire) – dans des configurations successives de pouvoir historiquement variables et datables – de la structure conflictuelle
« haut/bas » (niveau secondaire) générée par le dépassement de la guerre civile
originaire et du temps existentiel prépolitique (niveau fondationnel primaire).
10 - Les différents niveaux de fondation puis de spécification des concepts ci-après évoqués
sont récapitulés dans le tableau. Précisons simplement ici que : le niveau dit « primaire »
est fondationnel (existential et/ou transcendantal) alors que les niveaux dits « secondaire »
puis « ternaire » correspondent respectivement aux niveaux de « spécification I » et « II ».
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L’opposition « dedans » (innen) / « dehors » (außen) remodalise elle aussi les
potentialités du « pouvoir de mettre à mort », non plus cette fois à l’échelle micro
(le combat à mort de tel individu ou groupe restreint contre tel ou tel autre dans
l’espace de la guerre civile), mais au niveau d’entités politiques plus larges au
sein desquelles les groupes s’affrontant jadis dans la guerre de tous contre tous
reconnaissent désormais (temporairement ou non) une instance centrale coordinatrice. Si avec le couple « haut/bas » (niveau secondaire), l’existential du « pouvoir
de mettre à mort » se trouvait « spécifié » à la faveur d’une spatialisation sociale
non encore territorialement circonscrite, le couple « dedans/dehors » traduit quant
à lui deux choses concomitantes : 1) l’inscription strictement spatiale (via des frontières concrètes) du combat à mort existant toujours de manière latente entre au
moins deux unités d’action territorialement élargies (toutes choses qui sont au fondement de la tradition réaliste en matière de théorie des relations internationales) et
2) le nécessaire maintien, afin de rendre l’action possible, d’une limite imperméable entre les cercles de pouvoir décideurs et le reste des gouvernés au sein
d’un groupe de population et d’un territoire donné.
Le premier cas de figure correspond au couple fameux « ami » (Freund) /
« ennemi » (Feind) développé par Carl Schmitt dans Der Begriff des Politischen 11. Vu
sous l’angle d’une méta-théorie de l’histoire et des divers degrés de spécification
qu’elle implique, ce couple d’opposition peut être considéré – c’est en tout cas
ma proposition ici contre toutes les critiques idéologiques moralisantes adressées
à Koselleck – comme une simple retraduction sémantique (dans la langue des
acteurs, i. e. au niveau praxéologique du « sens subjectif » orientant les actions
sociales correspondantes) de l’opposition « dedans/dehors ». Le couple notionnel
« ami/ennemi », qui arrache à certains commentateurs des cris d’orfraie vise ainsi
simplement à spécifier le « pouvoir de mettre à mort », à ménager des passerelles
empiriques concrètes aux conditions de possibilités structurelles de l’histoire pointées par Koselleck. Tous les concepts agonaux de relation que l’on trouve dans les
sémantiques politiques particulières ne font en ce sens que donner un contenu
historique concret à cette structure de base. C’est à la condition de penser finement cette spécification que l’on pourra ainsi passer du niveau anthropologique
sur l’histoire (Metahistorik) au niveau méthodologique, historiographique concret
(voir le tableau).
Le second cas de figure de la dérivation secondaire « dedans/dehors » correspond quant à lui au couple « secret » (geheim) / « public » (öffentlich) et à la nécessité,
pour toute entité politique agissante, de maintenir une zone d’ombre sur ses motivations, sur ses ressources tactiques, sur sa stratégie et ses buts de sorte à pouvoir
intervenir efficacement sur la réalité concrète agonalement préstructurée par
d’autres entités politiques agissantes (politique infra- et/ou internationale). De
cette contrainte minimale de toute action politique, c’est assurément le régime
démocratique moderne (et son exigence de transparence médiatique) qui a le plus
de mal à s’accommoder.
11 - Carl SCHMITT, Der Begriff des Politischen, Tübingen, Mohr, 1927.
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Une remarque, importante, doit néanmoins être ajoutée. Contrairement aux
propositions de Koselleck 12, l’existential « pouvoir de mettre à mort » n’est sans
doute pas de rang ontologique supérieur. En effet, s’il y a, dans l’état de nature
hobbésien, pouvoir de mettre à mort, c’est en raison de l’anticipation par chaque
être humain de sa possible mise à mort par l’autre homme. C’est donc bien la
définition heideggerienne du Dasein (suivant une lecture anthropologisante que
Heidegger lui-même refusait) comme « être pour la mort » (c’est-à-dire l’anticipation de sa propre fin par le Dasein) qui est la condition de possibilité du « pouvoir
de mettre à mort ». Il conviendra de revenir plus loin sur ce point car il me semble
que c’est le primat du futur ancré dans l’angoisse du Dasein comme « être pour
la mort » qui, chez Koselleck, conditionne également la théorie de l’expérience
historique, et notamment la définition formelle du rapport existant entre « champ
d’expérience » (Erfahrungsraum) et « horizon d’attente » (Erwartungshorizont). C’est
alors l’« attente » (Erwartung) qui apparaîtra comme première au plan des dynamiques sémantiques concrètes. L’enjeu est uniment ontologique et méthodologique.
L’opposition « avant » (vorher) / « après » (nachher)
Le temps proprement historique (par différence avec le temps existentiel prépolitique
analysé auparavant) peut être quant à lui déduit de la dichotomie « avant/après » 13.
Il convient pour ce faire d’aller au-delà de la seule laudatio de 1985 en mobilisant
plusieurs textes antérieurs de Koselleck 14. Trois niveaux d’analyse doivent être
ici précisément distingués.
Premier niveau. Ce premier niveau d’analyse permet de thématiser le degré de
« répétabilité » (Wiederholbarkeit) et d’« irréversibilité » (Irreversibilität) des différentes
12 - R. KOSELLECK, « Historik und Hermeneutik », art. cit., p. 100-101, repris dans
L’expérience de l’histoire, op. cit., p. 184-185 : « Comme Dasein, l’homme n’est pas encore
libre pour les autres hommes – c’est là une thématique de Löwith ; porteur de conflits,
il n’est pas ouvert à son prochain. Les temporalités de l’histoire ne sont pas identiques ;
elles ne sont pas non plus totalement dérivables des modalités existentielles développées autour de la notion d’homme conçu comme Dasein. Les temporalités de l’histoire
sont tout d’abord constituées par les rapports existant entre les hommes ; il s’agit toujours
de la simultanéité du non-contemporain, de rapports de différence contenant leur propre
finitude, laquelle ne peut être référée à une ‘existence’ particulière. »
13 - Cette dichotomie d’ordre primaire peut elle-même être fondée sur l’analyse kantienne du « sens interne », au sein de l’« Esthétique transcendantale » de la première
Critique (cf. tableau).
14 - Voir essentiellement les cinq textes suivants : R. KOSELLECK, « Über die Theoriebedürftigkeit... », art. cit., p. 298-316 ; Id., « Geschichte, Geschichten und formale
Zeitstrukturen » [1973], Vergangene Zukunft..., op. cit., p. 130-143, repris dans Id., Le futur
passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éd. de l’EHESS, 1990, p. 119131 ; Id., « Darstellung, Ereignis und Struktur » [1973], Ibid., p. 144-157, repris dans
Le futur passé..., op. cit., p. 133-144 ; Id., « ‘Erfahrungsraum’ und ‘Erwartungshorizont’ –
zwei historische Kategorien » [1976], Ibid., p. 349-375, repris dans Le futur passé...,
op. cit., p. 307-329, et Id., « Erfahrungswandel und Methodenwechsel. Eine historischanthropologische Skizze » [1988], Zeitschichten..., op. cit., p. 27-77, repris dans L’expérience
de l’histoire, op. cit., p. 201-247.
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LE TEMPS DE L’HISTOIRE
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séquences historiques 15. Il revient à thématiser le partage gnoséologique entre
continuité et discontinuité historiques. La continuité en question ne saurait être strictement causale (liaison mécaniste nomothétique de l’avant et de l’après), mais
plutôt un mélange de conditions de possibilité structurelles (structures matérielles,
économiques, sociales, juridico-politiques, mentales, etc.) et d’actes illocutoires
(décisions de sens dans le medium d’une culture stabilisée, avec des effets de sens
induits pour partie non intentionnels). Cette causalité hybride – ni totalement
nomothétique ni totalement idiographique – oblige à penser et à articuler ensemble
deux niveaux d’historicité :
a) celui des « structures de répétition » (Wiederholungsstrukturen) – thème
omniprésent chez le dernier Koselleck. C’est sur ce point que notre auteur reste
le plus fidèle au programme d’« histoire structurelle » formulé par Werner Conze 16
et l’Arbeitskreis für moderne Sozialgeschichte de Heidelberg dès la fin des années
1950 17. Soit une histoire des structures sociales, économiques et politico-juridiques
qui ne ferait pas (ou plus) l’impasse sur les structures et inerties culturelles, langagières, sémantiques à travers lequelles la question des représentations et du sens
subjectif se joue pour les acteurs individuels comme collectifs. Koselleck a clairement réaffirmé ce point dans le discours de remerciement qu’il a prononcé à
Heidelberg le 23 novembre 2004 à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa
thèse de doctorat 18 ;
b) celui de l’« événement », introduisant une différence qualitative – et donc
une dose d’irréversibilité – entre un avant et un après. C’est sans doute dans le texte
de 1973 intitulé « Darstellung, Ereignis und Struktur » que Koselleck a le mieux
15 - Je m’appuie ici sur le passage important suivant du texte de 1973 : Reinhart
KOSELLECK, « Geschichte, Geschichten und formale Zeitstrukturen », Vergangene
Zukunft..., op. cit., p. 132-133, repris dans Le futur passé..., op. cit., p. 121 : « Avant de mettre
en discussion, dans leur dimension temporelle, quelques exemples d’une expérience
‘pré-historique’, je rappellerai, en les formalisant très rigoureusement, trois modes
d’expérience temporels : (1) l’irréversibilité des événements, présence d’un avant et
d’un après dans leurs divers contextes de déroulement ; (2) la répétitivité des événements, qu’il s’agisse d’une identité présumée de ceux-ci, du retour de constellations
ou d’une coordination figurée ou typologique des événements ; (3) la simultanéité du
non-simultané ».
16 - Le texte programmatique séminal est celui de Werner CONZE, Die Strukturgeschichte
des technisch-industriellen Zeitalters als Aufgabe für Forschung und Unterricht, Opladen,
Westdeutscher Verlag, 1957.
17 - Voir notamment les 67 volumes de la collection « Industrielle Welt » publiée par
l’Arbeitskreis für Moderne Sozialgeschichte fondé par Conze à Heidelberg en 1957, à
Stuttgart chez Klett-Cotta entre 1962-1999, puis à Cologne chez Böhlau, à partir de
2000. Il est fondamental de percevoir que la « sémantique historique » koselleckienne
est demeurée fortement rattachée à ce terreau premier d’histoire structurelle (économique, sociale, juridico-politique) tout en en reproblématisant les confins en prenant
au sérieux les médiations praxéologiques de la langue.
18 - Reinhart KOSELLECK, « Dankrede am 23. November 2004 », in S. WEINFURTER
(dir.), Reinhart Koselleck (1923-2006). Reden zum 50. Jahrestag seiner Promotion in Heidelberg,
Heidelberg, Winter, 2006, p. 33-60, ici p. 59-60. Voir également la notice nécrologique
sur Conze : Reinhart KOSELLECK, « Werner Conze. Tradition und Innovation », Historische
Zeitschrift, 245, 1988, p. 529-543.
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ALEXANDRE ESCUDIER
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précisé sa position quant au rapport existant entre structures et événements – avec
les problèmes subséquents d’exposition (description des structures versus narration
des événements) au niveau de la mise en intrigue des résultats de toute recherche
historique. S’il est vrai que « les structures ne peuvent être appréhendées qu’au
moyen des événements dans lesquels elles s’articulent, au travers desquels elles
transparaissent 19 », il apparaît que la « sémantique historique » est située au point
de croisement de ces deux temporalités, celle des structures et celle des événements.
Le point est crucial car, contrairement à la docte ignorance affichée par Quentin
Skinner et John Pocock 20, la « sémantique historique » – en tant que méthode
d’objectivation des productions socioculturelles de sens et de leurs effets politiques
instituants 21 – va bien au-delà de la seule historicisation, en forme de dictionnaire,
de mots et concepts politiques isolés. Elle permet de thématiser la tension interne de
la temporalité historique en général, à savoir : sa double dimension – dans la diachronie et la synchronie – d’inertie structurelle et de pragmatique innovante en
situation 22.
Second niveau. Le couple « avant/après » subsume non seulement la différence
entre diachronie et synchronie (la différence entre événements et structures), mais
encore la catégorie arendtienne de « générativité », soit le couple d’opposition pères/
fils. Cette catégorie de « générativité » permet à Koselleck – au-delà de Wilhelm
Dilthey, Wilhelm Pinder et Karl Mannheim – d’articuler trois aspects dissemblables
du concept et du fait des « générations » 23 :
19 - R. KOSELLECK, « Darstellung, Ereignis und Struktur », art. cit., p. 144-157, ici p. 149,
repris dans Le futur passé..., op. cit., p. 137 : « Inversement certaines structures ne seront
appréhendées que par le biais des événénements dans lesquels elles s’articulent, à
travers lesquels elles transparaissent. »
20 - Entre les deux principaux représentants de ce qu’on appelle l’école de Cambridge
et la Begriffsgeschichte allemande, le malentendu demeure aujourd’hui encore total, voir
Hartmut LEHMANN et Melvin RICHTER (dir.), The meaning of historical terms and concepts:
New studies on Begriffsgeschichte, Washington, German Historical Institute, 1996, ainsi
que l’interview récente donnée par Quentin Skinner : Javier FERNÁNDEZ SEBASTIÁN,
« Intellectual history, liberty and republicanism: An interview with Quentin Skinner »,
Contributions to the History of Concepts, 3-1, 2007, p. 103-123, en particulier p. 114 sq., dans
laquelle il s’emploie à réfuter une caricature taillée sur mesure. Si l’on prenait la peine
de le lire, on s’apercevrait en effet que Koselleck a depuis le début, et avec détermination,
insisté sur la question du cui bono (c’est-à-dire le problème des « usages » concrètement
faits, en situation, des langages politiques) et sur la nécessité d’historiciser finement la
dimension pragmatique de toute sémantique historique (à la fois ce que les concepts signifient
et ce qu’ils font faire dans tel ou tel contexte singulier, le plus souvent conflictuel). Sur ce
point, voir en dernier lieu Reinhart KOSELLECK, « Begriffsgeschichte », in S. JORDAN (dir.),
Lexikon Geschichtswissenschaft. Hundert Grundbegriffe, Stuttgart, Reclam, 2002, p. 40-44.
21 - Développée en termes de « sociologie de la traduction » versus « sociologie du
social », l’approche du politique exposée en 2002 par Bruno Latour est en bien des
points homologue à la position koselleckienne : Bruno LATOUR, « Si l’on parlait un peu
politique ? », Politix, 15-58, 2002, p. 143-165.
22 - Urs STÄHELI, « Die Nachträglichkeit der Semantik. Zum Verhältnis von Sozialstruktur
und Semantik », Soziale Systeme. Zeitschrift für soziologische Theorie, 4-2, 1998, p. 315-339.
23 - Qu’on me permette ici de renvoyer à ma mise au point : Alexandre ESCUDIER,
« La temporalité historique comme objet de réflexion dans l’épistémologie moderne de
l’histoire », Divinatio. Studia culturologica series, 18, 2003, p. 35-65.
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a) la génération au sens de succession et de décalage biologique (pères/fils) ;
b) la génération au sens de socialisation spécifique partagée entre les pères
d’un côté, entre les fils de l’autre, etc. ;
c) la génération au sens politique : lorsque des événements politiques en
viennent à structurer les attitudes et les consciences par-delà les deux déterminations générationnelles précédentes.
Troisième niveau. Le couple « avant/après » renvoie, enfin, à un plan d’analyse
plus général, à la question de la distentio animi, au problème donc – thématisé à
partir de saint Augustin et de Edmund Husserl (toutes choses que Paul Ricœur
affinera dans Temps et récit 24) – du temps subjectif écartelé entre les trois ek-stases
du temps (passé, présent, futur).
Le couple avant/après subsume en ce sens le partage notionnel, avancé par
Koselleck en 1976, entre « champ d’expérience » et « horizon d’attente ». Il oblige
alors à penser ce que pourrait être une théorie générale de l’expérience pour l’histoire :
une théorie générale de l’histoire qui dépasserait une vision fort répandue mais
tronquée de la dynamique historique faisant le départ entre l’histoire réelle d’un
côté et de l’autre les états mentaux subjectifs des acteurs (en tant que purs êtresaffectés par ladite histoire réelle). Une telle conception des choses en resterait au
seul niveau de ce qu’on pourrait appeler les synthèses de premier ordre (les affections
induites par le seul champ d’expérience), alors que l’expérience de l’histoire apparaît, à y bien regarder, comme bien plus complexe, c’est-à-dire comme un emboîtement de synthèses de divers degrés (voir tableau). Koselleck a indiqué ça et là les
linéaments d’une telle théorie de l’expérience de l’histoire ; il importe de poursuivre la tâche en confrontant et combinant ses propositions avec les grandes théories
de l’histoire dont nous disposons aujourd’hui (la Science nouvelle de Giambattista
Vico, l’Éthique de Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher, les œuvres de Georg
Wilhelm Friedrich Hegel et de Karl Marx, la « Systematik » de Johann Gustav
Droysen, le projet d’une « critique de la raison historique » chez Wilhelm Dilthey,
la « logique de l’histoire » d’Heinrich Rickert, l’épistémologie wébérienne, la
réflexion théorique d’Ernst Troeltsch sur l’histoire enfin) 25. Je me limiterai ici au
problème du rapport dynamique existant entre « champ d’expérience » et « horizon
d’attente ». Il convient là aussi d’essayer de sérier au mieux les différents niveaux
d’analyse et d’effectivité empirique.
Une partie du « champ d’expérience » est constituée par des données structurelles, ne changeant que lentement, voire pas du tout, dans la diachronie via l’intervention des êtres humains sur leur milieu. Ce sont les fameuses structures de
répétition, qui opèrent avant toute sémantisation pour certaines (le prédonné climatique, géographique, la différence sexuelle, la succession et le chevauchement
des générations biologiques, etc.) ou bien suivant des sémantiques à inertie forte
24 - Paul RICŒUR, Temps et récit, Paris, Éd. du Seuil, 1983.
25 - Une étude systématique comparative est en cours de préparation, dans laquelle je
chercherai à montrer continuités et discontinuités, points communs et différences entre
ces rares grandes tentatives de fondation théorique de l’histoire.
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dans la diachronie (le droit et sa « structure itérative », les religions, etc.). À cela
viennent s’ajouter des structures et mutations d’ordre matériel, largement extralangagières (l’histoire des techniques, l’histoire des cycles et systèmes économiques, l’évolution de la morphologie sociale, etc.).
Ces structures de répétition changent à des rythmes variables, ceux de l’histoire sociale, de l’histoire économique, de l’histoire politico-juridique ou encore de
l’histoire culturelle. Une kyrielle de séries sous-systémiques donc qui, considérées
ensemble, ne forment pas une temporalité historique continue, homogène et univoque, dont on pourrait avoir l’intuition immédiate comme acteur. Dans ce cadre
d’expérience méta-individuel (un cycle économique embrasse souvent plusieurs
générations, et l’on ne peut, comme acteur, en avoir que confusément conscience),
le sujet ne saurait être considéré comme pleinement souverain ; son champ d’expérience est pluriel, constitué de diverses séries et de nombreuses interactions entre
différents sous-systèmes.
La cohérence interne de chaque champ d’expérience sera ainsi plus ou moins
stable et changeante. Si le degré d’instabilité s’accroît, un sentiment d’accélération
s’en dégage – accélération de la succession de l’avant et de l’après. C’est seulement
ensuite – à un second niveau de sémantisation – que l’expérience de premier
degré de l’accélération se trouve interprétée et redéployée in situ en fonction des
réservoirs sémantiques et symboliques culturellement disponibles afin de signifier
deux ordres d’horizon dissemblables : le possible et l’optatif, le probable escompté
et l’idéal espéré, voire le pire redouté. D’où, par exemple, cette lente transition
sémantique et métaphorique entre le régime d’attente chrétien parousiaque et le
régime d’attente temporalisé, radicalement intramondain, des Modernes signifiant
l’accélération de la fin des temps d’abord (millénarismes), l’accélération téléologisée
de l’Histoire ensuite (philosophies de l’histoire), la pure et simple accélération
sociale – sans telos – après 1989 (fin de l’histoire ou Après l’histoire 26).
On ne saurait trop insister sur la complexité interne de la distentio animi
reformulée par le couple « champ d’expérience » / « horizon d’attente ». En effet,
l’expérience historique à l’état brut, intuitif, n’existe pas : ni comme objet, ni
comme connaissance. C’est pourquoi une théorie générale de l’expérience historique doit inclure et articuler ensemble le premier niveau des structures de répétition
(structures de divers ordres, plus ou moins déjà sémantisés) et le second niveau
des sémantisations du probable (éléments cognitifs prognostiquant le futur proche)
et du souhaitable (éléments normatifs appelant de leurs vœux un devoir-être, en
connexion plus ou moins forte avec les dogmatiques religieuses et politiques
sémantisant l’espérance, voire les peurs, ici bas).
Ce point méthodologique est d’importance ; il suffit à lui seul à indiquer
pourquoi la « sémantique historique » koselleckienne ne saurait, sans méprise, être
assimilée à la traditionnelle histoire des idées et des représentations collectives.
26 - Suivant la formule de Philippe MURAY, Après l’histoire, Paris, Gallimard, [19992000] 2007.
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En effet, l’« horizon d’attente » resémantisant l’expérience de premier degré (stabilité ou accélération 27 ressenties de manière passive par les acteurs) est lui-même
un mélange historiquement variable de cognition et d’espérance, voire de craintes.
L’« horizon d’attente » présente ainsi une structure clivée, et c’est des tensions et
dynamiques d’une telle structure qu’il faut repartir.
Sous l’heureuse formule des « régimes d’historicité », François Hartog a remis
sur le métier l’ensemble des propositions koselleckiennes relatives à ce problème 28, à savoir : d’un côté, les propositions formelles, méta-historiques, articulant
« champ d’expérience » et « horizon d’attente » et, de l’autre, les thèses historiques
(empiriques) sur les différentes figures de la conscience historique (i. e. du rapport
des sociétés aux temporalités de l’histoire). Entrant en résonance, afin d’aider à
mieux les saisir, avec les préoccupations de toute une époque – la nôtre –, la notion
de « régimes d’historicité » a ainsi connu une grande fortune. « Combinaison », à
dessein, « d’imprécision et de précision » comme tout « essai » véritable 29, elle a
permis de mettre au travail des expériences diffuses dans un climat culturel
d’attentes idéologiques déçues. Il convient de saluer ce franc succès (au-delà du
reste des seuls cercles académiques), mais il convient aussi de se déprendre des
usages possiblement dilettantes, aujourd’hui, du concept et du couple « champ
d’expérience »/« horizon d’attente ». Comme l’écrit son inventeur : « la notion [de
régimes d’historicité] est certes dans le paysage, elle circule (un peu), il serait
dommage qu’elle achève sa course en mot passe-partout, dispensant d’un véritable
questionnement », telle « une passoire » ne retenant finalement rien à force d’indétermination et de galvaudage 30.
Prolongeant quelques éléments de définition originellement avancés par
Koselleck et F. Hartog, j’aimerais soutenir que l’« attente » constitue l’élément
dynamique de l’histoire, directement en prise sur la sémantisation du couple « champ
d’expérience » / « horizon d’attente » 31. Elle n’est rien de moins que l’instance
27 - Encore convient-il de relever la différence entre « accélération itérative » (le même
se répétant en accéléré) et « accélération créatrice » de l’histoire (production de nouveautés inédites à grande vitesse) : Alexandre ESCUDIER, « Le sentiment d’accélération
de l’Histoire chez les Modernes : éléments pour une histoire », Esprit, 6, 2008, p. 165191.
28 - François HARTOG, « Marshall Sahlins et l’anthropologie de l’histoire », Annales ESC,
38-6, 1983, p. 1256-1263 ; Id., Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris,
Le Seuil, 2003. Dans une très intéressante interview : « Sur la notion de régime d’historicité. Entretien avec François Hartog », in C. DELACROIX, F. DOSSE et P. GARCIA (dir.),
Historicités, Paris, La Découverte, 2009, p. 133-149, F. Hartog est récemment revenu
sur la genèse complexe de cette notion, de sa lecture de Marshall Sahlins dans les
années 1980 à l’expérience des historicités berlinoises après la chute du Mur en 1989
en passant par les propositions sur la mémoire de Pierre Nora et par celles de Reinhart
Koselleck sur le rapport des Modernes à l’histoire. Voir également Gérard LENCLUD,
« Traversées dans le temps », Annales HSS, 61-5, 2006, p. 1053-1084.
29 - F. HARTOG, « Sur la notion de régime d’historicité... », art. cit., p. 139 et 148.
30 - Ibid., p. 144 et 141.
31 - R. KOSELLECK, Vergangene Zukunft..., op. cit., p. 358, repris dans Le futur passé...,
op. cit., p. 314.
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ALEXANDRE ESCUDIER
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possibilisante du Dasein ; elle correspond à l’existential du « être pour la mort »
heideggerien. Or l’attente s’entend elle-même comme un mixte de prévision de
l’empiriquement probable (prévision rationnelle et/ou prophétique) et d’espérances/
craintes (axiologiquement et/ou dogmatiquement motivées) – la politique n’étant
qu’une modalisation intramondaine de ces deux composantes, modalisation qui
tient pragmatiquement compte (ou non) des contraintes matérielles, sociales et
institutionnelles du moment.
Écrire l’histoire des « régimes d’attente » consistera donc à analyser la proportion et l’équilibre variable de ce qu’on pourrait appeler les éléments prévisionnels
cognitifs d’un côté et, de l’autre, les éléments normatifs expectatifs présents dans tout
rapport aux choses futures (futura). Cette distinction me paraît historiographiquement capitale et toujours devoir recevoir une détermination empirique concrète
dès lors que l’on mobilise les catégories formelles de « champ d’expérience » et
d’« horizon d’attente » 32. En effet, détailler ainsi la structure clivée de toute attente,
c’est se mettre en position de mieux montrer :
1) que le référent empirique « futur » (dans l’imaginaire des acteurs) n’opère
pas historiquement en tant qu’instance globale de détermination des attentes,
mais doit être appréhendé plus finement suivant ses deux aspects principaux (i. e.
empiriquement probable/normativement souhaitable et/ou redouté) et en fonction
des sémantiques historiquement disponibles pour les signifier (prophétismes puis
sciences d’un côté, dogmatiques puis axiologies sécularisées sous forme politique
de l’autre). Toutes choses qui ont historiquement donné lieu à des combinaisons
infinies de registres sémantiques hétérogènes (mixtes de prophétisme et de science,
de dogmatique et d’axiologie sécularisée, etc.) ;
2) que les éléments prévisionnels cognitifs d’un côté et normatifs expectatifs de
l’autre permettent de penser la transition complexe entre âge théologique et âge
sécularisé (rationalisé) de la politique. Et ceci sans pour autant gommer la part
d’espérance des âges sécularisés : car si – dans tout rapport aux choses futures,
et à côté des éléments prévisionnels cognitifs – des éléments passionnels (mélange
d’espérances et de craintes) sont à l’œuvre, la question est alors de savoir, suivant
les contextes pragmatiques et les sémantiques disponibles, en quelles proportions,
sous quelles formes, en direction de quels groupes sociaux à instituer et à faire
agir comme collectifs ;
3) que la force de persuasion des idéologies politiques futuro-centrées
modernes provient de leur faculté de rendre rhétoriquement plausibles, et en
situation, les éléments cognitifs positifs (i. e. prévision du probable via de nouvelles
rationalités) de sorte à accréditer des espérances/craintes dogmatiquement motivées. C’est précisément ici – dans ce changement de l’équilibre interne de la
structure formelle clivée de tout horizon d’attente – que se joue le processus
32 - Une telle distinction pourrait être aisément réinscrite dans la continuité de la théorie
des « idola » ou anticipations baconiennes telle qu’en fait abondamment usage Johann
Gustav DROYSEN, Historik. Rekonstruktion der ersten vollständigen Fassung der Vorlesungen,
textes établis et présentés par P. Leyh, Stuttgart/Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog,
[1857] 1977, voir tableau, § 5.1.
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LE TEMPS DE L’HISTOIRE
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englobant de « scientificisation » des discours politiques modernes. Par là même,
c’est tout une partie du phénomène proprement moderne des « religions politiques »
qui pourrait être ressaisie – dans le sillage de la « dialectique des Lumières » et de
celle de l’« État absolutiste » dégagées par Kritik und Krise dès 1954 ;
4) que ce sont des éléments expectatifs (espérances/craintes) éthiquement
et dogmatiquement fondés (par exemple, conceptions de la justice, du Salut, du
bien, du « bon » ordre politique) qui donnent leurs contenus concrets aux horizons
d’attente et que ce sont par conséquent les sémantiques à long terme de l’histoire
des religions et des représentations de l’ordo politique qui constituent les éléments
dynamiques de l’histoire. Le politique et le religieux (les questions de justice, de
salut, d’ordo, de légitimité à gouverner et être gouverné) doivent donc être mis au
centre de toute historicisation d’ensemble des sémantiques sociales, a fortiori des
langages politiques modernes.
Pour le dire autrement, une histoire des « régimes d’historicité » qui ne parlerait que du rapport des hommes (ou des sociétés) à l’Histoire (ou à la conscience
historique, ou aux trois ek-stases du temps) risquerait d’être trop idéalisante, empiriquement peu opératoire et in fine peu plausible. Il semble davantage pertinent
de montrer en quoi les figures empiriques concrètes de la conscience historique
sont indexées sur l’expérience politique et religieuse, sur la structure clivée des
régimes d’attente.
Cela étant, les structures constitutives de l’expérience peuvent être portées
à la réflexivité humaine et, en un second temps, refluer dans la praxis par la médiation de la theoria (via la mise à distance de l’objet par le sujet de sorte à en dégager
les mécanismes régulateurs) et des institutions sociales qu’elle se donne.
Les êtres humains vivant en société s’avèrent ainsi capables (a fortiori depuis
les XVIIe et XVIIIe siècles 33) de produire des savoirs, méthodiquement stabilisés,
sur les régularités sociétales (ou autres) qui contraignent leurs volontés et leurs
actions. Cette faculté réflexive est capitale pour toute dynamique historique : elle
signe le passage des synthèses passives de premier degré (l’être humain comme
être-affecté, passif, par des structures) aux synthèses de second ordre via lesquelles
les éléments cognitifs prévisionnels de chaque régime d’attente vont être modifiés – ces derniers transformant à leur tour l’économie religieuse multiséculaire de
l’espérance et de la peur 34. Plus les sciences sociales et humaines (jadis appelées
« sciences de l’État ») vont apparaître aux acteurs comme étant susceptibles de
décrypter les ressorts fondamentaux des contraintes structurelles de la société, et
plus la volonté d’auto-gouvernement et d’auto-institution ici-bas va être grande.
33 - Richard OLSON, The emergence of the social sciences, 1642-1792, New York/Toronto,
Twayne/Maxwell Macmillan International, 1993 ; Hans Erich BÖDEKER, « Das staatswissenschaftliche Fächersystem im 18. Jahrhundert », in R. VIERHAUS (dir.), Wissenschaften
im Zeitalter der Aufklärung, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1985, p. 143-162.
34 - Il conviendrait de coupler l’approche koselleckienne articulant expériences et régimes
d’attente avec l’histoire des seules représentations religieuses si savamment reconstruite
par Jean DELUMEAU, La peur en Occident (XIV e-XVIII e siècles) : une cité assiégée, Paris, Fayard,
1978, et Id., Une histoire du paradis, 3 tomes, Paris, Fayard, [1992] 2000.
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ALEXANDRE ESCUDIER
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Les équilibres internes du « régime d’historicité chrétien » d’un côté (i. e. la structure du « déjà » / « pas encore » de l’attente parousiaque) et de l’« ancien régime
d’historicité » de l’autre (celui de l’historia magistra vitae) 35 vont s’en trouver radicalement modifiés, et c’est alors en fonction des situations politiques singulières
(e. g. blocage politique de l’État absolutiste français ou bien possibilité de participation dans le cas du parlementarisme anglais) que la face dogmatique/axiologique
(espérances/craintes) de tout régime d’attente va être (ou non) radicalisée par un
volontarisme politique de fait accrédité via davantage de savoirs positifs sur le
futur probable de telle ou telle société.
On l’aura compris. Les catégories de « champ d’expérience » et d’« horizon
d’attente » sont suffisamment formelles pour trouver place au niveau de dérivation
secondaire de l’anthropologie fondamentale koselleckienne ; en même temps, elles
peuvent être aisément spécifiées de sorte à permettre de reconstruire n’importe
quel type d’« expérience historique ». À la triple condition suivante toutefois :
1) de distinguer précisément les différents degrés d’expérience (c’est-à-dire de
synthèse) à l’œuvre (de l’être-affecté passif à l’auto-réflexivité pratique) ; 2) de
dégager les modalités d’articulation existant entre « régimes d’expérience primaires » et « régimes d’attente » et 3) de repartir de la structure hétérogène clivée
de l’attente et de la dynamique complexe existant toujours entre ses deux pôles
fondamentaux (éléments prévisionnels cognitifs versus éléments normatifs expectatifs, constitués à la fois d’espérances et de craintes). Le tableau récapitulatif situé
au début de cet essai s’efforce de synthétiser l’ensemble de ces moments.
« Temporalisation » et sémantique historique :
essai d’inventaire
Au-delà d’une possible théorie générale de l’expérience historique, la thématique
de la « temporalisation » renvoie à divers phénomènes concrets que j’aimerais
maintenant m’employer à sérier.
Penser et agir en fonction « des » historicités systémiques
Cette catégorie désigne tout d’abord un phénomène proprement moderne, dans
la lignée des travaux d’Ernst Troeltsch et de Friedrich Meinecke 36 sur l’historisme
moderne, à savoir : la découverte, depuis le second XVIIIe siècle, de l’historicité
fondamentale des sociétés humaines. Deux aspects principaux dissemblables en
35 - François HARTOG, « Régimes d’historicité », in S. MESURE et P. SAVIDAN (dir.), Le
dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006, p. 980-982.
36 - Ernst TROELTSCH, « Die Krisis des Historismus », Die neue Rundschau, 1, 1922,
p. 572-590 ; Id., Der Historismus und seine Probleme, t. 1 [le seul paru] : Das logische Problem
der Geschichtsphilosophie, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1922 ; Friedrich MEINECKE, Die Entstehung des Historismus, Munich/Berlin, R. Oldenbourg, 1936.
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LE TEMPS DE L’HISTOIRE
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découlent. Il y a d’une part que notre monde sublunaire est désormais pensé
comme radicalement historique, comme fondamentalement changeant, instable,
culturellement conventionnel et non pas donné de toute éternité par une nature
et/ou un dieu. Il y a ensuite, d’autre part, l’idée suivant laquelle – à un même
instant t sur le globe terrestre – plusieurs degrés différents d’historicité coexistent,
en se côtoyant ou s’ignorant. C’est là le locus classicus de la Metakritik herderienne 37
contre l’« esthétique transcendantale » de la première Critique kantienne : il y a non
pas « le temps » comme forme a priori de l’intuition sensible, mais bien « des »
temporalités, qui diffèrent en fonction des peuples, des cultures, mais aussi des
séries empiriques considérées (le temps du climat, de l’économie, des sciences,
des arts, etc.). Soit tout ce que nous appellerions aujourd’hui historicités sectorielles, et qui était devenu un lieu commun, sous divers vocables, de la pensée
européenne entre la querelle des Anciens et des Modernes et la formalisation des
sciences de l’État en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle.
Présente dès 1973 sous la plume de Koselleck 38, cette thématique de la « non
contemporanéité du contemporain » (Ungleichzeitigkeit des Gleichzeitigen) se décline
empiriquement suivant deux niveaux dissemblables.
Au plan historiographique reconstructif de la réalité passée, elle désigne ce
moment (fin du XVIIIe siècle) à partir duquel on se met à penser l’histoire en termes
de séries – chaque série obéissant à des rythmes de transformation systémique qui
lui sont propres, chaque série se trouvant en plus ou moins grande interaction avec
d’autres séries (l’exemple type étant ici Jacob Daniel Wegelin 39). « Le » temps
historique ne peut plus être pensé dans ce cadre que comme la résultante d’une
interaction multifactorielle complexe, que comme la résultante d’historicités sectorielles plurielles. Deviennent par là même pensables, dans le sillage des Lumières
écossaises, les effets non intentionnels de l’action, à savoir : l’« hétérogonie des
fins », et la différence toujours existante entre planification consciente et effets
induits 40. La thèse d’habilitation de Koselleck sur la Prusse 41 constitue à la fois
la mise en œuvre empirique de ce type de pensée et l’enquête séminale qui
conduira son auteur à dégager les premiers linéaments d’une théorie générale « des
37 - Johann Gottfried VON HERDER, Verstand und Erfahrung. Eine Metakritik zur Kritik
der reinen Vernunft, Leipzig, J. F. Hartknoch, 1799, vol. 1, p. 120-121 : « En fait, chaque
chose finie porte en elle la mesure de sa propre temporalité [...]. Existe donc, dans
l’univers, en même temps une infinité de temporalités. »
38 - R. KOSELLECK, « Geschichte, Geschichten... », art. cit., p. 130-143, ici p. 132, repris
dans Le futur passé..., op. cit., p. 121. Voir également Id., « Fortschritt », in R. KOSELLECK,
O. BRUNNER et W. CONZE (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur
politisch-sozialen Sprache in Deutschland, Stuttgart, Klett-Cotta, 1975, vol. 2, p. 390-393,
sections I. III-VI.
39 - Jacob Daniel WEGELIN, « Sur la philosophie de l’histoire », Nouveaux Mémoires de
l’Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres, Berlin, Decker, 1770, p. 361-414, en particulier p. 365.
40 - R. KOSELLECK, « Geschichte, Geschichten... », art. cit., p. 141, repris dans Le futur
passé..., op. cit., p. 128.
41 - Reinhart KOSELLECK, Preußen zwischen Reform und Revolution. Allgemeines Landrecht,
Verwaltung und soziale Bewegung von 1791 bis 1848, Stuttgart, Klett, [1967] 1975.
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temporalités historiques » 42. Toute réception de Koselleck qui ferait l’impasse sur
ce travail se condamnerait à ne lire cet auteur qu’à partir du Futur passé et à ne voir
en lui finalement qu’un théoricien abstrait, pour ne pas dire abscons, de l’histoire.
Mais la thématique de la « non contemporanéité du contemporain » se
décline à un second niveau, non plus historiographique reconstructif mais praxéologique : pour espérer être opératoire et efficace, la politique moderne doit désormais
historiciser sa pratique. En effet, si les contraintes de toute action politique sont
historiquement advenues et héritées, vouloir s’en affranchir pour agir dans le présent suppose qu’on en élabore au préalable une connaissance, laquelle permettra
d’intervenir, avec méthode et prudence, au sein des unités d’action politiques
modernes, de vaste envergure et systémiquement complexes 43. C’est ainsi tout le
rationalisme politique moderne qui, au-delà de sa justification principielle jusnaturaliste, se trouve structurellement obligé – sous peine d’être inefficient, et donc
bientôt illégitime – de gouverner via la médiation de savoirs mettant en transparence la société avec elle-même, à tout le moins suivant ses structures contraignantes constitutives dans la diachronie et la synchronie (i. e. le partage pragmatische
Historie narrative et Staatswissenschaften descriptives de la fin du XVIIIe siècle 44).
La « temporalisation » comme théorie de la modernisation
La catégorie de « temporalisation » fonctionne ensuite, dans les travaux de Koselleck,
comme une théorie de la modernisation. C’est la catégorie de Sattelzeit (qu’on peut
traduire par « époque charnière ») ou de Schwellenzeit (« époque-seuil 45 ») qui
subsume l’ensemble des nouveaux processus diagnostiqués par la sémantique
historique koselleckienne entre 1750 et 1850, à savoir :
a) l’expérience d’une accélération inédite des dynamiques politiques (révolutions américaine et française, conquêtes napoléoniennes, nouvelles idéologies,
etc.). Soit le passage de l’Ancien Régime (Alteuropa) à la politique démocratique
moderne ;
b) l’expérience d’une accélération matérielle sans précédent (fin de l’âge
hippomobile, rétrécissement de l’espace, organisation industrielle du travail versus
42 - R. KOSELLECK, « Über die Theoriebedürftigkeit... », art. cit., p. 302 sq.
43 - Niklas LUHMANN, « Temporalisierung von Komplexität. Zur Semantik neuzeitlicher Zeitbegriffe », Gesellschaftsstruktur und Semantik. Studien zur Wissenssoziologie der
modernen Gesellschaft, Francfort, Suhrkamp, 1980, vol. 1, p. 235-300.
44 - R. KOSELLECK a parfaitement vu ce point : « Darstellung, Ereignis und Struktur »,
art. cit., p. 148 sq., repris dans Le futur passé..., op. cit., p. 137.
45 - Car c’est via cette seconde dénomination que Koselleck s’est défendu de la critique
formulée par Pocock contre l’hypothèse de la Sattelzeit pour l’ensemble de la modernité
politique, voir Reinhart KOSELLECK, « A response to comments on the Geschichtliche
Grundbegriffe », in H. LEHMANN et M. RICHTER (dir.), The meaning of historical terms and
concepts..., op. cit., p. 59-70, ici p. 69. Ce concept d’époque a été depuis mis en œuvre
par Stefan JORDAN, Geschichtstheorie in der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts. Die Schwellenzeit
zwischen Pragmatismus und Klassischem Historismus, Francfort, Campus, 1999, et Stefan
JORDAN (dir.), Schwellenzeittexte. Quellen zur deutschsprachigen Geschichtstheorie in der ersten
Hälfte des 19. Jahrhunderts, Waltrop, Spenner, 1999.
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LE TEMPS DE L’HISTOIRE
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corporations artisanales, bouleversement des modes de production et de consommation, etc.). Soit l’avènement de la révolution industrielle, de la révolution des
transports et des moyens de communication, à l’échelle globalisée de la planète,
avec les phénomènes d’opinion publique et la rhétorique des masses qui en
découlent ;
c) l’expérience d’une différence toujours plus accrue entre les structures
des mondes vécus passés et celles des mondes vécus présents. Du point de vue des
acteurs, la conscience de cette différence induit des espérances et des craintes
inédites quant au futur : la politique moderne en devient par là même plus abstraite, plus radicalement idéologisée, et – comme jamais auparavant – le genre des
« philosophies de l’histoire » projette dans la pure immanence du vivre ensemble
politique la plupart des attentes normatives. Concomitamment cependant, cette
même conscience de la différence accélérée des temps oblige lesdits acteurs politiques à penser les conditions pragmatiques de réalisation de leurs idéaux. Expérience de la nouveauté radicale et conscience d’historicité peuvent ainsi produire
simultanément, au sein d’un même espace politique, utopisme radical (ou son symétrique exact : la nostalgie radicale) et prudence pragmatique auto-historicisante.
Autant de potentialités conflictuelles qui – engendrées par une accélération sociale
continue – fourniront l’arrière-plan durable de toute la politique moderne ;
d) l’apparition et la diffusion massive de « concepts politiques de mouvement » comme le Progrès, la Révolution, etc., autant donc de « collectifs singuliers »
(la République, le Peuple, la Nation, etc.) qui nourrissent l’idée suivant laquelle
l’« Histoire en général » (Geschichte überhaupt ; au singulier majusculé) serait désormais porteuse de « temps nouveaux » et ferait entrer l’humanité dans une « nouvelle époque » (Neuzeit) ;
e) la sémantique sociale et politique du « moment 1800 » devient de plus
en plus incertaine ; des néologismes en tous genres apparaissent 46. Surtout, des
concepts de crise, des concepts téléologiques et des concepts d’attente envahissent
la scène politique et condensent – souvent à un niveau plus émotionnel (expressif)
que cognitif (descriptif) – le sentiment d’une incertitude radicale face à l’avenir.
Autant de notions donc qui – dans la langue des acteurs – fonctionnent moins comme
des instruments d’analyse que comme des symboles attrape-tout permettant de
signifier vaguement le malaise ou (au contraire) l’espérance : soit donc ce que
Ferdinand Fellmann a utilement dénommé « concepts vécus » (gelebte Begriffe), qui
sont – pour l’historien – autant de sources/symptômes permettant de reconstruire
le changement de régime d’historicité de toute une époque 47.
46 - Dans la lignée, critique mais fidèle, de Koselleck, voir les matériaux rassemblés par
Rolf REICHARDT, Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe in Frankreich (1680-1820), t. 1,
Allgemeine Bibliographie. Einleitung, Munich, Oldenbourg, 1985.
47 - Ferdinand FELLMANN, Gelebte Philosophie in Deutschland. Denkformen der Lebensweltphänomenologie und der kritischen Theorie, Fribourg/Munich, Alber, 1983, p. 20 sq.
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LE TEMPS DE L’HISTOIRE
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Quatre processus contemporains peuvent en troisième lieu être rangés sous le chef
général de la « temporalisation ».
Le passage du perspectivisme spatial au perspectivisme historiciste tout
d’abord. Koselleck a été le premier à montrer comment de Johann Martin Chladenius
à Johann Christoph Gatterer 48 (et nombre d’autres auteurs contemporains) on est
passé d’une pensée qui – dans le sillage de l’optique leibnizienne – faisait de la
relativité des points de vue un simple problème de position/perception spatiale à
une pensée de la radicale historicité de tout point de vue apporté rétrospectivement
sur les faits advenus. Autrement dit, à l’époque moderne, le passé – pourtant une
fois pour toutes révolu – se trouve objectivé de manière changeante, en fonction
de l’expérience historique variable des historiens : là aussi, c’est désormais l’objet
qui tourne autour du sujet de la connaissance, et non plus l’inverse. Toute connaissance du passé est elle-même indexée sur une expérience historique datable ;
les questionnaires (ou intérêts de connaissance) au travers desquels les hommes
présents envisagent le passé sont eux-mêmes historiquement variables et cognitivement constitutifs : il faudra donc chroniquement réécrire (umschreiben) l’histoire
– cette totalité empirique certes irrémédiablement révolue, mais néanmoins indéfiniment réinterrogeable au fil des générations et des subjectivités induites.
On assiste ensuite à une « dénaturalisation » radicale des catégories temporelles traditionnelles. Les sociétés d’Ancien Régime (moyennant la prépondérance
de la paysannerie et une hiérarchisation sociopolitique par ordres) se trouvent
matériellement, sociologiquement, politiquement et culturellement bouleversées
par tout une série de processus englobants (révolutions sociopolitiques et révolutions technico-économiques). L’indexation des mondes vécus (et des sémantiques
afférentes) sur les rythmes de la nature a de moins en moins cours. Si l’on pouvait
encore jusque-là se figurer les phénomènes d’accélération comme simple succession rapide de formes déjà connues avant de revenir au même (par exemple le
cycle des régimes politiques depuis les Grecs), un autre type d’accélération
– créatrice cette fois, et non plus itérative – s’impose désormais aux consciences. Le
concept de « révolution » par exemple 49 ne désigne plus le retour périodique d’un
astre à un point de son orbite (comme en astronomie) ou bien la rotation complète,
à 360 oC, d’un corps mobile autour de son axe (comme en géométrie), mais bien
un phénomène politique inédit, sémantisé par conséquent via le collectif singulier
« Révolution », inaugurant un nouvel âge de la politique au sein duquel de nouveaux principes viendraient durablement fonder tout ordre politique légitime.
48 - Johann Martin CHLADENIUS, Allgemeine Geschichtswissenschaft, Leipzig, 1752 ; Johann
Christoph GATTERER, « Abhandlung vom Standort und Gesichtspunct des Geschichtschreibers oder der teutsche Livius », Allgemeine historische Bibliothek, 5, 1768, p. 3-29.
49 - R. KOSELLECK, « Historische Kriterien des neuzeitlichen Revolutionsbegriffs », art.
cit., p. 63-80. Voir également Alain REY, « Révolution ». Histoire d’un mot, Paris, Gallimard,
1989.
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Du perspectivisme spatial à la fin de l’historia magistra vitae
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En troisième lieu, les jugements de valeur rendus sur le passé se trouvent
rapportés non plus à une morale ou une dogmatique transhistoriques mais à
l’Histoire comme méta-sujet de l’évolution historique elle-même. Suivant le vers
fameux – relayé ensuite par Hegel – de Friedrich von Schiller dans Resignation :
« Die Weltgeschichte ist das Weltgericht » (L’histoire du monde est le tribunal du
monde) 50. « Les histoires » ne recèlent ainsi plus des exempla qu’il serait possible
de juger (pour les adopter ou les rejeter) en fonction de critères atemporels ; elles
doivent désormais être évaluées en fonction de la trame téléologique générale dont
elles sont censées faire partie : c’est au nom d’un telos probable ou fantasmé de
l’Histoire comme totalité qu’elles font dès lors l’objet d’un jugement. Jugement
moral et jugement politique fusionnent ainsi dans des idéologies temporalisées.
Quatrième phénomène coextensif à ce dernier, le régime d’historicité ancien
de l’historia magistra vitae s’épuise progressivement au début du XIXe siècle. La
structure de l’action s’en trouve radicalement modifiée. L’action individuelle ou
collective n’est alors plus pensée en fonction d’un catalogue moral et suivant un
simple rapport d’applicatio mimétique d’exemples vertueux passés. Toute volonté
politique se trouve désormais doublement indexée sur l’analyse historique des
structures contraignantes du possible (auto-réflexivité versus facticité) et sur les
impératifs axiologico-dogmatiques d’une espérance intramondaine (normativité).
La « sécularisation » comme variante de la « temporalisation »
Plus fondamentalement encore, Koselleck assimile à maintes reprises la thématique de la « temporalisation » à celle de la « sécularisation ». Il reste en cela fidèle
à des auteurs comme Carl Schmitt ou Karl Löwith 51 diagnostiquant massivement,
pour l’époque moderne et contemporaine, une sécularisation de l’espérance religieuse dans le medium des philosophies de l’histoire. Indépendamment du fait que
Koselleck n’a pas intégré les critiques émises par Hans Blumenberg sur cette
lecture-là de la modernité 52, il me semble qu’il convient de lire ces thèses sur la
sécularisation à travers le prisme des régimes d’historicité et que, ce faisant, on
peut en conclure moins à une rupture radicale qu’à une longue transition du régime
moderne d’attente et de ses rationalités politiques.
50 - On oublie du reste souvent de préciser que – contre toute dialectisation téléologique – Friedrich von Schiller s’était empressé d’affirmer l’absence de toute justice
compensatrice extra-mondaine : « Was man von der Minute ausgeschlagen / Gibt keine Ewigkeit zurück » (Ce qu’à cette minute on a refusé /aucune éternité ne le restitue).
51 - À Heidelberg, prêtant main-forte à son ami Hanno Kesting, Koselleck a lui-même
traduit, sans que cela soit mentionné lors de la publication, les quatre derniers chapitres
ainsi que les notes du livre de Karl LÖWITH, Meaning in history: The theological implications
of the philosophy of history, Chicago, The University of Chicago Press, 1949. Voir le témoignage de R. KOSELLECK, « Dankrede am 23. November 2004 », art. cit., p. 45.
52 - Hans BLUMENBERG, La légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, [1988] 1999.
Sur ces différents débats interprétatifs et idéologiques, voir Jean-Claude MONOD, La
querelle de la sécularisation. Théologie politique et philosophies de l’histoire de Hegel à Blumenberg, Paris, Vrin, 2002.
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Dans le cadre du régime d’attente chrétien, le terme de l’Histoire – la fin
des temps et sa signification – est d’ores et déjà connu, mais son avènement se
faisant attendre l’Église institutionnelle doit gérer symboliquement et politiquement cette parousie indéfiniment prorogée. S’employant à endiguer les velléités
intramondaines d’accélération volontariste de tels ou tels acteurs millénaristes,
l’Église (ou la Tradition) devient de ce fait – depuis au moins saint Augustin –
idéologiquement conservatrice : elle assume ouvertement sa fonction de « katechon »
(celui qui retient), de saint Paul à Carl Schmitt, et s’expose à ce titre politiquement.
Si les prophètes de l’Ancien Testament se contentaient le plus souvent de prédire
les catastrophes, les chiliastes modernes et contemporains s’activent à déjouer en
pratique ce qu’ils prévoient et redoutent en théorie. À cette alliance de prophétisme religieux et d’activisme politique, l’Église opposera longtemps la stabilité
dilatoire de son ordre pré-parousiaque.
Avec le régime d’attente moderne, la structure idéelle, voire culturelle, de
l’espérance change radicalement ; la parousie devient un telos intramondain indexé
sur un agenda politique à fonction programmatique pour des acteurs individuels ou
collectifs. Du même coup, c’est aussi bien l’équilibre interne de l’attente (éléments
prévisionnels cognitifs versus éléments normatifs expectatifs) qui s’en trouve profondément modifié : les sciences humaines et sociales, les arts de gouverner permettent
de penser autrement l’empiriquement probable et le pragmatiquement réalisable.
Autrement dit, la part de rationalisme politique s’est accrue dans l’économie
interne des mondes politiques et dans l’horizon d’attente clivé des Modernes.
La thématique de la « faisabilité » et de la « possible planification » de l’Histoire
apparaît 53, et avec elles le couplage de l’idéologue rationaliste (voire irrationnel
à force de rationalisme) et de l’expert bureaucratique 54. Or ce nouveau couple
idéologique et pratique ne fait pas nécessairement reculer l’emprise de l’espérance
dogmatiquement motivée (le moment saint-simonien étant ici paradigmatique). Il
la conforte au contraire, le plus souvent, en lui adjoignant les armes pratiques de
l’empiriquement probable. Ainsi, au niveau des formes de la persuasion politique,
on assiste plutôt à un réajustement continu – depuis le début du XIXe siècle –
des espérances et contenus dogmatiques par rapport aux nouvelles formes de la
rationalité politique et de la sémantique des actions possibles.
53 - Reinhart KOSELLECK, « Über die Verfügbarkeit der Geschichte » [1977], Vergangene
Zukunft..., op. cit., p. 260-277, repris in Le futur passé..., op. cit., p. 233-247.
54 - On peut renvoyer par exemple aux nombreux travaux de Dirk VAN LAAK, Weiße
Elefanten: Anspruch und Scheitern technischer Großprojekte im 20. Jahrhundert, Stuttgart, DVA,
1999, et Id., Imperiale Infrastruktur : Deutsche Planungen für eine Erschließung Afrikas 1880
bis 1960, Paderborn, Schöningh, 2004.
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LE TEMPS DE L’HISTOIRE
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Par-delà cet essai de typologisation, il convient aujourd’hui de réinscrire l’hypothèse interprétative de la « temporalisation » dans un cadre analytique d’ensemble
permettant de mieux appréhender la genèse de notre modernité politique. Pareil
cadre d’analyse doit, certes, prendre appui sur le questionnaire originaire de la
Begriffsgeschichte koselleckienne, mais il doit aussi s’efforcer de l’affiner analytiquement et de le compléter diachroniquement ; il lui faut, pour ainsi dire, l’approfondir
pour mieux le dépasser.
Sous le chef général d’une « sémantique historique comparée de la modernité
politique », il s’agirait ainsi d’inventorier les principaux processus globaux qui, sur
la longue durée (à tout le moins depuis le XVIe siècle) et à travers la diversité
des entités politiques existantes, ont tour à tour – parfois concomitamment et
concurremment – affecté les langages politiques modernes. Un tel cadre d’ensemble
subsumerait les analyses monographiques de détail en les réinscrivant dans un
horizon processuel commun ; il autoriserait du même coup la comparaison entre les
pays mais aussi les époques ; il permettrait de prendre comparativement en compte
des mutations d’ordres différents : d’ordre structurel extra-langagier, d’ordre sémiotique (forme historique des langages) et sémantique (réseaux stabilisés de signification), d’ordre pragmatique enfin (discours en situation, en fonction des structures
variables de la communication et des cultures politiques).
Il s’agirait, en somme, de dégager une « topique générale » des processus
globaux ayant durablement affecté, voire affectant encore notre modernité politique. Il n’est toutefois pas question d’ajouter une nouvelle métathéorie à une
métathéorie ancienne, mais bien plutôt de formaliser les identités et les différences
processuelles existant – dans la diachronie et dans la synchronie – entre les discours
politiques modernes. Concevoir une telle topique générale – comme celle récemment esquissée par Willibald Steinmetz pour le projet Europaeum 55 et que je crois
utile d’infléchir sur plusieurs points – implique que chaque proposition théorique
historiographiquement applicable ait des effets idéal-typiques forts qui, seuls, la valideront en tant qu’élément constitutif de la topique générale visée.
55 - Le réseau européen Europaeum. European Conceptual History a été fondé à l’initiative
de Henrik Stenius (Helsinki) et de Michael Freeden (Oxford) en novembre 2006 à
Oxford. La parution d’une première série de cinq volumes thématiques comparatistes,
couvrant l’ensemble de l’Europe, est prévue à partir de 2010. Présenté à Berlin le
11 octobre 2008, le texte prospectif inaugural de Willibald STEINMETZ, « Are the steering
principles of Geschichtliche Grundbegriffe a good model for a European conceptual history? » paraîtra dans le volume 1 de la série.
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Au-delà de la « temporalisation » :
vers une topique processuelle générale
des concepts politiques modernes
LE TEMPS DE L’HISTOIRE
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Dès la phase initiale de conception des Geschichtliche Grundbegriffe, Koselleck a attiré
l’attention sur le passage (massif à partir du XVIe siècle et au-delà, mais important
déjà dès le XIVe siècle) des langues anciennes aux vernaculaires européens dans
l’évolution de la sémantique politique moderne. C’est précisément pour cette
raison que les articles du Lexikon commencent tous par une histoire longue, depuis
les langues anciennes en passant par le Moyen Âge et la Renaissance, des notions
ou groupes de notions considérés. Ce processus de « vernacularisation » (selon
Steinmetz) à partir du corpus antique et médiéval n’a nullement été synchrone ; il
s’est étalé dans le temps, avec des différences importantes entre tel ou tel territoire
européen. Il doit constituer le socle de départ de toute enquête comparative
d’ensemble de la modernité politique européenne. Il devra parfois être couplé à
un autre grand processus moderne, celui de la « nationalisation » des discours politiques à partir du moment 1800.
« Temporalisation » et « détemporalisation »
Au sens strict, les utopies modernes sont moins des « non lieux » (et les « uchronies »
des « hors temps » 56) que des « topies » à venir. Elles ne figurent plus un ailleurs
idéal soustrait à l’emprise des méfaits de la civilisation, mais un autre temps de la
société, qu’il serait possible de faire advenir, dans l’immanence, via une autre
politique. Avec ce que Koselleck et Lucian Hölscher ont appelé la « temporalisation de l’utopie » 57, les Modernes sont ainsi passés d’un « régime d’attente eschatologique » (l’accélération intramondaine comme symbole de l’avènement accéléré
de la fin des temps avant la résurrection des corps) à un « régime d’attente téléologique ». Les « figures » 58 ou cibles de l’espérance religieuse ont pris forme concrète
56 - Eric-B. HENRIET, L’uchronie, Paris, Klincksieck, 2009.
57 - Reinhart KOSELLECK, « Die Verzeitlichung der Utopie », in W. VOßKAMP (dir.),
Utopieforschung. Interdisziplinäre Studien zur neuzeitlichen Utopie, Stuttgart, Metzler, 1982,
vol. 3, p. 1-14, repris in Zeitschichten..., op. cit., p. 131-149, et Lucian HÖLSCHER, « Utopie »,
in R. KOSELLECK, O. BRUNNER et W. CONZE (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe..., op. cit.,
Stuttgart, Klett-Cotta, 1997, vol. 6, p. 733-788, en particulier p. 768 sq.
58 - Il est sans doute possible d’aller quelque peu au-delà de Koselleck en affirmant
que, d’une certaine manière, tout le « régime d’attente chrétien » pourrait être interprété
via le schème « figuriste » mis en évidence par Erich Auerbach dans ses recherches sur
Dante et son étude séminale de 1938 : Erich AUERBACH, Figura, Paris, Macula, [1938]
2003. La différence entre exégèse « typologique » (à partir de saint Paul, qui pointe
dans le texte évangélique la récurrence de « types » vétéro-testamentaires) et exégèse
« figuriste » de la Bible s’avère ici essentielle quant au régime d’attente induit. Comme
l’indique Marc de Launay dans sa postface, « tandis que la conception du temps et de
l’histoire sous-jacente à la typologie est d’ordre cyclique, celle que présuppose l’idée
d’accomplissement (la figura) est d’ordre linéaire » (E. AUERBACH, Figura, op. cit., p. 124).
La figura est ainsi au type ce que le temps linéaire de l’accomplissement de la promesse
est au temps cyclique de la répétition.
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« Vernacularisation »
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dans l’immanence, et les éléments normatifs expectatifs de l’économie du croire
ont alors fait l’objet d’une progressive axiologisation. Autrement dit : leur détermination dogmatico-religieuse d’antan a été supplantée par des modes de détermination
éthiques – via des principes et des critères de justice intramondains.
À compter de la fin du XVIIIe siècle, cette reconfiguration fondamentale du
régime d’attente inhérent aux idéologies politiques modernes a été le lot commun
des sociétés en voie de modernisation. Depuis quelques décennies, elle a fait place
à une tout autre configuration, à savoir un régime d’attente « atéléologique » ou
« post-téléologique » correspondant à un processus global de « détemporalisation »
des utopies politiques. La plupart des discours contemporains sur la vitesse accélérée du monde moderne nous indiquent que de la thématique antérieure de « l’accélération de l’Histoire » n’est plus conservée aujourd’hui que la dimension sociale :
une accélération désormais sans telos – sans finalité processuelle globale espérée
ou redoutée –, vécue comme simple fait, voire problème immaîtrisable, et non
plus du tout comme espérance ou levier concret de l’art politique 59. Qu’on s’en
réjouisse ou s’en désole, cette accélération sociale amplifiée par les télécommunications et les structures globales de l’économie contemporaine est concomitante d’un
changement de culture politique notoire : ce qu’on pourrait appeler le passage de
la « modernité héroïque » à un régime d’attente « démocratique post-héroïque » 60.
Envisagées sous cet angle, les politiques de la « décroissance » 61 n’apparaissent
dès lors plus que comme la variante exacerbée de la culture politique réformiste
gestionnaire de l’âge de la « détemporalisation des utopies ».
« Scientificisation(s) »
Il ne suffit toutefois pas de mettre l’accent sur le nouveau régime d’attente (téléologique temporalisé puis atéléogique détemporalisé) des Modernes. Encore faut-il préciser en quoi s’est modifié le rapport entre les éléments respectivement prévisionnels
cognitifs et normatifs expectatifs composant tout horizon d’attente. À cet égard,
diagnostiquer un mouvement de « scientificisation » des discours politiques modernes
revient à expliciter le passage moderne de la prévision prophétique (religieusement
motivée) à la prévision cognitive (rationnellement, voire pseudo-scientifiquement
fondée) du devenir intramondain. Étalé dans le temps à des rythmes différents
suivant les espaces politiques, ce mouvement fut au moins triple.
59 - Armin NASSEHI, « Keine Zeit für Utopien. Über das Verschwinden utopischer
Gehalte aus modernen Zeitsemantiken » [1996], Differenzierungsfolgen. Beiträge zur Soziologie der Moderne, Opladen/Wiesbaden, Westdeutscher Verlag, 1999, p. 179-201, ainsi
que mon essai d’inventaire : A. ESCUDIER, « Le sentiment d’accélération... », art. cit.
60 - Heinz Dieter KITTSTEINER, Wir werden gelebt: Formprobleme der Moderne, Hambourg,
Philo, 2006 ; Daniel INNERARITY, Le futur et ses ennemis. De la confiscation de l’avenir à
l’espérance politique, Paris, Flammarion, 2008.
61 - Serge LATOUCHE, Survivre au développement. De la décolonisation de l’imaginaire économique à la construction d’une société alternative, Paris, Mille et une nuits, 2004 ; Id., Petit
traité de la décroissance sereine, Paris, Mille et une nuits, 2007.
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ALEXANDRE ESCUDIER
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Juridicisation. On a tout d’abord assisté à un mouvement de rationalisation
juridique des ordres politiques, de la sortie des guerres civiles confessionnelles du
XVIe siècle (via la construction d’États souverains et leurs maillages administratifs)
à la constitutionnalisation des régimes pluralistes démocratiques (en trois grandes
étapes : 1776/1798, 1815-1848/1918 et après 1945) 62. À cela est venu s’ajouter – au
cours des dernières décennies – un second mouvement de juridicisation, lui-même
bifrons et de nature sensiblement différente : d’un côté, une inflation des « droits
subjectifs » opposables à l’État et, de l’autre, une montée des revendications collectives en termes de « droits culturels », incompatibles pour partie avec les dispositifs
contractualistes fondateurs des démocraties constitutionalisées modernes.
Historicisation/sociologisation. En second lieu, on peut dégager une tendance
lourde (depuis le XVIIIe siècle) à la scientificisation des discours politiques via les
ressources épistémiques de l’histoire et de la sociologie. Depuis lors, il n’est pas de
programme ou attente politique qui n’intègre des éléments prévisionnels cognitifs
empruntés aux sciences humaines et sociales. En d’autres termes, la politique
moderne et les idéologies sous-jacentes se rationalisent à un double niveau : celui,
tout d’abord, des technologies de gouvernement (les appareils bureaucratiques
d’État devenant des futurologues planificateurs), et celui ensuite du régime
d’attente des acteurs informé par des éléments de futurologie (plus ou moins bien
fondés épistémologiquement). Top down (États) ou bottom up (les individus et/ou
les groupes sociaux), les agendas et conflits politiques se trouvent tous argumentés
à partir d’une analyse des structures économiques et sociales, ainsi qu’à partir
des arbitrages qui en découlent en matière de justice distributive, d’intégration
sociopolitique interne et de pression géopolitique externe. Les « crises » qui scandent
néanmoins la politique moderne sont vécues avec d’autant plus de désarroi que
ce sont tous ces dispositifs prévisionnels cognitifs (comme par exemple le keynésianisme) qui semblent pris à revers par le dérèglement d’un ou plusieurs soussystèmes – à l’instar d’un secteur aussi crucial, pour les économies locales, que le
système financier globalisé contemporain.
Biologisation. Troisièmement, la raison scientifique classificatoire de la fin du
XVIIIe siècle entre pour partie en phase avec les deux processus précédents. L’idée
de Bildungstrieb (pulsion formatrice) ou nisus formativus de Johann Friedrich
Blumenbach 63 est transposée au plan des généalogies nationales 64. Si Johann
62 - Wolfgang REINHARD, « Was ist europäische politische Kultur? Versuch zur Begründung einer politischen historischen Anthropologie », Geschichte und Gesellschaft, 27, 2001,
p. 593-616 (trad. fr. : « Qu’est-ce que la culture politique européenne ? Fondement d’une
anthropologie historique politique », in « Culture politique et communication symbolique »,
Trivium. Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales, 2, 2008 : http://trivium.
revues.org/index902.html), ainsi que Id., Geschichte der Staatsgewalt. Eine vergleichende
Verfassungsgeschichte Europas von den Anfängen bis zur Gegenwart, Munich, Beck, 1999.
63 - Johann Friedrich BLUMENBACH, Über den Bildungstrieb und das Zeugungsgeschäft,
Göttingen, Dieterich, 1781.
64 - On se rappelle en outre le rôle crucial que joue la pensée de Blumenbach pour
Kant lorsque ce dernier discute la possibilité de conjoindre l’approche mécaniste et
l’approche téléologique du vivant. Dans un passage fameux de la troisième Critique (fin
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LE TEMPS DE L’HISTOIRE
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Gottfried von Herder (et son « esprit des peuples ») historicise la monadologie leibnizienne, ses continuateurs ont tendance à l’ontologiser, à l’instar d’un Christoph
Meiners qui n’hésite pas à développer un européocentrisme différentialiste et
racialiste 65. Par la suite, de l’organicisme romantique du début du XIXe siècle 66 aux
effets épistémiques (sociobiologies) et politiques (darwinisme social) de l’évolutionnisme spencérien, les différences historiques (politiques, sociales, culturelles,
économiques, etc.) se trouvent peu à peu re-sémantisées au moyen de métaphores
inspirées de l’anatomie comparée 67 : le processus d’historicisation/sociologisation
des discours politiques est alors redoublé, voire frontalement concurrencé par un
large mouvement de biologisation des différences synchroniques et diachroniques existant
entre les sociétés présentes et passées. La voie était dès lors ouverte vers une
possible déshistoricisation-réontologisation du champ d’expérience et du régime d’attente
des Modernes (les formes vulgarisées du darwinisme, du nietzschéisme, du bergsonisme, de l’existentialisme et des philosophies de la vie joueront ici un rôle crucial).
En somme, devenant de plus en plus prégnante par rapport à la futurologie
prophétique antérieure, la prévision cognitive du politique (à partir des structures
itératives de la société, objectivables via des savoirs réglés) a pour conséquence
au moins potentielle de rationaliser les éléments normatifs expectatifs dynamisant
les horizons d’attente modernes. Bien sûr, en période de crise multifactorielle aiguë
(1918/1929/1933-1945), cela n’a pas empêché la politique moderne de resubstantialiser le lien social sous un mode irrationnel via des utopies totalitaires 68. L’effet
n’a ainsi nullement été automatique ; il ne s’est fait sentir que pour autant que le
niveau « méso » 69 des institutions démocratiques et des cultures politiques non
extrémistes a pu faire l’objet d’une appropriation active, via la mémoire vive,
critique, de sociétés brutalisées (XXe siècle).
du § 81), le philosophe de Königsberg salue ainsi expressément l’apport de Blumenbach
en matière d’épigenèse via sa catégorie téléologique de « Bildungstrieb ».
65 - Christoph MEINERS, Grundriß der Geschichte der Menschheit, Lemgo, Meyer, 1785 ; Id.,
Untersuchungen über die Verschiedenheiten der Menschennaturen in Asien und den Südländern,
in den ostindischen und Südseeinseln; nebst einer historischen Vergleichung der vormahligen und
gegenwärtigen Bewohner dieser Continente und Eylande, Tübingen, Cotta, 1811-1815.
66 - À la racine du conservatisme politique (comme l’a bien montré Karl Mannheim
dans son habilitation de 1925), le romantisme politique a joué dans l’Empire romaingermanique défunt, puis dans une bonne partie de l’Europe, un rôle essentiel en politisant le common law anglais (Edmund Burke via Wilhelm August Rehberg, Friedrich
von Gentz, etc.) dans le langage des « droits historiques » organiques opposés au jusnaturalisme français et à l’impérialisme napoléonien.
67 - Dominique GUILLO, Les figures de l’organisation. Sciences de la vie et sciences sociales au
XIX e siècle, Paris, PUF, 2003.
68 - Cette impossible rationalisation sans reste du politique constitue le cœur de l’analyse d’Ernst CASSIRER, Le mythe de l’État, Paris, Gallimard, [1946] 1993.
69 - Ce niveau « méso » pourrait encore être spécifié, dans ses parties, comme mixte de
« pratiques institutionnelles », de « cultures politiques » et de « cultures historiques »
(lesquelles ne sont pas la « mémoire historique », mais la résultante de la dialectique
proprement moderne existant entre « mémoires subjectives » et « histoire-science
publicisée »).
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ALEXANDRE ESCUDIER
LE TEMPS DE L’HISTOIRE
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Indépendamment des évolutions proprement sémantiques (ayant trait à la variabilité historique des significations politiques et de leurs formes linguistiques), les
grandes mutations de la « communication politique » (de ses espaces concrets, de
ses supports matériels et de ses formes sémiotiques) devraient être inventoriées
pour elles-mêmes comme autant de changements structurels des conditions de
possibilité pragmatiques de la « persuasion politique » (définie – en paraphrasant
Émile Benvéniste – comme cette unité de base de l’action politique consistant à
dire quelque chose sur quelque chose en direction de quelqu’un, individus ou
groupes, afin de le constituer comme groupe et de le faire agir en vue de finalités
spécifiques, simplement suggérées ou bien déclarées). En effet, l’analyse sémantique, immanente, de discours politiques n’a guère de sens dès lors que la question
du cui bono ? n’est pas posée, et que les contraintes et ressources pragmatiques
de toute énonciation n’apparaissent pas clairement. Si, entre les trois types purs de
l’« oralité », de la « scripturalité » et de la « médialité iconique » – pour traduire au
plus près les termes en usage dans l’historiographie allemande –, les formes
hybrides sont assurément innombrables, la nouvelle histoire culturelle du politique
nous invite à revisiter l’histoire des « régimes de persuasion politique » en fonction
de la typologie des rapports ayant historiquement existé entre paroles vives (de
l’agora puis du sermon au talk show contemporain en passant par l’éloquence parlementaire), écritures (graffiti, pamphlets, journaux, livres, etc.) et images (de l’image
édifiante ou caricaturale au podcasting contemporain) 70. Amender la sémantique
historique koselleckienne par un argumentaire pragmatique interdit d’en rester
sur ce point aux habituelles pétitions de principes méthodologiques ; seule une
histoire longue – matérielle, institutionnelle et culturelle – des régimes de persuasion politique peut y satisfaire.
« Nationalisation » (depuis 1800)
Si l’apparition des consciences politiques nationales est antérieure 71, on assiste
dans le sillage de la Révolution française et de l’occupation napoléonienne à un
processus global de nationalisation des discours politiques. Ce sont les nations qui
font désormais office d’instance principale d’ascription identitaire des communautés politiques ; l’agenda des droits politiques ne s’articule bientôt plus que dans la
70 - Voir en particulier Barbara STOLLBERG-RILINGER (dir.), Was heißt Kulturgeschichte des
Politischen?, Berlin, Duncker & Humblot, 2005 ; Id., « La communication symbolique à
l’époque prémoderne. Concepts, thèses, perspectives de recherche », in « Culture politique et communication symbolique », op. cit. : http://trivium.revues.org/index1152.html,
ainsi que Willibald STEINMETZ (dir.), « Politik »: Situationen eines Wortgebrauchs im Europa
der Neuzeit, Francfort, Campus Verlag, 2007.
71 - Colette BEAUNE, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985 ; Krzysztof
POMIAN, L’Europe et ses nations, Paris, Gallimard, 1990 ; Claude NICOLET, La fabrique
d’une nation. La France entre Rome et les Germains, Paris, Perrin, 2003.
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Les âges de la communication politique (de l’oralité à la médialité)
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référence à la souveraineté de la nation. Détruisant les cadres de vie communautaires et matériels traditionnels, la révolution industrielle ne manque pas de renforcer cette nouvelle sémantique politique et de donner – en période de crise ou
de rivalité interethnique – un tour réactif, voire franchement nationaliste et agonal,
à ce premier processus (revendication stato-juridique) de nationalisation des entités
politiques européennes. Dans certains cas, le passage des discours politiques aux
vernaculaires modernes s’est effectué en même temps que ce double processus
de nationalisation (pour créer les États-nations d’abord, afin d’exacerber leurs
rivalités ensuite), moyennant par conséquent un certain nombre de décalages
sémantiques entre les vieilles nations et les nations plus récentes, issues d’empires
multiethniques 72. Formulée jadis par Friedrich Meinecke à travers l’opposition
Staatsnation/Kulturnation 73, l’hypothèse d’antériorité (ou non) de l’État par rapport
à la nation peut conserver une bonne part de sa pertinence heuristique à condition
que la sémantique historique de la nation soit articulée aux apports récents de la
sociologie historique comparée de l’État 74.
« Démocratisation », « politisation » et « idéologisation »
La thèse générale de la « temporalisation » 75 ne doit pas conduire à occulter le
fait que, dès 1972, Koselleck pointait plusieurs autres processus sous-jacents à la
politique moderne, à savoir un triple mouvement :
– de « démocratisation » (appropriation par toutes les couches sociales des
lexiques politiques, inclusion d’expériences sociales nouvelles dans la langue politique héritée de l’Ancien Régime et apparition/densification de l’espace public via
de nouvelles pratiques de lecture, d’expression, de mobilisation, de contestation,
etc.) ;
72 - Le réseau de recherche Europaeum va particulièrement s’attacher à dégager sur ce
point similitudes et différences, et le cas de la Roumanie est à cet égard éloquent : le
projet d’histoire des concepts politiques roumains mis en chantier, en 2009, par Victor
Neumann (Université Ouest de Timisoara) et Armin Heinen (Université d’Aix-laChapelle), et financé par la Fondation Volkswagen, s’attache ainsi à la mise en évidence
de ces interférences linguistiques multiethniques aux confins de plusieurs empires.
73 - Friedrich MEINECKE, Weltbürgertum und Nationalstaat, Munich, R. Oldenbourg,
1907.
74 - Voir la synthèse de Wolfgang REINHARD, Geschichte der Staatsgewalt, op. cit., ainsi que
Bertrand BADIE et Pierre BIRNBAUM, Sociologie de l’État, Paris, Hachette, [1979] 1990 ;
Gil DELANNOI et Pierre-André TAGUIEFF (dir.), Théories du nationalisme, Paris, Kimé,
1991 ; Gil DELANNOI, Sociologie de la nation. Fondements théoriques et expériences historiques,
Paris, Armand Colin, 1999 ; Antoine ROGER, Les grandes théories du nationalisme, Paris,
Armand Colin, 2001.
75 - Le concept d’« Histoire » (Geschichte) fonctionne dans le Lexikon, à mon sens, comme
le Grundbegriff de tous les « concepts fondamentaux » de la langue sociopolitique
moderne des territoires germaniques (et le genre de la « philosophie de l’histoire » est
implicitement posé comme sous-jacent à l’ensemble des idéologies politiques modernes
– comme s’il constituait la matrice dynamique du régime d’attente – téléologique temporalisé – de toute la politique moderne).
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ALEXANDRE ESCUDIER
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– d’« idéologisation » (abstraction croissante des langages politiques, formation de nombreux collectifs singuliers, désormais instrumentalisables à l’envi en
fonction de leur équivocité même) ;
– de « politisation » (des concepts antithétiques se forment et s’incarnent
dans des formations politiques qui se perçoivent comme incompatibles ; plus les
langages politiques sont temporalisés, informés par une philosophie de l’histoire
sous-jacente, et plus ils font l’objet d’une politisation agonale, légitimant la montée
aux extrêmes).
Développé à propos du vocabulaire politique et social de langue allemande
entre 1750 et 1850 (sous le coup d’une double révolution : dissolution sociale progressive de la société d’ordres en raison de l’industrialisation et révolution politique
des droits de l’homme à partir de 1789), ce cadre heuristique processuel conserve
aujourd’hui encore toute sa pertinence, mais devrait être précisé au moyen de
comparaison synchroniques et diachroniques.
« Occidentalisation », « globalisation » et « déterritorialisation »
Un dernier processus global mériterait enfin une analyse de détail. Je ne le mentionnerai ici que pour mémoire, tant il est empiriquement évident et néanmoins
historiquement complexe. On pourrait le décrire comme un triple mouvement
croissant :
– d’« occidentalisation » du politique via différentes vagues de colonisation
du globe depuis la fin du XVe siècle ; la juridicisation des ordres politiques extraeuropéens sur le modèle soit du common law anglais, soit des grandes codifications
continentales au XIXe iècle 76 ; les phénomènes majeurs d’importation de l’État
occidental et d’anglicisation contemporaine généralisée ;
– de « globalisation » du politique via l’interconnexion généralisée des économies, des sphères étatiques d’action et des espaces de communication politique ;
via le tournant iconique du politique, l’accélération des interactions symboliques
à l’échelle géopolitique globale et la reconduction, par des diasporas réelles ou
fantasmées, sur des espaces nationaux restreints de conflits territorialement éloignés (à l’instar par exemple du conflit israélo-palestinien en France aujourd’hui) ;
– de « déterritorialisation » du politique : via l’apparition d’acteurs non étatiques, la démultiplication des dispositifs non stato-centrés de gouvernance, etc. ;
via enfin le paradoxe de la « glocalisation » contemporaine, soit le double mouvement
de « mondialisation » (des flux économiques et migratoires) et de durcissement
des identités de groupes (re-nationalisation des populations non mobiles d’accueil
et re-communautarisation symétrique des diasporas migratoires) 77.
76 - Jean-Louis HALPÉRIN, Histoire des droits en Europe de 1750 à nos jours, Paris, Flammarion,
[2003] 2006.
77 - Voir par exemple la trilogie de Bertrand BADIE, La fin des territoires. Essai sur le
désordre international et sur l’utilité sociale du respect, Paris, Fayard, 1995 ; Id., Un monde
sans souveraineté. Les États entre ruse et responsabilité, Paris, Fayard, 1999 ; Id., L’impuissance
de la puissance. Essai sur les incertitudes et les espoirs des nouvelles relations internationales,
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LE TEMPS DE L’HISTOIRE
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Plusieurs points méritent d’être soulignés au terme de ce parcours. Tout d’abord,
la fondation anthropologique de l’histoire chez Koselleck n’est pas entièrement
compatible avec sa théorie implicite de l’expérience historique. Tout se passe, en
effet, comme s’il y avait des expériences-limite qui – contre toute genèse psychique
des sujets (au fil de leur histoire individuelle, familiale, générationnelle, etc.) –
devenaient, de par leur violence extrême, des expériences de rang chronologique
et causal supérieur. Or s’il en allait ainsi, c’est le projet même d’une « sémantique
historique » qui s’en trouverait démenti et invalidé. Contre la tendance koselleckienne à exhausser (niveau méta-historique) les expériences-limite au rang de
déterminant antéprédicatif, il conviendrait de requalifier comme « expérienceslimite » (Grenzerfahrungen) ce qu’il dénomme « expériences primaires » (Primärerfahrungen) et de mettre l’accent sur le fait que les effets (psychiques au plan individuel et/ou culturels et politiques au plan collectif) desdites expériences varient
en fonction de ce qui les a précédés dans l’économie psychique des sujets (voir
tableau). Entre son anthropologie hobbésienne (niveau fondationnel) et son culturalisme historiciste (niveau méthodologique), il y a chez Koselleck une tension
argumentative que ses propositions générales, lues ici a maxima, ne permettent
visiblement pas de résoudre.
Ensuite, il ressort de notre analyse que le processus de « temporalisation »
des langages politiques ne constitue qu’un processus englobant parmi d’autres de la
politique moderne. S’il est en lui-même fort divers et déclinable suivant plusieurs
facettes, il nous faut aujourd’hui – grâce à Koselleck, mais au-delà de ses propositions – compléter la topique générale dont ce processus fait partie. Dans cette
optique, l’essai de systématisation qu’on vient de lire n’est qu’une contribution
parmi d’autres. Argumentant la double cause d’une théorie de l’expérience historique en général et de l’expérience politique moderne en particulier, il invite à
transcender les cloisonnements disciplinaires établis entre l’histoire (sociale, économique, institutionnelle et culturelle), la sociologie, les sciences politiques et la
théorie politique. Nous n’avons que trop conscience qu’il abstrait inductivement
à partir de l’expérience, somme toute limitée, de la modernité européenne. Une
théorie véritablement générale de l’expérience historique et une typologie exhaustive des régimes d’historicité avérés devraient porter leurs regards plus loin. La
mise en œuvre (nécessairement collective) d’analyses comparées et croisées entre
les différentes aires culturelles du globe constitue sans nul doute ici la seule voie
praticable.
Pour finir, on remarquera que la sémantique historique proposée par Koselleck
(surtout sous sa première formulation dans les notes infrapaginales de Kritik und
Krise, 1954-1959) constitue elle-même une stratégie de détemporalisation et de
désidéologisation de la politique moderne née à la fin du XVIIIe siècle sur les ruines
Paris, Fayard, 2004, ainsi que Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, « La fin du monopole
de la violence légitime ? », Revue d’études comparatives Est-Ouest/East-West Comparative
Studies, 34-1, 2003, p. 5-31, et Jean-François BAYART, Le gouvernement du monde. Une
critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004.
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ALEXANDRE ESCUDIER
LE TEMPS DE L’HISTOIRE
Alexandre Escudier
Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), FNSP
78 - Rappelons que si le titre n’avait déjà été pris par Max Horkheimer et Theodor
Adorno pour leur célèbre étude, l’ouvrage de Koselleck aurait dû s’intituler : Die Dialektik
der Aufklärung.
79 - R. KOSELLECK, « Historische Kriterien... », art. cit., p. 67-86, ici p. 86, repris in Le
futur passé..., op. cit., p. 77.
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de l’État absolutiste, lequel – ironie dialectique 78 – avait pourtant mis fin aux
guerres civiles confessionnelles des XVIe et XVIIe siècles. À ce titre, la Begriffsgeschichte
apparaît comme un moment spécifique des innombrables boucles cybernétiques
de la pratique politique moderne ; elle constitue, pour ainsi dire, un élément modérateur du rationalisme politique moderne, tant il est vrai pour Koselleck que « l’histoire des concepts, même si elle se compromet avec des idéologies, nous rappelle
que les mots et l’usage que l’on en fait sont plus importants pour la politique que
tout autre arme 79 ».
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