261133F/n°2 20/04/04 D O 17:15 S Page 15 S I E R T H É M A T I Q U E Traitement hormonal substitutif (THS) après cancer du sein : un état des lieux à l'aube du XXIe siècle ● Anne Lesur S’ il est clair que les estrogènes sont capables, expérimentalement, d’induire des cancers de l’endomètre, il n’en va pas de même avec les cancers du sein : en effet, on attend toujours l’augmentation d’incidence du cancer du sein qu’auraient dû présenter les femmes américaines traitées par Equigyne® seul et ayant développé des cancers de l’endomètre de façon endémique. Cependant, depuis des décennies, le dogme des estrogènes interdits dans les suites du cancer du sein persiste, particulièrement vivace dans l’esprit de certains cancérologues, aux prises quotidiennement avec des cancers du sein soignés avec succès par des armes antihormonales créant une déplétion optimisée des estrogènes. La définition épidémiologique des femmes à risque de cancer du sein, englobant les nullipares, les femmes avec antécédents familiaux de cancer du sein ou ayant présenté des lésions précancéreuses, celles présentant une ménopause tardive, voire celles sous traitement hormonal substitutif au long cours, peut faire planer un malaise sur tous les prescripteurs potentiels. Paradoxal Or il existe un paradoxe important : le cancer réagit aux antiestrogènes comme aux estrogènes à forte dose, et ce de façon comparable. Y a-t-il un mécanisme d’action similaire entre le tamoxifène “clomid like” et les estrogènes aux doses supraphysiologiques ? Par ailleurs, certains cancers sans atteinte ganglionnaire, ne relevant pas d’un traitement adjuvant, avec des récepteurs hormonaux positifs, resteront sous l’influence d’estrogènes sécrétés par l’ovaire jusqu’à l’heure d’une ménopause parfois tardive, sans effet délétère évident. Vous avez dit “ménopausée”... Le statut hormonal “ménopausée” ou “non ménopausée” en vertu duquel les choix thérapeutiques s’orientent, de simple qu’il était, devient complexe à définir. Comment qualifier une femme sous traitement hormonal substitutif depuis sa ménopause, n’ayant jamais eu d’arrêt des règles ni d’absence d’imprégnation hormonale : “ménopausée” ou “non ménopausée” ? Une femme en aménorrhée après la chimiothérapie voyant ses cycles reprendre devra-t-elle subir une castration radiothérapique, des injections d’analogues pour poursuivre l’ovariopause ou, au contraire, pourra-t-elle rester réglée, souvent irrégulièrement ? Certains ajouteront même des progestatifs, voire, pour d’autres, La Lettre du Sénologue - n° 2 - octobre 1998 du tamoxifène. Enfin, que faire après deux ou trois ans d’analogues à valeur d’ovariopause, à titre d’hormonothérapie privative dans le cadre du traitement du cancer du sein de certaines femmes jeunes ? La réponse nous parviendra d’ici quelques mois, avec les résultats d’un certain nombre d’essais thérapeutiques. Cependant, les méta-analyses sur la castration ont démontré son efficacité, mais il n’y a pas de laboratoire pour vendre la castration radiothérapique ou chirurgicale ni en faire la promotion. Peut-être les résultats des essais avec les analogues de la LH-RH inverseront-ils la tendance... THS après cancer du sein... Il n’est pas utile de rappeler ici les arguments classiques de la grossesse survenant après cancer du sein (encore qu’il soit contestable de résumer les phénomènes hormonaux et immunologiques de la grossesse à la simple inflation des estrogènes), ou ceux des études d’observation de patientes sous traitement hormonal substitutif après cancer du sein, dont certains voudraient évoquer un pronostic peut-être meilleur dans le groupe traité par les estrogènes. Même si les méthodologies sont critiquables, même si les reculs sont insuffisants, en raison de l’évolutivité extraordinairement longue des cancers du sein, personne ne fait état, dans la littérature, d’une évolution suffisamment péjorative pour être signalée chez ces femmes extrêmement surveillées. Il faut tout de même reconnaître que les femmes mises sous THS après un cancer du sein traité ont en général un pronostic favorable et que le nombre d’événements attendus en termes de cancérologie est faible, d’où l’importance d’un recul très long. Généralisation du traitement de la ménopause ? Les traitements hormonaux ont le vent en poupe et deviennent la “pilule anti-âge” de la femme ; cependant, 16 % seulement de la population ménopausée française y a recours. Les femmes françaises vieillissent pour l’instant mieux que les hommes, plus longtemps, et le plus souvent avec une excellente autonomie. Il est admis à présent que seule la durée en décennies de ce traitement hormonal est garante d’un effet favorable, à terme, sur la mortalité cardiovasculaire et la morbidité ostéoporotique. Or, faut-il le rappeler, beaucoup de femmes n’ont pas de troubles de la ménopause, n’ont pas de pathologie cardiovasculaire et n’ont jamais présenté de fracture. Elles ne décrivent aucune doléance, même à travers les questionnaires, très en vogue, de qualité de vie. 15 261133F/n°2 20/04/04 D O 17:15 S Page 16 S I E R T De même, beaucoup de femmes traitées pour cancer du sein n’ont pas de demande expresse et leur qualité de vie, à travers ces mêmes questionnaires, se révèle satisfaisante. Il est souvent fait état de doléances différentes exprimées par la patiente en fonction de l’interlocuteur, gynécologue ou cancérologue. Lorsque le cancérologue est également le gynécologue, les doléances sont probablement recueillies de façon plus exhaustive, mais elles restent éminemment variables d’une femme à une autre. Or, actuellement, la majorité des femmes traitées ont peur des hormones, surtout quand elles ont été traitées il y a dix ans par ovariolyse et estiment, peut-être à juste titre, qu’elles doivent à ce traitement d’être là aujourd’hui pour en parler. Certes, il existe une différence entre une femme en cours de traitement et une femme à distance de sa maladie initiale. Cependant, qui peut raisonnablement dire à une patiente atteinte de cancer du sein qu’elle est définitivement guérie, et après quel délai peut-on espérer n’avoir ni récidive ni évolution ? Ne dit-on pas que les patientes atteintes d’un cancer du sein ont un risque controlatéral majoré ? N’a-ton pas démontré que l’adjonction d’anti-estrogènes, même tardivement, améliorait la survie du groupe traité ? La question vaut-elle alors d’être posée ? Pendant longtemps, les cancérologues ont répondu par la négative, considérant qu’il n’était pas dans leurs attributions de s’intéresser à des prescriptions non cancérologiques. Dans le cadre de la prise en compte de la qualité de vie, de l’évolution des idées et du nombre croissant de petits cancers de bon pronostic chez des femmes jeunes ayant souvent reçu des chimiothérapies induisant des aménorrhées, la question a fait son chemin, et nombre de médecins se disent séduits par l’idée d’une réintroduction hormonale prudente et mesurée. La femme de demain... Les idées ont déjà évolué, et le profil hormonal et psychologique des femmes arrivant à la cinquantaine s’est modifié : la majorité des femmes de 40 ans ont pris la pilule pendant 15 à 20 ans et sont décidées à prendre un THS pendant la même durée. Au sein d’une population de même âge, dont le taux de traitement atteindra peut-être 30 à 40 %, les femmes privées de THS en ressentiront plus vivement l’interdiction. La proportion de femmes mises en aménorrhée à la suite de traitements augmente, on l’a vu. Beaucoup de femmes verront survenir leur cancer alors qu’elles sont sous THS, et si, à l’heure actuelle, la plupart d’entre elles ne sont pas loin de penser que leur maladie est due “aux hormones” (probablement parce qu’un certain nombre de médecins le pensent, même à voix basse), il est possible que, l’évolution se faisant, la peur des hormones s’atténue. Il n’en reste pas moins vrai que toute femme chez qui la prescription d’estrogènes a donné lieu à des mastodynies ou à des modifications sensibles des seins ressent une certaine réticence, même si mastodynie n’a jamais été synonyme de cancer. Propositions... Alors, que faire ? Personne n’accepte l’idée de faire fi de la contre-indication légale et de déverser la “potion magique” sans retenue. Tous aimeraient une méthodologie rigoureuse et, 16 H É M A T I Q U E depuis des années, tous les articles, toutes les conférences sur ce sujet se concluent par la nécessité d’un essai randomisé. Des essais randomisés avec des bras proposant autre chose qu’un placebo sont en cours d’élaboration, qui pourraient être THS contre tamoxifène ou THS + tamoxifène contre tamoxifène seul (ECOG). Ces essais, pour compliquée que soit la juxtaposition de deux molécules telles que le tamoxifène et le THS, auraient le grand mérite de fournir enfin une réponse à la question. L’étude cas-témoins et le relevé des cas sont des attitudes qui ont le mérite de faire un enregistrement méticuleux des patientes, de les suivre, mais qui sont sans valeur aux yeux des statisticiens, ce d’autant que les femmes “demandeuses” sont différentes des autres, ce qui induit un biais préjudiciable. Certains répondent ponctuellement à la demande après cinq ans d’observation pour des problèmes médicaux, comme les problèmes rhumatologiques ; d’autres accèdent à la demande des patientes dans un délai de deux à trois ans, sans restriction particulière ; enfin, certains voudraient ne proposer le traitement qu’après sept ans, dans le cadre d’un protocole fédératif. Les partisans du tamoxifène ou du raloxifène évoquent la possibilité d’utiliser ces molécules dans cette indication. Certes, ces molécules ne résolvent pas les troubles climatériques, et peuvent induire, comme on l’a vu dans l’étude du NCI, des troubles secondaires à type de pathologies endométriales ou thromboemboliques (précédemment développées par B. Cutuli), mais elles agissent sur la survie globale (ce qui est un élément majeur, eu égard à la population considérée) ainsi que sur les pathologies cardiovasculaires et osseuses. Cent ans après la première castration par Beatson, et à l’aube du XXIe siècle, ce grand débat sur les estrogènes n’a rien perdu de son actualité. L’avenir saura-t-il nous offrir la molécule idéale traitant la ménopause et protégeant du cancer du sein ? ■ P O U R E N S A V O I R P L U S . . . 1. Bluming A.Z., Waisman G.M., Dosik G.A., Olsen G.A., McAndrew P., Decker R.W., Rosenbloom B.E., Terpenning M., Klein J.H., Van Scoy Mosher M., Green L.M., Greene G.E., Wile A.G., Schain W. Hormone replacement therapy in women with previously treated primary breast cancer. Update IV. Proc ASCO 1998 ; 17 : 130a. 2. Campagnoli C., Biglia N., Lesca L., Sandri A., Peris C., Altare F. Risque de cancer du sein : diverses formes d’hormonothérapie substitutive induisant des effets différents sur d’éventuels paramètres biologiques importants. Reprod Hum Horm 1994 ; 7 (4) : 157-63. 3. Carpenter J.S., Andrykowski M.A., Cordova M., Cunningham L., Studts J., McGrath P., Kenady D., Sloan D., Munn R. 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