LE TEMPS DE L’HISTOIRE
la guerre : et celle-ci est telle qu’elle est une guerre de chacun contre chacun. En effet, la
GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans l’acte de combattre, mais
dans cet espace de temps pendant lequel la volonté d’en découdre par un combat est
suffisamment connue ; et donc, la notion de temps [Time] doit être prise en compte dans
la nature de la guerre, comme c’est le cas dans la nature du temps qu’il fait [Weather].
Car, de même que la nature du mauvais temps ne consiste pas en une ou deux averses,
mais en une tendance au mauvais temps, qui s’étale sur plusieurs jours, de même, en ce
qui concerne la nature de la guerre, celle-ci ne consiste pas en une bataille effective, mais
en la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps qu’il n’y a pas d’assurance
du contraire. Tout autre temps est la PAIX
7
.
L’état social de guerre civile potentielle (que cette potentialité soit manifeste ou
simplement latente pour les acteurs), telle serait la définition même du temps. Telle
serait l’épaisseur existentiellement vécue de la temporalité en cas d’expériences-
limites – expériences du monde durant lesquelles la possibilité imminente de la
mort physique est à chaque instant ressentie. À l’existential du « pouvoir de mettre
à mort », et à l’état pré-institutionnel de la guerre de tous contre tous, correspond
ainsi chez Koselleck un concept particulier de temps que j’aimerais qualifier de
temps existentiel prépolitique. C’est le temps angoissé de la possibilité illimitée de la
mort ; c’est le temps vécu en dehors de toute institution politique stable – un
temps vécu sous un mode quasi déshistoricisé, puisque tout se passe comme si
aucune institution sociale (politique ou autre, pas même symbolique ni morale)
n’avait de prise sur l’individu afin de refréner sa pulsion autoconservatrice de mort
(le droit naturel hobbésien).
D’un point de vue logique, l’existential « pouvoir de mettre à mort » subsume
plusieurs autres couples d’opposition développés par Koselleck. « Pouvoir de
mettre à mort » qualifie l’angoisse et la conflictualité fondamentale de l’homme
(das Konfliktwesen Mensch)
8
. Mais cette temporalité angoissée intime se trouve spa-
tialisée dès lors que le combat pour la survie a eu lieu. En découle directement, à
mon sens, la structure dynamique du « haut » (oben) / « bas » (unten). Nous sommes
là, déjà, dans un premier niveau de « spécification »
9
, par quoi l’existential « pou-
voir de mettre à mort » reçoit une extension empirique dans l’histoire réelle.
7 - Thomas HOBBES,Leviathan ou matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, Paris,
Gallimard, [1651] 2000, p. 224-225.
8-
Reinhart K
OSELLECK, « Was sich wiederholt », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21 juil-
let 2005. À travers les trois couples d’opposition fondamentaux suivants « haut/bas »,
« dedans/dehors » et früher/später, Koselleck maintient dans ce texte tardif le projet
d’une « Anthropologie elementarer Oppositionsverhältnisse » en tant qu’elle livrerait le
socle indépassable des structures de répétition de l’histoire.
9 - C’est l’analyse kantienne du « jugement réfléchissant », dans la troisième Critique,
qui me sert ici de guide, avec la distinction fondamentale des opérations de « classifi-
cation » et de « spécification ». Par « spécification », on entendra ici le passage du niveau
primaire fondationnel à l’histoire concrète via un certain nombre de concepts inter-
médiaires – les concepts primaires recevant des extensions empiriques de rang successivement
inférieur, de moins en moins formel, voir Immanuel KANT,Critique de la faculté de juger,
Paris, Flammarion, [1790] 2000, p. 104-105. 1273
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.93 - 28/10/2014 12h24. © Éditions de l'EHESS
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