SOINS DE SUPPORT EN ONCOLOGIE Candidoses oropharyngées en oncologie : enjeux épidémiologiques d’une pathologie mésestimée Oropharyngeal candidiasis in cancer: epidemiological issues of an underestimated disease R. Mouttet-Audouard*, E. Lartigau*, E. Luporsi** L es mucites et les candidoses oropharyngées (COP) sont des complications de plus en plus fréquentes des traitements anticancéreux pouvant entraîner des douleurs importantes, une diminution de la prise alimentaire, un retard dans la poursuite des traitements spécifiques et, chez certains patients, des infections systémiques induisant un risque vital. Physiopathologie de la mucite Les premières études montraient que seul l’épithélium était atteint lors des mucites. Cependant, les preuves suggérant le rôle des constituants de la sous-muqueuse se sont accumulées et ont permis à S.T. Sonis et al. en 2004 (1, 2) de définir 5 phases de développement de la mucite : - induction ; - signalisation ; - amplification du signal ; - ulcération et cicatrisation. La première phase correspond à la formation de radicaux libres responsables de lésions directes de l’ADN de l’épithélium et de la sous-muqueuse ainsi que de l’activation des facteurs de transcription. Le facteur nucléaire κb stimule des gènes entraînant la production de cytokines pro-inflammatoires comme le tumor necrosis factor α (TNFα) ou les interleukines 1β (IL-1β) et 6 (IL-6). Des lésions des tissus apparaissent alors et un signal d’apoptose se déclenche. Par ailleurs, la formation de sphingomyélinases et de céramides synthétases, qui activent la voie du céramide responsable de l’apoptose est stimulée par les traitements anticancéreux. L’amplification du signal a pour conséquence une augmentation du nombre et de l’intensité des signaux pro-inflammatoires. L’ulcération de l’épithélium entraîne l’apparition de douleurs invalidantes pouvant se compliquer d’une colonisation bactérienne ou fungique. La cicatrisation permet une résolution des symptômes. Ces 5 phases, bien que décrites séparément, interfèrent et agissent dans un continuum. Elles apparaissent après chaque cycle de chimiothérapie et après chaque séance de radiothérapie. Incidence rapportée des mucites et des candidoses oropharyngées Bien que la physiopathologie de la mucite semble plus claire aujourd’hui, son diagnostic clinique reste néanmoins sous-estimé. Lors des traitements myéloablatifs, l’incidence des mucites varie entre 75 et 100 % selon les études, dont près de 50 % de mucites graves (stade 3 ou 4 de la classification de l’Organisation mondiale de la santé [OMS]). Selon le type de tumeur, les mucites surviennent durant les traitements par chimiothérapie conventionnelle dans 5 à 15 % des cas, mais elles peuvent concerner jusqu’à plus de 40 % des patients lors des chimiothérapies à forte dose ou lors de polychimiothérapies. L’incidence des mucites chez les patients traités par radiothérapie pour un cancer des voies aérodigestives supérieures est de plus de 90 % (1, 3, 4). Peu d’études ont pour objectif principal d’évaluer leur incidence lors des traitements anticancéreux, et celles * Département de radiothérapie, centre Oscar-Lambret, Lille. ** Centre Alexis-Vautrin, Vandœuvrelès-Nancy. La Lettre du Cancérologue • Vol. XIX - n° 8 - octobre 2010 | 491 SOINS DE SUPPORT EN ONCOLOGIE qui existent ne comprennent qu’un nombre limité de patients. Cependant, d’après S.T. Sonis et al. (1), l’incidence des mucites graves est difficile à quantifier dans les études, mais est vraisemblablement sousévaluée. Les signes cliniques comprennent plusieurs éléments : des éléments objectifs, comme l’érythème ou l’ulcération, ainsi que des éléments subjectifs et fonctionnels, comme la douleur ou la difficulté à se nourrir, à déglutir et à parler. Il existe de nombreuses classifications d’évaluation clinique mais aucun consensus n’a encore été établi quant à l’utilisation d’une même échelle pour l’évaluation de la sévérité des mucites. La comparaison des toxicités entre les différentes échelles est souvent impossible car, même si ces échelles utilisent les mêmes termes descriptifs, leurs méthodes de mesure peuvent varier. Parmi elles, la classification de la mucite d’après l’OMS de 1979 (5 stades de 0 à 4) et le National Cancer Institute-Common Toxicity Criteria, version 3.0, 2003 (5 stades), sont les plus employés. Ils permettent d’évaluer les symptômes, les signes cliniques et les anomalies fonctionnelles. L’évaluation clinique d’une même population par deux cliniciens utilisant une même échelle peut mettre en évidence des résultats très différents (5). Ce manque d’objectivité a rendu nécessaire le développement d’autres échelles plus spécifiques, comme l’OMAS (Oral Mucositis Assessment Scale) et l’OMI (Oral Mucositis Index). L’OMAS mesure les signes cliniques de la mucite en différents sites ainsi que ses répercussions subjectives, comme la douleur et la déglutition. L’OMI évalue essentiellement les lésions objectives (atrophie, érythème, œdème, ulcérations ou pseudomembranes) en 9 sites de la cavité buccale. Toutes les échelles doivent être reproductibles, fiables et utilisées par des opérateurs entraînés. Actuellement, la comparaison des incidences et de la sévérité des mucites entre les études n’utilisant pas les mêmes échelles ne peut être réalisée. La COP peut avoir des présentations variées à l’examen, rendant son diagnostic difficile. En effet, la ressemblance entre la mucite et la forme érythé­ mateuse de la COP révélée par des zones dépapillées au niveau du palais ou de la muqueuse buccale peut être responsable d’une sous-évaluation de l’incidence des COP (6, 7). La forme pseudo-membraneuse, avec des enduits blanchâtres sur fond érythémateux localisés sur la langue, la muqueuse labiale et le palais mou, est plus fréquente et de diagnostic plus aisé. D.E. Peterson et al. ont trouvé que le Candida est responsable de la moitié des infections développées lors des traitements des leucémies et des deux tiers 492 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XIX - n° 8 - octobre 2010 des infections survenant lors des traitements anticancéreux des tumeurs solides (8). La qualité variable des prélèvements locaux ainsi que les différentes techniques de culture et les différents milieux utilisés au laboratoire sont responsables de résultats contradictoires concernant le portage et l’infection par Candida chez les patients cancéreux (9). Facteurs de risque de mucite et candidose oropharyngée De nombreux facteurs de risque de mucotoxicité ont été envisagés, liés au patient lui-même ou aux caractéristiques thérapeutiques. Seul le protocole de chimiothérapie ou de radiothérapie utilisé et la durée du traitement représentent des facteurs de risque extrinsèques établis (10). Concernant les facteurs de risque intrinsèques, plusieurs profils semblent présenter un risque accru : les enfants, les femmes, les personnes âgées et les patients dénutris. L’absence d’hygiène bucco-dentaire, la myélosuppression, une sécrétion salivaire diminuée et un antécédent de traitement anticancéreux représentent d’autres facteurs de risque, tout comme la persistance d’un tabagisme actif (10-14). Enfin, les traitements associés comme les antibiotiques à large spectre et les corticoïdes altèrent la flore microbienne buccale et sont responsables d’un déséquilibre prédisposant les patients à une COP. Des facteurs de risque génétiques ont été étudiés afin d’expliquer les susceptibilités individuelles : un déficit partiel en dihydropyrimidinedéshydrogénase semble être associé à un risque accru de mucite lié à la chimiothérapie de type 5 fluorouracil (5-FU) [15]. Malgré tout, il est impossible d’identifier a priori les patients qui développeront une mucite lors du traitement. Cependant, la piste des facteurs de risque génétiques semble prometteuse (1). Traitements par chimiothérapie et radiothérapie : modalités incriminées En hématologie, le risque de mucite est principalement lié au conditionnement avant greffe de cellules souches hématopoïétiques (GCSH). Lors des GCSH sans irradiation corporelle totale (ICT), les protocoles de conditionnement les plus utilisés sont le BEAM (carmustine, étoposide, cytarabine, melphalan), l’association busulfan-melphalan et l’association busulfan-cyclophosphamide, avec une SOINS DE SUPPORT EN ONCOLOGIE incidence de mucites de grades 3 et 4 (selon l’OMS) de respectivement 25 à 40 % pour le BEAM et de 41 à 92 % pour l’association busulfan-melphalan (16). Lors des GCSH avec ICT, traitement alliant une irradiation de 8 à 12 Gy et une chimiothérapie de type cyclophosphamide le plus souvent, une mucite nécessitant un traitement apparaît chez 70 à 80 % des patients. Hors contexte de GCSH, les cas sont moins fréquents. L’incidence des mucites sévères lors du traitement des lymphomes non hodgkiniens (LNH), dont le protocole le plus utilisé est le CHOP (cyclophosphamide, doxorubicine, vincristine, prednisone) associé ou non à du rituximab, est d’environ 5 % (13). Cette incidence n’est pas modifiée par l’adjonction de rituximab. Lors du traitement des leucémies aiguës myéloblastiques, l’incidence des mucites sévères est de 12 %, alors qu’elle est de 34 % lors de traitement des leucémies aiguës lymphoblastiques (1). Concernant la survenue d’une COP, V. Ramirez-Amador et al. ont mis en évidence une incidence de 22 % parmi les 50 patients traités par chimiothérapie pour leucémie et LNH (12). Dans le cadre des tumeurs solides, la mucotoxicité dépend de l’agent anticancéreux, du protocole, de la durée et de la dose d’administration. Les mucites apparaissent généralement vers le 5e jour des protocoles et culminent vers le 7e jour. S.T. Sonis et al. ont déterminé l’incidence des mucites de grades 3 et 4 selon la nature de l’agent anticancéreux à partir des données de la littérature entre 1996 et 2002 : ils ont montré que les protocoles à base de 5-FU, d’irinotécan, de méthotrexate et d’anthracycline sont les plus mucotoxiques. Le 5-FU seul entraîne un risque de mucite sévère de 2 %, alors que ce risque est de 14 % lorsqu’il est administré en continu avec de l’acide folinique. Le risque est plus important encore dans les protocoles de polychimiothérapie comprenant du 5-FU : en effet, lorsqu’il est associé à des anthracyclines et du docétaxel, le risque de mucite orale sévère augmente et passe à 66 %. L’association taxane5-FU ou docétaxel-5-FU-acide folinique entraîne des mucites buccales sévères dans plus de 40 % des cas. Les sels de platine seuls entraînent un risque de 3 %, versus 18 % lors de l’association avec du 5-FU. L’irinotécan est plus souvent responsable de mucites gastro-intestinales que de mucites buccales (30 versus 2 % respectivement). Le méthotrexate est mucitogène. Son association aux sels de platine et à l’acide folinique entraîne un risque de mucite sévère buccale de 18 %. Les anthracyclines sont responsables de mucites buccales sévères dans 10 % des cas (1). Cependant, cette étude ne tient pas compte du protocole de chimiothérapie : la dose, le nombre de cures et la voie d’administration influencent également fortement la mucotoxicité orale, et d’autant plus que les protocoles sont agressifs. J.A. Jones et al., en 2006, ont évalué la mucotoxicité des nouveaux protocoles de chimiothérapie employés dans le traitement du LNH et de certaines tumeurs solides. Ainsi, le protocole TAC (docétaxel, doxorubicine, cyclophosphamide) dans le traitement adjuvant du cancer du sein est associé à l’apparition d’une mucite buccale chez 60 % des femmes, dont 5 % de mucites sévères (13). L’adjonction d’étoposide dans le protocole CHOP pour le traitement des LNH est associée à un risque de mucite buccale de plus de 10 %, versus 5 % pour le protocole CHOP (13). À la différence de la chimiothérapie, les lésions induites lors des radiations sont limitées au volume de tissu irradié, et le degré de toxicité dépend du protocole employé : type de rayonnement, dose totale, volume traité et modalités du fractionnement. La mucite fait partie des toxicités aiguës influencées par plusieurs facteurs : le type de fractionnement utilisé, la myélosuppression, l’immunodépression, le déficit en immunoglobuline A (IgA) et la colonisation virale, bactérienne ou fongique (16). La radiothérapie hyperfractionnée (plusieurs séances par jour) et la radio­thérapie hyperfractionnée accélérée (plusieurs séances par jour et durée totale de traitement raccourcie) sont associées à une mucotoxicité augmentée. En revanche, d’autres techniques, comme la radiothérapie conformationnelle avec modulation d’intensité (RCMI), sont associées à une diminution de l’incidence et de la sévérité des lésions muqueuses (17, 18). Lors des traitements des cancers de la sphère des voies aéro-digestives supérieures par radiothérapie en fractionnement conventionnel, une mucite apparaît à des doses de 1 000 à 2 000 cGy vers la 2e semaine d’irradiation (19), sous la forme d’un érythème intense qui évolue vers l’ulcération vers 3 000 cGy. L.S. Elting et al. ont mis en évidence l’absence de différence dans la survenue, la sévérité et l’évolution des mucites lors des traitements par radiothérapie des cancers de la cavité buccale et de l’oropharynx comparativement à ceux des cancers du larynx et de l’hypopharynx (5). Ces résultats viennent contredire certaines études précédentes, probablement du fait de la difficulté de l’examen clinique du larynx et de l’hypopharynx, qui entraîne une mésestimation de l’incidence des mucites de ces régions. La Lettre du Cancérologue • Vol. XIX - n° 8 - octobre 2010 | 493 SOINS DE SUPPORT EN ONCOLOGIE Parmi les toxicités des traitements par radiothérapie des cancers des voies aéro-digestives supérieures, la xérostomie secondaire à l’irradiation des glandes salivaires est responsable d’une colonisation par Candida chez près de 93 % des patients et d’une COP chez 17 à 29 % d’entre eux selon les études (20-22), le plus souvent due à Candida albicans, bien que d’autres espèces de Candida soient également détectées de plus en plus fréquemment (23). Une meilleure connaissance épidémiologique concernant la survenue des mucites et des candidoses oropharyngées lors des traitements anticancéreux est déterminante afin d’améliorer la précocité du diagnostic et la prise en charge thérapeutique. ■ Références bibliographiques 1. Sonis ST, Elting LS, Keefe D et al. Perspectives on cancer therapy-induced mucosal injury: pathogenesis, measurement, epidemiology, and consequences for patients. Cancer 2004;100(9):1995-2025. 2. Sonis ST. Oral mucositis in cancer therapy. J Support Oncol 2004;2(3):3-8. 3. National Cancer Institute. Oral complication of chemotherapy and head and neck radiation. http://www.cancer. gov/cancertopics/pdq/supportivecare/oralcomplications/ healthprofessional (2009). 4. Rubenstein EB, Peterson DE, Schubert M et al. Clinical practice guidelines for the prevention and treatment of cancer therapy-induced oral and gastrointestinal mucositis. Cancer 2004;100(9):2026-46. 5. Elting LS, Keefe DM, Sonis ST et al. 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