L’individu est-il soluble dans le social ?
Introduction
Les notions d’individu et de société sont des notions courantes et intimement liées en
sociologie. La notion d’individu se rapporte à l’être humain isolé : et un individu se définit
précisément comme un être humain par opposition au groupe, à la société, à la collectivité.
La notion de société peut se définir soit comme une simple juxtaposition d’êtres humains
isolés, soit comme un objet existant au-delà de l’être humain isolé. La notion de social se
rapporte, elle, à la société ; elle peut être définie comme un ensemble de règles et de
contraintes qui s’appliquent à l’individu dans une société donnée. Mais toutes ces notions
sont problématiques ; elles changent en effet de signification selon que l’on ait une approche
holiste, c’est-à-dire centrée sur la société, ou encore une approche individualiste, c’est-à-dire
centrée sur l’individu.
Se demander si l’individu est « soluble » dans le social peut apparaître comme une
question saugrenue. En effet, on dit d’une chose qu’elle est soluble lorsqu’elle peut
se dissoudre, c’est-à-dire se décomposer, se désagréger. Se demander si l’individu
est soluble dans le social, c’est donc se poser la question de savoir si l’individu est
dissous dans le social, s’il s’y désagrège, ou non ; ou tout du moins, s’il peut
potentiellement s’y dissoudre, même s’il ne le fait pas. La question centrale, on le voit
bien, est donc celle-ci : quels rapports l’individu entretient-il avec le social ? Cette
question est bien évidemment centrale en sociologie : nombreux sont les auteurs qui
s’y sont intéressés, que ce soit directement, en se posant la question directement, ou
indirectement. Il existe un débat classique qui oppose les tenants du holisme, et en
premier lieu Durkheim, à ceux de l’individualisme, prôné notamment par Weber ;
nous étudierons ce débat en première partie avant de voir, dans la deuxième partie,
qu’il est sans doute nécessaire de dépasser cette opposition classique afin de
réellement comprendre les interactions entre la société, le social, d’un côté, et
l’individu, de l’autre.
I L’opposition classique entre holisme et individualisme
A. La tradition classique du holisme, ou "la société fait l’individu"
Durkheim, l’holisme et l’objectivisme
Emile Durkheim est souvent considéré comme étant le père du holisme. Le principe
du holisme dit que pour connaître un être, il suffit de connaître l’ensemble du
système dont il est une partie. C’est-à-dire qu’un être est entièrement déterminé par
le tout dont il fait partie : il suffit de connaître ce tout pour comprendre les propriétés
de l’élément étudié. L’holisme suppose que la société exerce une contrainte sur
l’individu qui doit intérioriser les principales règles et les respecter. Les
Bouthier Baptiste
Roffi Emilie
Groupe 3
CM de Sociologie
Séance 8
comportements individuels sont donc socialement déterminés. On appelle le point de
vue de Durkheim le paradigme holistique. Pour lui et tous ceux qui se réclament de
son héritage, la société est un holon, un tout qui est supérieur à la somme de ses
parties ; elle préexiste à l’individu et les individus sont agis par elle. Dans ce cadre, la
société englobe les individus et la conscience individuelle n’est vue que comme un
fragment de la conscience collective. L’objet de la sociologie doit être le fait social : il
est extérieur à l’individu et exerce une contrainte sur celui-ci. Les individus sont
encadrés dans des institutions. L’holisme se rapproche sensiblement de
l’objectivisme, qui est une vision fonctionnelle de la société : au sein de celle-ci, les
normes constituent un élément de régulation et le respect de ces normes est la
condition de l’intégration.
Dans Règles de la méthode sociologique, publié en 1895, Durkheim établit la
spécificité et l’autonomie du social comme domaine de connaissance. Les
phénomènes sociaux ne se réduisent pas à des idées, des représentations et des
sentiments. Ils sont extérieurs aux individus, et s’imposent à eux, même lorsqu’ils
semblent être aussi intimes que le sentiment du respect ou de la pitié. De tels
phénomènes, bien loin de nous être immédiatement connus, sont en réalité opaques.
La familiarité qu’ils présentent à nos yeux est source d’idées fausses. « Il nous faut
considérer les phénomènes sociaux en eux-mêmes, détachés des sujets conscients
qui se les représentent ; il faut les étudier du dehors, comme des choses
extérieures. » Avec Le Suicide, publié en 1897, Durkheim met à l’épreuve son
postulat de la réductibilité des phénomènes sociaux au principe de causalité. Il se
propose d’étudier sociologiquement les tables de suicide fournies par les statistiques
officielles. Il ressort de son œuvre que le suicide manifeste des propriétés
particulières, irréductibles à une simple somme de comportements aléatoires. Il
apportait un exemple à la thèse selon laquelle c’est bien la société qui fait
l’individu, jusque dans ce qui est sans doute le plus intime et le moins social des
actes, le suicide.
Durkheim est véritablement l’auteur représentatif du modèle holiste, ou du
déterminisme social. Selon ce modèle, l’homme est un être passif ; il est façonné par
la société, et celle-ci prime sur l’individu. La société impose des valeurs, des normes,
des rôles qui exercent une contrainte sur les individus. L’action de l’individu est
conditionnée. La conséquence de ce modèle est la production d’individus normaux
conformistes, c’est-à-dire qui respectent les normes et agissent conformément aux
rôles qui leur ont été attribués. Il existe cependant des ratés : ce sont les cas de la
délinquance et de la déviance. On parle de déviance lorsque, dans le modèle de
l’objectivisme, il y a une transgression des normes : l’acte déviant résulte d’une telle
transgression.
Bourdieu et l’habitus
Pierre Bourdieu relaie cette conception selon laquelle la société façonne l’individu
avec son concept de l’habitus, qu’il développe en 1972 dans Esquisse d’une théorie
de la pratique puis en 1980 dans Le Sens pratique. Pour Bourdieu, l’acteur a, lors
des différents processus de socialisation qu’il a connus, incorporé un ensemble de
principes d’action, qui sont des reflets des structures objectives du monde social
dans lequel il se trouve, et qui sont devenus en lui, au terme de cette incorporation,
des « dispositions durables et transformables. » Aussi Bourdieu préfère-t-il au terme
d’acteur le terme d’agent, qui lui permet d’insister sur les déterminismes auxquels est
soumis l’individu. L’action des individus est fondamentalement le produit des
structures objectives du monde dans lequel ces individus vivent, et qui façonne en
eux un ensemble de dispositions qui vont structurer leur façon de penser, de
percevoir et d’agir. Lorsqu’un agent est socialisé dans un certain monde social, il en
conserve, dans une large mesure, les dispositions, même si ces dispositions
deviennent inadaptées, suite par exemple à une évolution historique : ce phénomène
est appelé hystérésis de l’habitus par Bourdieu. L’habitus a également pour propriété
d’être transposable d’une activité sociale à une autre : par exemple, de la famille au
monde professionnel. L’habitus est le reflet d’un monde social : il permet à l’individu
de posséder ce que Bourdieu nomme le « sens pratique », c’est-à-dire la capacité de
répondre sans même y réfléchir aux événements auxquels il fait face. L’agent
développe dans le monde social grâce à son habitus de véritables « stratégies
inconscientes » adaptées aux exigences de ce monde.
Au final, on voit bien avec cette conception classique émerger l’idée d’un individu
soluble dans le social. C’est en effet le social qui détermine l’individu, et non
l’inverse. Du coup, lorsque l’individu croit être unique, il ne fait en réalité que
reproduire ce que le social lui propose : il est en ce sens véritablement dissous dans
le social, car il n’y a pas de liberté, il s’y confond, s’y mélange, s’y désagrège.
B. L’approche individualiste ou "l’individu fait la société"
L’apport de Max Weber
Max Weber est l’auteur représentatif du modèle de l’individualisme. Au sein de ce
modèle, l’homme est vu comme un être actif ; la société ne façonne pas l’homme :
c’est l’homme qui façonne la société. Le point de vue de Weber est nommé
paradigme atomistique. Pour lui, chaque individu est un atome social : les individus
agissent en fonction de motifs, d’intérêts, d’émotions propres et sont liés aux autres
atomes. Un système d’interactions constantes entre les atomes produit et reproduit la
société. Pour Weber en effet, les différents domaines d’action que sont l’économie, la
politique, l’art ou encore la sexualité s’autonomisent les uns des autres et proposent
à l’individu des systèmes de valeurs antagonistes les uns des autres. L’individu est
comme écrasé par ces différents systèmes qui lui sont proposés. L’individu se
retrouve partie prenante de situations qui font appel à des systèmes de valeurs
contradictoires les uns avec les autres : il ne peut donc pas exister sans tensions
internes et sans refoulement. Le fait que ces valeurs soient contradictoires force
l’individu à être actif, et à ne pas prendre ces valeurs que le social lui inculque
comme seules et uniques possibilités. Les conséquences sont que l’individu prime
sur la société ; et que les normes, les valeurs et les rôles présentés par la société ne
sont que des possibilités offertes à l’individu qui conserve toujours une marge de
liberté dans l’exercice de ces rôles. L’individu, en réalité, réinterprète ces normes,
ces codes etc. L’homme recherche avant tout son intérêt personnel. Il forge son
individualité à travers la possibilité qu’il a de choisir son chemin dans une société de
plus en plus complexe.
Sociologie phénoménologique et approche interactionniste
La sociologie phénoménologique, et notamment Alfred Schütz, va reprendre cet
héritage de Weber. Pour Schütz, notre rapport au monde, en tant qu’humains, n’est
pas simplement sensoriel. Nous réagissons en fonction des significations que notre
expérience et celle des autres, déposée dans le langage, nous inspirent. La
compréhension n’est pas une méthode : elle est notre rapport même au monde vécu,
oeuvrant à l’intérieur de la connaissance ordinaire, immédiate et spontanée que nous
en avons et que nous partageons. Cette connaissance organise le monde, sous
forme de « typifications », c’est-à-dire de représentations pertinentes pour nos
usages et nos actions. C’est donc bien l’individu qui organise sa propre
compréhension du monde, et pas le social qui lui dicte comment cette
compréhension doit être.
Le courant de l’interactionnisme symbolique relaie également la position de Weber.
L’approche intercationniste développe des positions assez voisines de celles de la
sociologie phénoménologique. Un des traits fondamentaux de ce courant est tout
simplement le refus de l’objectivisme : le social n’est pas donné, mais construit. Deux
des penseurs de ce courant, Thomas et Znaniecki, ont formulé cette définition : « ce
sont les acteurs qui définissent la situation ». Un des principaux auteurs de ce
courant est Howard Becker, dont l’ouvrage fondamental est Outsiders, publié en
1963. Un de ses apports essentiels réside dans le renversement de la notion de
déviance telle qu’elle était instituée dans le modèle objectiviste. Pour lui, « ce sont
les groupes sociaux qui créent la déviance en instituant des normes dont la
transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et
en les étiquetant comme déviants. » Il définit ce que l’on appelle la « théorie de
l’étiquetage », qui considère la déviance nom comme le produit objectif d’un
dysfonctionnement mais comme une qualification résultant d’une transaction entre un
groupe social et un individu. Cette théorie est très parlante de la rupture avec
l’objectivisme.
Raymond Boudon et l’individualisme méthodologique
Raymond Boudon est aujourd’hui le chef de file du courant de l’individualisme
méthodologique, courant qu’il a introduit dans le paysage sociologique français et
dont la théorie se réclame principalement de Weber. Pour ce courant, les
phénomènes collectifs doivent être décrits et expliqués à partir des propriétés et des
actions des individus et de leurs interactions mutuelles. Cette règle s’oppose donc
radicalement au holisme. Pour Boudon, l’individu est l’atome logique de l’analyse car
il constitue, à ses yeux, l’élément premier de tout phénomène social. Comprendre le
social c’est, dans cette perspective, analyser les rationalités des individus puis saisir
la façon dont l’ensemble des actions individuelles s’agrègent pour créer un
phénomène social. Il y a donc là clairement la formulation de l’idée que l’individu crée
le social, et non l’inverse. Un point intéressant de la réflexion de Boudon est l’idée
d’ « effets pervers » : ce sont des phénomènes de composition où l’addition d’actions
individuelles rationnelles produit des effets inattendus et contraires aux intentions de
chacun. A titre d’exemple, on peut citer les paniques boursières : un grand nombre
d’individus, par crainte de baisse des cours, vend ses actifs, provoquant alors
exactement ce qu’ils craignent : une chute de prix des actions…
Au final, on voit bien, avec cette conception individualiste, que la tendance va vers
un individu qui n’est pas soluble dans le social. Certes l’individu interagit avec la
société ; mais alors que celle-ci s’imposait à lui dans la conception objectiviste, il est
ici au contraire vu comme indépendant par rapport à la société dans cette nouvelle
approche. L’individu interagit donc avec le social ; mais il n’y est pas soluble : il ne s’y
dissout pas, ne s’y désagrège pas. C’est l’individu qui détermine le social, et non plus
l’inverse.
Transition / Cependant, peut-être ce débat doit-il être dépassé. En effet, les deux
conceptions i s’y opposent semblent un peu trop restrictives, un peu trop renfermées
sur elles-mêmes. Des sociologues se sont essayés à un dépassement de cette
opposition classique, s’inspirant et se revendiquant des deux courants à la fois ; de
Durkheim et de Weber à la fois.
II Le nécessaire dépassement de l’opposition classique
A. La distance subjective de l’individu face au social
Un individu qui prend conscience de son autonomie
Norbert Elias résout le paradoxe d’un individu qui se croit autonome alors qu’il est
soumis à des interdépendances de plus en plus contraignantes . Selon lui , c’est
parce qu’il a une différenciation de plus en plus grande qui accroît nos dépendances
mais offre un choix plus grand d’aspirations sociales que le sentiment d’autonomie se
renforce. « Plus sont denses les dépendances réciproques qui lient les individus ,
plus forte est la conscience qu’ils ont de leur autonomie. » L’individu prend
conscience de son individualité face à l’autre et à la contrainte d’intégrer un
ensemble social. Simmel ne déroge pas à ce point de vue et résume ainsi :
l’individu se construit au travers d’intersubjectivités multiples mais c’est cette
multiplicité qui lui donne son unicité. Dans les communautés virtuelles par exemple
l’individu se développe selon une représentation de lui-même comme être
communiquant au sein d’ un large système de relations . Il développe alors une
conscience individuelle forte dans un système de relations basés sur des relations
interpersonnelles au travers desquelles il trouvera la valorisation de soi par la
reconnaissance d’autrui..
C’est cette multiplicité d’autonomie individuelle qui conduit à une vision éclatée du
social.
Une subjectivité construite au sein de la diversité
Selon Dubet , Le monde social moderne est désormais éclaté .Les traditions , les
subjectivités , les rationalités ne convergent plus dans l’unité d’un système social. Au
contraire faute d’une unité sociale , chacun est confronté à l’hétérogénéité des
logiques sociales et devient ainsi l’auteur de sa propre expérience.
Selon Dubet , le problème de l’individu est exactement homologue à celui du
sociologue qui essaie de recomposer l’unité de la vie sociale. Et de même que la
société est une production continue, l’individu est une production de soi. Son
« essence » est un travail sur soi.
Dans ce cas, l’acteur est défini par son expérience plus précisément par sa capacité
d’être un individu en puisant, à la fois, dans son identité, dans un usage rationnel de
ses ressources, et dans une volonté d’être sujet telle que la définissent ses
convictions culturelles. Par exemple , comme le montre la sociologie du travail, le
travailleur ne se définit plus par son travail mais par aussi par ses relations familiales
, ses loisirs , son vécu , sa carrière.
Les individus appartiennent à la fois à des traditions à travers lesquelles ils ont été
socialisés et assument leur propre subjectivité dans le cadre de projets auxquels ils
adhèrent. Ils visent à se construire une unité expérientielle ou vécue à partir des
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