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• COULISSES DE L’ART
Le Corbusier comme réalité
Que reste-t-il de Le Corbusier, l’immense artiste, à la fois architecte, urbaniste, dessinateur, peintre, né
en 1887 à La Chaux-de-Fonds, et décédé le 27 août 1965 à Roquebrune-Cap-Martin, en France? Que restet-il de ce créateur qui a dominé le XXe siècle et qui constitue encore et toujours, aujourd’hui, une sorte de
référence incontournable pour les architectes du monde entier? Deux ouvrages qui viennent de paraître
proposent un éclairage, ou plutôt des intuitions troublantes.
I
l est la figure incontestée de
l’architecture et de l’urbanisme au XXe siècle. Il est
même beaucoup plus que cela:
une figure qui parle plus que
jamais, en ce XXIe siècle qui
est déjà bien commencé, à tous
les créateurs de la planète. Un
moderne (du siècle passé) qui
continue d’interpeller et d’inspirer les modernes de notre siècle:
un mystère! Mais pourquoi Le
Corbusier, né Charles-Edouard
Jeanneret le 6 octobre 1887 à
La Chaux-de-Fonds et décédé
accidentellement à 77 ans, le 27
août 1965, lors d’une baignade
à Roquebrune-Cap-Martin, a-til conservé non seulement une
telle place, mais surtout une
telle actualité dans les débats
qui agitent les architectes et les
urbanistes?
Une utopie qui ne veut
pas mourir
Deux livres qui viennent de
paraître suggèrent une piste
originale: Le Corbusier a été et
demeure l’homme d’une utopie
virulente et absurde, mais qui ne
veut pas mourir. Critique d’art,
écrivain, membre de l’Académie
française, Jean Clair a été, pendant des décennies, un avocat
aussi passionné que talentueux
de l’art contemporain. C’était,
à ses yeux, le nouvel idéal de
notre époque, la seule voie possible pour inventer un avenir
radieux tant sur le plan esthétique et artistique que sur le plan
politique et social. Son credo? Il
fallait faire table rase de la tradition, il fallait même saccager
résolument la tradition, il fallait
s’affranchir de la tradition pour
faire naître un monde nouveau.
Dans son dernier livre qui vient
de paraître, «La part de l’ange»
(Editions Gallimard), Jean Clair
ne croit plus à l’art contemporain. Il a pris un virage à 180 degrés, redécouvrant les richesses
du passé et relativisant les
mérites de l’art contemporain
où il ne voit, finalement, qu’une
espèce d’improvisation superficielle et coupée de la mémoire.
L’art, l’architecture, la création,
les provocations plus ou moins
réussies… Mais aussi la vie quotidienne, c’est-à-dire la vie qui a
été et qui s’est ancrée dans un
lieu, dans une maison, dans une
chambre.
Un lieu d’humanité et
de mémoire
Jean Clair se rappelle ainsi la
vie de sa grand-mère, inscrite
dans une réalité tangible: un
appartement, une chambre,
un certain espace, une atmosphère, une lumière. Un lieu infiniment singulier, avec son his-
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• L’art contemporain est-il
encore crédible?(Œuvres de Jeff
Koons).
toire propre, ses souvenirs, son
humanité simple et émouvante.
Un lieu qui ne ressemblait et qui
ne ressemblera jamais à aucun
autre. Un lieu de mémoire
simple et vraie, car imparfaite
et irrégulière.
Le paradis
des morts-vivants
La chambre de sa grand-mère,
pour Jean Clair, c’est donc tout
le contraire de Le Corbusier, qui
rêvait d’enfermer les gens dans
des cages stéréotypées. C’est
la vie vraie qui éclate et qui fait
éclater en morceaux la machine
à normaliser qui aura été l’idéal
du grand architecte de La Chauxde-Fonds. La maison de Le
Corbusier? C’est une structure
rigide, une structure dure qui ne
plaisante pas et qui prétend faire
marcher droit ses
habitants.
«Ce
n’est pas un logis,
s’exclame Jean
Clair. C’est plutôt,
dans sa géométrie
et son dénuement,
une sorte de bière,
hygiénique, économique, mesurée au plus près,
dans laquelle on
TOUT L’IMMOBILIER • NO 804 • 21 MARS 2016
dépose le corps de celui qui, de
son vivant, en devient locataire.
Le problème est supposé résolu.
Rien à pleurer. Rien à garder.
Pas même un souvenir. L’histoire n’a pas eu lieu, et elle n’aura pas lieu. Le progrès se tient
dans les ruines». Le triomphe de
Le Corbusier n’est-il pas autre
chose que le refus virulent de la
tradition?
Un monde parfait
mais invivable
Pour l’écrivain français Frédéric Vitoux, lui aussi membre
de l’Académie française, Le
Corbusier est également l’homme
qui symbolise l’aspiration à un
monde stéréotypé et finalement
invivable. Dans un roman qui
vient de paraître, «Au rendezvous des mariniers» (Editions
Fayard), il raconte l’histoire d’un
resto au cœur de l’île Saint-Louis,
à Paris, qui est aussi l’histoire de
toute une époque, celle du XXe
siècle. Le Corbusier est là, il fait
des va-et-vient, il rôde dans les
parages, comme un homme qui
ne s’est rebellé contre son milieu
natal que pour s’enfermer dans
un autre milieu fermé.
Le Corbusier, comme Blaise
Cendrars, est né à La Chaux-deFonds, relève Frédéric Vitoux.
Leur paysage mental, c’est
«une cité horlogère où tout est
professionnellement calibré à
l’heure exacte et où la fantaisie
doit avoir du mal à se faufiler
entre les rouages millimétrés
des montres de précision». Le
Corbusier, selon lui, a exprimé,
en fait, un besoin d’ordre et de
minutie presque pathologique,
sans ouvrir aucune piste pour le
monde de demain. n
François Valle
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