Ce samedi d’été
(24 juillet) avait été
jusque-là un classique des
urgences : l’entorse, la
lame de la tondeuse, la
déshydratation du petit
dernier… et puis cet
appel téléphonique :
“Nous rapatrions une
amie d’Espagne.” Pas de
contact médical, aucune
précision sur l’état cli-
nique de la malade, juste :
“On arrive, soyez prêts !”
Mais prêts à quoi, ça… mystère !
Environ une heure plus tard (pendant
laquelle nous avions pu échafauder
nombre de scénarios ), Mme T, âgée de
75 ans, était admise aux urgences.
Malgré une dysartrie majeure et une
importante fatigabilité, Mme T nous
racontait son histoire. En vacances chez
son neveu en Espagne depuis le 3 juillet,
elle avait présenté le 19 juillet, assez bru-
talement, des myalgies diffuses associées
à des paresthésies et à une faiblesse mus-
culaire des quatre membres, ainsi que
des troubles digestifs modérés et une
hyperthermie transitoire. Un traitement
par colchicine avait été commencé dans
l’hypothèse d’une crise de goutte. Mme
T: “Le lendemain, je ne pouvais presque
plus ouvrir les yeux, je parlais difficile-
ment, mais mieux qu’aujourd’hui. Cela
empire, c’est comme pour avaler, je ne
peux plus boire. C’est pour cela que mes
amis m’ont ramenée.
Mme T était parfaitement vigilante et
orientée. L’examen notait un déficit
moteur partiel mais diffus intéressant les
quatres membres et ne permettant pas la
marche, les myalgies étaient spontanées
et aggravées par la pression musculaire.
Sur le plan sensitif, les paresthésies
étaient également diffuses et il n’existait
pas de trouble sensitif
objectif. Les réflexes
ostéo-tendineux étaient
tous abolis, on ne notait
pas de syndrome pyrami-
dal. On retrouvait un pto-
sis bilatéral sans autre
atteinte oculomotrice sur
le plan clinique et une
atteinte oro-pharyngée
majeure avec un réflexe
nauséeux faible. L’état
tensionnel était extrême-
ment fluctuant, évoquant
une dysautonomie sévère, on ne retrou-
vait pas l’hyperthermie. En ventilation
spontanée, les PaO2et PaCO2étaient
normales, mais la saturation était dimi-
nuée à 95 %. Résultats de la ponction
lombaire : 1 élément blanc, albuminora-
chie = 0,28 g/l, glycorachie=1g/l. Pas
d’anomalie biologique par ailleurs,
notamment pas d’hyperéosinophilie.
Intoxication alimentaire ? Botulisme ?
Fouiller dans les souvenirs… et le syn-
drome des huiles espagnoles ?
En chuchotant, les amis de Mme T me
confirmaient qu’un autre membre de la
famille (M. R) avait présenté les mêmes
signes, une semaine auparavant. Il avait
été hospitalisé et venait de décéder :
“Mais elle ne le sait pas. Et puis il y a
aussi le petit neveu qui est en réanima-
tion depuis le mois de mai parce qu’il est
paralysé, mais cela n’a certainement rien
à voir…”
Act. Méd. Int. - Neurologie (4) n° 1, janvier 2002 140
cas clinique
* Neurologue, le Dr Isabelle Bernard exerce
au centre hospitalier de Cholet. Ancienne
interne à Angers, elle a pris ses premières
fonctions de praticien hospitalier dans le
Sud-Ouest où, avec ses collègues neuro-
logues et gériatres de Pau, elle a participé
à la création de la consultation mémoire
dans la ville d’Henri IV. Actuellement,
outre son travail clinique dans un service
accueillant de la neurologie générale,
elle développe, au sein de cette structure,
l’évaluation des troubles neuropsycholo-
giques.
La médecine, et singulièrement la neurologie, a des
parentés avec l’enquête policière. Comme elle, elle
repose sur l’écoute et l’observation, et doit aussi se satisfaire
des contradictions inhérentes à ce qui touche à l’humain.
D’ailleurs, ne faisons-nous pas subir un interrogatoire
à nos patients ? Le cas clinique présenté par Isabelle
Bernard, dans cette logique, nous plonge dans un
suspense digne des dossiers d’Interpol.
Le mystère de la brindille verte
I. Bernard*
Service de neurologie,
centre hospitalier de Cholet.
Cas clinique
Act. Méd. Int. - Neurologie (4) n° 1, janvier 2002 141
cas clinique
L’évolution a été également fatale pour
Mme T qui, assistée sur le plan respira-
toire, a continué à présenter des troubles
végétatifs majeurs et est décédée
72 heures plus tard, dans un tableau d’in-
suffisance cardiaque gauche. L’imagerie
cérébrale était normale. L’autopsie a
révélé une cardiopathie sévère avec un
rétrécissement mitro-aortique serré, non
connu jusqu’alors.
Et en Espagne ? Que pensaient les
confrères transpyrénéens ?
Le petit neveu de Mme T, âgé de 25 ans,
était hospitalisé en réanimation depuis le
15 mai pour suspicion de syndrome de
Guillain-Barré, mais la ponction lombai-
re était normale. Il avait présenté progres-
sivement une tétraparésie et une détresse
respiratoire qui avait nécessité une assis-
tance ventilatoire. En juillet, il était tou-
jours tétraparétique, intubé et ventilé. À
noter, quelques semaines après l’hospita-
lisation, la survenue d’une alopécie.
Son père, M. R, âgé de 50 ans, avait
constaté le 13 juillet l’apparition d’une
faiblesse musculaire, de paresthésies et
de troubles sensitifs des quatres membres
qui le gênaient notamment dans son acti-
vité professionnelle (dentiste).
Rapprochant ses symptômes de ceux
présentés par son fils, il était allé consul-
ter le même neurologue. Son électromyo-
gramme était normal. Son état neurolo-
gique s’était rapidement dégradé avec
aggravation du déficit moteur, installa-
tion de troubles de déglutition respon-
sables probablement d’une pneumopa-
thie d’inhalation, troubles ventilatoires
nécessitant une assistance respiratoire.
M. R était décédé dix jours après le début
des signes cliniques, dans un tableau de
choc septique confirmé à l’autopsie. Les
imageries cérébrales et la ponction lom-
baire étaient normales.
En France comme en Espagne, la traque
au botulisme était resté négative. Si cer-
tains confrères espagnols avaient été réti-
cents initialement pour rapprocher les
trois cas, d’autres avaient été intrigués
par l’alopécie du jeune patient et avaient
débusqué, en recherchant la présence de
métaux lourds, l’agent du triple mystère :
le thallium.
Le thallium est un métal lourd (entre le
mercure et le plomb dans la classifica-
tion de Mendeleïev), qui donne une raie
vert intense en spectroscopie, d’où son
nom grec thallos signifiant brindille
verte. Il est utilisé sous forme cristalline
en optique (verres spéciaux, détecteur
d’infrarouges), dans les feux d’artifice et
les fusées (flamme vert intense), en cos-
métologie (traitement de la teigne par
alopécie). Sous forme de sels de thal-
lium, il s’agit d’un poison violent,
soluble dans l’eau, incolore, insipide ; il
a été employé comme raticide et insecti-
cide et n’est en principe plus commercia-
lisé en Europe.
Le thallium se substitue au potassium
dans les cellules ; il bloque la fonction
neuromusculaire et est toxique pour les
membranes. Il se fixe préférentiellement
sur : le cœur, les reins, les muscles, le
cerveau et les cheveux. Sa demi-vie
d’élimination plasmatique est de
4jours ; en revanche, l’élimination uri-
naire persiste plusieurs mois après l’in-
toxication.
L’intoxication au thallium est respon-
sable d’une neuropathie périphérique
sévère et d’une atteinte du système ner-
veux central. Le tableau clinique varie en
fonction de la nature aiguë, subaiguë ou
chronique de l’intoxication.
Dans les heures qui suivent l’intoxication
aiguë s’installe une symptomatologie
digestive associant nausées, vomisse-
ments, diarrhée. Puis en quelques jours
apparaît la neuropathie sensitivomotrice
douloureuse avec des paresthésies, par-
fois une hypoesthésie ; le déficit moteur
est modéré. On note par ailleurs une
atteinte multiviscérale avec possibilité de
troubles cardiaques engageant le pronos-
tic vital. L’alopécie survient deux à
six semaines après l’intoxication. En cas
d’ingestion massive, une encéphalopa-
thie peut survenir avec troubles de la
conscience, hypertension intracrânienne
et mouvements anormaux.
Dans la forme subaiguë (doses plus
faibles et plus prolongées), la neuro-
pathie sensitive douloureuse s’installe
une à plusieurs semaines après le début
de l’intoxication, suivie de l’alopécie,
d’une hyperkératose avec apparition de
stries blanches sur les ongles et atteinte
du système nerveux central.
Les formes chroniques sont rares ; on
note un syndrome extra-pyramidal. Il
peut s’agir d’exposition professionnelle
(surveillance par la thallurie < 1 µg/l).
L’électromyogramme peut montrer une
atteinte axonale ; l’anatomopathologie
confirme la dégénérescence axonale dis-
tale.
Les différents prélèvements et dosages
réalisés chez les trois patients ont confir-
mé une intoxication aiguë et massive
pour Mme T et M
.
R et une intoxication
subaiguë pour le plus jeune patient qui,
malheureusement, après une phase de
récupération, est décédé brutalement au
mois d’août. L’enquête judiciaire a révé-
lé qu’il s’agissait d’une triple intoxica-
tion criminelle.
Un cas donné,
une méthode
à adopter
ou à discuter
Cas Clinique
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