Une autre formule familière nous met sur la voie d’une distinction. « L’histoire
jugera », disent volontiers les affiches électorales. Mais l’expression peut avoir deux
sens. Quand Fidel Castro intitula « L’histoire m’a quittera » la plaidoirie qu’il
prononça en faveur des insurgés de Moncada, il voulait dire, d’une part, « le souvenir
collectif me deviendra favorable ». Cependant, un tel jugement, de type moral, risque
de n’être jamais que celui de l’historiographie dominante, et dépend, par là même, du
groupe, de la classe qui impose son idéologie. Les hommes, les actes, qui ont joué un
rôle important, ont toujours donné lieu à des courants historiographiques opposés,
hostiles et favorables. Jusqu’à Mathiez, la tradition historiographique bourgeoise, en
France, a exalté 89, mais condamné Robespierre. Nous sommes là dans le domaine des
constructions idéologiques recouvertes par le mot « histoire », que nous avons
signalées.
Une seconde interprétation peut être donnée pourtant à l’expression « l’histoire
jugera » (et c’est sans doute celle qui dominait dans son emploi par Fidel Castro). On
peut en effet entendre par là que l’histoire objet, l’histoire-matière, par son simple
déroulement, justifiera politiquement une action, une décision, en donnant raison, par
l’événement, à celui qui aura le mieux pénétré, par son analyse, la probabilité
historique. C’est déjà supposer la possibilité d’une prévision intelligente des faits à
partir d’une compréhension assez exacte de leurs facteurs.
Reste à savoir, il est vrai, quels sont les facteurs analysables de l’histoire, et
quel type d’événements ils permettent de prévoir.
Chacun sait que, jusqu’à présent, dans l’immense majorité des cas, le domaine
des prévisions, des décisions, et des événements politiques fut celui des tâtonnements
empiriques, des projections incertaines, le « génie » politique relevant moins de la
science que de l’intuition. Faut-il cantonner l’historien dans ce même domaine du
plausible, du probable, des déductions à court terme, des liaisons d’événement à
événement ? Faut-il l’encourager au contraire à tenter une analyse sociologique assez
pénétrante pour ôter au plus grand nombre possible des faits sociaux (qui ne sont pas
seulement les faits politiques) leur apparence d’incertitude ?
La première position fut celle des historiens positivistes, soucieux de
reconstituer un enchaînement simple d’événements, pour l’essentiel politiques,
diplomatiques et militaires. Aux yeux de certains théoriciens l’histoire demeure encore
cela.
Raymond Aron, dans son « Introduction à la Philosophie de l’Histoire » (1938),
s’inspirant d’un demi-siècle de sociologie allemande, a pu ainsi à la fois critiquer et
justifier un type d’histoire couramment pratiqué il y a soixante-quinze ans ; il projette,
encore aujourd’hui, sur le métier d’historien, l’image de sa pratique personnelle de
publiciste propagandiste. Ses formules – brillantes – ont l’intérêt de suggérer ce que,
justement, l’historien ne devrait pas être.
« Nous n’avons pas besoin, dit Raymond Aron, pour ranimer le passé, de
science, mais de documents, et de notre expérience…Le rôle de l’histoire est de
restituer au passé humain les caractères de la réalité politique actuellement vécue : des
jugements probables et relatifs suffisent à cette tâche positive… »