© JEUR, 2002, 15, 5-14 Masson, Paris, 2002 Article original L’annonce à la famille d’un décès dans le contexte des urgences hospitalières et pré-hospitalières Notification of death to the family in the Emergency department and in out-of-hospital medicine J.-M. LABORIE, A. HAEGEL, P. CARLI SAMU de Paris, Hôpital Necker-Enfants Malades, 75743 Paris Cedex 15. RÉSUMÉ L’annonce d’un décès ne s’improvise pas. L’approche relationnelle de l’entourage nécessite la compréhension des mécanismes psychologiques mis en jeu dans le deuil. Elle requiert un apprentissage individuel et de la préparation, les médecins ne bénéficiant à cet égard d’aucune formation dans le cursus de formation classique. Deux modes de communication doivent être employés : verbal et non-verbal. Des préceptes éthiques essentiels doivent impérativement être respectés. Mots-clés : Décès. Éthique. SAMU. SMUR. Pré-hospitalier. Urgence. SUMMARY Notification of death must not be improvised. A relational approach to relatives requires an understanding of the psychological mechanisms involved in the grieving process. This requires individual training and preparation because appropriate training is not provided by the medical school curriculum. Two modes of communication can be used: verbal and non-verbal communication. Physicians must abide by essential ethical precepts. Key-words: Death. Ethics. Emergency medical care. Out-of-hospital care. Emergency. La particularité essentielle du système de santé français tient à la présence d’un médecin au sein des équipes de secours qui sont amenées à intervenir à domicile, au sein des familles. Les médecins de Services Mobiles d’Urgence et de Réanimation (SMUR) se trouvent couramment confrontés aux arrêts cardio-respiratoires (ACR) qui représentent de 3 à 8 % de leurs motifs d’intervention, qu’il s’agisse du motif d’appel ou que l’évolution du patient conduise à le laisser sur place décédé. Au décours environ des deux tiers de ces interventions, le médecin intervenant est amené à faire l’annonce du décès à l’entourage. Les médecins des services d’urgence, et tout particulièrement les médecins des SMUR, sont confrontés à la mort de leurs patients bien plus fréquemment que tous les autres spécialistes hormis les cancérologues. Dans cette pratique, la mort revêt en règle un caractère brutal, subit ou imprévu au sens que la famille n’y est pas préparée. Elle résulte volontiers de violences, traumatismes, suicides ou agressions, et affecte souvent des sujets jeunes ; tout cela concourt au vécu dramatique des situations. APPROCHE RELATIONNELLE Tirés à part : J.-M. Laborie, à l’adresse ci-dessus. E-mail : [email protected] Comme le rappelle le Code de Déontologie, la prise en charge du décès passe par la reconnaissance et le 6 J.-M. LABORIE ET COLLABORATEURS respect du sujet décédé et de sa famille. En matière de communication, dans le cadre précis de l’annonce d’un décès, chacun de nous a été témoin de bons et de mauvais exemples... sans être toujours à même de différencier les uns des autres ! Il n’existe pas de manière d’annoncer un décès qui ne soit pas douloureuse pour les familles, mais il est possible de mettre en place une approche assez stéréotypée permettant d’éviter de majorer le traumatisme émotionnel de chacun, médecin compris. Tout le monde n’a pas le détachement bienveillant et empathique de pouvoir assumer toujours, quelles que soient les circonstances, l’annonce aux proches d’un décès. Il convient de mettre en place une authentique « stratégie de communication » qui avec l’entraînement (et non l’habitude !) permet d’appliquer un véritable précepte [1, 2]. Il n’existe, bien sûr, aucune formule infaillible ou systématiquement praticable. Les règles de conduite générale sont dictées par le bon sens. Les difficultés sont essentiellement liées à l’aspect critique de la situation, mais aussi à l’impossibilité de différer l’entretien qui, de plus, doit s’inscrire dans un temps très limité. C’est également sans tarder qu’il faut s’adresser aux proches, tout particulièrement s’ils semblent nourrir du ressentiment à l’égard des secouristes ou de l’équipe médicale. Il ne préexiste pas, en règle, de lien entre le médecin et les proches, au contraire des rapports préétablis avec le médecin de famille ou le cancérologue [2]. La relation de confiance n’existe pas a priori, et les proches pourront légitimement s’interroger sur la compétence de l’intervenant. Le but essentiel de cette approche est d’établir une relation manifeste d’empathie à l’égard de l’interlocuteur : conjoint, famille, voire entourage non familial qu’il importe de toujours prendre en considération* . La relation doit être empreinte de tact, de respect, voire de chaleur. La moindre marque d’attention est alors bien perçue, tout particulièrement par le conjoint et les parents. Il peut nous paraître difficile d’induire un climat de confiance tout en gardant la « bonne distance ». Le risque, si la mise à distance est ressentie, est qu’elle passe pour de l’indifférence et condamne à l’échec toute communication. Deux modes de communication sont utilisés : communications verbale et non-verbale. * « Ressentir des émotions au moment opportun, dans les cas et à l’égard des personnes qui conviennent pour les raisons et de la façon qu’il faut, c’est à la fois moyen terme et excellence. Cette disposition à agir de façon délibérée en vue d’un bien situé à mi-chemin entre trop et trop peu, repose sur la prudence qui n’est pas une vertu morale. Elle désigne cette aptitude à réfléchir à ce qui convient le mieux dans les circonstances particulières de l’action à accomplir. » (Aristote) COMMUNICATION NON-VERBALE Notre attitude générale doit permettre ou favoriser la relation verbale. Certaines attitudes peuvent être bien plus déterminantes que des paroles et il existe alors un langage du corps approprié. Le tabou du contact physique réduit les rapprochements à des simulacres. La position respective des individus et surtout la distance physique adoptée vis-àvis d’autrui relève du souci de réserve. L’écart n’est pas mesurable. L’homme poli évite tout rapprochement mais, au delà des conventions, s’insinue spontanément une attitude chaleureuse. Avant même d’entamer son discours, on se situe d’emblée par rapport à la famille [2, 3] ; il faut rapidement être en vis-à-vis de l’interlocuteur principal, en se plaçant d’autorité dans la même position (assise ou debout). La position assise doit être préférée chaque fois qu’elle est possible, en se rapprochant physiquement par une bascule du tronc. Devant un interlocuteur debout, et afin de ne pas être intrusif, on doit se tenir à la distance établie lors d’une conversation, l’interlocuteur étant à bout de doigt. Le toucher compte tellement dans les situations émotionnelles que la plupart d’entre nous en viennent à vouloir ce contact pour se rassurer. Les mains sont les messagères de l’émotion, le toucher est un guérisseur puissant. Toucher quelqu’un revient à l’appeler par son prénom. Le contact physique avec les autres est pourtant spécial, selon le genre et la position sociale. C’est presque toujours celui dont la position sociale est la plus élevée qui touche en premier, exprimant de cette façon sa domination, et dont le geste peut être difficilement perçu par une personne déjà accablée. Pourtant cette main tendue par un dominant peut aussi être perçue comme un geste de protection. Il est toujours possible de prendre l’initiative d’un geste, de prendre la main généralement, mais nombre de gens (ils sont une minorité) ne veulent à aucun moment faire l’objet d’une attention physique quelconque. Il faut accepter également d’être l’objet d’un geste ou d’une étreinte. Il est difficilement imaginable que l’on puisse s’y soustraire, sauf à vouloir rajouter à la détresse psychologique. Ne pas éviter le regard de l’autre, s’attacher à ce regard quand seront prononcées les phrases les plus fortes. Aider, ce peut être aussi savoir rester silencieux mais à l’évidence présent. COMMUNICATION VERBALE Le médecin parle et agit de façon responsable, selon une stratégie déterminée. Cela doit lui permettre, alors ANNONCE D’UN DÉCÈS qu’il se sent impliqué, d’évacuer son propre stress et d’être attentif aux réactions de son interlocuteur. Dans tous les cas, il doit prendre le temps de faire un point sur ses actions et, surtout, de dominer ses émotions alors qu’il se présente à des proches avec lesquels il peut psychologiquement s’identifier (particulièrement dans le cas du décès de sujets jeunes). A défaut de se sentir impliqué, faisons l’effort d’une mise en situation, voire, au sens théâtral du terme, d’une composition. Le médecin qui a conduit la réanimation doit raisonnablement faire l’annonce aux proches (cela nous paraît préférable, en France, en pré-hospitalier, mais il semble en fait que cela soit assez indifférent si l’on se réfère aux familles interrogées pour qui la manière dont le décès est notifié est clairement plus importante que la personne qui l’annonce) [4, 5] : − aux Urgences : il faut réunir la famille à un endroit précis, si possible une pièce isolée, calme idéalement ; − à domicile ou dans un lieu public : choisir une autre pièce que celle où s’est déroulée la réanimation cardio-pulmonaire (RCP), en évitant surtout un palier ou un hall ; − sur la voie publique, il faut dérober les proches aux regards des curieux et, si possible, les installer à proximité alors que la réanimation se déroule : local ou commerce, véhicule secouriste ou ambulance (à défaut), et les y retrouver ensuite. 7 Guide pour l’annonce d’un décès — Confirmer l’identité du défunt et la famille concernée — Environnement : isoler la famille — Saluer — Se présenter par son nom, faire connaître sa fonction — Se placer au niveau de son interlocuteur, en position de symétrie, s’asseoir si possible — Fixer sur lui son regard — Établir éventuellement un contact physique — Utiliser le nom du défunt — Faire un bref rappel des événements — Utiliser des mots simples, éviter le jargon médical — Prononcer le mot « mort » : « il est mort, décédé » — Dire ce qui a été fait — Atténuer la culpabilité — Susciter d’éventuelles questions — Se dire disponible un temps donné — Confronter la famille au corps du défunt, sans brusquerie ou obligation — Parler de « l’après » — Remplir les formalités administratives — Prendre congé : assurer de sa sympathie Il faut préalablement et impérativement : − se faire confirmer de manière formelle l’identité du défunt ; − tâcher en aparté de se faire indiquer les liens de parenté ; − connaître, si possible, la chronologie des événements qui ont conduit au décès ; − connaître un éventuel contexte conflictuel lors de la prise en charge initiale du patient. En se dirigeant vers le conjoint ou le plus proche parent, s’adresser à lui électivement dans le premier temps de l’entretien et, successivement : − saluer ; − se présenter par son nom ; − faire connaître sa fonction au sein de l’équipe médicale : médecin-transporteur d’un SMUR, médecinsenior des urgences, etc. ; − présenter éventuellement les autres personnes présentes (éviter l’annonce « en groupe »), − faire la chronologie très brève (une courte phrase doit suffire) des événements qui ont conduit le défunt aux Urgences ou à l’intervention pré-hospitalière. Ceci est facilité si les proches ont la notion de l’état de santé du patient. S’il se profile un problème médico-légal, surtout s’il s’agit d’une mort subite du nourrisson (MSN), l’anamnèse ne se fera que plus tard, à distance de l’annonce du décès. Ne pas différer l’annonce du décès en s’interdisant tout euphémisme, et éviter absolument le jargon médical ou les termes techniques. Le mot « mort » doit être prononcé au moins une fois. Dire la réalité avec tact et sans ambiguïté, avoir un rôle d’écoute, de réassurance. Il existe toujours une période critique d’hypersensibilisation à toute parole, a fortiori médicale. − Ne pas dire : « il n’est plus parmi nous, il nous a quitté, il n’est plus ». − Dire : « il est mort, il est décédé ». − Eviter de dire : « il est en arrêt cardio-respiratoire, cardio-circulatoire, il n’a pu être réanimé, nous avons arrêté la réanimation, la réanimation a été un échec », et autres variantes. Aucune de ces expressions n’est claire pour l’entourage et les témoins qui confondent plus ou moins consciemment manœuvres de réanimation et survie du patient. Pour preuve, les questionnements qui immanquablement leur font suite. A éviter : prononcer de son propre chef le terme de « délivrance » pour le patient ou pour ses proches, quand bien même le décès était perçu comme prévisible à très 8 J.-M. LABORIE ET COLLABORATEURS court terme ; que peut-on savoir en fait des remaniements que notre intervention provoque dans leur esprit ? A éviter : « nous arrivons trop tard » : Il n’y a pas lieu d’introduire ainsi la notion de temps. La durée de l’ACR et les délais avant RCP nonmédicalisée et médicalisé, ne sont pas, pour la population générale comme pour nous, un argument définitif nous permettant de ne pas entreprendre de RCP. Le corollaire de ce type d’argument est du registre de la culpabilité chez les proches (voir infra). Lorsqu’à l’évidence nous ne comptons pas initier de RCP (au vu de l’âge du patient, d’une néoplasie au stade terminal, etc.), la pose des palettes du scope défibrillateur interrompt les gestes secouristes et, confirmant l’asystolie, doit conduire immédiatement à l’annonce du décès. Lorsque la RCP est entreprise, l’idée d’un délai d’abandon de la réanimation ne doit être formulée qu’avec précaution. Le concept selon lequel la situation est au delà de toute ressource thérapeutique (et la RCP non souhaitable) implique d’être précisé avec des arguments sans appel et doit être opposé à tout l’entourage, y compris parfois médical. Dans le cas particulier des MSN, il est bien difficile de trouver le courage d’annoncer clairement le décès aux parents. L’enfant est découvert en règle fortuitement ; le traumatisme est maximal mais les parents sont toutefois à même de réaliser chez le nourrisson la présence de signes positifs de mort : la rigidité, la froideur et la lividité du tégument, et ils peuvent admettre rapidement avec nous le décès si nous faisons immédiatement le choix de ne pas entreprendre de réanimation au seul vu de ces signes. La simple éthique médicale doit nous faire résister impérativement à mettre en scène un simulacre de réanimation voire, pis, à simuler la persistance de la RCP lors du transfert en milieu hospitalier ! – Ne pas dire : « le patient, le malade, l’enfant, le bébé ». – Dire : « Monsieur X, votre père, votre mari, votre enfant Y ». Afin que notre annonce n’ait pas de caractère impersonnel, on utilisera chaque fois que faire se peut le nom du défunt, et si possible son lien avec les proches : « votre mari », « votre père », on prononcera le prénom des très jeunes enfants. Cette reconnaissance du sujet est essentielle pour la famille qui verra dans cette attention une relation autre que celle portée à un « maladeobjet. ». A ce stade de l’approche relationnelle, il y a nécessité d’accorder à son interlocuteur, mais également à tous les proches, un temps pour dissiper le choc de la révélation du décès. C’est un temps pour le silence, où il est permis d’être physiquement au contact de ses interlocuteurs. Ceux-ci doivent ressentir cette présence comme un partage. Il faut admettre avec eux que leur épreuve est insupportable, ce qui se révèle alors d’un bien plus grand secours que nos mots de consolation. Dans le cas précis des MSN, vouloir consoler va conduire inévitablement à formuler alors des mots à proprement parler inaudibles par les parents. La compassion est un risque pour le soignant face à la mort, au même titre que l’identification. Le professionnel doit garder une position de thérapeute. Pire encore, certains ont pu introduire une notion de temps pour prédire une atténuation de la souffrance : « vous allez reprendre le dessus », « vous aurez d’autres enfants », « pensez aux plus grands », ce qui est proprement insupportable aux parents qui pourraient légitimement réagir avec violence à ces propos. Toute consolation est à cet instant inenvisageable. Un parent submergé par la souffrance qu’engendre une MSN ne peut être réconforté par un discours de consolation ! Le seul discours qui tienne alors sur la souffrance est celui de la personne qui l’éprouve, et nous devons nous en tenir là (Jean Clavreul). Sauf si cela paraît alors indispensable, évitons tout questionnement ou mise en doute des proches ou de l’entourage. Si un interrogatoire des proches est inévitable (à la recherche d’un problème médico-légal et surtout dans le cas d’une MSN), il doit être très prudent dans la formulation des questions et surtout éviter toute suspicion ou jugement de principe. Les proches sont très sensibles à ce moment précis à ce qui peut apparaître comme une arrière-pensée de notre part. Ainsi, certaines phrases ou attitudes malheureuses vont aggraver la détresse psychologique et resteront gravées à vie dans la mémoire des familles. Aussi, en attendant les changements nécessaires, il n’est pas à l’ordre du jour de reprocher aux témoins d’un ACR (surtout s’ils sont déjà submergés par la douleur) leur ignorance des premiers maillons de la chaîne de survie, en particulier les gestes élémentaires de réanimation qui suffisent souvent à préserver le patient. On doit, au minimum, insister sur le fait que déclencher les secours appropriés était le mieux de ce qu’ils pouvaient entreprendre. Sans doute est-il préférable de passer sous silence le détail des gestes de réanimation, l’éventuelle récupération d’une activité cardiaque transitoire. Parfois il est possible de renseigner les proches sur le mécanisme probable ou avéré du décès. Il est de même possible d’expliquer les actions secouristes (défibrillateur semiautomatique) ou médical s’il a pu causer un trouble aux témoins de la réanimation. Lorsque le patient est inclus dans un protocole de RCP (il en existe de très invasifs, d’autres impliquant des renforts humains ou matériels particuliers), il faut secondairement recueillir l’accord des familles et c’est alors ANNONCE D’UN DÉCÈS qu’il convient d’expliquer les modalités de l’étude, le CCPPRB (Comité Consultatif de Protection des Personnes se livrant à la Recherche Biologique) ne requérant pas l’accord du patient dans le cadre des ACR. Après avoir affirmé que « tout ce qui était possible » (et non « tout ce qu’il était raisonnable d’entreprendre ») a été fait, tant au niveau secouriste qu’au niveau médicalisé, l’on assure la famille, dans la mesure de la crédibilité, sur l’absence de douleur ou de souffrance du défunt : « il est mort sans souffrir, il ne s’est pas vu partir ». CONFRONTATION AU CORPS DU DÉFUNT La présence des proches lors de la RCP est une pratique pour certains inimaginable, inacceptable. Le concept mérite pourtant d’être admis au vu des résultats d’études récentes [6, 7] qui montre tout le bénéfice que ces proches disent y avoir trouvé. Il s’agit de permettre aux membres de la famille qui l’acceptent d’assister, accompagné d’une infirmière, à l’ensemble des efforts de réanimation conduits par l’équipe médicale hospitalière. Ce sont ces familles à qui nous n’aurons pas à exprimer que nous avons fait au mieux, ce qui est leur questionnement récurrent, parfois très à distance du décès. Favoriser au plus tôt le rapprochement entre le défunt et l’entourage est l’indispensable étape préalable au démarrage du processus de deuil. Ce contact avec la réalité du cadavre facilite le plus souvent l’acceptation du décès et le processus de deuil dans son ensemble. Ne généralisons pas l’attitude et, surtout, n’allons pas à l’encontre d’un refus clairement exprimé d’être mis en présence du corps. L’évolution des coutumes nous montre un évitement du contact jadis familier avec les morts : ce ne sont plus les parents qui assurent de leurs mains la toilette funèbre ; ils viennent saluer un cadavre aseptisé, exposé dans une chambre mortuaire, substitut de veillée mortuaire au domicile du défunt. Pourtant de nombreuses études attestent que les proches se reprocheront majoritairement de n’avoir pas accepté d’être mis en présence du corps, ou nourriront des griefs à l’égard de l’équipe médicale qui aura empêché ce contact [8]. Il faut encourager la famille à voir le corps du défunt en arguant que cela peut les aider dans leur deuil et, après leur avoir proposé, leur laisser le temps pour en prendre la décision. Le médecin s’interdit alors d’employer un terme funeste (corps, mort, etc.) et doit nommer le défunt de manière pronominale : « votre mari, votre père, lui ou elle ». Dignité dans la vie comme dans la mort, le défunt est au centre de la famille qui le respecte et l’honore, ce qui signifie et impose son humanité. 9 Autant que faire se peut, l’équipe médicale est absente, le corps est installé dans une pièce non dédiée aux soins ; à domicile, le corps est déposé à la place choisie par les proches. L’équipement mis en place lors de la réanimation sera intégralement déconnecté : retrait des sondes ou des abords veineux, et surtout pas d’écran de contrôle (scope, etc.). le corps est présentable : on élimine les traces de sang (changer éventuellement les pansements) et de sécrétions, on évite les bricolages maintenant la mandibule. A domicile et dans un premier temps, un proche ne doit pas rester seul avec le corps mais être accompagné d’un membre de l’équipe médicale apte à répondre à d’éventuelles questions. On le prévient dans tous les cas de ce qui peut le choquer dans l’aspect du patient (cyanose, traumatisme). S’il existe un traumatisme de la face, celle-ci est recouverte d’un drap ou de pansements, les mains sont laissées apparentes. Il faut se méfier de ces rares patients, parfois longtemps réanimés (et surtout oxygénés), qui présenteront dans les minutes suivant l’arrêt de la réanimation des épisodes de « gasps » très impressionnants pour l’entourage. S’agissant des MSN, environ 1 500 cas actuellement en France [9, 10] : − une fois la RCP interrompue et le décès annoncé, le nourrisson est rhabillé d’un body ou d’une grenouillère, placé dans une couverture ou un couffin ; − si un ou les parents sont présents, il faut faire en sorte de leur confier l’enfant, dans les bras s’ils le désirent. Ne pas mentir à la fratrie, ni l’empêcher d’être au contact du nourrisson. Le soutien aux grands-parents est souvent négligé alors qu’ils sont de même effondrés. Ils doivent faire l’objet également de vives condoléances ; − lors du transfert systématique vers l’hôpital, l’un des parents est présent (en règle la mère) au contact de l’enfant. Il faut alors éviter d’aborder le sujet de l’autopsie, expliquer longuement aux parents, avec des mots simples, la nécessité d’un transfert qui permettra de déclarer le décès en milieu hospitalier, d’assurer à la famille une prise en charge pluridisciplinaire ; − un soutien psychologique est dû impérativement au personnel des crèches, aux nourrices institutionnelles ou d’occasion (baby-sitter et surtout grands-parents), à titre personnel afin d’atténuer la culpabilité et pour leur permettre de confronter secondairement les parents. Il existe une situation au cours de laquelle nous négligeons parfois grossièrement les victimes, ce sont les patientes présentant des fausses couches spontanées (FCS). Leur accueil dans les services d’urgence requiert une approche non stéréotypée, tout particulièrement lorsque ces accidents se succèdent, quand ils sont tardifs, 10 J.-M. LABORIE ET COLLABORATEURS ou quand la grossesse est obtenue à un prix très lourd pour le couple : grossesse précieuse, fécondation in vitro, ICSI (intra-cytoplasmique spermatide injection). Là aussi, les parturientes vivent bien évidemment un processus de deuil qui peut être initié par la présentation de l’embryon... même si à terme il est traité comme un « déchet médical » ! Le temps accordé aux proches ne doit en rien être limité, tout du moins en pré-hospitalier [8]. Il faut toujours poser la question d’un besoin immédiat. Pour clore le premier temps de l’annonce, il est préférable de rester un long instant disponible, dans l’attente de questions, sans les susciter plus qu’en questionnant : « est-ce que je peux vous dire quelque chose de plus ? », « voulez-vous savoir autre chose ? ». Toute question mérite une réponse claire et concise, sans excès, sans impatience, dans un langage accessible pour l’auditoire dont on doit s’assurer qu’il intègre bien les informations. Avant de quitter la pièce, il faut se dire disponible à tout instant ou proposer de revenir à très court terme pour aborder la part plus administrative du décès qu’est la rédaction du certificat (à remplir par le médecin qui a constaté le décès). Pour cela il faut demander à un proche de nous fournir une pièce d’identité du défunt, son carnet de santé (ou à défaut une ordonnance recensant les traitements en cours) afin de pouvoir renseigner la partie statistique du formulaire légal de Certificat de Décès. A domicile, on renseigne les proches sur la destination de ce certificat : le service d’état civil de la Mairie, et on leur demande de s’y rendre aux heures ouvrables, munis d’une pièce d’identité et du livret de famille. On doit s’assurer que tout est bien compris, que rien d’évident ne peut nourrir un contentieux ultérieur. Pour prendre congé : avant de laisser seul le membre de la famille le plus proche (généralement le conjoint), et devant un risque présumé d’autolyse, il faut essayer d’apprécier son état émotionnel et s’assurer qu’il bénéficiera le plus rapidement possible d’une présence sur place. − Ne pas dire : « Je suis (nous sommes) désolé(s), nous nous excusons ! » (tout n’a-t-il pas été fait ?). − Dire : « vous avez toute ma (notre) sympathie, Monsieur ou Madame, votre famille a toute notre sympathie, nous somme de tout cœur avec vous, je sais (nous savons) comme cela est dur pour vous ». Il est important de rassurer les jeunes enfants sur les comportements de deuil initiaux des adultes et de s’assurer quand le décès implique de jeunes enfants (parent, fratrie) de la manière dont l’annonce leur est faite [11]. Ainsi l’enfant de moins de trois ans n’a pas la notion de mort (il ignore le concept et le mot signifié est absent de son vocabulaire), celle-ci apparaît comme une absence. Il ne faut pas leur mentir, d’autant qu’il s’agit de leur parent. Aidons et encourageons la famille à aborder cette problématique. La mort n’est pas qu’un drame personnel mais l’épreuve de la communauté. N’ignorons pas l’entourage, parfois très proche : gens de maison, voisins, collègues... Et serrons la main de qui veut bien. S’il existe un médecin de famille, il doit être tenu au courant du décès. Il n’est pas dans les habitudes françaises de proposer de se mettre en contact avec le médecin traitant. Lors d’une intervention à domicile, il est possible de laisser sur place, à son attention et sous enveloppe cachetée, le double de notre compte-rendu d’intervention. En milieu hospitalier, il est habituel de lui adresser un compte-rendu d’hospitalisation dans un délai court. Les services d’accueil aux urgences se contentent en règle d’adresser un compte-rendu très succinct et impersonnel (véritable avis de passage du patient aux urgences) si tant est que le médecin ait adressé son patient muni d’une lettre d’accompagnement. Il est possible de prendre prétexte de son information pour proposer, à un conjoint essentiellement, de confier à ce praticien les difficultés éventuellement rencontrées dans le travail du deuil. On s’attachera en particulier aux groupes à risque de deuil pathologique que sont les endeuillés par suicide, par catastrophes ou attentats. Dans les services d’urgence hospitaliers nordaméricains ayant pris en charge un décès, il est recommandé aux médecins de joindre téléphoniquement la famille du défunt dans la semaine qui suit pour s’enquérir du déroulement premier du deuil psychologique [12]. Cela est très utile en particulier s’agissant des morts subites qui laissent les familles abasourdies, quittant les urgences sans rien intégrer des informations fournies (en France seules les familles victimes d’une MSN bénéficient d’un encadrement et d’un suivi psychologique). Si l’on comprend bien les bénéfices escomptés dans cet intérêt porté aux proches, il reste probable que le médecin doive s’impliquer de nouveau, moins intensément cette fois car à froid, mais toutefois au prix d’un investissement psychologique supplémentaire. Le recours à un officier de police judiciaire (OPJ), obligatoire en l’absence d’un proche sur place, l’est également en cas de doute sur le caractère naturel du décès. Il faut dire l’importance d’un examen très minutieux du corps, la connaissance de l’histoire médicale récente des patients. Celle-ci peut être renseignée par les proches, mais elle l’est idéalement par un contact avec le ou les médecins traitants. Dans le cadre des MSN, le recours à un OPJ ne doit être envisagé que si l’examen externe du corps ou l’anamnèse permettent d’étayer l’hypothèse d’une maltraitance. ANNONCE D’UN DÉCÈS PROBLÈMES RENCONTRÉS Le deuil est tout à la fois l’état dans lequel est placé un proche après le décès (il est « en deuil ») et le travail intérieur qu’il se voit contraint de réaliser (il fait « son deuil »). L’intensité du stress ressenti lors du deuil d’un conjoint ou d’un enfant est maximale sur l’échelle du stress. C’est un événement sans équivalent dans l’histoire d’un individu, mais il n’engendre en aucun cas un processus pathologique, c’est un phénomène psychique normal. Le médecin doit savoir repérer la clinique du traumatisme psychique : sidération, confusion, agitation histrionique, déambulation sans but, agressivité. Les phases premières du travail de deuil sont [13] : − le refus : l’attitude appropriée pour l’équipe médicale est de dire la vérité et de la répéter, il n’est pas convenable alors d’être pressé ; − la colère : cette colère doit être acceptée, vouloir la calmer n’est pas une attitude adéquate ; − la tristesse : elle doit engendrer la sympathie, l’empathie. Il n’est pas pertinent de nier la douleur (« ça va passer ! »). Les reproches essentiels à l’égard des équipes médicales sont la difficulté à « repérer » le médecin en tant que tel au sein de l’équipe, et l’ignorance dans laquelle est tenue la famille alors que la RCP est en cours. Sur ce dernier point, il y a lieu aux urgences de déléguer cette fonction d’interface à un médecin ou une infirmière éprouvés [8, 14]. En pré-hospitalier, il n’est pas envisageable que cette tâche soit confiée à un ambulancier ou à un secouriste. CULPABILITÉ La famille se reproche de n’avoir pas passé outre les réticences du défunt à déclencher les secours, l’ignorance où elle était de son état, voire une supposée négligence à l’égard de signes d’appel ou d’alerte qu’ils passeront en revue [12]. Dans le cas des décès par suicide, il faut veiller à ne pas apporter de discrédit supplémentaire à des proches déjà accablés, particulièrement dans le cas des raptus suicidaires qui sont l’apanage des sujets jeunes. La culpabilité apparaît très clairement et de manière quasi-systématique, lorsqu’il s’agit de nourrissons [11] ou de jeunes enfants : les parents se reprochent de ne pas s’être rendu compte du décès au cours du sommeil de l’enfant ; ils inaugurent volontiers des relations très conflictuelles, certaines accusations ayant alors une portée dévastatrice. Il est essentiel de laisser cette culpabilité s’exprimer ; la culpabilité ne doit pas être retirée puisqu’elle favorise la « reconstruction psychique », elle 11 est l’un des premiers paliers vers une élaboration psychique de l’événement et donc du processus de deuil. L’autopsie dans le cas des MSN a une valeur inestimable pour atténuer la culpabilité des parents car elle met volontiers en évidence la ou les causes probables du décès. COLÈRE Réaction peu fréquemment rencontrée en préhospitalier [15]. Il n’est pas rare d’entendre la famille reprocher au défunt de ne pas les avoir appelés, ou d’avoir trop différé l’appel aux services de secours. Elle peut être sous-tendue également par l’angoisse où se trouve le proche qui se sent abandonné. Mais c’est surtout à l’égard des secouristes ou des soignants qu’elle est généralement dirigée ; il leur est reproché le délai d’intervention, le fait d’être restés sur place (pour stabiliser le patient ou en attente de destination). Les atteintes physiques, exceptionnelles, apparaissent liées à de l’agressivité chez des névropathes volontiers alcoolisés ou dans des contextes conflictuels préexistants au décès. La question du recours à un sédatif ne doit pas se poser, il interférera très rapidement avec le processus de deuil. Même dans le cas d’une crise névropathique pouvant paraître ingérable, on doit préférer une contention physique. Certaines minorités ont toutefois la fâcheuse réputation de poser des problèmes. Les SMUR qui comptent dans leur département une population dite gitane se voient parfois contraints par l’hostilité de l’environnement à ne pas prononcer les décès sur place mais à transférer les patients dans un service d’urgence hospitalier en réalisant un simulacre de réanimation. (DÉ)NÉGATION « C’est pas vrai, c’est pas possible, c’est pas arrivé »... Il s’agit d’un mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante. C’est dans l’urgence que ce mécanisme de protection est mis en place [16, 17]. Avant de le tenir pour pathologique il faut affronter le sujet, établir un dialogue, et le confronter si possible au corps du défunt. ANNONCE DU DÉCÈS PAR TÉLÉPHONE Il faut de principe refuser d’annoncer téléphoniquement un décès à un proche parent. Il est possible de concéder un appel permettant de faire rapidement venir 12 J.-M. LABORIE ET COLLABORATEURS les proches, et réaliser alors une annonce en « deux temps » : l’appelant s’identifie clairement, annonce tout d’abord que le patient est gravement malade ou blessé, que ses jours sont en danger et qu’il leur faut se rendre sur place immédiatement sans prise de risque inconsidérée. On s’assure du délai dans lequel ils pourront se présenter sur les lieux (en utilisant préférentiellement l’aide d’une tierce personne pour s’y rendre). Aux urgences, l’heure et la date des avis doivent figurer sur le dossier administratif du patient ; il est habituel que ce soit le cadre infirmier qui réalise cet avis. A domicile, c’est au médecin qu’il revient de téléphoner, les proches ayant volontiers un délai de présentation sur place de plusieurs heures, ce qui impose sans doute de réaliser directement l’annonce. AUTOPSIE Elle est toujours justifiée dans le cadre d’une MSN [10] mais, en l’absence d’obstacle médico-légal, elle ne peut être imposée aux parents. Ces derniers refusent majoritairement l’idée d’une autopsie formulée en préhospitalier, ce qui peut entraver le transfert dans un centre de référence. Elle ne peut être évoquée qu’avec prudence et doigté car elle est représentée très négativement (dépeçage, mutilation) dans l’inconscient parental. En cas d’obstacle médico-légal évoqué sur le certificat de décès, l’autopsie peut être demandée par le Procureur de la République. A la demande de la famille : situation exceptionnelle. DON D’ORGANES Dans les services d’urgences, si la situation s’y prête (mort cérébrale), il faut s’enquérir des positions de principe du patient et de sa famille sur la question du don du corps et des dons d’organes, et confier les proches au personnel hospitalier qui se trouve être en charge des procédures au sein de l’hôpital. LE POINT DE VUE ÉTHIQUE Les trois principes fondamentaux en sont : l’autonomie, les notions associées de non-malfaisance et de bienfaisance, et en dernier lieu la justice. L’autonomie en est le principe fondamental, et correspond au droit des individus d’être traités de façon autonome et au droit des personnes dont l’autonomie est diminuée d’être protégées. L’autonomie s’oppose au paternalisme, décision d’autorité. Le but affirmé de l’activité d’un médecin réanimateur est de sauver la vie à tout prix, avec pour certains en corollaire un sentiment d’impuissance, confinant parfois à la culpabilité dans les fréquentes situations d’échec (échec transcrit par le « certificat de décès ») où affleure notre incompétence (quand de jeunes médecins croient qu’un protocole de réanimation, s’il est bien suivi, ressuscite obligatoirement le patient). La mort est considérée comme un échec de la médecine alors qu’elle est toujours l’aboutissement de la vie, un fait inéluctable. « Dès qu’un être naît, il est assez vieux pour mourir » (Heidegger). Les médecins laissent se développer en cette fin de siècle une attitude de non-acceptation de la mort, vécue comme un échec de la réanimation, due en partie à l’augmentation des pouvoirs d’intervention de la médecine et l’évolution des mentalités à l’égard de la qualité de vie. Une bonne mort doit aujourd’hui passer inaperçue ; la société a produit des moyens efficaces de se protéger des tragédies quotidiennes de la mort afin de pouvoir poursuivre ses tâches sans émotions, ni obstacles. La mort au sein de la famille a été remise en cause par la médicalisation de notre société qui tend à généraliser le décès en milieu hospitalier (environ 70 % des décès). Nous en sommes arrivés à une peur de la mort, à un interdit qui nous paralyse. Il est honteux aujourd’hui de parler de la mort, on se détourne d’une personne en deuil, on s’arrange pour éviter la moindre allusion à cette perte, on réduit les condoléances à leur strict minimum et, même émus ou profondément touchés, nous paraissons froids et indifférents. Le mort devient encombrant, obscène, il faut s’en débarrasser en l’occultant. Même le mourant se voit privé du droit de savoir, la vérité lui est cachée, on dispose de lui. Peu à peu l’intérêt ou la pitié se sont déplacés du mourant vers la famille et les survivants. Il faut s’interdire cette attitude paternaliste qui maintient les sujets en état de dépendance, voire de culpabilité. C’est la dignité de la mort qui fait question. Cette dignité exige d’abord qu’elle soit reconnue non plus comme un état réel mais comme un événement essentiel qu’il n’est pas permis d’escamoter [18]. La non-malfaisance et la bienfaisance, deux principes associés, dont le premier vient d’Hippocrate : « primum non nocere » ; le second incite à promouvoir le bien-être et à équilibrer le bien à faire et le mal à prévenir. Alors que nous vivons mal la mort de nos patients, la population souffre plus qu’à son tour que tout ne soit pas fait pour un proche en fin de vie, même si souvent la notion d’une pathologie en phase terminale est sousjacente. Les praticiens exerçant en régulation médicale savent combien il est difficile de résister à l’envoi d’un moyen médicalisé alors que l’appelant est pour nous, et à l’évidence, confronté à un décès n’impliquant pas de RCP. A contrario, chez une autre famille assumant au quotidien un malade trop lourd, une réanimation poussée ANNONCE D’UN DÉCÈS peut provoquer une réaction agressive ; le paradoxe se trouve souvent chez ces proches qui pensent nous confier ces patients uniquement pour gérer leur phase terminale ou constater leur décès, et dont l’appel déclenche des manœuvres de réanimation parfois agressives. La justice, dernier principe, prend la forme d’une justice distributive, d’équité. Dans une société pluraliste de valeurs, il faut veiller à ne pas donner une impression de superficialité ou d’imprécision, en essayant toujours d’estomper les différences sociales, raciales, culturelles ou religieuses qui risquent d’apparaître. La ritualisation de la mort, stratégie de l’homme contre la nature, est faite d’interdits et de concessions. La mort peut être apprivoisée, dépouillée de la violence des forces naturelles, ritualisée mais elle n’est jamais éprouvée comme un phénomène neutre [19]. Les rituels de deuil sont associés à un ensemble de croyances concernant le passage entre la vie et la mort, plus précisément le devenir des défunts et les rapports qu’ils ont eus ou qu’ils peuvent encore entretenir avec les vivants. Ces pratiques ont des fonctions multiples : le respect, l’attachement, le ménagement. Une culpabilité peut exister si la famille pense ne pas avoir suffisamment aimé ou soigné le défunt. Les rites peuvent contribuer à réparer ces carences et à rassurer les vivants [20]. Les médecins des services d’urgence apparaissent comme « blindés », « étanches » à l’impact émotionnel que le décès d’un patient ne devrait pas manquer d’induire... C’est bien chez les urgentistes que l’on a pu décrire ironiquement le « John Wayne syndrome » ! Il est essentiel de reconnaître ses propres obstacles, ses propres lacunes, de repérer chez soi-même et ses collègues les réactions naturelles de mise à distance de ses propres sentiments, et ne pas ignorer qu’elles ne nous protègent pas. Il convient de se livrer à un peu d’introspection et de réaliser une approche philosophique de cette part essentielle de notre activité. On ne peut jamais être insensible à la mort d’autrui. Confrontés à la famille, il est parfois impossible de ne pas partager l’horreur d’une situation. Pour les médecins-urgentistes, la fréquence des annonces de décès ne les rend pas plus faciles. Un collègue médecin-urgentiste depuis plus de dix années dit s’apercevoir qu’il prolonge la RCP pour différer la confrontation avec les proches. Une étude réalisée chez des médecins de services d’urgence révèle que 70 % d’entre eux vivent toujours dans une majorité des cas comme émotionnellement difficiles les annonces de décès [2]. De nombreux auteurs nord-américains rapportent que c’est le rejet du rapport constant à la mort qui est responsable, chez ces médecins, de désillusions dans la carrière et à terme de l’abandon des services d’urgence [8]. Cela correspond également à une remise en cause de 13 la pratique de la médecine avec un affaiblissement net du prestige de la profession médicale. Quel médecin n’a jamais ressenti un profond inconfort alors qu’il doit annoncer à une famille le décès d’un proche ? Est-ce que les familles ne se porteraient pas mieux si nous faisions une authentique démarche de questionnement : que faut-il faire pour bien faire, pourquoi et comment ? Cette démarche s’inscrit dans un projet, une visée, celle de « la bonne vie, avec et pour autrui, dans des institutions justes » (Paul Ricoeur). CONCLUSION L’annonce à l’entourage d’un décès ne doit pas s’improviser. Elle requiert un apprentissage individuel et de la préparation, tout particulièrement chez nos jeunes collègues qui se doivent de confronter leurs expériences, surtout blessantes, avec celles des anciens. Les cas douloureux doivent être immédiatement repris et expliqués devant le désarroi d’un membre de l’équipe médicale. Tout projet de formation devrait inclure des mises en situation pratiques formatives avec simulation de cas, critique d’enregistrements vidéo, mais surtout le partage de situations vécues, une démarche éthique, un questionnement, une réflexion sur nos conduites, au-delà des considérations morales. Il faut éviter et se garder d’une éthique normative accompagnant un apparat technique. RÉFÉRENCES [1] SCHMIDT TA, TOLLE SW. Emergency physician’s responses to family following patient death. Ann Emerg Med 1990 ; 19 : 125-8. [2] OLSEN JC, BUENEFE ML, FALCO WD. Death in the Emergency Departement. 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LABORIE ET COLLABORATEURS [10] BETREMIEUX P, ROUSSEY M, KERHARO JY, BOULBIN J, LEFRANÇOIS C, LE MAREC B. Le médecin de SAMU face à la Mort Subite du Nourrisson. Revue des SAMU 1989 ; 4 : 132. [11] SMIALEK Z. Observations on immediate reactions of families to sudden infant death. Pediatrics 1978 ; 62 : 160. [12] DUBIN WR, SARNOFF JR. Sudden unexpected death : intervention with the survivors. Ann Emerg Med 1986 ; 15 : 54. [13] CROIX ROUGE FRANÇAISE. Mort en situation d’exception. In : Secours en situation d’exception. Paris : Médecine-Sciences Flammarion, 1997 : 175. [14] PARRISH GA, HOLDREN KS, SKIENDZIELEWSKI JJ. Emergency departement experience with sudden death : A survey of survivors. Ann Emerg Med 1987 ; 16 : 792. [15] VEDRINNE J. Les réactions des familles après mort violente. Journal de Médecine Légale Droit Médical 1996 ; 39 : 27-9. [16] COLIN M, NJOK R. Deuil pathologique et mort violente. Journal de Médecine Légale Droit Médical 1996 ; 39 : 30-2. [17] ISERSON KV. 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