d o s s i e r Sexualité après cancer pelvien Sexuality post pelvic cancer ■ M. Lachowsky* RÉSUMÉ. L’annonce d’un cancer gynécologique est une véritable “double peine”. Le cancer, cette dégradation annoncée avec son cortège de mutilations et de douleurs, cette indicible angoisse, estil compatible avec une vraie vie de femme, ou une vie de vraie femme ? Être désirable et désirée, est-ce vraiment possible, sans utérus, sans ovaires ou avec une vulve opérée, avec cicatrices et brûlures, et de surcroît porteuse de la “maladie cancer” ? A-t-on seulement le droit de l’envisager sans honte ? Répondre à ces questions cruciales est d’autant plus difficile qu’elles ne sont pas toujours formulées au cours des consultations. À nous, gynécologues, de ne pas négliger cette forme de préparation qui a sa place au même titre que la préparation chirurgicale, cette prévention des risques opératoires qu’est le temps de l’avant. Bien entendu, cette indispensable “bonne pratique clinique” demande du temps. Elle en demande d’autant plus que nos temps ne sont pas toujours synchrones, la patiente étant au tout début trop angoissée, comme sidérée, pour entendre autre chose qu’une annonce de mort dans le diagnostic. Il s’agit en fait tout simplement de la vie, même si c’est la vie après un cancer, et pas n’importe lequel. La qualité de vie ne s’envisage plus aujourd’hui sans la qualité de la vie sexuelle, tout en sachant que plus rien ni personne ne sera jamais “tout à fait comme avant”, comme le disent si bien nos patientes dont le temps devient compté. Guérir parfois, soulager toujours, rendre à notre malade son statut de femme à part entière, quoi de plus hippocratique ? Mots-clés : Cancer – Cancer pelvien – Sexualité – Qualité de vie. ABSTRACT. How can cancer, with the dramatic images the word itself carries, with its dreaded degradations, be compatible with a normal life, a woman’s life in all its aspects? Can one still be desired and desirable? How can one imagine that, without a uterus, or without ovaries, after a surgery on the vulva, with burns and scars, with cancer as a terrible stigma, is one allowed even to think about it without shame? Answering those capital questions is not easy, all the more so because they are not always formulated during our consultations. It is up to us, gynaecologists, to give the necessary attention to this form of preparation, to recognize its importance, equal to the surgical preparation. But this “good clinical practice” needs time, time before and time afterwards, even if the patient’s time and timing often differ from ours: she has first to realize she is not going to die now. As always in real life, sexuality is an essential part of quality of life, even if nothing will ever be the same: there is a before and an after the cancer, we have to help our patient, her man and their relationship to recover not only from the diagnosis and the treatment, but from their own anxieties, we have sometimes to guide them towards a new-found sexuality. Keywords: Cancer – Pelvic cancer – Sexuality – Quality of life. a sexualité nous semble, dans l’espèce humaine, plus affaire de désir et de plaisir que de reproduction, même si l’une est nécessaire à l’autre. On serait tenté d’ajouter “depuis la contraception”, mais peut-être n’y a-t-il là qu’une différence de déplacement des risques… dans une société sortie du long silence dans L * Consultante Maternité Aline-de-Crépy, GHU Nord Bichat – Claude-Bernard, Paris. 26 lequel elle avait enfermé les femmes. Et pour continuer avec les définitions d’André ConteSponville, c’est l’ensemble des affects, fantasmes et comportements liés à la jouissance du corps de l’autre et/ou du sien propre. La sexualité, manque et puissance à la fois, est aussi un langage, langage des corps qui se confond par- Correspondances en pelvi-périnéologie - n° 2, vol. V - avril/mai/juin 2005 Sexologie fois – dans les meilleurs des cas ! – avec celui des cœurs, mais dans tous les sens du mot “confondre”. “Les courtisanes, nous les avons pour le plaisir, les concubines pour les soins de tous les jours, les épouses pour avoir une descendance légitime et une gardienne fidèle du foyer.” Depuis Démosthène, les choses ont évolué et nos contemporaines choisissent parfois d’assumer les trois rôles (choix ou espoir ?). Or, pour s’en sentir capable, il leur faut être à l’aise avec leur corps, ou plutôt l’image qu’elles en ont. Le cancer, cette dégradation annoncée avec son cortège de mutilations et de douleurs, cette indicible angoisse, ce crabe dévorant est-il compatible avec une vraie vie de femme, ou une vie de vraie femme ? Voilà la grande interrogation, la grande déchirure qu’ouvre l’annonce d’un cancer gynécologique, véritable double peine. Occupées d’abord à survivre, les patientes sont dans un état dépressif où dévalorisation et gêne ont souvent plus d’importance que la crainte de la douleur. La perte de l’estime de soi devant les pertes physiques est l’obstacle majeur qui les pousse parfois à un retrait qu’elles jugent moins douloureux qu’un rejet. Blessées dans leur identité féminine autant que dans leur corps, elles ont peine à s’imaginer dans une séduction qu’elles croient irrémédiablement perdue. Être désirable et désirée, est-ce vraiment possible, sans utérus, sans ovaires ou avec une vulve opérée, avec cicatrices et brûlures, et de surcroît porteuse de la maladie cancer ? A-t-on seulement le droit de l’envisager sans honte ? Répondre à ces questions cruciales est d’autant plus difficile qu’elles ne sont pas toujours posées, pas toujours formulées au cours des consultations. À nous gynécologues de ne pas négliger cette forme de préparation qui a sa place au même titre que la préparation chirurgicale, cette prévention des risques opératoires qu’est le temps de l’avant. Tout peut encore se jouer, alors que tout est joué – ou presque – dans le temps de l’après. Bien entendu, cette indispensable “bonne pratique clinique” demande du temps. Elle en demande d’autant plus que nos temps ne sont pas toujours synchrones, la patiente étant au tout début trop angoissée, comme sidérée, pour entendre autre chose qu’une annonce de mort dans le diagnostic. Il faut lui laisser le temps – encore lui – de se ressaisir pour retrouver un présent et un avenir possibles. Le temps de se penser femme et pas seu- Correspondances en pelvi-périnéologie - n° 2, vol. V - avril/mai/juin 2005 lement malade, et de penser à l’autre, son partenaire présent ou absent physiquement à la consultation. Quel que soit l’âge, avec ou sans désir ou possibilité de maternité, utérus et ovaires ne sont pas des organes comme les autres, ils sont les marqueurs mais aussi les symboles de la féminité. Et nous savons la douloureuse différence entre ne pas pouvoir et ne pas vouloir… Avec tact et discrétion, beaucoup de l’un et pas trop de l’autre, nous tenterons de connaître un peu de l’intimité de notre patiente et de son couple. La laisser s’exprimer, nous découvrir sa vision de la sexualité, de sa sexualité d’avant le cancer, voilà qui nous autorisera à avancer avec elle, selon sa demande et son désir, vers l’idée qu’elle se fait de sa sexualité après traitement de la malignité, cette trahison de son corps. Ne négligeons pas les connaissances qui se mêlent de nos jours aux croyances : “Qu’ai-je fait pour mériter cela ? Pourquoi moi ? Si le cancer du col a un lien avec la vie sexuelle, est-ce un partenaire qui me l’a transmis ? Suis-je punie, et de quoi ?” Un pseudo-savoir couplé à une psychologisation à la mode dans tous les milieux font aisément le lit d’une culpabilité dûment préparée par notre héritage judéo-chrétien. Il nous faut alors percevoir l’insécurité de notre patiente et de son couple vis-à-vis de leur vie sexuelle. Ce désarroi, et parfois le manque de mots pour le dire, demandent à être décodés non pour elle mais avec elle, et ce sera différent pour chacune. L’une craindra la douleur à la pénétration, l’autre la peur de ne plus rien ressentir, une autre encore se vivra comme dangereuse pour son partenaire. Certaines n’oseront plus se dénuder, montrer un corps qu’elles n’aiment plus, mais pour beaucoup la réaction de l’homme reste imprévisible et donc à risque : ne plus inspirer de désir, mais peut-être du dégoût ou du mépris, ou seulement un désintérêt, comment faire face quand on se sent soi-même diminuée, épuisée, si différente ? On l’aura compris, et d’ailleurs qui d’entre nous ne l’a pas vécu face à une femme choquée par le diagnostic, le pronostic (serai-je jamais guérie ?) et les traitements, tout ici est à redéfinir avec chacune en fonction de la lésion, de sa situation et de sa gravité, comme dans tous les domaines, mais ici féminité, fertilité et sexualité prennent une place particulière. Les explications ne porteront pas seulement sur la quantité de vie, mais autant sur sa qualité. Souvent, ce seront des éclaircissements sur des choses simples qui 27 d o s s i e r P O U R E N S A V O I R P L U S ... ❒ Cachelou R. Problèmes psychosexuels après cancers gynécologiques. In: Traité de gynéco-obstétrique. Mimoun S. Ed. Paris : Flammarion, 1999:192-4. ❒ Yazbeck C. La function érotique après hystérectomie. Gynecol Obstet Fertil 2004;32:49-54. ❒ Lachowsky M. Gynécologie psychosomatique ou gynécologie et psychosomatique. Gynecol Obstet Fertil 2003;31:1043-46. ❒ Lachowsky M. Le vécu de l’hystérectomie. Mises à jour en gynécologie médicale. Paris : CNGOF/Vigot, 2004: 175-81. ❒ Proust S, Jouly F, Lopès P. Les complications de l’hystérectomie sont-elles liées à la voie d’abord ? Ibid. cité cidessus:183-207. 28 apaiseront nos patientes : le délai nécessaire à une bonne cicatrisation, des positions plus adaptées, des palliatifs au défaut de lubrification, la reconnaissance d’autres zones érogènes que le sexe, parfois une autorisation. Il n’est pas inutile de leur préciser que le plaisir ressenti aux caresses externes est aussi valorisant, valable et digne d’intérêt que celui obtenu par la pénétration, car bien des idées préconçues circulent encore à ce sujet. Les inquiétudes face à l’hystérectomie existent toujours, elles aussi, partagées d’ailleurs par les partenaires. “Éprouve-ton encore quelque chose après pareille mutilation ?” “Comment mon mari saura-t-il où il doit s’arrêter ?” traduisent la terreur du couple devant ce qu’ils jugent une situation et un remaniement incompréhensibles. La géographie imaginaire du couple peine à se représenter ces amputations invisibles, et cet inconnu explique parfois la fuite du partenaire que ce malheur dépasse. Il en a peur, moins d’une réelle contamination que de celle du malheur, comme cela peut se retrouver dans l’entourage de la malade. Si cet entourage est heureusement souvent d’un grand secours, soutien et aide efficaces pour notre patiente, le domaine sexuel est rarement abordé par pudeur ou gêne de part et d’autre. S’il est abordé dans le couple, si les deux peuvent en parler ou si le dialogue a toujours existé, les corps se retrouveront et un homme aimant sera sans doute le meilleur des antidotes. La sexualité ou plutôt la séduction fondée sur des preuves, c’est la femme désirante parce que désirée donc désirable. Les conditions physiques et leurs difficultés seront alors mieux vécues, mais il nous faudra parfois expliquer à une patiente fragile et fragilisée que l’absence d’érection ne signifie pas toujours l’absence d’amour. Lui aussi est troublé, touché. Il a peur de mal faire, de faire mal, et c’est au couple que nous nous adresserons, éventuellement lors d’une consultation ainsi programmée. À chaque mode de relation sa situation, et l’effet ne sera pas le même selon que nous serons en face de longues années de vie commune ou d’une rencontre récente, selon les âges ou encore selon le mode ou l’occasion de découverte du cancer. Quant à la voie d’abord, elle semble avoir moins d’impact sur la sexualité que nous ne l’attendions, surtout dans les cancers où, dans un premier temps du moins, la sécurité occupe le devant de la scène pour patiente et soignants. Il est cependant très utile de la présenter et d’aborder par ce biais certaines répercussions possibles sur la sexualité, ou sur l’idée qu’elle s’en fait. Bien entendu, le cancer peut aussi servir de prétexte et il est plus facile de lui imputer des effets négatifs sur la sexualité que de confirmer un état plus ou moins préexistant. Il n’est pas toujours aisé de voir clair dans certaines demandes de confirmation d’un statut d’intouchable, d’y démêler la part du refus et celle de la peur. De toute manière, sachons bien que nos paroles ne seront souvent pas entendues mais interprétées et que là encore les adapter à chacune – précises et scientifiques pour les unes, simples avec les mots de tous les jours pour les autres, par exemple – est capital. De plus, notre patiente aura affaire, au long de son parcours de combattante du cancer, à des interlocuteurs aussi variés que divers. Avoir un langage commun visà-vis de cette malade à l’affût non seulement de nos mots mais de nos attitudes est donc un atout supplémentaire non négligeable de succès. Et si le sentiment de nos limites nous pousse parfois à ajouter un acteur à l’équipe, psychiatre, psychologue ou sexologue, nous veillerons à ce que cela ne soit vécu ni comme un abandon ni comme un diagnostic, mais comme un élargissement de la prise en charge. En revanche, ne tombons pas dans le travers de la psychiatrisation de tout ce qui touche à la sexualité, ou tout simplement à la femme ! Ne s’agit-il pas là tout simplement de la vie, la vie après un cancer, et pas n’importe lequel ? La qualité de vie ne s’envisage plus aujourd’hui sans la qualité de la vie sexuelle. Encore et toujours, c’est le temps qui est le maître mot : temps de l’avant pour une prévention qui n’est pas une prédiction, temps de paroles et de silences pour préparer l’après, tout en sachant que plus rien ni personne ne sera jamais “tout à fait comme avant”, comme le disent si bien nos patientes dont le temps devient compté sous cette épée de Damoclès. Mais à y bien réfléchir, guérir parfois, soulager toujours, rendre à notre malade son statut de femme à part entière, quoi de plus hippocratique ? ■ © La Lettre du Gynécologue 2004;297:8-9. Correspondances en pelvi-périnéologie - n° 2, vol. V - avril/mai/juin 2005