Etre logé, se loger, habiter

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Etre logé, se loger, habiter Regards de jeunes chercheurs Sous la direction de Martine Berger et Lionel Rougé Avec la collaboration de Férial Drosso, Hélène Jannières, Jean­Michel Léger, Christine Lelévrier. L’Harmattan, Collection Habitat et Société, 2012 Introduction générale : Martine Berger (Université Paris 1, LADYSS) et Lionel Rougé (Université Caen Basse­Normandie, ESO) Première partie : Quand les pratiques et des politiques s’ajustent Introduction F. Drosso (IUP, Université Paris 12 Val­de­Marne, CRETEIL) et C. Lelévrier (IUP, Université Paris 12 Val­de­Marne, CRETEIL) ­ Loïc Bonneval : Evolutions du métier d’agent immobilier et marchés du logement ­ Pascale Dietrich­Ragon : L’intervention sur le logement dégradé à Paris : concurrences de légitimité ­ Florent Herouard : Vers une institutionnalisation de l’hébergement d’urgence dans les hôtels ? Le cas du Calvados ­ Sophie Bretesché : Le service de proximité dans l’habitat social : utopie rationnalisatrice et rapport moral au locataire ­ Vanessa Caru : L’impossible émergence d’une politique de logement social en contexte colonial ? L’exemple de Bombay (années 1890­1920) ­ Sylvaine Le Garrec : Quand la rénovation urbaine s’applique à une copropriété : les Bosquets à Montfermeil (93) ­ Pierre Gilbert : Démolir et reconstruire aux Minguettes ­ Marie Chabrol : Espace bâti et gentrification : le cas du quartier Château­Rouge à Paris ­ Anne Clerval : Le logement et l’habitat dans le processus de gentrification L’exemple de Paris ­ Anaïs Collet : Gentrifieurs d’aujourd’hui, gentrifieurs d’hier ­ Hadrien Dubucs : Habiter une ville lointaine : les migrants japonais dans l’agglomération parisienne Deuxième partie : S’approprier : De la conception aux modes d’habiter Introduction Hélène Jannière (ENSA Paris La Vilette, LADYSS) et Jean­Michel Léger (ENSA Paris Belleville, IPRAUS) ­ Marilena Kourniati : Team 10 : Regarder l’autre pour « inventer l’habitat humain » ­ Sabrina Bresson : La réception sociale des expérimentations architecturales : l’Unité d’habitation de Le Corbusier à Rezé et les Etoiles de Jean Renaudie à Ivry­sur­Seine ­ Olivier Berger : Le Parc dArdenay (Essonne), sociologie d’une résidence ­ Julie Boustingorry : les « Castors » aquitains : quand une communauté de défi veut construire une communauté de vie ­ Elsa Coslado : Désirée et désirable, la « villa économique » à Marrakech ­ Claire Aragau : Choix résidentiels et aménagement routier. Un exemple dans l’ouest francilien ­ Nathalie Ortar : Une ancre pour être mobile : parcours de résidents secondaires et permanents dans l’Ain et le haut pays des Alpes­Maritimes ­ Sylvie Clément­Valissant : Modes d’habitat et institution militaire : l’exemple de la vie en caserne au sein de la gendarmerie nationale ­ Melinda Molnar : Habiter les lotissements de jardins en Hongrie ­ Magalie Paris : Habiter son jardin en milieu urbain dense ­ Valérie Lebois : L’entre­deux de l’immeuble parisien ­ Amélie Flamand : Espaces privés et espaces publics ? Heurs et malheurs des cages d’escaliers ­ Maïmouna Traoré : Perceptions et gestion des déchets domestique à Ouagadougou 1
La réception sociale des expérimentations architecturales : l’Unité d’habitation de Le Corbusier à Rezé et les Etoiles de Jean Renaudie à Ivry­sur­Seine Sabrina BRESSON Depuis plus d’un demi­siècle, la France tente de régler les problèmes d’une crise du logement qui ne cesse de se renouveler. Les politiques d’habitat social, qui se sont succédées depuis les années de la Reconstruction, n’ont su apporter que des réponses dans l’urgence. En ce début de XXI e siècle, le bilan des réalisations de logements sociaux des années d’après­guerre à nos jours est mitigé : les cités HLM de banlieues connaissent aujourd’hui des problèmes sociaux importants, qui ne sont certainement pas sans liaison avec la façon dont ces modèles d’habitat ont été pensés et ces quartiers intégrés à la ville. Les projets des Trente Glorieuses pour l’habitat du plus grand nombre portaient pourtant en eux toutes les évolutions de l’âge moderne. Comment les ensembles de logements produits dans ces années­là ont enduré l’épreuve du temps et les mutations de la société ? Quel bilan social peut­on tirer de ces expériences ? La plupart des concepteurs s’interrogent sur les usages quotidiens et les attentes de ceux pour qui ils réalisent des logements, mais le rôle social de l’architecte est complexe : « S’il ne peut d’un trait de crayon imposer véritablement un mode de vie, il peut le perturber ou à l’inverse le soutenir. Il a la capacité de mettre en forme, de spatialiser une culture, de lui donner des lieux qui permettent que les mille gestes quotidiens soient accomplis avec aisance et plaisir. Pour créer cette situation, il ne peut faire l’économie de regarder vivre les habitants et d’observer le devenir des bâtiments et des logements sur le temps long » 1. C’est le travail que nous proposons ici : pour comprendre comment les habitants vivent dans des ensembles de logements pensés pour eux et comment ils perçoivent l’espace habité, il faut se livrer à un recensement diachronique de leurs usages, il faut mettre à jour les rapports sociaux qui se sont établis et s’établissent encore dans ces ensembles, aussi bien du point de vue de l’intimité des logements que du rapport aux espaces collectifs ou publics. Ainsi, l’objectif de notre recherche est de prendre la mesure de la réception sociale des projets architecturaux pour l’habitat du plus grand nombre, en confrontant les conceptions des architectes aux pratiques des habitants. Pour ce faire, nous avons choisi de nous intéresser aux situations d’expérimentations architecturales pour le logement social. Selon la définition de Jean­Michel Léger dans le Dictionnaire de l’habitat et du logement, on peut parler d’expérimentation architecturale « lorsque le maître d’ouvrage et/ou l’architecte proposent une innovation (distribution, forme du logement, matériaux, etc.) » 2. Une des premières propriétés des expérimentations architecturales serait donc la nature innovante de l’architecture proposée, aussi bien dans la forme, que dans le plan, ou que dans les matériaux utilisés. Plus encore, nous pensons que les architectes, en produisant de nouveaux modèles d’habitat, orientent leurs plans vers des formes susceptibles, selon eux, de participer à l’évolution de la société, de favoriser le changement, de permettre le renouvellement des pratiques et des modes d’appropriation sociale de l’espace. Les propositions des architectes dépassent donc un cadre simplement technique car elles suggèrent un projet de société, un projet de vie pour des habitants présumés. Dans ce sens, on peut penser que la mise à l’épreuve des solutions nouvelles envisagées peut favoriser l’enrichissement de la connaissance, à condition que ces expériences ne soient pas dépourvues d’observateurs, ni de retour aux hypothèses. C’est donc ici 1
M. E LEB et A.M. C HATELET, Urbanité, sociabilité et intimité. Des logements d’aujourd’hui, Les Editions de l’Epure, Paris, 1997, p. 182. 2
Voir l’article de J.M. Léger sur les expérimentations architecturales, dans M. SEGAUD, J. BRUN, J.C. DRIANT (dir.), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Armand Colin, Paris, 2002, p. 163. 2
l’occasion de confronter des modèles théoriques d’habitat, dont on connaît les objectifs, aux pratiques effectives des individus pour lesquels ils ont été élaborés. Les nouveaux modèles d’habiter participent­ils à la mutation des modes de vie ? Génèrent­ils de nouvelles pratiques ? Comment sont perçues au quotidien les formes du milieu bâti et quelles sont leurs influences sur les représentations des citadins et sur leurs usages de la ville ? Il s’agit pour nous de comprendre, via le discours des usagers, comment les propositions des architectes ont rencontré les évolutions sociales des dernières décennies, comment l’utopie d’une époque a enduré les années et comment les transformations de la société se sont traduites dans l’espace. Afin de répondre à ces questions, nous avons sélectionné deux modèles d’habitat social emblématiques de la seconde moitié du XX e siècle : les « Unités d’habitation de grandeur conforme » de Le Corbusier et les « Etoiles » de Jean Renaudie. Si nous avons choisi ces deux exemples c’est parce qu’il s’agit d’expériences où les projets architecturaux résultent d’une longue réflexion sur la production des villes et de l’habitat et que nous avons la chance de disposer de traces de ces réflexions grâce aux écrits des deux architectes3. Le Corbusier et Renaudie ont, en effet, la particularité d’avoir « théorisé » leur pratique de l’architecture et ont en commun de penser que le logement est constitutif de la ville. Pour eux, c’est une question essentielle de la fabrication des villes, car le logement est un besoin fondamental qu’il faut évidemment satisfaire, mais surtout amener à évoluer en phase avec les mutations de la société. Toutefois, si Le Corbusier et Renaudie poursuivent le même objectif, celui de produire des logements de qualité pour tous, il faut remarquer – et c’est ce qui a fait porter notre attention sur ces deux exemples – que les modèles considérés s’opposent en de nombreux points et s’inscrivent dans des courants de pensée antinomiques. Evidemment, les deux architectes sont issus de générations différentes. Le Corbusier est empreint des idées de la modernité, de l’hygiénisme, du progrès technologique, propres au premier XX e siècle. Renaudie, quant à lui, est marqué par son engagement dans les mouvements contestataires de la fin des années 60, qui, en architecture, remettent en cause les principes du fonctionnalisme prônés par Le Corbusier. En France, quatre unités d’habitations de grandeur conforme de le Corbusier ont vu le jour entre 1952 et 19674. De même, il existe plusieurs ensembles de logements dits « en étoiles », conçus par Renaudie entre 1972 et 1981. Pour nos enquêtes, nous avons choisi d’étudier deux bâtiments en particulier : la Maison Radieuse de Rezé (Loire­Atlantique) livrée en 1955 par Le Corbusier et l’immeuble Casanova réalisé par Jean Renaudie en 1972 dans le cadre de la rénovation du centre­ville d’Ivry­sur­Seine. Du point de vue méthodologique, il faut distinguer deux dimensions importantes de notre analyse. Premièrement, une étude rigoureuse des doctrines architecturales et urbanistiques en présence est nécessaire pour mener à bien notre projet. Secondement, la réception sociale des logements considérés ne peut être appréhendée que par des enquêtes in situ 5, notamment des séries d’observations et d’entretiens auprès des habitants et des acteurs locaux des plus anciens aux plus récents. Nous insistons sur la dimension diachronique de notre analyse car le temps long constitue pour nous l’opportunité de la mesure des évolutions sociales. Il nous faut, en effet, comprendre comment ont évolué les pratiques et les représentations des habitants dans les deux ensembles de logements, comment les propositions des architectes ont rencontré les mutations de la société sur près d’un demi­siècle. Bien que les deux expériences s’inscrivent dans des contextes sociaux et urbains très différents, la dimension expérimentale des projets, le caractère circonscrit des deux 3
Les productions littéraires des deux architectes sont inégales : si les textes de Le Corbusier sont nombreux, ceux de Renaudie sont plus rares. Dans la bibliographie présentée ci­après, nous reprenons quelques textes primordiaux des deux auteurs sur la question de la ville et de l’habitat. 4
Gérard Monnier a fait le point sur « l’histoire » des unités d’habitations de Le Corbusier en France. Il a observé en détail les circonstances et les acteurs de leur création et montré que les quatre immeubles ont connu des sorts très contrastés : la contestation à Marseille, l'adoption à Rezé, l'abandon à Firminy et la démolition évitée de justesse à Briey. Voir G. M ONNIER, Le Corbusier. Les unités d’habitation en France, Belin, Paris, 2002. 5
Les données utilisées pour le présent article sont tirées des enquêtes de terrain menées auprès des habitants de la Maison Radieuse à Rezé et de l’immeuble Casanova à Ivry­sur­Seine entre 2003 et 2007. L’échantillon de personnes interviewées représente entre 12% et 15% de la population totale des deux immeubles. 3
immeubles, la possibilité de l’observation sur le temps long, et l’ensemble des ressources documentaires et archivistiques 6 dont nous disposons, complété par nos enquêtes auprès des habitants, font de la Maison Radieuse de Rezé et de l’immeuble Casanova à Ivry des « laboratoires », qui doivent nous permettre de mesurer les effets sociaux des dispositifs spatiaux et de réfléchir à la cohérence des modèles proposés. 1. Les projets architecturaux de Le Corbusier et de Renaudie : de la rationalité à la complexité Selon Michel Conan, « l’habiter, c’est une conduite par laquelle des hommes donnent un sens à l’espace où ils vivent, sens qui à la fois les protège, renforce la permanence de leur identité et leur permet de faire face aux changements » 7. Nous nous intéressons ici à trois « échelles » de l’habiter. La première est celle du logement proprement dit, de l’espace privé. Elle est intimement liée au concept d’appropriation de l’espace. Habiter son logement c’est vivre son environnement spatial intime, c’est pouvoir le marquer de ses goûts, c’est avoir la possibilité de l’organiser selon ses habitudes culturelles et sociales. Il s’agit donc pour nous de comprendre comment les habitants s’adaptent aux formes des logements proposés et quels sont les processus en œuvre dans l’adéquation ou non au modèle architectural. La deuxième échelle que nous observons est celle des espaces « intermédiaires », ni vraiment privés, ni vraiment publics. Il s’agit de tous les espaces collectifs que les habitants doivent apprendre à partager (hall, couloirs, cages d’escaliers, parc, etc.). Ils peuvent être à la fois des espaces de la sociabilité de voisinage, de la négociation, de la contrainte, parfois même du conflit… Dans tous les cas, ils témoignent de l’évolution des relations sociales qui s’instaurent entre les habitants d’un même ensemble de logements. Enfin, la troisième échelle sur laquelle nous portons notre regard est celle des rapports à l’espace urbain. Habiter la ville c’est produire des différences au sein d’un territoire commun. On peut penser que les formes du milieu bâti structurent la perception de l’espace, caractérisent dans l’imaginaire collectif les territoires urbains, et entrent en jeu dans la qualification des quartiers et dans les processus de valorisation ou de dévalorisation du cadre de vie. Les théories de Le Corbusier et de Jean Renaudie sur l’habitat collectif reprennent ces trois échelles de l’habiter. Les deux architectes réfléchissent aux conséquences de leurs plans non seulement sur le rapport des habitants à l’intimité du foyer, mais encore sur le lien social qui peut s’établir dans une même unité de voisinage, ou sur les usages des espaces publics dans le quartier et la ville toute entière. La rationalité fonctionnaliste chez Le Corbusier La Maison Radieuse de Rezé, près de Nantes, est la deuxième unité d’habitation de grandeur conforme réalisée par Le Corbusier en France, après celle de Marseille et avant celles de Briey et de Firminy. Quand sa construction débute, Rezé n’est qu’un petit bourg de campagne isolé au sud de Nantes. C’est 6
Il est important de noter que nous disposons d’une série d’études réalisées à la Maison Radieuse à différents moments des cinq décennies de vie de l’immeuble (notamment des analyses architecturales, plus rarement des enquêtes sociologiques). Notons celle de Paul­Henry Chombart­de­Lauwe qui, dès 1957, se livrait à un « essai d’observation expérimental » des pratiques sociales et des réactions des tout premiers habitants (Voir P.H. CHOMBART­DE­LAUWE (Dir.), Famille et habitation. Tome II. Un essai d’observation expérimentale, Centre d’ethnologie sociale et de psychologie, CNRS, Paris, 1967) ; ou encore celle de Philippe Bataille et Daniel Pinson, qui, à l’occasion des travaux de réhabilitation du bâtiment dans les années 90, ont conduit une enquête davantage orientée sur des perspectives architecturales (voir Ph. BATAILLE et D. PINSON, Rezé évolution et réhabilitation Maison Radieuse, Editions du Ministère de l’Equipement, Paris, 1990). De même, pour l’immeuble Casanova à Ivry, nous bénéficions d’une enquête qui témoigne des réactions des primo­habitants. Il s’agit de l’enquête psycho­
sociologique de Françoise Lugassy menée à la livraison du bâtiment (voir F. L UGASSY, Les réactions à l'immeuble Danielle Casanova à Ivry. Tome 1 : Réactions avant emménagement. Tome 2 : Les processus d’appropriation. Rapport de recherche du Plan Construction, Compagnie Française d’Economistes et de Psychosociologues (C.E.P.), Direction de la Construction au Ministère de l’Equipement, juillet 1973, mars 1974). 7
M. CONAN, Le système de l’habiter, CSTB, Paris, 1981, p. 3. 4
une société anonyme coopérative de logements à loyer modéré, la Maison Familiale, soutenue par le maire de Rezé, qui décide de se lancer dans le projet 8. Dès avril 1955, l’unité d’habitation, haute de 50 mètres, longue de 110 et large de 20, domine la campagne rezéenne. Constituée de 18 niveaux, elle comporte 294 logements repartis en six rues intérieures. Il faut noter que le bâtiment est construit sur un mode de financement original : la Maison Familiale obtient un prêt de l’Etat qui lui permet d’assurer 85% du financement, le complément est pris en charge par les apports personnels des occupants qui deviennent actionnaires de la société coopérative. Chaque année, la part du loyer relative à l’amortissement de l’emprunt de l’Etat fait également l’objet d’attribution d’actions. Le locataire devient ainsi copropriétaire. Ce montage financier particulier a certainement favorisé le développement d’une identité habitante forte, chacun participant à la vie commune de l’immeuble et faisant partie intégrante d’un tout. Cependant, dès 1971, la loi Chalandon, du nom du ministre de l’Equipement et du Logement, annule le système statutaire de locataire­coopérateur et impose aux habitants de la Maison Radieuse le choix entre devenir propriétaires ou locataires. Seulement 12% des habitants choisissent d’acheter leur logement. Les autres deviennent locataires HLM ou quittent tout simplement l’immeuble. Néanmoins, la suppression de la location­coopérative a donné lieu à un mouvement social important, significatif de l’esprit militant qui anime depuis toujours les habitants de la Maison Radieuse. Aujourd’hui, la société anonyme d’HLM, Loire Atlantique Habitations, après avoir vendu un certain nombre de ses appartements, reste majoritaire à 56% dans l’immeuble. Les 44% de propriétaires occupent en général leur logement, une petite minorité d’entre eux le louent. Cette diversité des statuts d’occupation donne à l’immeuble une configuration inédite de mixité sociale. Aujourd’hui, la population de la Maison Radieuse s’élève à un petit millier d’habitants, propriétaires et locataires confondus. Par ailleurs, il est important de noter qu’en 1965, à la mort de Le Corbusier, André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, fait inscrire à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques les façades et la terrasse de la Maison Radieuse. Désormais, l’immeuble est classé « monument historique » et fait partie du patrimoine national. La Maison Radieuse de Rezé, bien qu’elle n’ait pas été réalisée dans une logique globale d’aménagement urbain, répond aux principes généraux d’architecture et d’urbanisme défendus par Le Corbusier depuis les années 20. Dressé au milieu d’un parc de six hectares (2,9 à l’origine), l’immeuble se hisse sur de larges pilotis, libérant ainsi l’espace au sol. On y pénètre par un vaste hall, d’où trois ascenseurs permettent l’accès aux étages et au toit­terrasse. L’unité d’habitation présente la particularité d’offrir des appartements en duplex desservis, tous les trois étages, par de larges couloirs. Autour de chacune de ces « rues intérieures » s’emboîtent 49 logements, de type montant ou descendant. La façade nord étant aveugle, tous les appartements sont traversants et bénéficient d’une double orientation est­ouest, exception faite de ceux situés sur le pignon sud qui ne jouissent que d’une seule vue. Les 294 logements proposés sont de six types différents : tous possèdent une cuisine équipée s’ouvrant sur la pièce de vie derrière un passe­plat, une salle d’eau avec douche et des toilettes séparées. Les appartements sont conçus à l’échelle du « Modulor » 9 et sont standards, seul le nombre des chambres d’enfants varie. Les façades libres permettent l’ouverture par des baies vitrées de toute la largeur des pièces, donnant ainsi accès à des loggias qui surplombent le vaste parc. Pour les premiers occupants, qui s’installent en 1955, c’est un changement de vie radical de pouvoir disposer de tout le confort moderne : espace vert, insonorisation exceptionnelle, double vitrage, ventilation mécanique, chauffage collectif, équipements sanitaires, chambres séparées, cuisine ouverte et aménagée, vide­ordures, etc. 8
Le Corbusier avait déjà travaillé à une proposition de plan d’urbanisme pour la reconstruction de Nantes dès 1944, à la demande de Gabriel Chéreau, avocat et membre de la Maison Familiale. Voir à ce propos les travaux de Gilles Bienvenu, « Nantes ville radieuse ou l’appel du Corbusier : le projet Chéreau », 303, n°15, 1984, p. 11­21. 9
Le Modulor est un système de mesure harmonique imaginé par Le Corbusier, qui correspond à une silhouette humaine standardisée, dont la taille est de 1m83 et la hauteur du nombril de 1m13 (le rapport entre les deux étant égal au nombre d’or). En généralisant l’utilisation du Modulor à l’ensemble de la pratique architecturale, Le Corbusier entend adapter au mieux le logement à l’échelle de la morphologie humaine. 5
L’originalité des unités d’habitation réside non seulement dans l’architecture des logements, mais encore dans celle des espaces collectifs, pensés pour faciliter la vie quotidienne des habitants et favoriser la rencontre sociale. A Rezé, les contraintes budgétaires imposées à Le Corbusier ne lui ont pas permis de mettre en place l’ensemble des services de proximité ou des équipements socioculturels et sportifs dont bénéficie le bâtiment de Marseille. De son projet initial, l’architecte a été contraint de supprimer la rue commerçante et certaines installations du toit­terrasse. Pour autant, il n’a pas totalement amputé le bâtiment des aménagements collectifs. Le projet tant architectural que social a été respecté dans ses grandes lignes. Ainsi, les éléments suivants ont été inscrits dans la conception de l’immeuble : un parc, des services de proximité dans le hall, un sas permettant de faire entrer dans chaque logement les livraisons pour le ravitaillement des familles depuis les rues intérieures, une école maternelle sur le toit­
terrasse, un ensemble d’espaces communs mis à disposition des associations ou des animations organisées par les habitants de l’immeuble. Ces éléments ont joué leur rôle et continuent d’évoluer au sein de l’unité. Le parc, principe essentiel des conceptions urbanistiques de Le Corbusier, offre aux habitants six hectares de verdure autour de l’immeuble. Les installations du hall, aujourd’hui désertées, ont autrefois accueilli un service téléphonique, un marchand de journaux, et jusqu’à récemment une poste. Le sas de livraison a longtemps permis aux familles de recevoir, directement dans leur cuisine, des produits frais chaque jour. L’école maternelle a été et reste encore aujourd’hui un lieu important du contact social. L’Association des Habitants de la Maison Radieuse, créée lors de la construction, investit depuis toujours les locaux, parfois un peu exigus, laissés à disposition des résidents : elle y organise des activités et des rencontres depuis plus de cinquante ans. Ainsi, bien que leur utilisation se soit modifiée, ces équipements pérennisent les perspectives de sociabilité de leur concepteur. La logique de la complexité chez Renaudie10 A Ivry­sur­Seine, l’histoire du logement social se mêle étroitement à celle de la ville : depuis la Cité Insurrection (premiers logements de l’Office municipal d’HBM en 1928) à la Cité Petit­bois (dernière opération HLM importante en date par l’architecte Nina Schuch en 1999), la municipalité a toujours affirmé sa volonté de développer un habitat populaire de qualité. L’Office Public d’HLM d’Ivry possède un parc de 47 cités (soit plus de 6000 logements) et a souvent soutenu des projets expérimentaux ou fait appel à des architectes de renommée (G.Candilis, J.Renaudie, R.Gailhoustet, I.Buczkowska, etc.). La restructuration du centre­ville du début des années 60 à la fin des années 80 est un exemple intéressant de mise en œuvre d’un parti­pris théorique où architecture et urbanisme ne font qu’un. Renée Gailhoustet et Jean Renaudie, architectes en chef de la rénovation du quartier, proposent un projet d’urbanisme à la fois ambitieux et limité : en 30 ans il a produit moins de logements que le plus modeste grand ensemble en quelques années. Néanmoins, la signification particulière qu’il prend dans le débat social de l’après­68 et dans l’unité de lieu et de temps qu’est le centre­ville d’une banlieue communiste lui confère une dimension théorique et expérimentale inédite. L’apport de Renaudie à Ivry est d’être parvenu à créer une continuité dans un tissu urbain complexe et à assurer une cohérence forte de l’ensemble, en permettant l’intégration d’activités diverses et l’animation des circulations piétonnes. C’est là une des préoccupations majeures de l’architecte pour qui « la ville est une combinatoire ». Il ne s’agit pas de juxtaposer les activités mais bien de créer un cadre dans lequel peuvent s’imbriquer les différentes fonctions de la vie urbaine. Cette cohabitation d’activités diverses doit favoriser l’animation de la ville et les échanges sociaux. Une autre caractéristique de l’architecture de Renaudie est l’emploi quasi­exclusif de la ligne brisée qui doit permettre de donner naissance à des perspectives multiples et des transparences nouvelles, de casser la monotonie des enfilades de bâtiments, de réintroduire le pittoresque dans la composition urbaine et d’inciter à l’exploration des espaces. Ainsi, si l’idéologie corbuséenne préconise la séparation des fonctions, la ligne droite et l’angle droit, 10
Cf. J. RENAUDIE, La logique de la complexité, édité par Patrice Goulet et Nina Schuch, IFA, Paris, 1992. 6
l’architecture et l’urbanisme de Renaudie privilégient au contraire l’imbrication complexe des fonctions, la ligne courbe et l’angle aigu. Les deux modèles architecturaux se rejoignent peut­être uniquement sur la nécessité d’introduire des espaces de verdure dans les zones d’habitat urbain, bien que la façon de l’envisager soit très différente d’un modèle à l’autre. Dans le cadre de la recherche présentée ici, et dans le souci d’une perspective comparatiste avec l’immeuble de Le Corbusier à Rezé, on a choisi de s’intéresser uniquement au premier bâtiment dit « en étoiles » réalisé par Jean Renaudie à Ivry. Il s’agit de l’ILN 11 Casanova, livré en 1972, qui comprend 80 logements et des commerces en rez­de­chaussée. Ce bâtiment reprend tous les principes chers à l’architecte. Notamment celui de prolonger les logements de terrasses­jardins. La trame constructive que Renaudie propose à Casanova, correspond à une superposition de polygones qui libère à chaque étage des terrasses de grandeur variable, se surplombant les unes aux autres. Le renforcement de la structure en béton et l’élaboration d’un système d’étanchéité permettent de recouvrir les surfaces ainsi rendues libres de 30 centimètres de terre et d’en faire de véritables jardins. Cette quantité de terre suffit pour faire pousser toutes sortes de végétaux, qui agrémentent les bâtiments de cascades de verdure. La végétation devient alors un véritable élément d’architecture. L’architecte semble composer avec la nature. Au printemps, l’immeuble ressemble à une colline noyée sous la végétation et dialogue avec les loggias fleuries des tours alentours, les autres terrasses­jardins et les parcs du quartier. Le jeu de ces jardins suspendus fait lien entre les bâtiments et dote le quartier d’un fil conducteur : c’est la verdure débordante qui unifie l’ensemble. Pour Renaudie, les terrasses­jardins ne sont pas seulement le moyen de créer une continuité dans un tissu urbain complexe, c’est aussi une façon de permettre aux habitants de renouer avec la nature et de cultiver un morceau de terre. Selon lui, « c’est une impression extraordinaire […] que de voir pousser – ou crever – des plantes que l’on a soi­même choisies. Plaisir qui fait tout l’attrait du pavillon pour la moyenne des gens : pouvoir s’approprier l’espace, le marquer de ses goûts, faire croître et se développer quelque chose »12. Renaudie s’engage ici en faveur d’un habitat social répondant aux mêmes exigences de qualité que le logement privé et tente de trouver une alternative à l’éternelle opposition entre habitat collectif et individuel. Le fait de pouvoir sortir de son appartement et d’en avoir une vision depuis l’extérieur, non pas comme l’élément répété d’un ensemble, mais bien comme un objet singulier, renforce le sentiment d’être chez soi. Selon l’architecte, l’appropriation par les locataires ne peut en être que plus forte. De même, la diversité des logements que propose Renaudie (aucun appartement n’est identique dans l’immeuble) participe, toujours selon lui, à une appropriation plus importante des habitants et favorise une implication plus grande dans l’aménagement intérieur. Un autre principe fondamental de l’architecture de Renaudie est qu’il imagine les terrasses­jardins comme des interstices, des espaces de transition entre privé et public. Quand il dessine les terrasses se surplombant les unes aux autres, il entend générer des contacts entre voisins. Pour Renaudie, l’architecture a le pouvoir de favoriser du lien social. C’est dans ce sens qu’il conçoit ses terrasses­jardins et l’a largement revendiqué : « Elles jouent un autre rôle, et c’était celui que je voyais le plus clairement lors de la conception de cet immeuble : un rôle social. Elles facilitent les contacts entre les habitants de l’immeuble, parce que les logements sont très imbriqués les uns aux autres »13. C’est d’ailleurs l’ensemble des terrasses du centre­ville d’Ivry­sur­Seine qui sont réalisées dans ce sens. En s’y promenant, on comprend le souhait de l’architecte « de brouiller les limites entre privé et public, de laisser les promeneurs traverser les jardins, emprunter les passages, escalader les terrasses » 14. Alors que l’époque n’est guère favorable à cette volonté d’ouverture et favoriserait plutôt la fermeture systématique par des barrières ou autres digicodes, l’architecture de Renaudie ouvre le logement vers l’extérieur, vers le quartier, vers la ville, vers les autres, tout en respectant l’intimité du foyer. 11
Il s’agit d’un ILN (Immeuble à Loyers Normalisés), ce qui signifie que les locataires ont des plafonds de revenus un peu plus élevés que dans des HLM simples. 12
Interview de Jean Renaudie par Gritti Haumont, Avenir 2000, n°40, 3e trimestre 1977. 13
Ibid. 14
R. GAILHOUSTET, Des racines pour la ville, Les Editions de l’Epure, Paris, 1998, p. 177. 7
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