SANS VOIX NI JOIE - Bloody Fleury - Fleury-sur-Orne

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SANS VOIX NI JOIE
Vendredi 31 octobre – 19h50
« Bon sang, lève ton bras Manu ! Allez vas-y avance ! Couture ! Couture ! Mais
lève-moi ce bras bon sang ! Tu veux te faire massacrer ou quoi ! Ta garde ! »
Sonnerie de fin de round. Manu vainqueur.
- « Tu me fais 10 minutes de sac le bras droit en l'air !
- J'ai plus de jambes coach...
- Ça m'est égal. Le combat est dans 10 jours alors c'est pas le moment de se
relâcher, aller au sac ! Les autres vous allez dans le gymnase. On attaque le
fractio. »
La différence de température est particulièrement raide quand Manu sort de son
entraînement de boxe ce soir. C'est qu'il fait un temps épouvantable, un vrai temps
de Toussaint et pour cause ! On est veille du jour des morts. Mais les références
chrétiennes ont cédé leur place aux croyances consuméristes honorant à présent le
Dieu tout puissant de l'argent. "Alouïne" comme disent les jeunes, l'occasion rêvée
de se gaver sans scrupules de sucre coloré et autre E112. Et ce n'est pas le vent du
nord et la bruine glacée si caractéristiques des hivers normands qui viendra à bout
de la volonté des ces petits-fils et petites-filles de Vikings, Burgondes, Vandales,
Wisigoths, Saxons et même Arabes ! N'en déplaise aux soi-disant Gaulois pur
souche. Souche de quoi enfin ? On ne le sait plus ma bonne dame, les traditions se
perdent ! Mais souche qui peut ! Manu lui, il s'en fout pas mal de ces histoires
d'origines des gens, ça fait un baille qu'il a arrêté de se demander d'où lui vient sa
tête de rebeu. C'est vrai que ses cheveux noirs frisés, ses yeux tout aussi noirs et sa
peau hâlée de janvier à décembre, lui auront attiré pas mal de regards en biais
dans la rue et de coups de genou dans la cour de l'école. Combien de bras cassés,
de côtes fêlées et d'ecchymoses a-t-il provoqués suite à une insulte sournoisement
chuchotée sur les bancs de l'école ? Il ne le sait plus. Sa mémoire a effacé ces
sombres années d'errance identitaire. La boxe a fait de lui un homme nouveau, en
fait, elle a fait de lui un homme. Les gens peuvent bien s'imaginer ce qu'ils veulent
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sur son adoption, lui, il s'en fout. C'est digéré et même conchié. Maintenant il faut
regarder devant. C'est un luxe qu'il ne pouvait s'offrir avant mais aujourd'hui, il a
un avenir, et ça, c'est grâce à Marcel.
Il ne reste plus que Fabien, Léa et Marcel quand Manu quitte la salle de sport. Il
traverse la route, se retrouve au pied du château d'eau, il hésite. Non ce soir je
préfère marcher, songe-t-il. Il est presque 20h45 quand il s'engouffre dans le
chemin de Fleury aussi appelé le chemin des coteaux. Au-dessus de l'île
enchantée, Manu croit entrevoir une apparition. Une fille marche devant lui en
sens inverse, il ne la voit pas nettement mais il devine une beauté sauvage. Arrivée
à sa hauteur, elle lui adresse un sourire discret mais réel. Manu s'arrête, se
retourne ; la jeune fille est déjà avalée par la nuit.
Lundi 3 novembre – 8h40
Comme tous les matins, Mathilde sort de chez elle et se rend à l'école à
pied. En passant devant le bureau de tabac, elle a l'habitude de jeter un coup d’œil
à la pancarte jaune qui annonce la une du Ouest France. Ce qu'elle y lit ce matin la
laisse sans voix.
Le corps sans vie d'un boxeur de Fleury-sur-orne a été retrouvé à l'entrée
des carrières du village. Le jeune homme aurait été roué de coups.
Les enfants rangés par deux entrent silencieusement en classe. Mathilde
n'est pas surprise du calme qui règne parmi eux ce matin. Ce qui l'étonne plus en
revanche, c'est l'absence du petit Tom. Il n'a pas pour habitude de manquer l'école,
au contraire, il est bien souvent le premier arrivé et un des derniers à quitter les
lieux. Une violente migraine la saisit subitement et avec elle le souvenir d'une
conversation avec le père de Tom. Elle se rappelle de son enthousiasme quand il
lui parlait de la boxe. Il tentait de la convaincre que ce sport n'était pas un sport de
brute mais qu'au contraire le respect de l'adversaire et le travail de chorégraphie
des enchaînements étaient au cœur de la philosophie de la boxe. La philosophie
de la boxe, elle avait ri intérieurement en entendant cela. Tom manqua l'école
durant 10 jours.
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Lundi 17 novembre – 8h30
Mathilde aperçoit Tom dans la cour entouré de tous les camarades de sa
classe.
- « Il est où ton père ?
- Il est mort. »
Les yeux s’écarquillent, les bouches entrouvertes retiennent leur souffle. Les
enfants entre-eux ne font preuve ni de faux-semblants ni d'aucune gêne. Ils ne
s'emploient pas à trouver des mots éculés qui se voudraient réconfortants.
Seulement à comprendre.
- « Ma mère elle dit que ton père c'est quelqu'un qui l'a tué !
- N'importe quoi ! »
Tom se rue sur Alexandre qui vient de prononcer ces mots. Les maîtresses
accourent. Mathilde prend Tom par la main et l'emmène à l'écart du groupe.
- « Comment vas-tu Tom ? »
Silence. Tom habituellement si gai s'est renfrogné dans son écharpe, le yeux rivés
sur ses chaussures.
- « Veux-tu que nous allions discuter tous les deux dans une autre classe ? »
Tom ne réagit pas. Mathilde ouvre la porte qui donne sur le couloir de l'école et
s'y engouffre. Tom la suit. Dans la salle réservée aux maîtres du Rased 1, Mathilde
trouve une pile de feuilles blanches et un stock de feutres multicolores. Elle les
pose sur une table.
- « Veux-tu dessiner ? »
Tom est resté dans l'encadrement de la porte. Il entre lentement dans la pièce et
s'installe à la table située le plus loin des fenêtres. Mathilde déplace les feuilles et
les feutres. Puis elle va s'installer au bureau et fait semblant d'avoir autre chose à
faire. Elle essaie de se faire oublier du petit. Au bout d'un certain temps Tom saisit
un feutre et commence à griffonner quelque chose. À peine a-t-il commencé qu'il
déchire la feuille et la jette à travers la pièce. Mathilde ne réagit pas. Tom prend
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RASED : Réseau d'Aides Spécilaisées aux Élèves en Difficulté
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une autre feuille. À 10h, sonne l'heure de la récré mais Tom ne semble pas vouloir
sortir. Il continue à dessiner. Mathilde ne l'interrompt pas. À midi, elle se lève de
son fauteuil et vient s’asseoir à côté de l'enfant.
- « Veux-tu bien me montrer ce que tu as dessiné ? »
Tom lui tend les feuilles. Sur chacune d'elles, le même portrait. Celui d'un homme
qui remplit toute la page. Tom a dessiné de gros muscles sur ses bras mais ce qui
intrigue le plus Mathilde c'est son visage. Le regard et la bouche son effrayants.
- « C'est qui ? C'est quelqu'un de ta famille ? demande-t-elle naïvement.
- Non ! » Tom éclate en sanglots.
Meurtres, suicides, viols, agressions en tous genres. Comment les enfants
vivent-ils ces événements tragiques relégués à la rubrique des faits divers alors
qu'il s'agit en réalité de déchirures personnelles qui marqueront à jamais leur
identité ? Comment le petit Tom grandira-t-il amputé de son papa qu'on lui aura
volé ? Cherchera-t-il à se venger ? Sera-t-il en perdition, dans un processus d'autodestruction ou en sortira-t-il au contraire endurci et fortifié ?
Pour l'instant c'est un petit Tom muet, recroquevillé et brisé qui est dans un
des bureaux du commissariat de Caen.
Mercredi 19 novembre - 10h25
« -Tom, peux-tu me dire qui est ce monsieur que tu as dessiné ? »
J'dois rien dire, j'dois rien dire. Tais-toi ma voix, mais tais-toi ! J'vais fixer ce
point par terre, ils finiront bien par me laisser partir. C'est ce que maman a dit.
J'entends encore sa voix, ne dis rien Tom je t'en prie, sinon Maman partira en
prison. J' veux pas que Maman s'en va en prison. Je l'aime ma Maman, elle est pas
toujours gentille avec moi mais j' l'aime. Et puis si les policiers ils la mettent en
prison moi ils me mettraient chez des inconnus qu'elle m'a dit Maman. Et moi les
inconnus j' les aime pas.
- « Est-ce que c'est quelqu'un de ta famille que tu as dessiné Tom ? Tu sais il faut
que tu répondes à nos questions pour qu'on puisse punir celui qui a fait du mal à
ton papa. »
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Ça c'est pas vrai. Maman elle dit toujours que les policiers c'est rien que des
menteurs. Ils punissent toujours les gentils et les méchants, ils sont dans leur
grande maison avec leur bonne et leur piscine. Nous on est rien que des microbes
pour eux. Alors faut qu'on se débrouille tout seul. Et ma Maman, elle, jamais elle
ment. Faut continuer à me taire. J' dois rien dire, j' dois rien dire. Mais j' m'ennuie
ici... Et puis ça pue, et puis il fait froid, et j'ai faim aussi.
- « Elle est où Maman ? » le petit garçon prononça ces mots si faiblement que le
policier eut un doute.
- « Comment ? Que dis-tu ?
- J' veux ma maman...
- On ne sait pas où elle est ta maman, mais on la cherche aussi. Est-ce qu'elle t'a
dit où elle allait ? »
Tom secoua la tête.
- « Est-ce que c'est un ami de Maman que tu as dessiné ? »
Oh non il recommence ! Elle est où la tache par terre ? Faut pas que je l'regarde
lui. J'vois bien qu'i' prend une voix toute douce pour que j'y dise que'quchose. Il
peut toujours essayer de parler tout doux, j'y dirai rien. Concentre-toi sur sur la
tache Tom.
- « Tom, regarde-moi… Je suis là pour t'aider tu sais ».
Aïe j'ai mal à la tête ! Ressaisie-toi Tom qu'elle me dirait Maman ! Sois un grand,
montre-moi que t'es grand. J' dois rien dire surtout, j' dois rien dire. Je vais serrer
mes poings pour tenir plus fort.
Au bout d'un laps de temps qui semblait s'étirer infiniment, l'homme en uniforme
se leva et sortit de la pièce.
Tom entendit sa voix lui parvenir de derrière la porte.
- « J'arriverai à rien avec ce gamin, il faut que tu m'envoies un psy. Faut
absolument qu'on arrive à savoir qui il a dessiné ! »
Un psy! Ah les salauds ! Je l'savais bien ! Là pour m'aider qu'il disait le gars !
Menteur va ! Tout ce qu'il veut c'est que j'leur dise qui c'est Georges. Je l'ai peutêtre dessiné, mais j'ai rien dit Maman, j'ai rien dit j' te l'jure ma p'tite maman !
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La porte s'ouvrit à nouveau laissant apparaître le policier accompagné d'un
autre homme qui s'assit à côté de Tom. Il le reconnut immédiatement.
- « Tonton Marcel !
- Viens là mon bonhomme ! »
Le petit garçon se jeta dans les bras de Marcel. Leur étreinte dura de longues
minutes. Le policier en avait la gorge serrée de voir ce p'tit gars si désœuvré. Il
voulait choper l'enfant de salaud qui avait tabassé son père à mort. Le choper et le
faire morfler, c'est tout ce que méritait l'assassin d'un père.
Marcel prit la parole.
- « J'ai vu les dessins que tu as faits Tom. Ils sont très impressionnants. Tu as
toujours eu un sacré coup de crayon ! Je me rappelle le jour où t'avais fait mon
portrait, je l'ai toujours tu sais, il est accroché dans mon bureau à la boxe. J'en suis
très fier, c'est le plus beau portrait qu'on a fait de moi. Mais lui j'arrive pas à me
souvenir qui c'est… »
Non pas toi tonton Marcel. Pas ici s'il te plaît. J'te l'dirai peut-être à toi mais pas à
la police j'peux pas…
Le policier et Marcel s'échangèrent quelques regards.
- « Serait-il possible de nous laisser seuls s'il vous plaît ? »
Le policier fit un signe de tête et sortit.
L'homme dessiné par Tom fut appréhendé par la police, jugé et condamné.
La mère de Tom subit le même sort mais avec une peine d'emprisonnement plus
lourde puisque la preuve qu'elle avait commandité l'assassinat de son mari fut
établie à partir de ses appels téléphoniques et des mails échangés avec son amant.
Durant les quinze années qui suivirent le jugement, Tom fut placé dans plusieurs
familles d'accueil qui abandonnèrent tour à tour leur mission éducative à son
encontre. Il écuma tous les foyers de la région. La veille de la sortie de prison de
sa mère, Tom se munit d'une corde et fit un nœud coulant autour de son cou. Il
allait avoir vingt-quatre ans.
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