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clandestine et inconsciente que l’irrationnel
et le magique s’imposent en force dans le
combat du bon médicament contre le mau-
vais objet drogue.
Nous savons en effet que la frontière est
mince entre l’objet “drogue” et l’objet
“médicament”, la plupart des drogues
ayant été utilisées comme médicaments et
inversement il existe un usage toxicoma-
niaque de beaucoup de médicaments. Il n’y
a pas de démarcation nette entre le bon et le
mauvais usage de certaines molécules.
L’action physicochimique du médicament
ne représente qu’une partie de l’effet observé,
ce sont les modalités d’usage qui détermi-
nent sa valeur sociale et thérapeutique.
Autrement dit, comme l’a mis en évidence
depuis longtemps la pratique psychanaly-
tique, si l’effet chimique d’une substance
entraîne un comportement toxicomaniaque
du fait des modifications endogènes qu’elle
entraîne, c’est également le désir et la
recherche d’effet psychotrope, de sensa-
tions qui fait d’un usage, d’une substance,
une toxicomanie.
Une symbolique relative au
prescripteur et à l’usager
Dans l’imaginaire médical, lorsque le
médicament est utilisé selon les règles
édictées par le médecin, il a une symbo-
lique positive de soin et de guérison liée à
la science, la culture et l’intégration dans
celle-ci. Lorsqu’il est utilisé dans un but de
plaisir ou d’anesthésie psychique, il a une
symbolique négative antisociale d’absence
de volonté et de désinsertion. Le toxicomane
utilisateur de ce médicament est alors perçu
comme déstabilisateur et subversif de prin-
cipes médicaux et sociaux tant qu’il utilise
à des fins de jouissance et d’autodestruc-
tion un produit destiné en principe à guérir.
Le problème est qu’il n’y a pas de frontière
nette entre la recherche du plaisir et le sou-
lagement de la souffrance, et qu’il n’est pas
possible de dire quand un médicament quit-
te le domaine de la prescription médicale
pour rentrer dans celui de l’utilisation toxi-
comaniaque. C’est finalement en fonction
de l’image que se forgent médecin et toxi-
comane des rapports au plaisir, à la jouis-
sance, au corps, à la guérison et à l’interdit
qu’ils se comporteront vis-à-vis de la
buprénorphine haut dosage. Dans la rela-
tion médecin-patient, la buprénorphine
haut dosage comme tout médicament a une
signification affective et elle n’en est pas
fait usage dans une totale indifférence.
L’attitude du sujet à l’égard du produit, ses
espérances, ce qu’il en sait, ce qu’on lui en
a dit, le cadre dans lequel il le prend, les
bénéfices secondaires dans la maladie, et
dans le soin contribuent à l’effet global de
la substance.
Les expériences de Beecher illustrent tout à
fait cette supposition.
Il a comparé la demande d’analgésiques chez
des soldats blessés et des civils présentant une
blessure similaire. Il note 25 % des demandes
chez les militaires et 80 % chez les civils.
L’auteur explique cette différence par les
conséquences anticipées chez les patients :
pour les premiers, le fait d’être blessé signi-
fiait qu’ils avaient survécu et allaient ren-
trer au pays ; pour les seconds, la blessure
était source d’inquiétude. Il dénomme cette
différence “espoir du patient dans le traite-
ment” et lui accorde une participation
importante dans l’action du médicament.
Dans une autre étude, il établit que la mor-
phine même à une dose élevée soulage dif-
ficilement une douleur d’origine expérimen-
tale, alors que des doses plus faibles sont
efficaces pour soulager une douleur d’ori-
gine pathologique. Il en conclut que le
contexte de survenue de la douleur a une
influence sur l’effet des antalgiques et, plus
généralement, la situation dans laquelle est
administré un produit a des effets sur son
action, notamment le sens de la conduite,
c’est-à-dire le cérémonial avec lequel est
administré le médicament, le rituel observé,
le discours qui l’accompagne, la croyance
en son efficacité.
Pour la buprénorphine HD
aussi, le médecin est un peu
le médicament
En pratique, on pourrait décrire trois fac-
teurs contribuant à l’effet de la buprénor-
phine haut dosage, le produit lui-même, la
personne qui le prend, le prescripteur ou la
personne qui a fourni le médicament.
L’effet global dépend en plus de l’action
physicochimique de l’idée attendue par le
sujet des effets et de la relation médecin-
patient. La buprénorphine haut dosage aura
des effets variables en fonction du contexte,
de l’attitude du médecin et de l’attente du
patient. L’attitude enthousiaste du médecin,
le message délivré, la confiance et la place
symbolique du médecin améliorent l’effi-
cacité du médicament. Tout se passe
comme s’il existait dans l’intérêt du méde-
cin pour son patient et pour le traitement, un
phénomène inducteur d’espoir qui aurait des
vertus de réduction de la culpabilité.
En termes de représentation et d’attente,
substitution, médication palliative (limita-
tion des dommages) ou médication curative
n’ont pas du tout les mêmes soubassements
conceptuels dans l’esprit du prescripteur
comme de l’usager. Dans le premier cas, il
y a croyance en l’existence d’un déséqui-
libre neurophysiologique induit par la
drogue qu’il s’agit de compenser chez un
sujet supposé sain par ailleurs, c’est la
représentation endogène du trouble. Dans
le deuxième cas, il y a finalement assimila-
tion implicite de la buprénorphine haut
dosage à une drogue légale mais moins
nocive qui aurait pour but de socialiser et
d’aider à abandonner la quête hédoniste :
dans ce cas c’est plutôt la représentation
exogène qui prévaut, il y a certes intoxica-
tion mais celle-ci est socialement accep-
table. Dans le troisième cas, la toxicomanie
est à la fois endogène et exogène et de sta-
tut de symptôme, elle passe à celui de
maladie, ce qui fait que toute souffrance, en
particulier la souffrance psychique, est plus
ou moins assimilée à la souffrance du
manque, symptôme majeur de la toxicoma-
nie. Dès lors, la buprénorphine haut dosage
a fonction de panacée antidépressive et
tranquillisante, d’autant plus que, chez de
nombreux toxicomanes, l’angoisse ressen-
tie n’est pas exprimable. En effet, cette
souffrance est au-delà des mots dans une
nomination impossible, autrement que dans
la drogue et par son corps. Le médecin
étant supposé guérir les maladies, tout se
passe comme si le patient toxicomane, par
sa plainte du manque, voulait en fait rendre
intelligible au médecin sa dépressivité non
médiatisée par le langage, car le médecin
est avant tout reconnu comme médecin du
corps, d’où la nécessité d’une mise en
scène somatique, d’une “métaphore phy-
sique” que celui-ci est censé mieux com-
prendre. Il veut s’adresser au médecin et
parle donc sa langue, utilise son discours
supposé. Tout se passe comme si la non
communicabilité de son vécu implique
chez le toxicomane, pour établir le dia-