Introduction PAR JACQUES ATTALI
2030,
blanc ou noir?
Je n’aime pas, pour trois raisons,établir des scénarii pour l’avenir.
D’abord, parce qu’il est trop facile d’établir des descriptions différentes d’un même
moment. Il est évident que l’une d’entre elles finit toujours, au moins en partie,
par se réaliser, ce qui ne veut rien dire de la capacité prédictive de l’auteur des
scenarii.
Ensuite, parce que les scénarii, optimistes ou pessimistes, sont toujours le reflet
d’une attitude de spectateur, qui regarde le monde sans vouloir agir dessus, at-
tendant des autres que le meilleur se réalise et que les nuages noirs soient chassés.
Je préfère décrire ici le scénario le plus vraisemblable, dont on verra qu’il est très
noir, et décrire ensuite les actions à mener pour qu’il ne se réalise pas et pour qu’on
approche d’un scenario idéal: sans description de l’action à mener pour y parvenir,
aucun scenario ne vaut. Ils ne sont que des utopies plaisantes et gratuites.
Enfin, parce que tant de gens peuvent influer, pour le meilleur et pour le pire, sur
le destin du monde, que très peu de choses sont réellement prévisibles.
Le monde de 2030, tel qu’il s’annonce, sera vraisemblablement très sombre.
La population aura augmenté de près d’un mil-
liard de personnes; plus de la moitié de cette
augmentation aura lieu en Afrique. Le mouvement
continuera vers l’urbanisation, le vieillissement et
le déplacement des populations d’un continent
à l’autre. Tout cela sera, en soi, source de pro-
blèmes: il faudra bien plus d’énergie, de produits
agricoles, de voiries, de logements, d’emplois, à un
moment où le nombre de gens en âge de travailler
diminuera relativement à ceux qui ne le seront plus. Le progrès technique aura
continué à déstabiliser des pans entiers de l’industrie. Le secteur automobile sera
formidablement remis en cause par le développement de la location de voitures
autoguidées. L’impression 3D et le «deep learning» auront continué à rogner sur
les prérogatives et privilèges des métiers du conseil, de la banque, de la médecine
et de l’enseignement.
Des centaines de millions de gens seront au chômage, sans appel. Les Etats-Unis
auront cédé à la Chine la première place dans l’économie mondiale; ils affronteront
de nombreuses difficultés intérieures: des infrastructures en déshérence, un sys-
tème de retraite défaillant, un état fédéral en faillite; cela les conduira à se retirer
d’un très grand nombre de théâtres d’opérations
du monde; et à ne plus en être les gendarmes. La
Chine, devenue la première puissance mondiale,
n’aura pourtant ni les moyens d’assurer l’ordre
planétaire, sinon dans sa zone d’influence, en mer
de Chine et en Asie centrale. L’Europe ne le pourra
pas non plus, ayant sans doute échoué à progres-
ser dans la voie de l’intégration politique et étant
restée une zone économique plus ou moins stable,
avec une monnaie unique pour un nombre plus
restreint de membres. La Russie, se sentant plus que jamais assiégée, aura retrouvé
des réflexes agressifs, pour s’ouvrir une voie vers la mer, par la force si néces-
saire.L’Afrique sera une zone de désordre, et le Nigeria, dont la population aura
atteint les 300 millions d’habitants sera encore une zone de grande instabilité. Les
mouvements de population, à l’intérieur du continent africain seront considérables,
en raison des mutations insupportables du climat. Plus encore qu’aujourd’hui, des
dizaines de millions d’Africains et d’habitants du Moyen-Orient essaieront de venir
en Europe. Le Moyen-Orient sera sans doute dans une situation voisine de celle
d’aujourd’hui. On aura évité le pire, qui serait la déstabilisation des pays arabes; les
Palestiniens auront renoncé à vouloir un Etat et revendiqueront la transformation
d’Israël, incluant les territoires occupés, en un seul Etat binational, où ils plaideront
avoir le statut des noirs en Afrique du Sud.
En l’absence d’une réforme des Nations Unies, le G20 n’aura pas réussi à créer une
gouvernance de remplacement. Et aucun sujet international d’importance ne sera
sous contrôle: ni le climat, ni la prolifération de l’arme nucléaire (dont se seront
dotés l’Iran, la Corée du Nord, le Japon et la Turquie, au moins). Le terrorisme
serasans commune mesure avec celui qu’on connait d’aujourd’hui. Si aujourd’hui
200 millions de personnes vivent dans un autre continent que celui où ils sont nés,
ils seront au moins 350 millions en 2030.
Les technologies les plus prometteuses, de la bio-tech aux neurosciences, des nano-
technologies aux robots seront utilisées pour faire la guerre, entre les hommes,
parfois sans les hommes, menaçant même de voir les robots se retourner contre les
hommes. Plusieurs pays, tels les Etats-Unis, la Grande Bretagne, l’Italie, la Suisse,
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AUJOURD’HUI
200 MILLIONS DE
PERSONNES VIVENT
DANS UN AUTRE
CONTINENT QUE CELUI
OÙ ILS SONT NÉS, ILS
SERONT AU MOINS 350
MILLIONS EN 2030
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SI NOUS NE SOMMES
PAS CAPABLES, DÈS
2015, DE PRENDRE EN
COMPTE CES RISQUES,
ET D’AGIR POUR LES
MAÎTRISER, LE PIRE EST
CERTAIN
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