P H A R M A C O L O G I E Le cœur : organe clé dans le métabolisme des médicaments ? Could the heart play a key role in drug metabolism ? ! A. Pathak*, J.M. Senard*, J.L. Montastruc* RÉSUMÉ. Nous présentons les possibilités de métabolisation des médicaments par le muscle cardiaque dépendant de la voie des cytochromes. Cet article discute de l’implication pharmacologique de cette notion nouvelle. Mots-clés : Métabolisme des médicaments - Cœur - Cytochromes. ABSTRACT. This review presents different metabolic pathways, mediated by cytochromes, involved in drug metabolism inside the heart and the pharmacological impact of this new concept. Key-words : Drug metabolism - Heart - Cytochromes. L e myocarde exerce une fonction mécanique inotrope, mais aussi sécrétrice, faisant du cœur un organe endocrine. Des données récentes décrivent également la capacité de métabolisation par le muscle cardiaque de composés variés (endogènes ou exogènes), dont les médicaments. Cet article discute les implications pharmacologiques de cette notion nouvelle. Une grande partie des connaissances sur ce complexe ubiquitaire provient des recherches effectuées sur le foie (organe entier ou cellules), où ce groupe d’enzymes se localise préférentiellement au niveau de structures intracellulaires dépendantes du réticulum endoplasmique, comme les microsomes. La découverte récente de ce complexe dans les différentes cavités cardiaques (4) soulève un certain nombre de questions relatives à leurs fonctions dans le cœur. LE CYTOCHROME P 450 Le cytochrome P 450 est un complexe enzymatique comprenant plus de 500 enzymes (isoformes) codées par des grandes familles de gènes, elles-mêmes regroupées en sous familles (1). À ce jour, on dénombre chez les mammifères 14 familles de gènes du cytochrome P 450, divisées en 29 sous-familles. Le métabolisme des médicaments fait intervenir principalement les membres de la famille CYP 1, CYP 2 et CYP 3. Les enzymes du cytochrome P 450 ont une distribution relativement ubiquitaire avec une expression plus prononcée au niveau du foie, du tractus digestif, des poumons, des reins ou de la peau qu'au niveau cardiaque (2, 3). Le rôle principal des enzymes du complexe du cytochrome P 450 concerne l’oxydation d’un grand nombre de xénobiotiques, soit la plupart des médicaments, mais aussi des composés endogènes (par exemple, les hormones stéroïdiennes, les acides biliaires ou les acides gras). Ce métabolisme oxydatif permet l’élimination des médicaments à caractère lipophile en convertissant ces derniers en métabolites rapidement éliminés, soit dans l’urine, soit dans la bile. Ces processus de biotransformation assurent aussi la détoxification ou la transformation d’un promédicament inactif en médicament actif. *Service de pharmacologie médicale, faculté de médecine, 31073 Toulouse Cedex 7. La Lettre du Pharmacologue - Volume 16 - nos 4-5 - juillet-octobre 2002 LES CYTOCHROMES DANS LE CŒUR Une des premières études sur l'expression du cytochrome P 450 dans des tissus humains a été réalisée par Price (5). L’auteur rapporte la présence d'un cytochrome P 450 de la famille des aromatases dans du tissu cardiaque fœtal avec une expression toutefois minoritaire par rapport au niveau hépatique. Les cytochromes sont impliqués dans un certain nombre d’effets physiologiques cardiovasculaires (vasodilatation, inotropisme). Ainsi, Fulton (6) montre chez le rat que les effets cardiovasculaires de la bradykinine dépendent des cytochromes P 450. La présence de clotrimazole (un inhibiteur des CYP 450) diminue la réponse vasodilatatrice à la bradykinine (6). L'effet cardiovasculaire de la bradykinine met en jeu des métabolites de l'acide arachidonique dépendant de certaines isoformes du groupe des cytochromes (CYP 2J2). Wu (7) confirme cette interaction entre acide arachidoniquee et cytochromes au cours de l'ischémie cardiaque. Enfin, Xiao (8) rapporte l'implication des cytochromes et de l'acide arachidonique dans le contrôle de la contractilité cardiaque. Ainsi, les cytochromes peuvent, directement ou par l'intermédiaire de l'acide arachidonique, influer sur certains effets cardiovasculaires. Le faible niveau d'expression du CYP dans le cœur doit cependant faire discuter les implications physiopathologiques. 111 P H A R M A C O L O G I E LE CŒUR SERAIT-IL DOUÉ D'UNE CAPACITÉ MÉTABOLIQUE ? Un premier travail expérimental retrouve in vitro (culture de cardiomyocytes de rats) un rôle du complexe CYP 450 dans la production endogène de stéroïdes, rendant ainsi compte des capacités métaboliques du tissu cardiaque jusqu'alors ignorées (9). La même équipe décide alors d'étudier la présence et le niveau d’expression des enzymes du cytochrome P 450 dans différentes parties du cœur humain (4). Thum (4) dispose de prélèvements auriculaire et ventriculaire provenant d'interventions chirurgicales pour transplantation cardiaque. L’analyse de l’ARN messager extrait de sept cœurs malades (principalement des cardiopathies dilatées) par RTPCR (Reverse Transcriptase Polymerase Chain Reaction) met en évidence, préférentiellement au niveau du cœur droit, la présence d’ARN messager codant pour plusieurs cytochromes (CYP 1A1, CYP 2B6/7, CYP 2C8-19, CYP 2D6 et CYP 4B1). Au niveau du ventricule droit, au contraire, on retrouve exclusivement du cytochrome CYP 2D6. Ce dernier élément paraît important, car cette sous-famille participe au métabolisme de plusieurs médicaments bêtabloquants. Il faut noter l'absence, au niveau cardiaque, de la famille CYP 3A4 (connue pour métaboliser un grand nombre de médicaments au niveau hépatique). La signification physiologique de ces différences d'expression a été analysée par l'étude du métabolisme microsomial du vérapamil dans les différentes parties du cœur (4). Thum a incubé les microsomes issus des prélèvements de ventricule en présence de vérapamil. L'analyse par HPLC montre la présence des différents métabolites du vérapamil dans le seul ventricule droit. Ce résultat confirme les données de biologie moléculaire en établissant une relation entre les gènes détectés et leur fonction, ici l'activité enzymatique des cytochromes métabolisant le vérapamil. Le ventricule droit serait la partie du cœur la plus active sur le plan métabolique. La présence d'un fort niveau d'expression au niveau du cœur droit, des artères pulmonaires et du poumon s’explique par le rôle important de détoxification joué par le poumon. La plupart des médicaments arrivant au niveau du cœur gauche ont déjà subi la biotransformation, rendant ainsi compte du faible niveau d'expression des cytochromes dans les cavités gauches (3). Ce travail amène cependant un certain nombre de remarques, puisque la capacité métabolique du ventricule droit ne représente que 2 % de celle du foie (en quantité d’enzymes par gramme de tissu). Ce niveau d’expression faible doit faire discuter la capacité du cœur à influencer le taux plasmatique des médicaments. QUELLE EST LA SIGNIFICATION DE LA PRÉSENCE DE CYTOCHROME P 450 DANS LE CŒUR DROIT ? Une grande partie des médicaments cardiotropes [bêtabloquants (10), inhibiteurs de l’enzyme de conversion de l'angiotensine (11), inhibiteurs calciques (12) ou antagonistes des récepteurs à l'angiotensine II (13)] se métabolisent par la voie des cytochromes P 450. Dans son travail, Thum montre que le vérapamil se métabolise uniquement par les microsomes issus du tissu cardiaque droit : il existerait donc une relation entre la répartition des enzymes et leur activité (4). Le faible niveau 112 d’expression cardiaque de ces enzymes par rapport au stock de cytochromes hépatiques confirme que l'élimination du médicament reste la fonction privilégiée du foie. On peut imaginer que, au niveau cardiaque, ces enzymes pourraient être responsables de la régulation des concentrations intracellulaires des médicaments. Cependant, l’absence d'expression des cytochromes P 450 du groupe 3A4 dans le ventricule droit (complexe responsable majoritairement du métabolisme des médicaments, dont le vérapamil), soulève un certain nombre de questions sur la pertinence des résultats. Comment le vérapamil (inhibiteur du CYP 2D6) peut-il être métabolisé ? Dans l'étude de Thum, on peut expliquer la présence de métabolites du vérapamil par la mise en jeu de voies métaboliques alternes (isoformes 2C6 et 2D6) (12), puisque les enzymes du groupe 3A sont absentes du cœur. Ce travail préliminaire demande à être complété par des travaux sur des tissus cardiaques sains ou pathologiques pour mieux comprendre la répartition du stock des cytochromes et leur participation réelle au métabolisme des médicaments. LES CYTOCHROMES P 450 MYOCARDIQUES : CARDIOPROTECTEURS ? Cette hypothèse paraît surprenante pour des gènes faiblement exprimés. Les données de Thum sont insuffisantes et ne tiennent pas compte de l'influence de l'âge et des pathologies (composition hétérogène du groupe des patients). L'analyse de l'expression des cytochromes doit aussi tenir compte de la possible induction de ces enzymes par l'alcool, le tabac ou les agents polluants environnementaux. Le concept de spécificité cardiaque a été confirmé par Thum (4) lors de l'analyse du profil d'expression des cytochromes chez un patient avec une transposition corrigée des gros vaisseaux. Chez ce patient opéré dès la naissance, on retrouve un profil de distribution enzymatique inversé (les enzymes du cœur droit se retrouvent dans le cœur gauche) ; ainsi le cœur gauche anatomique, tout en jouant le rôle fonctionnel d’un cœur droit, présente un profil d’expression comparable à celui d’un cœur droit classique. Le niveau et le type d'expression reposent davantage sur les spécificités fonctionnelles du tissu cardiaque que sur les caractéristiques anatomiques (4). Un autre exemple est celui des patients avec hypertrophie ventriculaire droite. Les inhibiteurs de l'enzyme de conversion (IEC), efficaces pour diminuer l’hypertrophie ventriculaire gauche, le sont moins au cours de l’hypertrophie ventriculaire droite. On peut supposer dans ce cas une inactivation des IEC par les cytochromes du ventricule droit rendant compte de l'inefficacité thérapeutique de cette classe dans ces conditions pathologiques particulières (14). Un autre point clé concerne la spécificité du CYP 2D6 pour le cœur droit. Cette famille de cytochromes est responsable du métabolisme d'un grand nombre de médicaments psychoactifs (antidépresseurs imipraminiques entre autres). À l'échelle de la population européenne, 5 à 10 % des sujets présentent un phénotype de métaboliseurs lents pour cette isoforme. Cette caractéristique rend ces sujets susceptibles de développer des effets indésirables, car les médicaments peu ou pas métabolisés voient La Lettre du Pharmacologue - Volume 16 - nos 4-5 - juillet-octobre 2002 P leurs concentrations plasmatiques et tissulaires croître. Au vu des connaissances actuelles, ces patients seront privés du métabolisme non seulement présystémique, mais également cardiaque, s’exposant ainsi à un plus grand risque d’effets indésirables, par exemple les troubles du rythme ventriculaire (15). Un autre exemple concerne les médicaments allongeant l’espace QT. Cet allongement s'associe à une plus grande fréquence de survenue de complications rythmiques à type de torsades de pointe (TDP). Le mécanisme électrophysiologique est partiellement élucidé : on attribue surtout leur déclenchement à des post-dépolarisations précoces survenant dans certains cardiomyocytes au cours de la fin du plateau du potentiel d'action. L’hétérogénéité de la repolarisation contribue à la propagation de l'arythmie. Cet effet est rapporté pour un certain nombre de médicaments comme les neuroleptiques ou certains antihistaminiques H1 (16). On peut imaginer que la mise en jeu des voies métaboliques au niveau même de la cellule cardiaque pourrait avoir une influence sur la survenue d'un QT long. La consultation des substrats du CYP 2D6 (http://www.gentest.com/human_p450_database/index.html) montre qu’un grand nombre d'antihistaminiques H1 se métabolisent par cette voie. Ici encore, l’absence de ce complexe dans 5 à 10 % de la population pourrait représenter, à côté des autres facteurs déjà connus (comme l'hypokaliémie, l'interaction avec d'autres médicaments allongeant le QT), un élément favorisant la survenue de torsade de pointe. CONCLUSION La découverte de cytochromes P 450 dans le cœur apporte une vision nouvelle sur les propriétés de cet organe. Ces données permettent de comprendre dans certains cas les réponses partielles à l’administration d’un médicament ou la survenue potentielle d’effets indésirables. On peut imaginer que, bientôt, la biologie moléculaire permettra de phénotyper les patients en analysant la distribution du complexe des cytochromes. Cette cartographie permettrait de prédire la survenue d'effets indésirables ou d'expliquer l'inefficacité relative d'un médicament. Pour cela, la relation entre métabolisme du médicament (in situ dans le cœur) et effet doit être établie à plus grande échelle et dans plusieurs pathologies. Les implications cliniques de ce type de découverte restent du domaine de la spéculation. On peut supposer que la tissu spécificité rend compte de l’efficacité de certaines classes de médicaments ou de leur inefficacité suite à une inactivation métabolique. Il est tentant d’imaginer que le niveau d’expression de certains cytochromes pourrait apporter une explication à la survenue de certaines cardiopathies médicamenteuses (17). Ainsi, l’absence de certains cytochromes ou leur surexpression pourrait conduire à l'accumulation de métabolites délétères pour le fonctionnement du cœur (comme dans le cas des anthracyclines) (18). La Lettre du Pharmacologue - Volume 16 - nos 4-5 - juillet-octobre 2002 H A R M A C O L O G I E Ces travaux soulignent, enfin, les possibilités offertes par la biologie moléculaire à la pharmacovigilance pour comprendre et prévenir les effets indésirables en adaptant la prescription au " phénotype des malades. R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Guengerich FP. Reactions and significance of cytochrome P 450 enzymes. J Biol Chem 1991 ; 266 : 10019-22. 2. Nelson DR, Koymans L et al. P 450 superfamily : update on new sequences, gene mapping, accession numbers and nomenclature. Pharmacogenetics 1996 ; 6 : 1-42. 3. Kivisto KT, Griese EU et al. 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