À La place de la médecine du travail 1

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DOSSIER THÉMATIQUE
La place de la médecine
du travail1
Place of work medicine
M. Balette*
À
la lumière des évolutions constatées, dans
les modes de consommation, et l’évolution
des troubles psychopathologiques liés aux
nouvelles contraintes (psychiques) du travail, comment
faut-il considérer les pathologies addictives en milieu
du travail ? Parfois comme des pathologies d’importation (personnelles et plurifactorielles), ou, parfois
comme des pathologies d’acquisition (habitudes de
consommation au travail) ? Ou encore comme des
pathologies d’adaptation (“pour tenir”) [1] ?
Cette interrogation concerne autant la médecine du
travail que celle de soins qui doivent, l’une et l’autre,
questionner la clinique du travail, pour adapter les
réponses préventives et thérapeutiques.
Mon propos s’appuie sur le regard porté à l’interface
de ma double pratique, depuis plusieurs années :
d’une part, celle de thérapeute responsable d’un
Centre de cure ambulatoire en alcoologie (CCAA)
et, d’autre part, celle de psychiatre addictologue
exerçant au sein d’équipes de médecine du travail.
Moins de pénibilité,
plus de souffrance psychique
L’évolution des conditions de travail (intensification,
précarisation, isolement par perte des collectifs de
travail, violence, conflits, absence de reconnaissance…) entraîne une augmentation des troubles
psychopathologiques liés au travail. Pour Christophe
Dejours (2), “ce ne sont pas tous des phénomènes
nouveaux, mais ils provoquent plus de somatisations,
dépressions, consommation de produits psychoactifs.”
L’autonomie valorisée dans le travail, la polyvalence
et l’ultraresponsabilisation qu’elles entraînent,
sans avoir les moyens d’y faire face, concourent à
augmenter, de façon insidieuse, la charge psychique
du travail. En quelque sorte, il faut faire plus et mieux
avec moins, avec zéro défaut, et à temps… Par ailleurs,
l’individualisme et le spectre du chômage contribuent à exacerber la mise en concurrence des salariés
et la rupture de la solidarité dans le travail. En un
mot, si la pénibilité physique du travail diminue, la
souffrance psychique augmente.
Dans ce contexte, l’alcool prend souvent la place d’un
anxiolytique, d’un désinhibiteur qui aide le salarié
à lutter contre la peur, le danger (pas seulement
physique), à éviter l’ennui… L’analyse de la clinique
du travail permet de regarder certains secteurs
professionnels à risque (métiers du bâtiment, de la
santé…) autrement que sous l’angle “sécuritaire”
ou uniquement comme des usages sociaux propres
à ces milieux et de les analyser à la lumière de la
psychodynamique du travail.
Comme l’ont montré C. Dejours et D. Cru (3), ces
comportements peuvent correspondre à des stratégies collectives de défense pour défier une peur
indicible, garder sa place dans le collectif de travail
et y être reconnu. Dans cette “idéologie défensive de
métier”, l’alcool tient une place privilégiée, comme
stratégie d’adaptation qui, associée à des facteurs
personnels de vulnérabilité, peuvent conduire au
développement d’une pathologie addictive.
Mais, pour “tenir au boulot”, les salariés recourent
de plus en plus nombreux à d’autres produits pour
“se doper”. Selon une étude ciblée sur la consommation de produits psychotropes, menée en 2006
(4) : 20 % des salariés auraient des comportements
dopants aux médicaments (ponctuels ou réguliers),
en lien avec leur vie professionnelle, touchant
particulièrement ceux dont le travail est le moins
valorisant, ou qui subissent des pressions, cela de
façon identique dans les deux sexes, mais avec des
usages différents (hommes : alcool ; femmes : médicaments, encore que le recours à l’alcool augmente
quand elles occupent des fonctions managériales).
La consommation de cannabis tend à se banaliser
* Psychiatre, PH CCAA, Bicêtre.
© Le Courrier des Addictions
2008;10(4):15-7.
1
La Lettre du Psychiatre • Vol. V - n° 1-2 - janvier-avril 2009 | 13
Points forts
Mots-clés
Addiction
Médecine du travail
Prévention
»» Les multiples répercussions individuelles et collectives des conduites addictives sont un enjeu majeur de santé
publique. Que celles-ci soient occasionnelles ou régulières, privées ou dans la sphère du travail, elles font peser
un risque sur la santé des salariés et le monde du travail. Si leur prise en charge est réservée classiquement à la
médecine de soins, les services de santé au travail (et l’entreprise) ont un rôle central à jouer pour les aborder.
(2 500 salariés, moyenne d’âge : 37 ans, 15 % sont
consommateurs de cannabis).
Le Dr Michel Hautefeuille (5) fait état d’un “dopage
au quotidien” pour tenir le coup et être performant,
avec des produits licites (alcool, tabac, médicaments...), illicites ou dopants (caféine haut dosage).
Il ne s’agit pas de recherche de plaisir, ni d’oubli. Tant
qu’il n’y a pas d’impact négatif sur la vie professionnelle, le milieu du travail les ignore, jusqu’au
moment où ces salariés de “l’excellence” s’écroulent.
On pourrait là aussi parler de stratégie d’adaptation
(pour tenir).
Par ailleurs, le contexte sociétal nous donne à voir
des situations très complexes et contrastées, puisque
pour certains c’est “le défi professionnel” qui devient
en lui-même objet d’addiction. Enfin, d’autres salariés “adaptés” parviennent à gérer des consommations pathologiques que nous ne soupçonnons pas
toujours. Quelle prévention pour ces salariés ?
L’ensemble de ces évolutions et de ces pratiques de
consommations s’observe dans les différents milieux
professionnels. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’imputer
au seul monde du travail l’intégralité de l’origine
des conduites addictives qui sont plurifactorielles,
mais de repérer, dans certains cas, en quoi il peut
devenir facteur de vulnérabilité.
Repérage précoce et plans
de prévention : intérêt et limites
Il reste encore difficile d’aborder la question de
l’usage de produits psychotropes en entreprise.
Le tabagisme et l’alcoolisme constituent pourtant
des facteurs de risque majeurs en termes de santé
publique (20 % des décès en France) et de risques
professionnels (12 à 15 % des accidents du travail,
40 % des accidents mortels de trajet).
La prévention et la prise en charge des addictions
sont nécessaires en milieu professionnel, de façon
renouvelée et pérenne. Leur mise en place nécessite de définir une politique globale de prévention
à partir de l’élaboration d’une démarche collective
et d’un protocole précisant les objectifs, les modalités d’intervention, le rôle de chacun, le dépistage,
les moyens de contrôle, l’application du règlement
intérieur, les éventuelles sanctions... Il faut aussi
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développer une culture de la réduction des risques,
avec limitation des pots, règles d’organisation,
prise en charge d’éventuels débordements… Cette
démarche doit se concevoir avec la responsabilisation de chacun, employeur (veiller à la santé des
salariés) et salariés (prendre soin de sa santé).
Les objectifs doivent intégrer les notions de réduction et maîtrise des risques (accidents du travail,
de trajet…), le changement de mentalité (ne pas
être incitatif), mais aussi l’accompagnement des
personnes en difficulté, et faciliter leur accessibilité
aux soins.
Il y a effectivement “légitimité” à intervenir, chacun
à sa place et dans sa fonction : hiérarchie, collègue,
médecin du travail…
La place de la médecine
du travail
L’encadrement a un rôle difficile à jouer, mais
essentiel, pour poser une limite à un salarié en difficulté. Cette légitimité à intervenir suscite encore,
pour beaucoup, la crainte d’appeler à la délation.
Seule une vraie collaboration entre les différents
partenaires de l’entreprise peut permettre d’offrir
le “maillage”, facilitant une meilleure articulation
entre le pôle médico-social et la hiérarchie, ainsi
qu’une alliance entre les salariés lorsque l’un d’entre
eux a des difficultés. Il sera largement facilité, si des
actions de prévention ont eu lieu dans l’entreprise,
permettant de modifier le collectif et de soutenir
l’individuel, contribuant ainsi à l’émergence d’une
culture de prévention inscrite dans le temps. Toutefois, informer sur les conséquences de consommations de produits est essentiel, mais ne suffit pas à
les prévenir efficacement, si l’on ne tient pas compte
du contexte général, de la culture de l’entreprise et
de la spécificité de certains services. En effet, dans
un collectif de travail, l’autre enjeu, essentiel, de la
prévention est d’agir sur les organisations de travail
pathogènes, qui entrent en résonance avec la fragilité
personnelle de certains de ses membres.
Les médecins du travail ont vu leur rôle et leurs
missions élargies, au profit de la prise en charge
globale de “la santé des salariés”, rejoignant ainsi
des missions de santé publique.
DOSSIER THÉMATIQUE
La médecine du travail n’est ni une médecine de
contrôle ni une médecine de soins. Elle s’apparente
plus à une médecine préventive visant à éviter toute
altération de la santé des salariés du fait de leur
travail. Son rôle de conseiller de l’employeur est
essentiel dans l’évaluation des risques et des mesures
de protection collective et individuelle à prendre.
La visite d’embauche, les visites réglementaires
tous les deux ans au moins, peuvent constituer un
moment privilégié pour aborder ces questions, et
ce d’autant plus qu’il existe des outils performants
pour déceler des usages à risques, facilitant ensuite
une intervention et un accompagnement.
Plusieurs études (6) concernant le repérage précoce
du mésusage d’alcool et les interventions brèves en
milieu du travail (RPIB) ont montré leur validité. Le
repérage précoce permet de conseiller 6 à 10 % des
salariés qui ont une consommation d’alcool à risque.
L’intérêt du RPIB est de permettre un glissement
d’un “repérage maladie” plus stigmatisant, vers une
orientation de santé publique plus collective.
La prise en charge individuelle au travail doit organiser une orientation vers le médecin traitant, dans le
respect de la confidentialité, décider d’une éventuelle
inaptitude ou non (avec ce que cela peut comporter
pour le salarié, mais aussi pour le collectif de travail),
envisager l’accompagnement, voire la réinsertion
dans l’entreprise…
Il incombe aussi de questionner la collectivité de
travail sur les aspects collectifs des risques, des
contraintes, de l’ambiance. Lorsque le travail n’est
plus un opérateur de santé mentale, ou lorsque son
organisation devient carrément pathogène pour le
groupe, il faut alors mener une réflexion centrée sur
le travail lui-même : analyse difficile, puisque ces
mécanismes de défense sont “relativement secrets”.
Mais il est essentiel de tenter de les décrypter.
Le médecin du travail peut aussi être amené à effectuer des dépistages de substances psychoactives
dans certaines circonstances, bien codifiées (conditions très strictes de prélèvement), uniquement pour
déterminer l’aptitude à un poste de sécurité. Si les
dosages peuvent renseigner sur la présence ou non de
produits, l’interprétation d’une part en est complexe
et, d’autre part, ils ne permettent pas d’évaluer les
capacités fonctionnelles, ni professionnelles.
Conflit d’intérêt
et/ou intérêt partagé ?
Médecine de soins et médecine du travail ont des
missions communes de prévention et d’insertion.
Elles sont complémentaires et doivent s’articuler
dans l’intérêt du patient.
Le travail, élément essentiel de leur identité, est
plutôt hyper-investi par nos patients. La reprise du
travail peut être difficile, quand il y a eu une interruption longue, légitimée par le soin. Il nous faut
alors les soutenir pour affronter ce qui pourra les
aider aussi à se restructurer. Des contacts réguliers
peuvent être pris avec le médecin du travail pour
préparer le retour du salarié au sein de l’équipe de
travail. Le recours aux produits avait pu émousser
leur habileté, leurs savoir-faire, alors qu’ils étaient
“avant” de bons éléments de travail reconnus par
tous (pairs et hiérarchie).
Le médecin du travail doit “surfer” entre des intérêts contradictoires, conflictuels : il doit prendre
en compte le salarié malade, le collectif de travail
en souffrance, dans le cadre des règles de sécurité
à respecter.
La médecine de soins doit faire évoluer le désir de
changement, en vue d’un engagement dans un
processus de soins (pour lequel le patient n’est pas
toujours prêt), apprécier l’intérêt d’un arrêt prolongé
ou non, évaluer “de l’extérieur” la situation de travail
et ses liens avec la conduite addictive, obtenir une
stabilisation compatible avec une reprise professionnelle et préparer celle-ci avec le médecin du
travail.
Médecines de soins et du travail ont ensemble la
lourde tâche de contribuer à favoriser la réintégration de personnes traitées et/ou maintenir une
bonne insertion dans l’entreprise, mais aussi d’évaluer l’éventuel poids négatif de ce même milieu. La
qualité du travail dépend aussi de la qualité de vie
au travail.
L’écoute systématique “du travail” est en soi thérapeutique, car elle aide le salarié à mettre en lien des
éléments de souffrance, avec son activité professionnelle, à “la penser”, et prendre conscience de l’origine
de ses difficultés. Quand il existe une souffrance au
travail, de nouvelles réponses peuvent aider à la prise
en charge de celle-ci, à l’interface du travail et du
soin : ce sont des consultations pluridisciplinaires
de psychopathologie du travail.
• Le constat : plus de cannabis
et de polyconsommations
(alcool, tabac, cannabis,
médicaments…), une diversification des usagers et
des usages, et des passages
fréquents d’une addiction à
une autre…
• On voit apparaître des
usagers d’héroïne, de cocaïne
ou de crack plutôt insérés.
• La consommation d’alcool,
malgré un net recul, reste
préoccupante. Elle est partiellement associée ou remplacée
par le cannabis, ou des médicaments psychotropes.
• La consommation de ces
différents produits serait
responsable de 15 à 20 % des
accidents du travail.
Encadré. Responsables de
15 à 20 % des accidents du
travail.
Conclusion
L’entreprise doit sortir de la position manichéenne
vis-à-vis des conduites addictives : d’hypertolérance
(éviter ou ignorer) au début, puis secondairement de
rejet, pour parvenir à une position plus collective et
solidaire, c’est-à-dire prévenir, faciliter l’accession
La Lettre du Psychiatre • Vol. V - n° 1-2 - janvier-avril 2009 | 15
DOSSIER THÉMATIQUE
Addictions et travail
SAF, Villejuif, 23 octobre 2008
La place de la médecine
du travail
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1-4 avril 2009
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aux soins, traiter “médicalement et socialement” les salariés en
difficulté. La prise en compte et la prévention des conduites addictives en milieu du travail doivent articuler un partage de compétences de différents acteurs : au sein de l’entreprise (hiérarchie,
pôle médico-social, élus de CHSCT…) et à l’extérieur, médecine
de soins, services sociaux, organismes de formation, ergonomes
du travail, juristes...
Travailler n’est pas réductible à une activité de production. C’est aussi
engager sa subjectivité, partager, s’exposer, une façon de prendre
des risques. Il faut coopérer avec les collègues, et c’est ainsi que se
construisent “au pluriel” des règles du travail qui sont en discussion
dans un espace collectif. Travailler donne une identité au sein d’une
communauté d’appartenance et permet une reconnaissance au
sein d’un collectif. Le travail occupe une place centrale dans le lien
social, mais aussi dans la construction de soi. Il peut permettre de
s’émanciper, s’accomplir et obtenir une reconnaissance.
Soin et prévention sont en synergie quand ils abordent les aspects
individuels et interrogent le travail dans ce qu’il peut avoir d’incitateur à la prise de substances psychoactives, mais aussi de structurant,
pour aider nos patients à se reconstruire, lorsqu’ils ont pu renoncer
aux produits.
◼
Références bibliographiques
1. Penneau Fontbonne D, Danno C, Lacave-Oberti N, Guilho-Bailly MP, Dubre JY,
Roquelaure Y.Conduites addictives et milieu de travail. In: Traité d’addictologie
2006(11):163-74.
2. Dejours C. La peur de ne pas tenir alimente une logique de consommation. In: Santé
et travail 2001; 36(7):27-9.
3. Cru D. La dimension collective de la prévention de l’alcoolisme au travail. In: Revue
de médecine du travail 1993;XX,3:155-64.
4. Lapeyre Mestre M. Étude pharmaco-épidémiologique sur la consommation de
psychotropes en Midi-Pyrénées en 2006. In: Travail et sécurité- INRS
5. Hautefeuille M. Un dopage au quotidien semblable au dopage sportif. Assises
nationales de la prévention des addictions en entreprise, 3 mai 2006.
6. Michaud P, Kunz V, Demortière G et al. Les interventions brèves alcool sont efficaces
en santé au travail. In: Évolutions 2008;14 (INPES).
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