« Temporalisation » et modernité politique : penser avec Koselleck

« Temporalisation »
et modernité politique :
penser avec Koselleck
Alexandre Escudier
Parmi les innombrables tentatives de refondation épistémologique de l’histoire
depuis le
XVIII
e
siècle, plusieurs questions demeurent omniprésentes, bien qu’elles
n’aient été que rarement envisagées de front : qu’est-ce que l’expérience de l’his-
toire, comment fonder une théorie générale de l’expérience historique et quels
enjeux méthodologiques concrets pourraient en découler pour la pratique historio-
graphique ? Certes, de Vico et Chladenius jusqu’à nous, en passant par Hegel,
Droysen, Dilthey, Rickert ou Weber, les auteurs mobilisables pour répondre à ces
interrogations sont légion. Mais les thèses de Reinhart Koselleck, plus récentes,
se distinguent tout particulièrement, autant par leur degré de formalisation philoso-
phique que par leur portée empirique heuristique. Ce caractère bifrons faisant tout
le prix de ses analyses, il me paraît nécessaire d’en proposer ici un réexamen
approfondi.
Les réponses de Koselleck ne sont certes pas les seules possibles
1
, et tel ou
tel point (au niveau anthropologique notamment) peut faire et fera sans nul doute
1-
Complémentaires quant à leur visée et leurs résultats respectifs, deux œuvres
majeures contemporaines ont posé, parallèlement, les fondations d’une théorie générale
de l’expérience historique : celle de Jean-Marc FERRY,Les puissances de l’expérience. Essai
sur l’identité contemporaine, 2 tomes, Paris, Le Cerf, 1991 ; Id.,La question de l’Histoire :
nature, liberté, esprit. Les paradigmes métaphysiques de l’histoire chez Kant, Fichte, Hegel entre
1784 et 1806, Bruxelles, Éd. de l’université de Bruxelles, 2002 ; Id.,Les grammaires de
l’intelligence, Paris, Le Cerf, 2004, et celle de Jean BAECHLER,Nature et histoire, Paris,
PUF, 2000 ; Id.,Esquisse d’une histoire universelle, Paris, Fayard, 2002 ; Id.,Les morphologies
sociales, Paris, PUF, 2005 ; Id.,Les fins dernières. Éléments d’éthique et d’éthologie humaines,
Paris, Hermann, 2006 ; Id.,Les matrices culturelles. Au foyer des cultures et des civilisations, Paris,
Annales HSS, novembre-décembre 2009, n° 6, p. 1269-1301.
1269
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ALEXANDRE ESCUDIER
l’objet de contestations. Cela étant – et au-delà des partages disciplinaires établis –,
il s’agit ici d’accepter, ne serait-ce que provisoirement, ce référentiel général et
d’en proposer une lecture en forme de contribution à une théorie de l’expérience
historique en général et de l’expérience historique moderne en particulier. Il
conviendra pour ce faire de tenir ensemble les deux bouts de la chaîne théorique
koselleckienne : l’anthropologie fondamentale d’une part, la théorie des tempora-
lités historiques de l’autre.
Parmi les maillons intermédiaires entre ces deux extrémités, le thème de la
« temporalisation » (Verzeitlichung) des imaginaires sociaux et des attentes politiques
modernes fera l’objet d’une analyse particulière. S’il est vrai que Koselleck voit
dans ce phénomène global de « temporalisation » un processus fondamental de
toute l’histoire moderne et contemporaine, ce dernier gagne à être appréhendé
à l’intérieur d’une théorie générale de l’expérience historique et relativement à
d’autres processus globaux de l’histoire moderne. C’est dans ce cadre général
que la reconstruction d’ensemble ici tentée reviendra sur les notions désormais
classiques de « champ d’expérience », d’« horizon d’attente », de « régimes d’histo-
ricités » ou encore de « sémantique historique ».
Il n’est sans doute pas inutile de mieux spécifier formellement lesdites
notions. L’enjeu est double. D’un côté, il s’agit de mieux déterminer analytique-
ment ces concepts de sorte à en maximiser les effets heuristiques pour la recherche
(une typologisation plus fine des régimes d’historicité ayant eu cours jusqu’à nous
pourrait, par exemple, en découler). De l’autre, repartir du problème d’une théorie
générale de l’expérience historique, c’est réengager le dialogue entre l’histoire et
les sciences politiques en reconnaissant un statut causal propre aux idées politiques
et religieuses modernes, à la philosophie politique et juridique moderne, à l’inertie
des sémantiques historiques sur la longue durée : toutes choses qui ne peuvent
être causalement, et partant disciplinairement, disqualifiées que parce que l’on
part d’une vision étriquée et pauvre de ce qu’est l’expérience de l’histoire.
La question de l’historicité et des temporalités historiques est omniprésente
dans l’œuvre de Koselleck. Deux de ses trois recueils d’articles en témoignent :
Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten (1979) et Zeitschichten. Studien
zur Historik (2000)
2
. Trois aspects différents du problème seront envisagés dans
le cadre de cet article. J’examinerai tout d’abord les diverses manières suivant
lesquelles Koselleck traite de la question du temps, soit la tension entre anthropo-
logie fondamentale, théorie de l’histoire (Historik) et méthodologie historique
(Methodik). Je reviendrai ensuite sur la catégorie de « temporalisation », qui se
trouve au cœur du projet même de la sémantique historique. Enfin, je plaiderai
pour un dépassement de la catégorie de « temporalisation » à l’usage d’une histoire
comparée des sémantiques politiques européennes.
Hermann, 2009 ; Id.,Agir, faire, connaître, Paris, Hermann, 2008. Bon nombre des insuffi-
sances de l’argumentation koselleckienne (au niveau anthropologique notamment)
peuvent être amendées par la lecture de ces différents travaux.
2 - Reinhart KOSELLECK,Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Francfort,
Suhrkamp, 1979 ; Id., Zeitschichten. Studien zur Historik, Francfort, Suhrkamp, 2000.
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LE TEMPS DE L’HISTOIRE
Au-delà des questions de pure exégèse de l’œuvre de Koselleck
3
, il s’agit
plus fondamentalement de faire apparaître, en les distinguant et en les articulant
ensemble, les différents niveaux d’analyse mis en œuvre par l’entreprise même
de l’histoire des langages politiques modernes. Penser avec Koselleck mais au-
delà de Koselleck, en tentant de poursuivre ce qu’il a inventé sans avoir toujours
pris le temps de l’inscrire dans un cadre systématique d’ensemble, tel me semble
être aujourd’hui pour nous l’enjeu. La tâche, on le voit, relève autant de la théorie
de l’histoire que de la pratique à venir de l’histoire des concepts politiques et de
la sémantique historique dans son ensemble.
Temporalité existentielle et temps historique
Afin de saisir toute la profondeur de la question du temps chez Koselleck, il convient
de repartir des textes tardifs portant la marque d’une interrogation anthropologique
fondamentale. Non pas que les questions alors abordées aient été auparavant
absentes – tout ceci est en germe dès 1972
4
–, mais c’est autour de la laudatio
intitulée « Historik und Hermeneutik » prononcée en l’honneur de Hans-Georg
Gadamer
5
que Koselleck a formulé sa position avec le plus de clarté. Cette clarté
me semble néanmoins toute relative, c’est pourquoi je tenterai de systématiser
son argumentation quant à ce qu’il dénomme lui-même les conditions « quasi
transcendantales » de possibilité de toute histoire.
Deux parties composent l’hommage à Gadamer. Dans la première, Koselleck
s’emploie à réfuter Martin Heidegger ; dans la seconde, il critique le primat accordé
par l’auteur de Vérité et Méthode à l’herméneutique sur la théorie de l’histoire. Je
voudrais ici montrer que les différents couples d’opposition modélisés par Koselleck
pourraient en fait être ramenés à deux oppositions fondamentales : « Pouvoir de
mettre à mort » (Totschlagenkönnen) / « Être pour la mort » (Sein zum Tode) et « avant »
(vorher) / « après » (nachher). Rapporter toutes les actualisations historiques à ces
deux couples d’opposition suppose cependant de s’atteler à la tâche (ce que Koselleck,
me semble-t-il, n’a pas fait) de penser quelque chose comme la « spécification »
des catégories quasi transcendantales de l’histoire, c’est-à-dire le passage du niveau
3 - La meilleure synthèse disponible sur l’œuvre de Koselleck est l’article nécrologique
publié par Willibald STEINMETZ, « Nachruf auf Reinhart Koselleck (1923-2006) »,
Geschichte und Gesellschaft, 32-3, 2006, p. 412-432 ; Id., « De l’histoire des concepts à la
sémantique historique : problèmes théoriques et pratiques de recherche », in B. LACROIX
et X. LANDRIN (dir.), Histoire des concepts et histoire sociale. Signifier, classer, représenter,
XIV
e
-
XXI
e
siècles,textes rassemblés en hommage à R. Koselleck, Paris, PUF, à paraître, ainsi que, dans
le même volume, mon texte intitulé, « La Begriffsgeschichte en Allemagne : genèse et
fondements théoriques ».
4 - Reinhart KOSELLECK, « Über die Theoriebedürftigkeit der Geschichtswissenschaft »
[1972], Zeitschichten...,op. cit., p. 298-316.
5 - Reinhart KOSELLECK, « Historik und Hermeneutik », in R. KOSELLECK et H.-G.
GADAMER,Hermeneutik und Historik, Heidelberg, C. Winter, 1987, p. 9-28, repris in
Reinhart K
OSELLECK,L’expérience de l’histoire, Paris, Le Seuil/Gallimard, 1997, p. 181-199. 1271
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ALEXANDRE ESCUDIER
primaire fondationnel à l’histoire concrète via un certain nombre de concepts inter-
médiaires. En effet, si Koselleck écrit « quasi transcendantales », c’est qu’il sait que
son argumentation flotte quelque peu entre le transcendantal et l’empirique (quand
bien même serait-elle formalisée par raisonnement inductif). Nombre de critiques
n’ont pas manqué de le lui reprocher.
L’opposition « Pouvoir de mettre à mort » / « Être pour la mort »
Que signifie ce premier couple d’opposition : « Pouvoir de mettre à mort » / « Être
pour la mort » ? Est-il vraiment transcendantal ou simplement le fruit d’une obsession
personnelle de Koselleck, en raison de ses propres « expériences primaires » ? La part
des expériences de la grande histoire mondiale faites par le jeune Koselleck ne doit
en effet pas être sous-estimée. Comme il l’écrit dans un texte autobiographique de
1995 à propos de la découverte oculaire, le 8 mai 1945, des baraquements du camp
d’Auschwitz I : « Il y a des expériences qui se répandent et se figent dans votre chair
comme de la lave incandescente. Elles demeurent dès lors là, à chaque instant,
indélogeables et inchangées
6
Il serait de mauvaise méthode philosophique de réduire sa théorie de l’his-
toire au simple statut de rationalisation psychologisante (sous couvert d’anthropo-
logie fondamentale) de sa propre expérience, nécessairement limitée, d’individu
situé. Ce qu’il importe plutôt ici de constater, c’est la manière dont Koselleck aura
tenté, sa vie durant, de dégager des structures durables de l’expérience historique
sous la surface des expériences, espérances et souffrances individuelles. Ce qu’il
a ainsi en vue, dans la première partie de sa laudatio de 1985, c’est d’opposer au
« être pour la mort » heideggerien un « existential » de rang supérieur, à savoir le
« pouvoir de mettre à mort » – le pouvoir de mettre à mort l’autre homme, par
anticipation de sa propre mise à mort. Cet existential-là fonctionne alors, sous la
plume de Koselleck, comme une donnée anthropologique minimale pérenne ; il
paraît être la condition de possibilité « des » histoires, à travers la possibilité inéradi-
cable de la guerre de tous contre tous.
Implicitement, c’est Thomas Hobbes qui se trouve ici mobilisé contre
Heidegger, ce même Hobbes qui, dans le chapitre XIII du Leviathan (1651), écrivait :
Par cela, il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu’une puissance
commune ne leur impose à tous un respect mêlé d’effroi, leur condition est ce qu’on appelle
6 - Reinhart KOSELLECK, « Vielerlei Abschied vom Krieg », in H. L. ARNOLD,B.SAUZAY
et R. VON THADDEN (dir.), Vom Vergessen, Vom Gedenken. Erinnerungen und Erwartungen
in Europa zum 8. Mai 1945, Göttingen, Wallstein, 1995, p. 19-25, ici p. 21. Koselleck
ajoute plus loin (p. 24), non sans jeu de mots ironique : « Wissen ist besser als Besserwissen »
(mieux vaut savoir d’expérience charnelle que d’avoir toujours raison, abstraitement,
de loin, après coup, dans le noir et blanc tranché d’une morale hors contexte, celle de
la critique idéologique des années 1960). Voir également la version abrégée de ce texte :
Reinhart KOSELLECK, « Glühende Lava, zur Erinnerung geronnen. Vielerlei Abschied
vom Krieg: Erfahrungen, die nicht austauschbar sind », Frankfurter Allgemeine Zeitung,
6 mai 1995.
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LE TEMPS DE L’HISTOIRE
la guerre : et celle-ci est telle qu’elle est une guerre de chacun contre chacun. En effet, la
GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans l’acte de combattre, mais
dans cet espace de temps pendant lequel la volonté d’en découdre par un combat est
suffisamment connue ; et donc, la notion de temps [Time] doit être prise en compte dans
la nature de la guerre, comme c’est le cas dans la nature du temps qu’il fait [Weather].
Car, de même que la nature du mauvais temps ne consiste pas en une ou deux averses,
mais en une tendance au mauvais temps, qui s’étale sur plusieurs jours, de même, en ce
qui concerne la nature de la guerre, celle-ci ne consiste pas en une bataille effective, mais
en la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps qu’il n’y a pas d’assurance
du contraire. Tout autre temps est la PAIX
7
.
L’état social de guerre civile potentielle (que cette potentialité soit manifeste ou
simplement latente pour les acteurs), telle serait la définition même du temps. Telle
serait l’épaisseur existentiellement vécue de la temporalité en cas d’expériences-
limites – expériences du monde durant lesquelles la possibilité imminente de la
mort physique est à chaque instant ressentie. À l’existential du « pouvoir de mettre
à mort », et à l’état pré-institutionnel de la guerre de tous contre tous, correspond
ainsi chez Koselleck un concept particulier de temps que j’aimerais qualifier de
temps existentiel prépolitique. C’est le temps angoissé de la possibilité illimitée de la
mort ; c’est le temps vécu en dehors de toute institution politique stable – un
temps vécu sous un mode quasi déshistoricisé, puisque tout se passe comme si
aucune institution sociale (politique ou autre, pas même symbolique ni morale)
n’avait de prise sur l’individu afin de refréner sa pulsion autoconservatrice de mort
(le droit naturel hobbésien).
D’un point de vue logique, l’existential « pouvoir de mettre à mort » subsume
plusieurs autres couples d’opposition développés par Koselleck. « Pouvoir de
mettre à mort » qualifie l’angoisse et la conflictualité fondamentale de l’homme
(das Konfliktwesen Mensch)
8
. Mais cette temporalité angoissée intime se trouve spa-
tialisée dès lors que le combat pour la survie a eu lieu. En découle directement, à
mon sens, la structure dynamique du « haut » (oben) / « bas » (unten). Nous sommes
là, déjà, dans un premier niveau de « spécification »
9
, par quoi l’existential « pou-
voir de mettre à mort » reçoit une extension empirique dans l’histoire réelle.
7 - Thomas HOBBES,Leviathan ou matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, Paris,
Gallimard, [1651] 2000, p. 224-225.
8-
Reinhart K
OSELLECK, « Was sich wiederholt », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21 juil-
let 2005. À travers les trois couples d’opposition fondamentaux suivants « haut/bas »,
« dedans/dehors » et früher/später, Koselleck maintient dans ce texte tardif le projet
d’une « Anthropologie elementarer Oppositionsverhältnisse » en tant qu’elle livrerait le
socle indépassable des structures de répétition de l’histoire.
9 - C’est l’analyse kantienne du « jugement réfléchissant », dans la troisième Critique,
qui me sert ici de guide, avec la distinction fondamentale des opérations de « classifi-
cation » et de « spécification ». Par « spécification », on entendra ici le passage du niveau
primaire fondationnel à l’histoire concrète via un certain nombre de concepts inter-
médiaires – les concepts primaires recevant des extensions empiriques de rang successivement
inférieur, de moins en moins formel, voir Immanuel KANT,Critique de la faculté de juger,
Paris, Flammarion, [1790] 2000, p. 104-105. 1273
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