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O S S I E R
Acides gras et prévention du cancer du sein :
mythe ou réalité ?
Fatty acid and risk of breast cancer : a fact or not ?
! L. de Poncheville*, **, V. Maillard*, E. Germain*, M.L. Jourdan*, G. Body*, V. Chajès*, P. Bougnoux*
L
du cancer du sein est élevée (40 000 nou‘ incidence
veaux cas en 2002) et représente un véritable pro-
blème de santé publique. Cela nécessite un renforcement des stratégies de prévention. Cette incidence est très
variable d’un pays à l’autre : élevée dans les pays développés,
à l’exception du Japon et de la Chine où elle reste basse, globalement plus faible dans les pays du sud de l’Europe que dans
ceux du Nord ou en Europe de l’Ouest, intermédiaire en
France. Cette disparité géographique ne peut être liée uniquement à des facteurs génétiques.
L’étude des populations migrantes a permis de montrer que le
taux d’incidence des cancers se modifiait avec les générations
pour atteindre celui du pays dans lequel elles migrent. Ainsi,
les Japonais qui migrent vers Hawaii (dont les habitudes culturelles sont proches de celles des États-Unis) voient, à partir de
la deuxième génération, leurs types de cancer évoluer en
même temps que leur changement de mode de vie : le cancer
de l’estomac diminue pour laisser place à des cancers plus
occidentaux comme le cancer du sein, du côlon… De plus, les
jumeaux, qui ont un même patrimoine génétique, présentent
une prévalence pour le cancer différente s’ils adoptent un
mode de vie différent.
De nombreux facteurs environnementaux, tels que l’alimentation, le tabac et l’activité physique, interviennent dans l’apparition du cancer. L’alimentation ainsi que le tabac sont les
deux déterminants majeurs puisque chacun d’entre eux intervient pour environ 30 à 35 % (de 20 à 60 %, en fonction du site
du cancer) des causes de cancer accessibles à une prévention
(1). À côté des campagnes visant à diminuer la consommation
de tabac pour lutter plus particulièrement contre le cancer du
poumon, il serait donc bienvenu de pouvoir édicter des recommandations nutritionnelles précises. Différentes études ont été
entreprises pour tenter d’évaluer l’importance des acides gras
dans la prévention et le traitement du cancer du sein.
* Nutrition, croissance et cancer, INSERM EMI-U 0211, faculté de médecine, 2,
bis boulevard Tonnelé, 37032 Tours Cedex.
** Service de gynécologie obstétrique, CHU d’Angers, 4, rue Larrey,
49033 Angers Cedex.
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RÔLE DES ACIDES GRAS DANS LA PRÉVENTION
DU CANCER DU SEIN
Pour tenter de répondre à cette question, nous allons aborder
successivement les données épidémiologiques qui ont débouché sur la réalisation d’expérimentations in vitro (cultures cellulaires) puis in vivo (modèle animal).
Les données des études épidémiologiques
portant sur les apports quantitatifs
Leur but est d’évaluer la relation entre la consommation
moyenne d’acides gras alimentaires et l’incidence et/ou la
mortalité par cancer du sein. Elles ont permis d’établir une
relation positive entre la quantité de calories d’origine lipidique et l’incidence du cancer du sein (ce qui n’est pas
retrouvé pour les glucides et les lipides). Cette corrélation
serait plus forte avec des graisses saturées qu’avec des graisses
mono-insaturées ou avec les acides gras poly-insaturés
(AGPI). Des études analytiques (cas-témoins et de cohorte) ont
également été réalisées. Les résultats de ces études sont contradictoires et ne permettent pas de conclure formellement à une
relation entre la consommation totale d’acides gras et le risque
de cancer du sein. En effet, les études cas-témoins et de corrélation (2) rapportent une augmentation du risque du cancer du
sein, alors que les études de cohorte ne retrouvent pas systématiquement de corrélation (3).
Ainsi, il est difficile de connaître le rôle des acides gras dans le
risque de cancer du sein. Des études ont donc été réalisées
pour évaluer leur rôle d’un point de vue qualitatif.
Les données des études épidémiologiques qualitatives
Certaines études ont évalué la relation entre apport alimentaire
en acide alpha-linolénique (acide gras d’origine végétale :
légumes verts à feuilles et certaines huiles végétales comme le
colza) et le risque de cancer du sein. Les résultats sont également contradictoires (4, 5). D’autres études ont porté sur les
AGPI oméga-3 à longue chaîne tels que l’acide docosahexaénoïque [DHA], présent dans les produits d’origine marine,
mais elles n’ont pas retrouvé d’association significative au
risque de cancer du sein (6, 7). Ces résultats négatifs ou
contradictoires obtenus à partir de données épidémiologiques
s’expliquent en grande partie par l’imprécision de l’évaluation
de la consommation alimentaire dans ce type d’étude (8).
La Lettre du Gynécologue - n° 280 - mars 2003
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Pour contrecarrer ces imprécisions, des marqueurs biochimiques comme le sang et le tissu adipeux ont été évalués.
En effet, la composition des lipides membranaires n’est pas
génétiquement programmée ; elle dépend des acides gras disponibles au niveau des tissus périphériques, disponibilité
influencée par les apports alimentaires.
Parmi les marqueurs disponibles, le tissu adipeux semble être
le meilleur pour refléter qualitativement à long terme les
apports alimentaires en AGPI (9).
En utilisant ce marqueur prélevé lors d’une chirurgie mammaire pour un cancer ou une pathologie bénigne, plusieurs éléments ont pu être mis en évidence. Dans une première étude, il
a été observé qu’un taux élevé d’acide alpha-linolénique était
lié à un faible risque d’apparition de métastases de cancer du
sein (10). Dans deux études cas-témoins, il a pu être montré
que ce taux élevé était aussi lié à une diminution du risque de
cancer du sein (11, 12). Autrement dit, l’acide alpha-linolénique pourrait avoir un rôle protecteur vis-à-vis du cancer du
sein et de ses métastases. Cependant, il reste à déterminer
l’effet des apports en acide alpha-linolénique ou en aliments
riches en ce type d’acides gras (légumes verts à feuilles, huiles
de soja et de colza). Pour cela, il faut réaliser des études
d’intervention nutritionnelle chez l’homme ou sur des modèles
in vitro ou in vivo de carcinogenèse mammaire.
Les données des études réalisées chez l’animal
Certaines études ont été menées sur un modèle de tumeurs
mammaires induites par un carcinogène (le N-méthyl-nitrosourée [NMU] chez la rate Sprague-Dawley. Les résultats ont
montré que l’acide alpha-linolénique alimentaire inhibait la
croissance tumorale, mais que son action était modifiée par le
contexte oxydant : la présence d’agents antioxydants menait à
une abolition de son effet, alors qu’à l’inverse, des agents prooxydants le majoraient (13, 14). D’autres études chez l’animal
confirment l’effet promoteur (inhibiteur ou activateur) des
acides gras dans la cancérogenèse mammaire. Toutefois, la
nature des acides gras doit être prise en compte : ainsi les AGPI
de la série oméga-6 et, notamment, l’acide linoléique stimulent
la croissance tumorale et favorisent l’apparition de métastases.
À l’inverse, les AGPI oméga-3 s’opposent généralement à la
promotion tumorale des AGPI oméga-6, faisant du rapport
AGPI oméga-6/AGPI oméga-3 un élément déterminant de
l’effet des acides gras alimentaires sur la croissance tumorale.
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RÔLE DES ACIDES GRAS DANS LA RÉPONSE
AUX TRAITEMENTS ANTICANCÉREUX
Plusieurs observations permettent de penser que les AGPI
oméga-3 sont capables d’augmenter la réponse des tumeurs
mammaires aux traitements anticancéreux.
Données cliniques
Une première étude d’observation a évalué la réponse de
cancers du sein à une chimiothérapie néoadjuvante selon la
composition en acides gras du tissu adipeux prélevé lors du
diagnostic histologique. Elle a montré que le taux de DHA
était plus élevé chez les patientes dont la tumeur était sensible
à la chimiothérapie anticancéreuse (15).
Données in vitro
Des expérimentations menées sur des lignées de cellules de
cancer du sein ont permis de documenter le fait que les acides
gras du milieu de culture étaient bien incorporés dans les
membranes cellulaires (16) et que le DHA augmentait l’activité cytotoxique de certains agents anticancéreux. Cette activité était elle-même modifiée par la présence d’agents prooxydants (augmentation) ou antioxydants (diminution) (17).
Ces éléments suggèrent la possibilité de manipuler par un
apport spécifique (AGPI et pro-oxydants) la sensibilité intrinsèque des cellules tumorales à une chimiothérapie.
Données in vivo
Compte tenu de ces résultats, des études animales ont été
menées chez le rat porteur de tumeurs mammaires (modèle
précédemment décrit). Elles ont permis de montrer qu’il était
possible de modifier la chimiosensibilité de tumeurs mammaires de rate par une intervention nutritionnelle. En effet, la
présence de DHA dans l’alimentation de ces rats a majoré la
sensibilité de leurs tumeurs mammaires à un agent anticancéreux. Ici également, l’effet a été supprimé en présence d’agents
antioxydants (vitamine E), suggérant que la peroxydation de
ces acides gras incorporés dans les membranes des cellules
cancéreuses pourrait rendre compte de l’augmentation de leur
sensibilité aux agents cytotoxiques (18-20).
Les données des études in vitro
Les études in vitro retrouvent les mêmes types de résultats. En
effet, certains AGPI sont cytotoxiques pour les cellules tumorales à des concentrations qui n’altèrent ni la prolifération, ni
la viabilité des cellules normales. Le DHA est le plus cytotoxique des acides gras.
Études cliniques
L’ensemble de ces données précliniques a permis de mettre en
place un essai ouvert de phase II. Cet essai a pour but d’évaluer la faisabilité de l’approche, ainsi que les taux de réponse
objective chez des patientes ayant un cancer du sein métastatique traité par chimiothérapie de première ligne et recevant
une supplémentation par voie orale d’AGPI oméga-3 DHA.
Cette supplémentation correspond à du DHA (DHASCO) purifié à partir de micro-algues, ces organismes unicellulaires qui
sont la source originale de DHA pour les poissons. Cette étude
est en cours.
En conclusion, certains acides gras et, en particulier, les AGPI
oméga-3 que l’on retrouve dans les huiles marines, ont un rôle
dans la croissance du cancer du sein. Ils pourraient donc avoir
un rôle de prévention vis-à-vis du cancer du sein.
Actuellement, de nombreuses données indiquent que les AGPI
oméga-3 sont susceptibles d’augmenter la toxicité de certaines
drogues anticancéreuses vis-à-vis des tissus tumoraux, et non
vis-à-vis des tissus non tumoraux.
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CONCLUSION
L’ensemble de ces études révèle à quel point l’alimentation et
les acides gras en particulier peuvent avoir une influence sur le
déterminisme du cancer du sein. À l’heure actuelle, la prévention alimentaire n’est pas réaliste, car les cibles ne sont pas
identifiées avec précision. En effet, de nombreuses recherches
sont nécessaires pour tenir compte de la complexité des facteurs qui interviennent : difficulté de l’estimation précise de la
consommation alimentaire des individus (limite des études épidémiologiques), effets biologiques des nutriments dépendant à
la fois de la quantité ingérée, de la biodisponibilité et des interactions possibles entre nutriments, de l’impact sur l’individu
selon son statut hormonal, son âge et sa santé.
Malgré ces résultats, il apparaît qu’il existe en termes de prévention un bénéfice d’une consommation élevée de légumes,
de fruits et de poisson concernant plusieurs cancers, et en particulier le cancer du sein, ce qui permet de proposer les recommandations suivantes.
Le risque de cancer en général semble diminué s’il existe :
" un bon équilibre de la ration alimentaire : variée, adaptée, et
comportant surtout des aliments d’origine végétale ;
" un index de masse corporelle entre 18,5 et 25 ;
" un mode de vie actif ;
" une consommation variée de fruits et de légumes ;
" une consommation d’alcool faible, voire nulle ;
" une faible consommation de viandes rouges ;
" une faible consommation d’aliments salés, de sel de cuisson,
de sel de table ;
" Au niveau des acides gras, il semblerait qu’un rapport
oméga-6/oméga-3 inférieur à 5 soit souhaitable (il est environ
de 10 en Europe et de 15 aux États-Unis).
Compte tenu de leur potentiel en prévention primaire et tertiaire du cancer du sein, ainsi qu’en amélioration de l’activité
des thérapeutiques, les recherches dans ce domaine devraient
être soutenues et amplifiées.
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