L Mécanismes de la toxicité cardiaque des chimiothérapies anticancéreuses

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dossier thématique
Toxicité cardiovasculaire
des traitements anticancéreux
Mécanismes de la toxicité
cardiaque des chimiothérapies
anticancéreuses1
Mechanisms of cardiac side effects of anticancer drugs
J.J. Monsuez*
L
es mécanismes de la toxicité cardiaque des
chimiothérapies se sont longtemps résumés
à une vision binaire des anthracyclines, dont
l’action anticancéreuse était rapportée à un effet
intercalant sur l’ADN, tandis que ses effets indésirables cardiaques étaient attribués à la production
de radicaux libres. En réalité, les mécanismes de
l’action thérapeutique et ceux des effets cardiaques
sont très intriqués, et cela est encore plus vrai avec
les inhibiteurs des tyrosines kinases, qui agissent
sur des récepteurs communs aux cellules tumorales
et cardiaques.
Anthracyclines
Mode d’action anticancéreux
◆◆ Plusieurs mécanismes interviennent (1, 2)
© La Lettre du Cardiologue 2009;
421:11-3. 1
* Consultation de cardiologie, département des maladies infectieuses
et tropicales, médecine interne et
addictologie, hôpital Paul-Brousse,
Villejuif.
Intercalation. En s’intercalant dans l’ADN, et par
leur action sur la topo-isomérase II également, les
anthracyclines inhibent la transcription et donc la
synthèse protéique.
Radicaux libres. La production de radicaux libres
après fixation sur l’ADN entraîne de nouvelles lésions
de l’ADN, mais aussi des membranes et des mitochondries.
Apoptose. L’action proapoptotique des anthracyclines est initiée par les radicaux libres qui activent la protéine p53 et sa fixation sur l’ADN. La p53
y active la transcription du gène Bax (médiateur
pro­a poptotique) et inhibe celle du gène Bcl-xL
(médiateur antiapoptotique). Le gène Bax induit
la libération du cytochrome C par la mitochondrie,
en ouvrant le pore mitochondrial, tandis que le gène
Bcl-xL a l’effet inverse.
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Action sur la p53. La fixation de la p53 sur l’ADN
et la topo-isomérase II est facilitée par les anthracyclines. Le rôle de la protéine p53 dans la cancérogenèse est particulièrement important. Cette
protéine, dont la synthèse est déclenchée par le
stress oxydatif, les lésions de l’ADN et les aberrations
du cycle cellulaire, est l’un des principaux effecteurs
de l’apoptose (3).
Mécanismes de la toxicité cardiaque
Le mécanisme le plus anciennement reconnu est
la formation de radicaux libres au cours d’une
réaction entre la forme quinone de l’anthracycline
et sa forme semi-quinone, instable, qui régénère la
quinone initiale par une réaction rédox réduisant
l’oxygène en anion superoxyde O 2. -, à l’origine
d’une peroxydation des lipides membranaires et
de ceux des organites intracellulaires, en particulier les mitochondries. Le transfert d’électrons
libres qui a lieu pendant cette réaction s’accompagne de la libération d’un atome de fer par la
ferritine, principale protéine de stockage du fer.
Le radical O 2 . - y réduit un Fe 3+ en Fe 2+ , libéré.
Le fer représente ainsi le cofacteur principal des
réactions rédox entre formes quinones et semiquinones et celles des complexes fer-anthracyclines (2).
Le second mécanisme de la toxicité cardiaque
est lui aussi voisin de l’action antitumorale,
médiée par l’activation de la p53 par l’anion
superoxyde O 2. -, l’activation de Bax par la p53
et la cascade pro-apoptotique qui en découle
(voie dite intrinsèque, dépendante de la p53).
Résumé
Les mécanismes de la toxicité cardiaque des anthracyclines, mieux connus, associent production de
­radicaux libres et activation de la cascade proapoptotique. Les inhibiteurs des tyrosines kinases bloquent
la ­signalisation conduisant à la prolifération tumorale, mais agissent aussi sur le myocyte cardiaque, dont
ils altèrent la contraction.
La même voie d’activation est impliquée dans la
toxicité myocardique, où l’on observe au cours
du traitement une augmentation graduelle de
la p38 MAPK, de la JNK MAPK, du rapport Bax/­
Bcl-xL et de la caspase 9. L’apoptose induite par
les anthracyclines est médiée par la p53 et son
gène récepteur Bax : la pifithrine α, inhibiteur de
la p53, la prévient.
Inhibiteurs
de la tyrosine kinase (4, 5)
L’activité tyrosine kinase joue un rôle majeur
dans la transmission aux cellules des signaux de
croissance, de différenciation, de migration cellulaire et d’apoptose (voies dites de “signalisation”
ou de “transduction” membranaires). Les tyrosines kinases (TK, dont actuellement 90 variétés
ont été dénombrées dans le génome humain)
transfèrent un phosphate de l’ATP (site actif de
l’enzyme = poche de l’ATP = zone d’interférence
possible pour développer un inhibiteur) à un résidu
tyrosine de la protéine cible. On distingue deux
types de TK : les TK liées à un récepteur membranaire, par lequel agissent la plupart des facteurs
de croissance et les cytokines (“récepteurs à tyrosine kinase” [RTK]), et les TK intracellulaires, non
liées à des récepteurs membranaires (NRTK), qui
transmettent des messages de signalisation intracellulaire.
Le point important de la biologie des TK est qu’elles
restent quiescentes tant qu’elles ne sont pas activées, en particulier par les facteurs de croissance,
tels le VEGF (vascular endothelial growth factor),
le PDGF (platelet-derived growth factor), ou le
stress oxydatif. En revanche, la transformation
maligne des cellules conduit le plus souvent
(70 % des cas) à une dérégulation de l’activité
TK, qui devient permanente, ou “constitutive”, à
l’origine de la prolifération incontrôlée. Indépendamment de ce rôle dans la multiplication des
cellules tumorales, les TK interviennent aussi dans
l’angiogenèse indispensable à la croissance des
tumeurs, et que favorisent le VEGF, le PDGF et les
TGFα (transforming growth factor), FGF (fibroblast
growth factor).
Mots-clés
Toxicité cardiaque
Médicaments
anticancéreux
Anthracyclines
Inhibiteurs des
tyrosine kinase
Summary
Action anticancéreuse
des anti-tyrosines kinases
Deux types d’inhibiteurs des tyrosines kinases ont
été développés : les anticorps monoclonaux se fixant
sur les TK liées à un récepteur membranaire et les
inhibant (RTK), et les molécules inhibant l’action de
la TK elle-même, RTK et surtout NRTK (intracellulaire, non membranaire). Si tous ces médicaments
sont en général connus de nom et d’indication
par les cardiologues, leur classification l’est moins
(tableaux I et II).
Antracyclin drugs-induced
cardiac side-effects result from
free radical production and
induction of the proapoptotic
pathway in cardiac myocytes.
Tyrosin kinase inhibitors
impair membrane signalisation, resulting mainly in an
inhibition of malignant cells
proliferation and in some
instances in cardiac myocytes
dysfunction.
Mécanismes de la toxicité cardiaque
Keywords
On suppose un mécanisme commun à tous les
inhibiteurs des tyrosines kinases : l’inhibition de la
signalisation qui conduit à la prolifération tumorale
nuit aussi à la survie des cellules non tumorales, en
particulier cardiaques. En fait, l’importance de ces
effets secondaires (dysfonction ventriculaire surtout)
Cardiac side effects
Cancer drugs
Anthracyclins
Tyrosin kinase inhibitors
Tableau I. Anticorps monoclonaux des thérapies ciblées agissant sur les récepteurs à tyrosine
kinase.
Composé
Dénomination Site d’action/récepteur
Indication
Trastuzumab
Herceptin®
ErbB2
Cancer du sein HER2+
Cétuximab
Erbitux®
EGFR
Cancer colorectal, ORL
Bévacizumab
Avastin®
VEGF-A
Cancer colorectal, cancer bronchique
Alemtuzumab
Campath®
CD52
LLC à lymphocytes B
Rituximab
Rituxan®
CD20
Lymphomes B
Tableau II. Molécules inhibant les tyrosines kinases agissant en aval des récepteurs.
Composé
Dénomination
Site d’action
Indication
Imatinib
Glivec®
Abl, PDGFα/β
LMC
Lymphomes B
Syndrome hyperéosinophilique
Cancer stromal gastro-intestinal
Sunitinib
Sutent®
VEGFR, PDGFR, CSF
Cancer rénal
Lapatinib
Sorafénib
EGFR, ErbB2
Nexavar®
VEGFR, PDGFR
Cancer rénal
Mélanome
La Lettre du Cancérologue • Vol. XVIII - n° 5 - mai 2009 | 249
dossier thématique
Toxicité cardiovasculaire
des traitements anticancéreux
Mécanismes de la toxicité cardiaque
des chimiothérapies anticancéreuses
varie beaucoup d’une molécule à l’autre, en fonction
de ses affinités pour tel ou tel récepteur ou site de
fixation sur la poche ATP de telle ou telle TK.
Le mécanisme de la dysfonction ventriculaire gauche
induite par le trastuzumab a été précisé par des
modèles de souris transgènes déficientes en ErbB2
cardiaque, qui développent une cardiomyopathie
et présentent par ailleurs une sensibilité accrue aux
anthracyclines. La protéine ErbB2, soumise au stress
oxydatif ou aux anthracyclines, active en effet une
cascade de signalisation intracellulaire protectrice
du cardiomyocyte (neuréguline, récepteur hétérodimère ErbB2-ErbB4), dont la perte active la voie
proapoptotique. L’inhibition du récepteur ErbB2 par
le trastuzumab entraîne, dans un modèle de culture
cellulaire de cardiomyocytes néonataux de rat, un
déséquilibre d’expression des deux facteurs de régulation apoptotique Bcl-xS (proapoptotique, activé)
et Bcl-xL (antiapoptotique, réduit), une translocation
mitochondriale de la protéine Bax, qui entraîne la perte
de potentiel membranaire mitochondriale, la libération de cytochrome C et l’activation de la caspase.
L’imatinib se fixe sur le domaine tyrosine kinase du
récepteur Bcr-Abl, protéine de fusion responsable
de la prolifération cellulaire au cours de la LMC. La
dysfonction ventriculaire gauche récemment décrite
chez quelques patients traités par imatinib s’accompagne de lésions mitochondriales et du réticulum
sarcoplasmique, que l’on observe aussi à doses équivalentes chez l’animal. Les taux cellulaires d’ATP des
souris traitées sont diminués, avec effondrement du
potentiel membranaire mitochondrial et activation
de la cascade proapoptotique. Le mécanisme de
cette séquence a pu être précisé : la protéine c-Abl,
fixée sur la face interne de la membrane cytoplasmique, freine normalement l’activation des réponses
de stress du réticulum endoplasmique. L’imatinib
bloque cette frénation physiologique, conduisant
à l’activation des processus de mort cellulaire :
dimérisation des protéines IRE1 du réticulum endoplasmique, activation de la JNK, translocation de
Bax à la mitochondrie, chute du potentiel membranaire mitochondrial, libération du cytochrome C,
­apoptose. ■
Références bibliographiques
1. Monsuez JJ, Charniot JC, Vignat N. Complications cardiaques des maladies malignes et de
leur traitement. Paris : EMC (Elsevier Masson SAS), Cardiologie, 11-048-C-10, 2008.
2. Minotti G, Menna P, Salvatorelli E, Cairo G, Gianni L. Anthracyclines: molecular advances
and pharmacologic developments in antitumor activity and cardiotoxicity. Pharmacol Rev
2004;56:185-229.
3. Van Dyke T. P53 and tumor suppression. N Engl J Med 2007;356:79-81.
4. Kerbel RS. Molecular origins of cancer: tumor angiogenesis. N Engl J Med 2008;358:203949.
5. Chen MH, Kerkelä R, Force T. Mechanisms of cardiac dysfunction associated with tyrosine
kinase inhibitor cancer therapy. Circulation 2008;117:84-95.
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