O S S I E R T H É M A T I Q U E a u Conduites suicidaires et entretiens familiaux Mi s e p o i nt D Suicide attempts and family therapy ● J.C. Oualid* R R É É S S U U M M É É Cet article retrace une expérience originale de thérapie brève de familles de suicidants, menée de 1982 à 1992 dans un hôpital général de la banlieue parisienne. Sont brièvement abordés différents aspects de la démarche et quelques éléments à prendre en compte dans l’abord de difficultés familiales contemporaines de ces passages à l’acte. L’outil de lecture et d’intervention systémique en urgence est apparu pertinent. Il considère la problématique comme elle s’est posée ; il permet une reprise des échanges au sein des familles, dépiste les problèmes de communication, diminue les taux de récidive et d’hospitalisation dans l’année qui suit et, enfin, il permet souvent au sujet et à un de ses proches d’entamer une démarche personnelle au décours du protocole. Mots-clés : Tentative de suicide – Thérapie familiale – Thérapie brève – Thérapie systémique – Recherche – Urgence. SUMMARY SUMMARY This article relates an experience of short family therapy for suicid attempters between 1982 and 1992, in a general hospital in the suburbs of Paris. Different aspects of the therapy attitude are briefly taken into consideration, as well as family problems associated with these acting out behaviours. Emergency systemic therapy appears suitable in family crises situation; it approaches the problem the way it is, it allows family exchanges, detects communication problems, decreases new attempts rates and hospitalisations in the following year, and then, allows the suicide attempter and his or her family circle to start a personal therapy after this protocol. SUMMARY Keywords: Suicide attempt – Family therapy – Brief therapy – Systemic therapy – Research – Emergency. l est fréquent de recevoir des “TS” (tentatives de suicide) dans nos services d’urgence et nos consultations. Véritable phénomène sociétal en plein essor en Occident, et surtout dans les mégapoles, cette problématique du passage à l’acte donne à approcher la détresse vécue, dans des tranches d’âge adolescentes essentiellement. I * Psychiatre, thérapeute systémique, CMP Les Villages de Saint-Martin, Saint-Martin. 82 Nous avons, dans un hôpital général de la banlieue parisienne, reçu nombre de suicidants et leurs familles au plus tôt après le geste, pour trois entretiens. Nous proposons, après quelques données générales et les prérequis, un aperçu du déroulement des trois entretiens et les principaux enseignements de ce protocole de thérapie brève de familles de suicidants (TBFS). Tous les jours, ils sont une cohorte à tenter de “se donner la mort”, et environ 15 000 d’entre eux y parviennent chaque année en France. Véritable fléau occidental, le phénomène touche essentiellement des jeunes de 15 à 25 ans. Depuis plus de 20 ans, nous étudions, alertons, communiquons autour de ce problème avec d’autres et, pour certains d’entre eux, depuis plus longtemps encore, notamment au sein du groupe d’étude et de prévention du suicide (GEPS). Quelques éléments du problème participent à la complexité des tentatives de prévention : ✓ le suicide et la TS ne s’annoncent que rarement, frappent toujours brutalement et font spontanément l’objet d’un consensus silencieux (encore aujourd’hui !) : il s’agit d’une maladie honteuse ; ✓ l’aspect éphémère aboutit au fait que prendre en compte ce symptôme revient presque à exercer une médecine sans patient ; ✓ l’essentiel de la cohorte des suicidants “techniqués, réanimés” ne présente pas à proprement parler de syndrome psychiatrique avéré et constitué. Selon différentes études, même si l’ensemble présente une souffrance psychologique certaine, seuls 20 à 40 % des sujets peuvent être qualifiés de déprimés, de délirants ou d’états limites ; notre étude porte sur les 60 % restants ; ✓ l’originalité de la TS est qu’elle “fonctionne” : cette solution répond à l’impasse vécue. Lorsque nous voyons les patients, ils ont “résolu” leur problème et, l’action du soignant est une “contre-solution” : c’est la solution proposée au problème qui pose problème. Il nous appartient néanmoins d’intervenir “à contre-solution” ; ✓ il nous est difficile de recevoir ces nombreux suicidants, à nous, soignants, médecins, réanimateurs ou psychiatres, psychologues, infirmières et aides-soignants. Ces différentes données nous ont permis de poursuivre notre réflexion avec la bienveillante et constructive attention du Dr M. Monroy, chef de service au CHI de Villeneuve-SaintGeorges, (banlieue parisienne) de 1982 à 1992. En séance, les anxiétés et énergies sont disparates. Les réactions spontanées des familles vont vers la banalisation et la dénégation (il peut, pêle-mêle, s’agir d’une “p’tite tentative”, “d’un coup de folie”, ou vers la culpabilisation : “C’est de mon fait, je rentre trop tard le soir”, ou “Il (elle) a un problème avec son ami(e)”, autant de voies qui ne peuvent que difficilement être reprises en entretien. Le dialogue s’engage directement avec les familles (la phase de La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 3 - juillet-août 2005 La Lettre du Psychiatre - vol. I - n° 3 - juillet-août 2005 Plusieurs constatations se sont imposées : ✓ l’accueil reçu a toujours été courtois ; ✓ il n’y a pas eu de récidive dans cet échantillon de 60 dossiers ; ✓ le taux d’hospitalisation, toutes causes confondues, toutes personnes confondues, était très inférieur à celui du groupe témoin. CONCLUSION C’est un fait que le protocole de TBFS a sa place dans l’arsenal des techniques d’abord de la problématique suicidaire, véritable fléau moderne. La question de la prévention de la récidive est centrale. Ce protocole est efficace sur la génération actuelle. Nous n’avons pas pu l’étudier sur les suivantes. La prévention primaire est difficile, même si le suicide est un sujet de préoccupation actuel et si nombre de professionnels s’y emploient. Les profils individuels à risque sont trop nombreux pour être exploitables. En revanche, nous connaissons quelques particularités des familles à transaction suicidaire : ✓ la possibilité de l’utilisation du corps comme vecteur d’un message d’alerte : il semble que, dans ces familles, il existe des consultations et/ou des hospitalisations “fonctionnelles” ; ✓ l’isolement de ces familles. Elles ne reçoivent pas, ne sont pas reçues, ne sont pas inscrites dans un groupe ou un tissu associatif, par exemple ; ✓ il existe des antécédents suicidaires personnels ou familiaux, connus ou inconnus, dans deux tiers des cas. Ces trois particularités devraient permettre un dépistage. Nous pensons que la prévention devrait, au mieux, s’inscrire dans la vie lycéenne... ■ 83 p o i nt a u considéré comme un résultat positif ces demandes rendues possibles par, entre autres, l’abord en séance des fonctions du symptôme, comme si le suicidant pouvait aborder sa personne, une fois délesté de son rôle intrafamilial ou “plus au clair”. Nous avons un temps étudié les fonctions nombreuses et variées de ce type de passage à l’acte, surtout quand il s’agit de récidives : ce que la TS a permis, ce qu’elle a évité, ce avec quoi ce passage à l’acte a résonné chez les uns ou les autres... Les impératifs d’une telle proposition de soins sont : ✓ la disponibilité, l’assiduité aux entretiens étant directement proportionnelle aux délais des rendez-vous ; ✓ l’inadéquation de la neutralité bienveillante pour aborder le suicidant et son entourage ; ils viennent d’acter la faillite des mots et du verbe dans une menace de disparition provoquée volontaire ; nous devons l’entendre ; ils “ne peuvent, ni ne savent” utiliser le discours, nous devons aller vers eux, nous ne pouvons être neutres ; ✓ la possibilité de travailler en binôme, devant la violence de ce type de symptôme, qui tôt ou tard nous malmène. Grâce au travail de thèse du Dr B. Lutz, nous avons étudié le devenir de ces familles reçues un an après le protocole. Cette étude a été menée par téléphone. C’est la personne qui décrochait qui se voyait interrogée. Nous avions bâti un questionnaire logique de l’ordre de la conversation, de ce fait facile à utiliser. Mi s e “joining” n’est pas nécessaire) ; une question du thérapeute fixe le niveau des échanges, à propos de l’acte lui-même, par exemple. La TS est spontanément présentée comme un acte au contexte hétérogène et isolé ; notre travail de première séance est de replacer cet acte, avec les principaux intervenants, dans un tissu familial problématique et actuel. Nous savons que cette sollicitation du référentiel ordalique, à la fois sortie du référentiel familial et activation du système de santé, est valide à plusieurs niveaux : faillite de la communication, équivalent d’une demande agie et signalement du mode de communication possible dans ce groupe sous la forme de passages à l’acte. Techniquement, après le récit de l’événement actuel et la recherche du facteur catalysant/déclenchant, on pourra mettre en évidence la spirale anxieuse précédant la décision, l’apaisement dès cette décision prise, la sensation de solitude prégnante et d’impasse, l’impression d’éloignement de l’environnement (presque de type déréalisation selon certains auteurs). Puis, spontanément, le lien verbal (re)trouvera la vigueur nécessaire à l’exposé des difficultés actuelles et/ou récentes, des uns et des autres, en présence du ou des thérapeutes, tiers garant du processus dans l’institution publique ou privée. Enfin, le protocole de TBFS sera expliqué. Il comporte trois entretiens, le deuxième 8 à 15 jours après le premier. Le troisième et dernier entretien peut avoir lieu 3 à 4 semaines après le second. L’objectif de ce protocole est de modifier l’après-TS, troisième et seule phase de la séquence suicidaire à laquelle nous avons accès. La dénégation spontanée est remplacée par une dramatisation, la banalisation laisse la place à l’écoute, émotion partagée et expression des difficultés personnelles et familiales. L’hypothèse de cette recherche, qui se vérifiera, est que la modification de cette troisième phase de la séquence suicidaire “grippera” la possibilité de répétition. En moyenne, 60 % des patients sont présents pour le deuxième entretien. Outre l’exposé de la vie quotidienne qui a repris son cours, il est très important et utile d’aborder le génogramme : les antécédents suicidaires ou mystérieux (oncle parti et dont on est sans nouvelles depuis 20 ans, par exemple) sont retrouvés dans 65 % des cas. Un élément important : ces faits sont connus ou inconnus du patient désigné, ce qui a de nombreuses fois validé le modèle de transmission par tacite mutisme de la transaction suicidaire, (ou “mortifère”, selon certains auteurs comme le Dr D. Vallée). Les deux premiers entretiens permettent, en constituant un travail de “postvention” cher aux Prs Védrine et Soubrier, de dépister les problèmes individuels et/ou de communication des familles, afin de préparer le troisième et dernier entretien du protocole. Il n’est, en effet, pas rare de dépister un trouble de la communication ou une nécessité de prises en charge individuelles. La date du troisième entretien signifie et signe la fin de la crise. Cet entretien sera le moment du constat, le plus éloigné de la crise vécue par ce groupe ou cette famille ; il sera propice aux diverses demandes ou suggestions exprimées, de poursuite du travail individuel le plus souvent. Le protocole a permis à un ou, le plus souvent, deux membres de la famille de souhaiter poursuivre une démarche, de débuter une réflexion personnelle ; nous ne manquons pas de réfléchir avec eux au meilleur choix d’interlocuteurs. Nous avons