G Y N É C O L O G I E E T S O C I É T É L’annonce d’un cancer ● I. Moley-Massol* L’annonce d’u n cancer agit comme un cataclysme. Elle saisit le malade et lui in flige une douleur d’u ne extrême violence. C’est toujours un trau matisme psychique. La révélation de la maladie frappe l’individu au plus profond de son être et fait résonner les blessures du passé. C’est pourquoi le retentissement de l’annonce d’u n cancer est imprévisible. Il dépend de la personnalité du sujet, de la représentation qu’il se fait de la maladie et de l’organe atteint, de son histoire, de ses expériences et de la période de vie qu’il est en train de traverser. Que le diagnostic “tombe” brutalement sans que le malade n’ait été alerté par des signes avant-coureurs, ou qu’il s’insinue au fil d’u n tableau clinique plus ou moins évocateur, c’est toujours l’idée d’u ne mort possible qui fait irruption dans l’imaginaire du malade. Plus rien ne sera désormais comme avant. C’est dire à quel point le temps des premiers mots échangés autour de la maladie, entre le médecin et le malade, est important. Les mots réalisent comme un baptême. Ils marquent la relation médicale d’une empreinte indélébile, qui conditionne l’histoire de la maladie en train de s’écrire. Il n’existe pas de “bonnes” façons d’annoncer une mauvaise nouvelle, mais certaines sont pires que d’autres, celles qui enferment le malade dans une con fusion par rapport à sa maladie, qui l’empêche d’y réagir à sa façon, avec ses propres défenses, celles qui lui assènent une “vérité” crue et brutale, inadaptée à ses ressources du moment, celles qui ne tien nent pas compte de sa demande implicite et du respect de sa personne. Il appartient à chaque médecin, à chaque soignant, face à chaque malade de saisir ce que celui-ci veut et peut entendre, à chaque instant, jour après jour, car on n’en a jamais fini avec l’annonce d’un cancer (an nonce de la maladie, du traitement, de l’arrêt du traitement, d’une récidive …), de l’écouter et de l’entendre, de s’ajuster au plus près à sa demande, de le suivre – le malade montre souvent la voie – pour traverser ensemble l’épreuve en tant que partenaires de soins et ouvrir vers un avenir et u n espoir réaliste. Bien dire, c’est d’abord écouter. L ‘ annonce d’une maladie sollicite massivement l’imaginaire du malade et le renvoie à des représentations qui lui sont propres, spécifiques de sa personnalité et de son histoire de vie, mais aussi caractéristiques d’une époque, d’une société, d’une culture. À chaque époque, une maladie est venue cristalliser les angoisses d’une société, une maladie le plus souvent insidieuse et toute puissante, irrémédiablement porteuse de mort. Crabe pernicieux “qui ronge, corrode, corrompt ou consume lentement et secrètement1”**, le cancer est venu détrôner les figures du passé que représentaient les grandes épidémies, la peste ou la tuberculose, avec les mêmes représentations archaïques chargées des valeurs symboliques du Bien et du Mal. Le cancer “frappe”, “fait des ravages”, “terrasse”. Il incarne aujourd’hui les dangers de la modernité, le vecteur du mal contemporain, une des grandes peurs de ce siècle. Il véhicule une angoisse qui fait taire son nom, comme si le prononcer revenait à convoquer le diable et signer sa condamnation. On élude le mot, on le contourne : “Il est disparu à la suite d’une longue et douloureuse maladie !”. Le cancer se tait et se cache dans la honte. Et la réalité des chiffres actuels de guérison n’y peut rien tant le mythe reste tenace. Alors que la clinique identifie une grande variété de cancers, distincts par leur épidémiologie, leur histoire clinique, leur évolution et leur pronostic, on parle du cancer, comme s’il existait une entité unique. * Docteur en médecine. [email protected]. ** Première définition du cancer dans l’Oxford English Dictionary. 6 La maladie serait toute-puissante et tiendrait la médecine et la science en échec, comme s’il fallait que persiste l’existence d’un mal invincible et rédempteur. “Le cancer, comme toutes les grandes affections, est bien une métaphore qui fait se rencontrer vision archaïque et moderne du mal, une métaphore qui donne à voir notre relation au monde d’aujourd’hui autant qu’elle met en évidence notre fra gilité d’individu” (1). Depuis une quinzaine d’années, les mentalités évoluent toutefois, sous l’influence notamment des malades qui ont pris la parole et ont su témoigner de la réalité de leur maladie. Leurs revendications concernant l’information autour de la maladie, une plus grande transparence, une meilleure écoute de leurs attentes, un véritable échange avec les médecins, ont considérablement modifié l’approche de la maladie. Médecins et malades s’accordent pour déclarer que l’information fait partie intégrante du soin que l’on doit au malade, elle constitue le moyen le plus sûr de tordre le cou aux idées reçues et au mythe-cancer, de dédramatiser et de permettre au malade de devenir acteur de sa maladie et de son traitement, un partenaire de soins, à la condition que cette information éclairée “colle” à la demande du malade, à ses ressources, à ce qu’il est prêt à entendre. Les soignants convaincus de la nécessité d’éclairer le malade sur la maladie dont il souffre ne peuvent se limiter à ce constat. Entre le “taire” et le “tout dire” des nuances s’imposent, qui dépendent de chaque patient. Au devoir d’informer du médecin s’oppose aussi le droit d’ignorer du malade. La Lettre du Gynécologue - n° 293 - juin 2004 G Y N É C O L O G I E Informer est un acte d’élaboration qui implique médecin et malade et non un “lâcher” de données “objectives” susceptible de blesser le psychisme du malade aussi sûrement qu’un coup de scalpel dans sa chair. Il ne s’agit pas, pour le médecin, de se décharger du fardeau de l’annonce diagnostique, pour des raisons légales ou personnelles, mais d’entendre la demande du patient, qu’il faut savoir débusquer au fil des échanges, des propos et des attitudes, des silences, des affirmations, des contradictions, des non-dits, et comprendre ce qui lui est fondamentalement nécessaire pour intégrer la nouvelle, y faire face, y répondre et se reconstruire. On n’en a jamais fini avec le processus d’annonce de la maladie. Elle exige du temps, pour informer pas à pas, peu à peu, répéter et reprendre sans cesse. Comment, pour le médecin, trouver les mots, communiquer avec la parole, les gestes, le regard, sa présence à l’autre, dans l’instant et jusqu’au bout de l’histoire de la maladie, comment aider le malade à traverser l’épreuve ? Comment, pour le malade, surmonter l’annonce, s’adapter, se reconstruire, donner un sens à ce qu’il vit, à ce qu’il ressent, sans culpabilité ni honte, penser un autre avenir, un autre projet de vie ? “J’ai un cancer” La peur de mourir entraîne une profonde détresse émotionnelle et une remise en questions des relations avec la vie et le monde. Le malade doit réaliser un deuil. Il en sera ainsi à chacune des grandes étapes d’un cancer : le diagnostic, la chirurgie, la perte des cheveux, l’interruption de la vie professionnelle, la rémission, la récidive, la guérison… Pour 70 % des patients, la première phase d’adaptation à l’annonce d’un cancer dure en moyenne 3 mois, comme dans toutes les maladies chroniques. Après cette période, le malade mobilise différemment son énergie psychique, et ses craintes se déplacent au fil de l’histoire de la maladie : le malade n’a plus peur de la mort mais de la chirurgie, de la chimiothérapie, de la chute de ses cheveux, du handicap… L’intensité de la détresse du malade dépend aussi de la période de vie qu’il traverse au moment du diagnostic et de la stabilité de sa vie affective et sociale. Ainsi des études ont montré que la vulnérabilité psychique d’une femme atteinte d’un cancer du sein était d’autant plus importante que la personne était jeune et que des événements stressants avaient précédé le diagnostic (Trief P.M. et al., 1996) (2). La prévalence de la dépression ne doit pas être sous-estimée. Elle est importante au moment du diagnostic ainsi qu’à l’annonce d’une récidive. L’ANNONCE D’UN CANCER EN PRATIQUE Les préliminaires L’annonce d’un cancer se prépare. La période d’investigation doit permettre d’instaurer un lien avec le malade et d’apprécier avec lui ce qu’il souhaite savoir du diagnostic quand celui-ci La Lettre du Gynécologue - n° 293 - juin 2004 E T S O C I É T É pourra être posé. Le médecin doit garder à l’esprit que la volonté du malade est rarement claire et définitive. Son sentiment par rapport à l’envie de “savoir” est forcément ambivalent et fluctuant. Quand cela est possible, on demande au patient s’il souhaite la présence d’un proche à ses côtés, en tant que soutien affectif mais aussi parce que celui-ci pourra relayer l’information auprès du malade et reprendre plus tard les paroles du médecin et les explications. Lors de l’annonce d’un cancer, le malade, souvent “saisi” par la nouvelle, n’entend plus les mots du médecin, les explications, les commentaires. L’émotion envahit tout. Il est dans la sidération. Le médecin choisit un lieu et un moment adaptés pour annoncer le diagnostic, afin de ne pas être dérangé. Il évite les veilles de week-end et les fins de journées, toujours plus anxiogènes pour le malade. Quel que soit le contexte, le médecin s’assied pour parler (3), en essayant de se situer au même niveau que le malade (niveau du regard) et de supprimer les objets qui pourraient créer une barrière entre lui et le malade (éviter d’être séparé par le bureau). Il est préférable d’éteindre la télévision ou la radio (à l’hôpital) et le téléphone portable. Ces préliminaires servent à montrer la disponibilité du médecin pour son patient. Des études montrent en effet que le patient a l’impression d’être mieux écouté et entendu et que l’entretien dure plus longtemps lorsque le médecin est assis. Certains médecins prendront l’initiative d’un contact physique, serrer la main ou toucher une épaule, pour signifier son empathie, son engagement auprès du malade. Écouter le malade : le questionnement • Que sait-il déjà ? Que connaît-il de sa maladie, de son évolution possible ? Comment s’exprime-t-il, avec quelles émotions, celles exprimées par les mots et celles exprimées par le corps : il se tord les mains, il est crispé ou détendu sur son siège, pleure... • Que veut savoir le patient ? C’est l’un des moments les plus délicats de l’entretien. Le patient souhaite-t-il ou non connaître la vérité ? Et à quel niveau désire-t-il obtenir l’information ? La réponse du thérapeute ne peut que s’ajuster à la demande du patient. Face à un patient qui exprime le désir de ne pas être informé sur son état de santé, on garde la possibilité de communiquer avec lui sur les traitements envisageables et les soins dont il peut bénéficier. • Comment écouter le malade ? Assis et aussi détendu que possible, pour préparer l’écoute, le médecin commence par interroger le malade, le laisse parler sans l’interrompre, l’encourage à continuer. Il s’agit là d’une écoute active qui développe l’empathie avec le patient. Pour que celui-ci comprenne qu’il a été entendu, le praticien peut répéter ou reformuler ce que vient d’exprimer le malade. Il lui adresse ainsi des signes de compréhension. Il le laisse formuler sa demande, ses interrogations, ses émotions, sans jugement ni commentaires. Parfois le respect du silence est salutaire. Quand le médecin a perçu la demande et les besoins du malade, il est prêt à communiquer l’information. 7 G Y N É C O L O G I E E T La communication de l’information Il est préférable, avant de donner des informations au patient, d’avoir une idée précise des objectifs à atteindre en fin d’entretien. À ce moment de l’entrevue, le professionnel de santé a pris connaissance de l’état d’information du malade et de sa demande. Il est en mesure de s’aligner sur le point de vue du patient et de reprendre les termes employés par le malade. Il lui montre ainsi que ses propos sont pris au sérieux, entendus, ce qui éveille chez le patient un sentiment de proximité et l’envie de faire confiance à son interlocuteur. Le médecin va procéder par petites étapes pour diffuser l’information, donner au patient “des bouts d’informations digérables”. L’utilisation d’un langage aisément compréhensible favorise la communication. Le recours au jargon médical exclut le patient. Il n’est pas inutile de contrôler la compréhension du malade, de répéter les messages, éventuellement d’écrire ou d’éclaircir les explications par un dessin, de s’enquérir de questions éventuelles, de le laisser prendre la parole, faire des pauses, exprimer ses émotions. En même temps que le soignant divulgue l’information, il reste à l’écoute constante du malade et ajuste son discours à la demande implicite de son interlocuteur, il se laisse diriger par lui, il guette la question dissimulée et incite le malade à exprimer ses préoccupations “inavouables” : certains patients sont, par exemple, plus préoccupés par la perte de leurs cheveux à l’occasion d’une chimiothérapie que par l’évolution de la maladie elle-même. Il convient de rechercher ses préoccupations et de les reconnaître ouvertement pour renforcer la confiance du malade et sa réassurance. Quelles sont les informations importantes à fournir ? Ce sont celles que demande le patient et celles qui le concernent surtout à court terme. Envahi par l’émotion, le malade ne retiendra de ce premier entretien de l’annonce du diagnostic qu’une infime partie. Il est inutile de le noyer de détails qu’il n’entendra pas. Il se souviendra, en revanche, avec plus de précision, de la communication non verbale, celle des postures, des gestes, de l’expression, de l’environnement : “le médecin était distant”, “le téléphone n’a pas arrêté de sonner”... Si le malade ne se souvient pas forcément des paroles, il retiendra toujours la “musique” de cet instant où le cancer lui a été annoncé. Un deuxième rendez-vous s’impose, lorsque cela est possible, pour compléter l’information de l’annonce. Le patient a besoin de temps pour “intégrer” la nouvelle, s’adapter, discuter et réfléchir sur son traitement, en connaissance de causes. LES RÈGLES D'OR DE L'ANNONCE • Une information progressive. • Une information cohérente. • Une information adaptée à chaque patient et à sa demande. • Une information répétée. 8 S O C I É T É Réponse aux sentiments des patients La verbalisation des émotions est une étape déterminante de l’entretien. La phrase clé pourrait être : “Que ressentez-vous en ce moment ?” “Il s’agit de comprendre la réaction du patient, parfois agressive, sans la prendre pour soi, le but est de valider ses émotions, sans les juger, sans tenter de les réprimer et ensuite de les nommer “Je vois à quel point c’est difficile pour vous” (3). Le malade peut exprimer toutes sortes de sentiments, froideur, révolte, tristesse... et souvent culpabilité. Son image est dévalorisée et il craint souvent le regard des autres, de ses proches, conjoint, enfants, mais aussi des collègues de bureau. En exprimant ses émotions face au soignant, qui sait les accueillir, il peut reprendre une forme de confiance. Par des gestes simples, tendre un mouchoir à un malade qui pleure, le toucher, se rapprocher de lui, le médecin donne au malade l’autorisation d’exprimer sa souffrance. Préparer l’avenir Le patient attend de son médecin qu’il l’aide à mettre de l’ordre et peut-être du sens, dans tout ce trouble, et qu’il propose une marche à suivre. À ce stade, l’alliance passée entre soignants et malade est déterminante. Le patient a besoin d’être accompagné et écouté pour préparer son avenir. Le rôle de soutien du médecin ne s’arrête pas à l’issue de l’annonce du diagnostic de cancer. On n’en a jamais fini avec les annonces, chacune des étapes clés de l’histoire d’un cancer peut susciter un traumatisme psychique, que le médecin doit être en mesure d’anticiper et d’accompagner. Un contrat est à sceller entre médecin et malade afin de repenser la vie du malade, et d’élaborer un futur : le médecin s’adresse à la personne non plus en tant que “patient” mais partenaire de soins. ■ LES ENJEUX DE L’ANNONCE • Avancer pas à pas dans la révélation du cancer (4). • Transformer le mythe-cancer en une réalité-cancer acceptable : utiliser les termes de maladie chronique, de guérison, quand cela est possible. • Créer une relation authentique et faire du malade un partenaire de soins. • Informer d’emblée sur les traitements et les ressources existantes et fixer un objectif thérapeutique à court et moyen termes. • Ouvrir vers un espoir réaliste. R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. D’après Herzlich C, Pierret J. Malades d’hier, malades d’aujourd’hui. Paris : Payot, Bibliothèque scientifique, 1984, 1991. 2. D’après Consoli SM, Baillet F. Enseignement de psycho-oncologie clinique. Hôpital Broussais, Paris. 3. D’après Buckman R. S’asseoir pour parler. Inter Éditions, 1994. 4. D’après Ruszniewski M. Face à la maladie grave, patients, famille, soignants. Paris : Dunod, 1999. La Lettre du Gynécologue - n° 293 - juin 2004 G Y N É C O L O G I E E T S O C I É T É LES POINTS CLÉS DE L’ANNONCE D’UN CANCER 1. L’information fait partie du soin que l’on doit au malade. ments, la guérison, la rémission, la récidive, l’arrêt des traitements… 2. Avoir un cancer est un traumatisme psychique. Chaque malade y répond avec ses mécanismes de défense qui doivent être respectés. Le traumatisme induit par l’annonce d’un cancer est inévitable. Pour lutter contre un excès de tensions émotionnelles générées par l’annonce de la maladie, le malade développe, de façon inconsciente, des mécanismes de défense qui ont pour objectif de réduire son angoisse (4). Il va opter pour le comportement qui l’aidera au mieux à tenir à distance la souffrance insoutenable et la peur de la mort. En fonction de sa personnalité et du cours de la maladie, le malade oscille entre déni et révolte, soumission et colère, désir de maîtrise et désir de s’abandonner, fatalisme et attente d’une solution miracle… Les soignants doivent respecter les modes de défenses du malade, sous peine de l’empêcher de surmonter les épreuves et de le laisser submergé par l’angoisse. 4. Un travail du deuil est à réaliser à chaque épreuve de la maladie. Il faut du TEMPS. 3. Il n’y a pas une annonce mais des annonces, tout au long de l’histoire de la maladie : le diagnostic, les traite- 7. Un dialogue médecin-malade à reprendre et réinventer sans cesse. 5. La quête de sens. Tout malade a besoin de trouver un sens à sa maladie, à sa souffrance. Personne ne peut se substituer à lui dans cette démarche et il convient de respecter le sens qu’il donne à l’épreuve qu’il traverse, à la condition que le sujet ne s’enferme pas dans une culpabilité qui l’empêcherait de se reconstruire. 6. La représentation du cancer dépend de la représentation de l’organe atteint et de son investissement par le malade. Le traumatisme psychique est d’autant plus grand que l’organe est exposé au regard d’autrui. Il n’existe pas de corrélation stricte entre la sévérité de l’affection et l’ampleur de l’atteinte psychique. OLIGOBS GROSSESSE P 9 Quadri La Lettre du Gynécologue - n° 293 - juin 2004 9