REVUE DE PRESSE dirigée par le Pr T. Moreau Un nouveau débat sur les mécanismes moléculaires qui assurent le stockage de nos souvenirs En 2006, l’étude de E. Pastalkova et al. (1) a eu un effet retentissant dans la communauté des chercheurs en neurosciences de la mémoire. En bloquant ex-vivo l’activité persistante d’une forme atypique de la protéine kinase C, PKM-ζ, par l’utilisation de l’inhibiteur ZIP, les auteurs ont observé l’abolition spécifique de la phase tardive, dite de “maintien”, de la potentialisation à long terme (PLT), utilisée comme modèle de mémoire. Plus impressionnant encore, l’injection in vivo de ZIP dans l’hippocampe à des délais tardifs postapprentissage effaçait toute trace de mémoire induite dans une tâche de mémoire spatiale. Ces travaux démontraient pour la première fois que nos souvenirs ne sont pas stockés de manière passive, mais qu’il existe un processus dynamique grâce auquel les modifications neuronales induites par la formation d’un souvenir seraient activement maintenues dans le temps. Ce processus de maintien de la mémoire serait notamment assuré par PKM-ζ, dont la particularité est d’auto-entretenir son activité pendant une période de temps qui s’étendrait sur plusieurs mois. Par la suite, de nombreuses les résultats de 2 nouvelles études (2, 3), publiées dans le même numéro de la revue Nature, poussent à reconsidérer le lien précédemment établi entre ZIP, PKM-ζ et le processus de maintien de la mémoire. L’objectif commun était de déterminer les capacités d’apprentissage et de mémoire de souris qui n’expriment pas PKM-ζ. Ces 2 études ont utilisé chacune un type de souris transgéniques knockout (KO) pour le gène Prkcz responsable de l’expression de PKM-ζ. Les données révèlent, et ce de façon surprenante, que ces souris présentent non seulement une PLT normale, mais également des capacités d’apprentissage et de rappel de la mémoire intactes. Cette première série d’observations indique que l’absence de PKM-ζ ne semble pas affecter l’aptitude des animaux à maintenir les représentations mnésiques. Enfin, les auteurs ont cherché à confirmer les résultats obtenus précédemment dans plusieurs études, en testant chez ces souris KO l’effet de ZIP sur le maintien de la mémoire. Contre toute attente, les 2 études rapportent que l’injection intracérébrale de ZIP a un effet délétère systématique sur le maintien de la études − en utilisant une approche similaire − ont permis de généraliser l’observation selon laquelle l’injection de ZIP dans les structures cérébrales impliquées dans le stockage de tel ou tel type de mémoire entraînait de façon irréversible l’effacement de mémoires déjà formées. Or, récemment, mémoire, même chez les souris pour lesquelles PKM-ζ est absente, ce qui remet en cause la spécificité de l’inhibiteur ZIP. E. Lesburgueres, Center for Neural Science, New York University, États-Unis Commentaire Les résultats obtenus sont au premier abord assez surprenants, puisqu’ils ne corroborent pas les travaux antérieurs qui utilisaient, pour la plupart, la pharmacologie (injection de ZIP) pour bloquer l’activité de PKM-ζ au cours de la phase de maintien/stockage des souvenirs. En effet, les données révèlent ici que PKM-ζ n’est pas la seule cible, voire pas une cible du tout, de ZIP. L’utilisation de ZIP semble cependant être une bonne approche pour étudier les molécules impliquées dans le maintien de la mémoire, mais il sera important de définir rapidement ce que fait précisément ZIP et quelles sont ses cibles moléculaires réelles. De plus, si au premier abord il semble finalement que PKM-ζ ne joue aucun rôle dans le processus de maintien de la mémoire, il faut cependant garder à l’esprit quelques alternatives qui rendent moins radicale l’interprétation de ces nouveaux résultats. Pour commencer, l’approche transgénique est un outil intéressant pour évaluer le rôle de PKM-ζ dans les processus de mémoire, mais on peut raisonnablement envisager qu’il puisse exister chez ces souris KO, c’est-à-dire qui n’ont jamais exprimé PKM-ζ, des phénomènes de compensation par d’autres molécules qui pourraient contrecarrer l’absence d’activité de PKM-ζ. Dans les 2 études, les auteurs ont établi que l’absence constitutive de PKM-ζ n’induisait pas de changements dans l’expression d’autres protéines kinases, mais ces mesures ont été faites à l’état basal. Or, il serait judicieux et pertinent de vérifier s’il n’y a pas une compensation possible après l’induction et la formation de la mémoire. À noter cependant que L.J. Volk et al. (3) ont utilisé pour une partie de l’étude une souris dite “inductible” chez laquelle il est possible de déclencher ou de bloquer l’expression endogène de PKM-ζ. Mais, de façon regrettable, les auteurs n’ont pas utilisé cette souris dans les épreuves comportementales de mémoire, alors que justement ce modèle permet de s’affranchir de possibles phénomènes de compensations moléculaires. Ces 2 études ne remettent pas en cause l’existence d’un processus de maintien de la mémoire mais attirent l’attention sur l’identité des acteurs moléculaires impliqués dans ce processus. De façon intéressante, les conclusions quant au lien entre PKM-ζ et le maintien de la mémoire ont été ébranlées, mais la brèche ouverte n’est finalement pas si surprenante, car ce ne sera pas la première fois dans l’histoire des neurosciences de la mémoire que l’on renoncera à l’idée trop simpliste de vouloir réduire un processus à l’activité d’une seule molécule ! Références bibliographiques 1. Pastalkova E, Serrano P, Pinkhasova D et al. Storage of spatial information by the maintenance mechanism of LTP. Science 2006;313(5790):1141-4. 2. Lee AM, Kanter BR, Wang D et al. Prkcz null mice show normal learning and memory. Nature 2013;493(7432):416-9. 3. Volk LJ, Bachman JL, Johnson R et al. PKM-ζ is not required for hippocampal synaptic plasticity, learning and memory. Nature 2013;493(7432):420-3. 94 | La Lettre du Neurologue • Vol. XVII - n° 3 - mars 2013 REVUE DE PRESSE Se souvenir en réactivant des miettes de mémoire Les théories de la mémoire s’accordent toutes sur l’idée que l’acquisition d’informations entraîne des modifications cellulaires et moléculaires au sein d’un ensemble vaste de différentes populations neuronales. L’ensemble de ces changements épars constituerait ce qu’on appelle la trace mnésique ou l’engramme, à savoir le substrat de la mémoire. Il a déjà été montré qu’en altérant/bloquant spécifiquement l’activité d’un groupe de neurones ayant participé à l’acquisition des informations, on empêchait ultérieurement l’expression d’une mémoire donnée. Or, on comprend facilement que perturber une partie de l’engramme conduit à l’altération d’une représentation cohérente et unifiée. Ce que l’on ignore, à l’inverse, c’est si l’activation d’une portion seulement des neurones impliqués dans la formation de l’engramme autorise ou non le rappel de la mémoire. C’est ce qu’ont tenté de déterminer X. Liu et al., qui, en combinant une approche transgénique et d’optogénétique, ont utilisé une souris chez laquelle les neurones qui s’activent au cours de l’acquisition des informations vont être étiquetés par un traceur fluorescent (Enhanced Yellow Fluorescent Protein [EYFP]) et exprimer spécifiquement la ChR2 (ChannelRodhopsin), qui permet d’activer directement les neurones par application d’un faisceau lumineux. Les auteurs ont choisi de cibler les neurones du gyrus denté (GD), une région de la formation hippocampique impliquée dans l’apprentissage et le rappel d’une mémoire de peur conditionnée au contexte. Dans un premier temps, les animaux sont entraînés dans une tâche de peur conditionnée dans un contexte A, au cours de laquelle les neurones spécifiquement activés par l’acquisition vont être étiquetés et exprimer la ChR2. Les animaux sont ensuite simplement placés, pour une phase de test, dans un contexte différent B, sans épreuve de conditionnement. Au cours de cette exposition au contexte B, une partie seulement des animaux reçoit une stimulation lumineuse des neurones étiquetés durant l’acquisition dans le contexte A. Ces animaux expriment alors la réponse comportementale dite de freezing, normalement associée à l’expression de la mémoire de peur conditionnée au contexte A, alors que les animaux qui n’ont pas reçu de stimulation lumineuse, n’expriment aucun comportement de peur dans ce contexte B neutre. E.L. Commentaire Cette étude démontre pour la première fois à l’échelle neuronale et de façon très élégante que l’activation d’une partie des neurones qui participent à la trace mnésique est suffisante pour induire l’expression d’une réponse comportementale associée à une mémoire spécifique. Cette observation se rapproche de l’idée selon laquelle la restitution d’un souvenir ne nécessite qu’une partie des informations présentes lors de l’apprentissage : “un signe ou indice de rappel”. Cependant, s’il ne fait aucun doute que cette manipulation d’un sous-groupe de neurones du GD permet la génération d’une réponse adaptée, il est impossible de déterminer si l’intégralité de la mémoire de peur conditionnée a réellement été rappelée. Il est donc difficile de conclure avec certitude que ce principe de réactivation partielle est valide pour traquer des engrammes distincts. En effet, qu’en est-il par exemple des engrammes d’environnements ou de situations très similaires ? S’il existe entre 2 engrammes un important recouvrement en termes de populations neuronales impliquées, l’activation partielle des populations communes ne permettrait pas de sélectionner une représentation singulière. Pour que ce principe soit valide il faudrait connaître l’information portée par chaque population neuronale et réactiver celle qui permet l’accès aux attributs qui font de chaque engramme une combinaison unique. Référence bibliographique Liu X, Ramirez S, Pang PT et al. Optogenetic stimulation of a hippocampal engram activates fear memory recall. Nature 2012;484(7394):381-5. L’importance des nouveaux neurones de l’hippocampe dans la mémoire dépend de leur âge Dans le cerveau de la plupart des mammifères adultes, quantité de nouveaux neurones sont produits chaque jour. L’hippocampe et le bulbe olfactif sont les 2 structures cérébrales cibles de cette neurogenèse adulte. Depuis plusieurs années, des recherches ont démontré l’importance de la neurogenèse hippocampique dans les capacités d’apprentissage et de mémoire. Néanmoins, la neurogenèse est un processus complexe et dynamique et son implication dans la mémoire reste encore à approfondir. En combinant 2 technologies de pointe, l’injection de rétrovirus et l’optogénétique, Y. Gu et al. démontrent qu’il existe une période critique pendant laquelle les nouveaux neurones de l’hippocampe ont un rôle déterminant dans la mémoire. L’injection du rétrovirus dans le GD de l’hippocampe permet que seules les nouvelles cellules soient transfectées et produisent un canal photosensible. Grâce à une fibre optique implantée dans l’hippocampe, un signal lumineux peut être délivré afin de stimuler le canal photosensible et de permettre l’activation ou l’inhibition spécifique des neurones transfectés. Les nombreuses expériences conduites dans cette étude montrent que c’est à l’âge de 4 semaines que les nouveaux neurones du GD s’intègrent et font synapses avec d’autres neurones. Par ailleurs, ces neurones âgés de 4 semaines possèdent des propriétés de plasticité uniques. Par exemple, leur seuil d’activation est plus faible que celui mesuré chez des neurones âgés de 2 semaines ou de 8 semaines. Enfin, l’inactivation des neurones âgés de 4 semaines induit des déficits de rappel pour des tâches dépendant de l’intégrité de l’hippocampe (mémoire spatiale, conditionnement contextuel), alors que l’inactivation des neurones âgés de 2 ou 8 semaines n’a pas d’effet. L. Calandreau, UMR 85 physiologie de la reproduction et des comportements, INRA-CNRS, université de Tours, IFCE Commentaire L’utilisation de technologies d’avant-garde permet d’examiner le rôle et le fonctionnement de nouveaux neurones d’un âge donné. Grâce à ces outils, cette étude révèle que les nouveaux neurones présentent une période sensible (ici à l’âge de 4 semaines) à partir de laquelle ils possèdent des propriétés uniques (e.g. seuil d’activation plus faible). C’est également durant cette période que leur atteinte produit des effets délétères sur la mémoire. Les résultats ne sont pas immédiatement transférables à l’homme, puisque les durées de maturation et de vie neuronale sont bien supérieures à celles des rongeurs. Néanmoins, elle révèle l’existence d’une période critique, au moment ou le neurone devient fonctionnel et s’intègre au réseau, pendant laquelle la neurogenèse a un impact fort sur la mémoire. Référence bibliographique Gu Y, Arruda-Carvalho M, Wang J et al. Optical controlling reveals time-dependent roles for adult-born-dentate granule cells. Nat Neurosci 2012;15(12):1700-6. La Lettre du Neurologue • Vol. XVII - n° 3 - mars 2013 | 95