C A S C L I N I Q U E Prothèses valvulaires mécaniques et anticoagulants : de l’hémorragie à la thrombose C. Adams, B. Gallet, F. Duclos* CAS N° 1 Mme F., 63 ans, a été opérée en 1993 d’une maladie mitrale avec rétrécissement serré prédomiant, symptomatique, en fibrillation auriculaire (FA) permanente. La valve mitrale a été remplacée par une valve mécanique Duromedics 29. Six ans plus tard, la patiente est adressée aux urgences pour une fièvre à 39 °C avec frissons, courbatures, asthénie : elle est hospitalisée pour suspicion d’endocardite, et une courbe thermique est contrôlée par voie rectale. Les prélèvements bactériologiques sont tous négatifs, et le bilan échocardiographique (transthoracique [ETT] et transœsophagien [ETO]) objective le fonctionnement normal de la valve mécanique mitrale (gradient moyen 2 mmHg) et l’absence d’argument en faveur d’une endocardite. Le diagnostic retenu est finalement un syndrome grippal évoluant spontanément vers l’apyrexie. Les suites sont marquées par une déglobulisation importante (taux d’hémoglobine passant de 11 à 6 g/dl, INR [international nor- a b malized ratio] contemporain 3) avec authentification d’une ulcération thermométrique hémorragique : l’anticoagulation par antivitamine K (AVK) est interrompue, un relais par héparine non fractionnée est réalisé, mais la patiente ne sera pas anticoagulée efficacement sur une période de huit jours. Bien qu’elle ne présente aucun symptôme cardiaque, un contrôle d’ETT est effectué : il constate une majoration du gradient moyen transprothétique à 14 mmHg et l’apparition d’une hypertension artérielle pulmonaire (PAPS à 50 mmHg, contre 30 mmHg initialement). L’ETO objective le blocage d’une ailette dû à un thrombus obstructif et des thrombus mobiles associés sur le versant auriculaire de la valve mécanique (figure 1 a, b et c). Le radiocinéma de valve confirme le blocage de l’ailette. La patiente est alors adressée en chirurgie, où elle est réopérée : le chirurgien constate un blocage complet d’une ailette par du matériel fibrino-cruorique. Il résèque la valve Duromedics et met en place une valve Saint Jude 27. Les suites sont malheureusement compliquées par une tamponnade brutale avec hémopéricarde, et la patiente décède. c Figure 1. ETO multiplan 60° et 78° ; visualisation du blocage d’une ailette, échos de contraste spontané auriculaires gauches, et mise en évidence d’un thrombus (THR) associé sur le versant auriculaire de la prothèse mécanique mitrale Duromedics (a, b). En ETO, doppler continu, la prothèse mitrale est obstructive, avec un gradient moyen transprothétique mesuré à 14 mmHg (confirmé par une moyenne de plusieurs mesures en FA) (c). * Service de cardiologie, CH Victor-Dupouy, Argenteuil. 22 La Lettre du Cardiologue - n° 383 - mars 2005 C CAS N° 2 Monsieur P., 70 ans, a été opéré en 1996 pour un rétrécissement aortique serré symptomatique, avec mise en place d’une prothèse valvulaire mécanique à ailettes Tekna 23 associée à un pontage mammaire interne-interventriculaire antérieure. Il est réhospitalisé trois ans plus tard pour un angor, avec authentification d’une ischémie latérale étendue scintigraphique : la coronarographie confirme une sténose serrée de la circonflexe, qui est traitée par angioplastie au seul ballon. Les suites de la procédure sont compliquées par un volumineux hématome de la cuisse gauche favorisé par un surdosage en anticoagulant à l’occasion du relais AVK-calciparine pour l’exploration coronarographique. Le taux d’hémoglobine passe de 14 à 9 g/dl. Le traitement anticoagulant (calciparine) est alors transitoirement diminué et le patient est sous-dosé pendant six jours. Survient une hémiparésie gauche, dont l’origine ischémique est affirmée par le scanner. L’ETT ne constate pas de prothèse aortique sténosante (gradient moyen 26 mmHg et surface 1,2 cm2) ; par contre, il existe une fuite aortique, dont le degré, le plus souvent modéré, s’aggrave brutalement lors de certaines diastoles (figure 2 a et b). Cette fuite aortique sévère inconstante fait évoa b Figure 2. ETT coupe apicale 4 cavités. En dépit d’une échogénicité médiocre, on visualise en doppler couleur une fuite aortique modérée (a) qui se majore et devient sévère lors de certaines diastoles (b). La Lettre du Cardiologue - n° 383 - mars 2005 A S C L I N I Q U E quer le blocage intermittent d’une ailette en position d’ouverture. L’ETO confirme ce diagnostic, sans visualisation directe d’un thrombus. Le patient est dirigé en chirurgie cardiaque : il décède lors de l’intervention (difficultés liées à d’importantes adhérences secondaires à la première intervention cardiaque, avec plaie du ventricule droit). La vérification anatomique confirme le diagnostic de blocage d’une ailette par un thrombus. COMMENTAIRES La prescription d’un traitement anticoagulant suppose toujours une évaluation de la balance efficacité/risque (diminution des événements thromboemboliques/hémorragies). Dans le cas des prothèses valvulaires mécaniques, la métaanalyse de S.C. Cannegieter et al. (1) a estimé le risque global d’accidents emboliques à 8,6 % patient-années en l’absence de traitement anticoagulant ou antiagrégant, à 7,5 % patient-années sous aspirine et à 1,8 % patient-années sous coumariniques. Les chiffres étaient respectivement de 1,8 % patient-années, de 1 % patientannées et de 0,2% patient-années pour les thromboses de valve. Quant au risque global d’hémorragies, il était de 1,9 % patientannées sous coumariniques, dont 1,4 % patient-années pour les hémorragies sévères. La position mitrale de la prothèse, les valves de première génération (à cages), l’association à une FA et à une dilatation de l’oreillette gauche, une dysfonction systolique du ventricule gauche accroissent le risque thromboembolique. Il faut aussi mentionner les facteurs de sous- et surdosage des anticoagulants (repas riches en vitamines K, interactions médicamenteuses, relais en prévision de soins dentaires ou d’interventions autres, etc.), toutes situations non exceptionnelles dans la vie d’un porteur de valve mécanique et susceptibles de déstabiliser un équilibre fragile vers la thrombose ou l’hémorragie. En 1997, les recommandations de la Société française de cardiologie (SFC) (2) préconisaient un INR entre 3 et 4,5 pour toutes les prothèses mécaniques en position mitrale et pour les prothèses mécaniques aortiques de première génération ou associées à des facteurs de risque thromboembolique (antécédent thromboembolique, FA, dilatation cavitaire marquée, dysfonction ventriculaire gauche sévère) ; un INR compris entre 2 et 3 était proposé pour les prothèses mécaniques aortiques de dernières générations sans facteurs de risque associés. Les recommandations plus récentes de la Septième Conférence ACCP 2004 (3) confirment la proposition d’un INR entre 2 et 3 pour les prothèses aortiques Saint Jude Medical, Carbomedics ou Medtronic Hall en cas de rythme sinusal et de taille normale de l’oreillette gauche, et préconisent un INR entre 2,5 et 3,5 pour les prothèses mitrales de dernières générations. En cas de valves mécaniques plus anciennes (cages), quelle que soit leur situation anatomique, ou de facteurs de risque associés (FA, infarctus du myocarde, dilatation de l’oreillette gauche, basse fraction d’éjection ventriculaire gauche), l’adjonction de petites posologies d’aspirine (75 à 100 mg/j) est envisagée en sus de l’INR souhaité entre 2,5 et 3,5. La conduite à tenir en présence d’une hémorragie importante survenant sous traitement anticoagulant (le plus souvent surdosé) est toujours délicate : les recommandations SFC 23 C A S C L I N I Q U E et ACCP (2, 4) préconisent l’arrêt des anticoagulants oraux et la prescription de PPSB, de plasma frais, voire de vitamine K1, tout en soulignant que l’administration de vitamine K1 peut rendre le patient réfractaire secondairement à l’action des AVK, et ce de façon prolongée. La survenue de complications thromboemboliques (embolies sévères et thromboses de valves) dans ce contexte d’interruption temporaire des AVK pour hémorragie en présence d’une prothèse valvulaire mécanique est réputée rare (risque estimé à 0,016 % par jour d’arrêt [1] ; aucune complication thromboembolique lors d’une interruption durant 15 jours en moyenne concernant 24 patients porteurs de valves mécaniques [5]). Nos deux observations illustrent le risque vital inhérent à une thrombose de prothèse valvulaire mécanique à l’occasion d’un sous-dosage en anticoagulant. Dans les deux cas, le sous-dosage a été la conséquence d’un remaniement du traitement anticoagulant dans le contexte d’une hémorragie importante, traumatique et sans surdosage en AVK pour la première patiente, ou dans les suites d’une exploration coronarographique nécessitant un relais par héparine (non fractionnée) avec surdosage pour le second patient. Si la première patiente était à l’évidence à haut risque thromboembolique (prothèse mécanique mitrale et FA), le second patient paraissait mieux prémuni contre une thrombose de valve (prothèse aortique à ailettes en rythme sinusal, sans dysfonction ventriculaire gauche). À noter qu’aucun de nos patients n’a été antagonisé par la vitamine K1 et que les relais AVKhéparine ont été réalisés avec de l’héparine non fractionnée : aujourd’hui, les recommandations ACCP 2004 (3) préconisent une substitution par héparine de bas poids moléculaire (recommandation de grade 1C), aboutissant peut-être à une efficacité thérapeutique plus rapide et plus sûre (6). Nous avons retenu deux autres enseignements de ces observations cliniques : – la prise de température par voie rectale est déconseillée en présence d’une anticoagulation efficace ; – une observation prolongée des prothèses valvulaires en ETT et ETO est nécessaire en cas de suspicion de dysfonctionnement : pour notre second patient, le radiocinéma de valve enregistré “brièvement“ sur 2 minutes avait laissé échapper le diagnostic du blocage intermittent de l’ailette. O Bibliographie 1. Cannegieter SC, Rosendaal FR, Briët E. Thromboembolic and bleeding complications in patients with mechanical heart valve prostheses. Circulation 1994; 89:635-41. 2. Steg PG. Recommandations de la Société française de cardiologie concernant les indications et la surveillance du traitement anticoagulant oral. Arch Mal Cœur 1997;90:1289-305. 3. Salem DN, Stein PD, Al-Ahmad A et al. Antithrombotic therapy in valvular heart disease – native and prosthetic: The Seventh ACCP Conference on Antithrombotic and Thrombolytic Therapy. Chest 2004;126:457S-482S. 4. Ansell J, Hirsh J, Poller L, et al. The pharmacology and management of the vitamine K antagonists: The Seventh ACCP Conference on Antithrombotic And Thrombolytic Therapy. Chest 2004;126:204S-233S. 5. Ananthasubramaniam K, Beattie JN, Rosman HS, Jayam V, Borzak S. How safely and for how long can warfarin therapy be withheld in prosthetic heart valve patients hospitalized with a major hemorrhage? Chest 2001;119:478-84. 6. Montalescot G, Polle V, Collet JP et al. Low molecular weight heparin after mechanical heart valve replacement. Circulation 2000;101:1083-6. Co-aprovel bandeau ML, p. 24