Prise en charge de la toxicité des thérapies ciblées et gastro-intestinales

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SOINS ONCOLOGIQUES
DE SUPPORT
Prise en charge de la toxicité
des thérapies ciblées
sur les muqueuses buccales
et gastro-intestinales
dans le traitement
du cancer du sein
Le cas particulier des stomatites sous inhibiteur
de mTOR
Management of biotherapy-induced toxicity on oral
and gastrointestinal mucosa in the treatment of breast
cancer
The specific case of stomatitis provoked by TOR inhibitors
R.J. Bensadoun*, D. Collangettes**, J.C. Fricain***
P
R.J. Bensadoun déclare
ne pas avoir de liens d’intérêts.
Les autres auteurs
n’ont pas précisé leurs éventuels
liens d’intérêts.
* Centre de Haute-Énergie, Nice.
** Centre Jean-Perrin, ClermontFerrand.
*** Hôpital Pellegrin et université de
Bordeaux.
armi les effets indésirables des traitements
anticancéreux, les lésions des muqueuses
buccales et gastro-intestinales font partie
des plus constants et des plus limitants. Même
s’ils ne savent pas totalement les contrôler, les
oncologues sont donc familiarisés avec ces toxicités lorsqu’elles sont provoquées par la radiothérapie et/ou la chimiothérapie. Les biothérapies
ou thérapies ciblées, qui font maintenant partie
des standards de traitement, ont initialement été
considérées comme beaucoup mieux tolérées que
les cytotoxiques. Depuis, on a appris à reconnaître
leurs effets indésirables et constaté que certaines
thérapies ciblées s’accompagnent d’une atteinte
très fréquente des muqueuses. Cependant, celle-ci
diffère de l’atteinte radio- et/ou chimio-induite et le
clinicien s’interroge souvent devant ces lésions : de
quoi s’agit-il exactement ? Comment en apprécier
la sévérité ? Comment les prévenir et les traiter ?
Dans cet article, nous allons tenter de faire le point
sur ces questions, en illustrant notre propos avec le
124 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXIII - n° 3 - mars 2014
cas du cancer du sein, et plus spécifiquement celui
des mucites provoquées par les inhibiteurs de mTOR
dans cette indication.
La mucite ou les mucites ?
Définition de la mucite
La mucite est une altération de l’épithélium et du
tissu conjonctif sous-jacent se traduisant par des
ulcérations (1). Ces lésions s’étendent de la bouche
à l’anus mais, en pratique, le terme de mucite est
souvent synonyme de lésions de la muqueuse
buccale et oropharyngée. De fait, les atteintes
digestives hautes, gastriques et œsophagiennes
sont rarement rapportées et la mucite du tube
digestif bas n’est généralement identifiée que par
l’existence d’une diarrhée, effet indésirable par
ailleurs quasi constant des traitements pharmacologiques et manquant donc totalement de spécificité.
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Or, l’altération de la muqueuse intestinale provoque
également d’autres symptômes (ballonnements,
douleurs abdominales) et une malabsorption qui
contribue à la dénutrition. Il ne faut donc pas
négliger ces effets sur la muqueuse digestive, eux
aussi responsables d’une altération de la qualité de
vie et de limitations dans le traitement.
Conséquences de la mucite
selon la sévérité des lésions
Les conséquences de la mucite peuvent aller de
la simple gêne à la mise en jeu du pronostic vital.
Lorsqu’elle est sévère, elle engendre un inconfort
et une douleur qui peuvent provoquer désocialisation et altération de la qualité de vie. La limitation
de l’alimentation peut dégrader l’état nutritionnel
du patient et nécessiter la mise en œuvre d’une
nutrition entérale ou parentérale. La sévérité des
lésions peut également nécessiter la réduction des
doses, voire l’interruption plus ou moins prolongée
du traitement anticancéreux, et donc entraîner une
perte de chance pour le patient. Si la décision de
réduction des doses n’est pas prise par le médecin,
on peut penser que, dans un certain nombre de cas,
le patient qui souffre à cause de son traitement en
prend lui-même l‘initiative. La sévérité des mucites
est déterminée par le grade, NCI-CTC ou OMS, qui
combine les signes cliniques à l’examen et les signes
fonctionnels (tableaux I et II).
Différents types de mucite
◆ Mucites radio- ou chimio-induites
Les lésions provoquées par les différents types de
traitement varient en termes d’incidence, de sévérité
et de présentation clinique : il n’y a pas “une” mais
“des” mucites.
La radiothérapie possède une action toxique locale,
directe, sur la muqueuse. Dans les cancers de la tête
Tableau I. Sévérité de la mucite orale, grades NCI-CTC version 3.0 et OMS.
NCI-CTC
Grade
OMS
Signes cliniques
Signes fonctionnels
0
Absence de mucite
1
Érythème de la muqueuse
Symptômes minimes, alimentation
normale
Érythème, sensation désagréable
(douleur)
2
Ulcérations isolées ou
pseudomembranes
Symptomatique mais possibilité
de s’alimenter avec une diététique
adaptée
Érythème, ulcères, alimentation
solide possible
3
Ulcérations confluentes,
pseudomembranes, hémorragie
au contact
Symptomatique et incapacité
à s’alimenter et à s’hydrater
de manière correcte
Ulcères, alimentation uniquement
liquide possible
4
Nécrose, hémorragie spontanée
Symptomatique avec menace
du pronostic vital
Alimentation per os impossible,
alimentation entérale (par sonde)
ou parentérale obligatoire
5
Absence de mucite
Décès
Décès
Tableau II. Sévérité de la diarrhée (grade NCI-CTC).
NCI-CTC
Grade 1
• Diarrhées (quelle qu’en soit
l’origine : intestin grêle, côlon
ou stomie)
• Augmentation de moins
de 4 selles de plus que
le nombre habituel de selles
par jour
Grade 2
• Augmentation de 4 à 6 selles
de plus que le nombre habituel
de selles par jour
• Hydratation intraveineuse
nécessaire pendant moins
de 24 heures
• Pas d’impact sur la vie
quotidienne
Grade 3
• Augmentation supérieure
à 7 selles de plus que le nombre
habituel de selles par jour
• Hydratation intraveineuse
nécessaire pendant 24 heures
ou plus
• Hospitalisation requise
Impact sur la vie quotidienne
Grade 4
• Risque vital (signe
de choc, etc.)
La Lettre du Cancérologue • Vol. XXIII - n° 3 - mars 2014 | 125
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et du cou, elle provoque une mucite de façon très
fréquente, voire constante lorsqu’elle est associée
à une chimiothérapie, une forte proportion de cas
se révélant sévères (1, 2). De la même façon, les
patients qui reçoivent un conditionnement myéloablatif avant greffe de cellules souches hématopoïétiques développent presque systématiquement
des lésions de mucite, qui sont habituellement
sévères (2). La chimiothérapie seule provoque aussi
des mucites, avec une fréquence variable selon
les protocoles utilisés (3). Une étude prospective
récente a montré une prévalence globale de 64 %
tous cancers et protocoles confondus, avec une
plus grande fréquence observée dans les cancers
du sein (4).
Cliniquement, ces mucites se présentent comme
une inflammation douloureuse de la cavité buccale
avec un érythème, puis des ulcérations irrégulières, plus ou moins superficielles et confluentes
et souvent recouvertes de pseudomembranes,
apparaissent dans la bouche sur les muqueuses
non kératinisées, avec extension œsophagienne
possible (5, 6). Une surinfection fongique est
fréquemment associée (5).
dans la survenue des effets indésirables. Enfin, elles
provoquent également d’autres effets (agueusie,
sécheresse de la bouche) qui, même en l’absence
de lésions apparentes, peuvent accentuer les
conséquences néfastes sur l’alimentation (6). La
physiopathologie de la mucite sous thérapie ciblée
est mal connue. Pour les inhibiteurs de mTOR, il
pourrait s’agir d’un effet direct de l’inhibition des
voies impliquées dans la croissance cellulaire et la
réparation tissulaire.
◆ Mucites sous thérapies ciblées
Les mucites induites par les thérapies ciblées ne
répondent pas à la même physiopathologie et
se manifestent par des lésions différentes. Mais
cette distinction ne suffit pas : les thérapies ciblées
varient aussi entre elles quant à leur pouvoir “mucitogène”, très variable selon que l’on considère les
anti-EGFR, les anti-VEGF, les inhibiteurs de mTOR
ou les inhibiteurs de tyrosine kinase (ITK) multicibles (tableau III). L’incidence des mucites a été
initialement sous-estimée car elles étaient peu
rapportées dans les études cliniques. Par ailleurs,
les thérapies ciblées sont fréquemment associées
aux chimiothérapies cytotoxiques. Il est alors difficile de distinguer la part des unes ou des autres
Description des mucites sous inhibiteurs
de mTOR
Toxicité muqueuse
des inhibiteurs de mTOR
dans le cancer du sein
Le traitement du cancer du sein s’est radicalement
modifié au cours des dernières années avec l’introduction des thérapies ciblées. Récemment, l’évérolimus a obtenu une autorisation de mise sur le
marché (AMM) en association avec l’exémestane
dans les cancers hormonosensibles.
La stomatite fait partie des toxicités les plus
fréquentes et les plus limitantes des inhibiteurs
de mTOR. Une revue de 44 études ayant inclus
plus de 2 800 patients (dont 345 atteints d’un
cancer du sein) a montré que la mucite était
l’événement indésirable le plus fréquent tous
grades confondus (73,4 %), et le troisième plus
fréquent des événements indésirables de grade 3
ou 4 (20,7 % des patients et 10 % de l’ensemble
des mucites), responsable de 27 % des réductions
de dose et de 13 % des arrêts de traitement pour
toxicité (7). On utilise plus volontiers le terme de
Tableau III. Incidence des mucites sous thérapie ciblée dans le cancer du rein (5).
Sunitinib
Grades 1-4
(3-4)
Sorafénib
Grades 1-4
(3-4)
Bévacizumab
Grades 1-4
(3-4)
Temsirolimus
Grades 1-4
(3-4)
Évérolimus
Grades 1-4
(3-4)
Pazopanib
Grades 1-4
(3-4)
45 (3)
21 (6)
30 (0)
41 (3)
40 (9)
< 10 (< 1)
Épistaxis (%)
7-12 (1)
<5
Près de 50
Dysgueusie (%)
44 (< 1)
Ostéonécrose
de la mâchoire
Quelques cas
rapportés
Non rapporté
Non rapporté
Mucite (%)
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15
Quelques cas
rapportés
Quelques cas
rapportés
Non rapporté
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stomatite que celui de mucite pour les lésions
orales. Il s’agit généralement d’ulcérations aux
contours réguliers “à l’emporte-pièce”, de petite
taille mais parfois profondes, très douloureuses et
d’évolution prolongée, entourées parfois d’un halo
érythémateux, évoquant une stomatite aphteuse ou
herpétique. Ces ulcérations touchent la muqueuse
jugale, les lèvres, la langue et le plancher de la
bouche (muqueuses non kératinisées) et entraînent
une gêne fonctionnelle souvent très importante
par rapport à l’aspect macroscopique et à la taille
de la lésion, généralement inférieure à 0,5 cm
de diamètre (5, 6, 8). Elles apparaissent rapidement après le début du traitement, avec un pic de
fréquence vers le cinquième jour (8), mais certaines
études rapportent plutôt une durée médiane de
15 jours entre le début du traitement et l’apparition
des lésions (étude BOLERO-2) [9]. Elles semblent
associées à une plus grande fréquence des événements indésirables dermatologiques, tels que les
rashs (8), ce qui suggère un mécanisme physiopathologique très différent de celui des lésions
radio- et/ou chimio-induites. Des effets digestifs
sont associés dans un tiers des cas environ (5). Les
stomatites sous inhibiteur de mTOR disparaissent
souvent en 2 à 3 semaines sans laisser de cicatrices
et elles récidivent dans environ 25 % des cas (5).
les ulcérations peuvent ne pas être rapportées en
raison de leur petite taille. La version 4.0 est certainement plus performante.
Prise en charge prophylactique
et curative des mucites
sous thérapie ciblée
Les recommandations publiées jusqu’à maintenant
par l’Association francophone pour les soins oncologiques de support (AFSOS), l’European Society
for Medical Oncology (ESMO) ou la Multinational
Association of Supportive Care in Cancer (MASCC)
[2, 13, 14] concernent les mucites radio- et/ou chimioinduites ; il n’est fait aucune mention de celles provoquées par les thérapies ciblées. D’autre part, elles
reposent le plus souvent sur des avis d’experts car
il y a très peu d’essais cliniques de haut niveau de
preuve. On peut penser qu’en matière de prévention, les mesures générales s’appliquent à tous les
types de traitement (mesures d’hygiène et de soins
buccodentaires). Avant de débuter un traitement
par thérapie ciblée, il convient donc de réaliser un
Tableau IV. Incidence des mucites sous inhibiteurs de mTOR dans le cancer du sein (principales
études comparatives).
Méthodologie
Tous grades
confondus (%)
Grade 3-4
(%)
Évérolimus + tamoxifène (n = 54)
versus tamoxifène (n = 57)
56 versus 7
11 versus 0
Évérolimus 10 mg/j (n = 33)
versus évérolimus 70 mg/sem. (n = 16)
13 versus 4
0 versus 0
Évérolimus + létrozole (n = 139)
versus létrozole + placebo (n = 132)
36,5 versus 6,1
2,2 versus 0
Évérolimus + exémestane (n = 485)
versus exémestane (n = 239)
56 versus 11
8 versus 1
Évérolimus + paclitaxel (n = 202)
versus paclitaxel (n = 201)
66,8 versus 54,1
7,1 versus 2,6
Chan 2005
Temsirolimus 75 mg/sem. (n = 55)
versus temsirolimus 250 mg/sem. (n = 54)
75 versus 65
6 versus 14
HORIZON
Wolff 2013
Temsirolimus 30 mg/j + létrozole (n = 556)
versus létrozole (n = 556)
26 versus 2
12 versus < 1
Incidence
Dans le cas particulier du cancer du sein, c’est surtout
l’évérolimus qui a été étudié puisque la molécule a
reçu récemment une AMM. L’incidence des mucites
sous évérolimus est proche de 55 % tous grades
confondus (tableau IV). Il faut noter que l’incidence et la sévérité des mucites sous inhibiteur de
mTOR dans le cancer du sein semblent légèrement
supérieures à celles observées dans d’autres types
de cancer ; dans les cancers du rein, il y a 44 % de
stomatites tous grades confondus et 4 % de grade 3
ou 4 (10). Cependant, elles sont comparables à
celles publiées, par exemple, dans le traitement des
tumeurs neuroendocrines digestives : dans les études
RADIANT-2 et RADIANT-3, il y a eu respectivement
62 et 64 % de stomatites tous grades confondus et
respectivement 7 et 7 % de grade 3 ou 4 (11, 12).
Les formes de grade 3-4 sont assez rares. La
plupart sont de grade 2, ce qui entraîne déjà une
gêne significative pour le patient. Il faut noter
que la version 3.0 du NCI-CTC n’est pas réellement appropriée à la cotation de la sévérité des
stomatites associées aux inhibiteurs de mTOR car
Évérolimus
Études de phase II
TAMRAD
Ellard 2009
Baselga 2009
Études de phase III
BOLERO-2
GBG-44
Temsirolimus
La Lettre du Cancérologue • Vol. XXIII - n° 3 - mars 2014 | 127
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Quel est votre rôle en tant qu’odontologiste travaillant dans un centre de
lutte contre le cancer ?
Avant l’instauration de certains traitements anticancéreux, les patients me sont adressés
pour un bilan buccodentaire. Idéalement, cela devrait être fait dès la consultation d’annonce.
Un orthopantomogramme est prescrit, puis je procède à un examen clinique : les dents
délabrées sont avulsées avant le début du traitement et les soins nécessaires, comportant un
détartrage très minutieux, sont effectués par le chirurgien-dentiste. Une éducation à l’hygiène
buccodentaire est mise en place (3 brossages par jour avec une brosse à dents souple, voire
chirurgicale, plus 8 à 10 bains de bouche au bicarbonate à 1,4 %).
Si, malgré la prévention, une mucite survient, quelle est, selon vous, la conduite
à tenir ?
Selon le grade de la mucite, la prise en charge est différente, mais dès le grade 1, je préconise
la poursuite des bains de bouche pluriquotidiens au bicarbonate à 1,4 %. J’insiste sur le fait
qu’aucun autre produit ne doit être ajouté à cette solution. Il existe aussi maintenant des bains
de bouche contenant du bicarbonate et de la glycérine, qui sont plus simples d’utilisation pour
le patient car ils ont une meilleure stabilité et donc se conservent plus longtemps. Mais ces
produits ne sont pas remboursés. Les solutions alcooliques sont proscrites. À partir du grade 3,
le patient ne peut plus se brosser les dents à cause de la douleur, l’hygiène de la bouche est
assurée en utilisant des bâtonnets de mousse pédiatriques que l’on trempe dans une solution
bicarbonatée ou dans de l’eau oxygénée à 3 %. Pour le traitement des lésions, dès le grade 2, je
pratique des séances de laser, basse énergie, hélium-néon. Je réalise en général 2 ou 3 séances.
Le patient constate une amélioration dès la première. Ce traitement est indolore, très efficace,
très simple d’utilisation, mais demande du temps s’il y a beaucoup de lésions. Ensuite, j’applique
sur la muqueuse buccale de la paraffine, qui forme un écran protecteur (sauf si le patient est
sous oxygène). Des antalgiques sont prescrits dès le grade 2, et l’alimentation est adaptée
selon le grade. En cas de surinfection, un traitement antibiotique peut être indiqué.
La prise en charge est-elle différente selon que la stomatite est provoquée
par une radiothérapie, une chimiothérapie cytotoxique ou une thérapie ciblée ?
La stratégie, prophylactique ou curative, est identique dans tous les cas. Le plus important est
une prise en charge la plus précoce possible et l’éducation du patient.
Encadré 1. Point de vue du Dr D. Collangettes (odontologiste, centre Jean-Perrin,
Clermont-Ferrand).
Dans votre pratique, comment traitez-vous les mucites induites par les
traitements anticancéreux ?
Dans le cas des mucites provoquées par les chimiothérapies, je prescris des bains de bouche
de corticoïdes pour l’effet anti-inflammatoire et, parfois, des bains de bouche à la povidone
iodée pour l’effet antiseptique. Les mucites induites par les thérapies ciblées sont différentes
dans leur présentation clinique et plus localisées puisqu’elles provoquent des ulcérations
aphtoïdes ; j’utilise donc un traitement local à base de dermocorticoïdes (clobétasol). Comme
il n’existe pas de forme galénique adaptée à la cavité buccale, il faut commencer par assécher
la muqueuse au moyen d’une compresse puis appliquer le dermocorticoïde au doigt. On peut
aussi prescrire des préparations magistrales à base de corticoïdes et de lidocaïne. Quand les
lésions sont très douloureuses, les patients sont en général bien soulagés par une séance de
laser à basse énergie, suivie d’un relais par corticoïdes locaux. En fait, il faut bien reconnaître
qu’il n’existe aucun traitement préventif ni curatif qui ait fait la preuve de son efficacité, en
dehors de la palifermine, dont l’usage est très limité, et du laser. Même les traditionnels bains
de bouche au bicarbonate font partie des habitudes de prescription, des idées reçues que l’on
ne cherche pas à remettre en question, mais ils n’ont jamais démontré leur effet ; d’autre
part, réaliser 10 bains de bouche par jour comme le préconisent les recommandations est
impossible pour la plupart des patients. Finalement, chaque centre utilise ses propres recettes
(magic mouthwash, pour reprendre l’expression des Anglo-Saxons). On manque vraiment de
traitements spécifiques et d’études de bon niveau de preuve pour améliorer la prise en charge
des mucites induites par les traitements anticancéreux.
Encadré 2. Point de vue du Pr J.C. Fricain (consultation de pathologies de la muqueuse
buccale, unité de médecine buccodentaire, hôpital Pellegrin, Bordeaux).
128 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXIII - n° 3 - mars 2014
examen de la cavité buccale et d’adresser le patient
à un dentiste ou à un stomatologue pour une remise
en état si nécessaire : traitement des foyers infectieux, suppression des facteurs traumatisants, etc.
(encadré 1) [5]. Des outils simples ont été élaborés
pour aider à juger de l’état de la bouche, comme la
grille OAG (Oral Assessment Guide) [15]. L’état nutritionnel du patient doit être évalué et il faut donner
des conseils hygiéno-diététiques : éviter les produits
épicés et alcoolisés, les dentifrices mentholés, les
aliments potentiellement traumatisants, utiliser une
brosse à dents souples, assurer une hygiène optimale de la bouche et des prothèses (5). L’hydratation
doit être importante (au moins 2 litres par jour). La
prévention par des bains de bouche antiseptiques
ou au bicarbonate semble peu efficace dans le cas
des mucites induites par les inhibiteurs de mTOR (7).
Le traitement curatif des stomatites sous thérapie
ciblée consiste en des soins de support et en une
réduction des doses si nécessaire, voire l’interruption
momentanée du traitement, décisions prises en fonction de la sévérité (7, 16). Les bains de bouche pluriquotidiens à base de bicarbonate de sodium à 1,4 %
avant et après les repas restent recommandés, même
s’ils n’ont jamais fait la preuve de leur efficacité, sans
antifongiques s’il n’y a pas de surinfection fongique
documentée. Il est possible d’y associer des anesthésiques locaux et/ou des corticoïdes (méthylprednisolone hémisuccinate) si la composante inflammatoire
est très importante (16). On peut également y ajouter
des comprimés de misoprostol (cytoprotecteur). On
peut appliquer localement, sur les lésions, du gel de
lidocaïne chlorhydrate monohydrate (anesthésiant)
ou du sucralfate (ce dernier peut également être administré oralement sous forme de solution buvable).
Les antalgiques doivent être adaptés au niveau de
douleur ; les morphiniques sont souvent indispensables à partir du grade 3. Les patchs peuvent être
intéressants en cas de difficultés à avaler. L’application
locale de corticoïdes semble apporter aux patients un
soulagement rapide (17). Ce traitement par corticoïdes
locaux est d’ailleurs utilisé par les transplanteurs,
qui sont également confrontés au problème de la
mucite chez leurs patients recevant un traitement
immunosuppresseur par inhibiteurs de mTOR (18, 19).
Il n’existe pas de forme galénique spécifique, et on
applique donc directement un dermocorticoïde sur
les lésions aphtoïdes. Des essais sont en cours pour
valider cette stratégie thérapeutique et mieux définir
ses modalités (encadré 2). L’utilisation de facteurs de
croissance des kératinocytes (palifermine) n’a pas été
étudiée dans les stomatites liées aux thérapies ciblées
et ils ne peuvent donc pas être recommandés dans
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cette indication. Le laser de basse énergie a démontré
son efficacité pour réduire l’incidence et la sévérité
des mucites induites par de hautes doses de chimiothérapie ou une association radiochimiothérapie (20).
Cependant, on manque de données sur l’utilisation de
cette technique dans la prise en charge des mucites
sous thérapies ciblées et l’on espère que les études en
cours nous apporteront les réponses à ces questions.
En cas de dysphagie importante avec carences nutritionnelles, une suppléance nutritionnelle doit être
discutée (alimentation entérale par sonde nasogastrique ou alimentation parentérale).
En dehors de ces traitements, les “petits moyens”
sont importants et requièrent obligatoirement une
éducation du patient pour lui apprendre les règles
d’hygiène et d’alimentation (encadré 3).
Conclusion
La prévention et la prise en charge de la mucite font
partie des soins de support fondamentaux, ou plutôt
des soins “d’optimisation thérapeutique” à apporter
aux patients. Avec l’arrivée des thérapies ciblées dans
▸ Éviter les aliments qui nécessitent une mastication et préférer les liquides et aliments mixés.
▸ Favoriser une alimentation froide, à température ambiante ou glacée : crèmes glacées,
compotes de fruits, desserts lactés, légumes cuits écrasés ou en purée, viandes ou poissons
écrasés ou mixés.
▸ Supprimer les aliments :
– épicés (poivre, piment, curry) ;
– acides (vinaigre, moutarde, jus de fruits [citron, orange, raisin], certains légumes
et fruits crus [tomates, fraises, etc.]) ;
– frits et/ou salés (biscuits apéritifs, pommes de terre chips, cacahuètes, etc.) ;
– irritants (gruyère, noix, alcool, etc.).
▸ Mesures associées pour favoriser la prise alimentaire : utiliser un antalgique systémique
30 minutes avant le repas, réaliser un bain de bouche comprenant de la lidocaïne 20 minutes
avant le repas, sans avaler, pour éviter les fausses routes.
Encadré 3. Éducation du patient pour la prise en charge des mucites (5).
le traitement du cancer du sein, nous redécouvrons
sous un jour un peu différent cet effet indésirable très
gênant pour les patients. La prise en charge est bien
sûr multidisciplinaire, mais c’est d’abord à l’oncologue médical d’y penser, d’en parler, de prévenir
et de dépister par un examen systématique de la
cavité buccale et un interrogatoire adapté.
■
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Références bibliographiques (suite de la p. 129)
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