KAMAL SALIBI Ce petit pays qui est si important …

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KAMAL SALIBI
Ce petit pays qui est si important … Clemens Metternich
KAMAL SALIBI
Professeur d’histoire à l’Université Américaine
de Beyrouth
HISTOIRE DU LIBAN
Du XVIIème siècle à nos jours
Traduit de l’anglais par
Sylvie Besse
2
Préface à l’édition française
La substance de l’histoire est une matière vivante qui s’accroit
et se développe au fur et à mesure que le savoir augmente.
Cet ouvrage représente ma vision de l’histoire moderne du
Liban telle qu’elle se présentait en 1965, lorsqu’en parut la
première édition anglaise. Depuis lors, d’autres études qui ont
été menées par moi-même ou par des étudiants travaillant
sous ma direction m’ont amené à considérer certains aspects
du sujet sous un angle quelque peu diffèrent, mais sans, pour
autant, rendre nécessaire une révision fondamentale du texte.
Des corrections n’ont été effectuées dans cette édition
française que là où des erreurs existaient dans l’original.
Un commentaire serait toutefois opportun sur un point
d’ordre plus général. Dans le premier chapitre de cette
histoire, l’émirat libanais est abordé à la manière
traditionnelle, comme une principauté dynastique gouvernée
d’abord par les Ma’n, puis par leurs parents, les Shihab. Ceci
n’est que superficiellement exact. En fait, les émirs Ma’n et
Shihab ne furent techniquement du début à la fin que des
multazims ottomans, c'est-à-dire des fermiers des impôts,
dont la stabilité de la fonction dans les régions qui leur étaient
assignées était soumise à une reconduction annuelle à des
conditions variables. De plus le territoire de leur iltizam, ou
brevet d’affermage des impôts, n’était jamais strictement fixé,
bien qu’il comprenne normalement le pays druze dans
l’arrière-pays de Beyrouth et Saïda, ainsi que la région
adjacente du Kesseroun, au nord-est de Beyrouth. Ce qui
donnait à l’autorité des émirs libanais son caractère
particulier, surtout après 1711, était, premièrement, sa
pérennité sous une seule famille ; deuxièmement, l’étendue
3
de l’autonomie que les émirs pouvaient s’arroger ;
troisièmement, la régularité avec laquelle ils sous-louaient
leur iltizam, district, à des familles privées, celles de chefs
tribaux, ou à des notables, créant ainsi ce qui est devenu de
fait un système féodal dont ils étaient eux-mêmes suzerains.
Parce que ce livre a été achevé il y a une vingtaine d’années, il
traite de l’histoire du Liban jusqu’à 1960 et pas au-delà. A
cette époque-là le pays se remettait rapidement de la guerre
civile de 1958 et l’état d’esprit libanais en général était
nettement optimiste.
Pratiquement personne alors n’aurait pu prophétiser qu’une
nouvelle guerre civile libanaise allait survenir quinze ans plus
tard seulement. Les évènements de ces quinze années et des
années de violence qui ont suivi mettent en jeu des facteurs
internes et externes d’une extrême complexité et ne peuvent
être évacués en un ou deux paragraphes de cette préface, ni
dans un court épilogue à ce livre. Dans un autre ouvrage,
(Crossroads to Civil War : Lebanon 1958-1976, Delmar, N.Y.
1978). Qui n’a pas été publié jusqu’à présent qu’en anglais, j’ai
présenté ma propre interprétation des développements qui
ont conduit à l’éruption de violence au Liban en 1975, ainsi
qu’un récit détaillé des évènements qui ont suivi jusqu’au
moment de l’intervention syrienne. Il est peut-être encore
trop tôt pour considérer dans une perspective historique
correcte les événements libanais survenus depuis lors, dans la
mesure où ils sont toujours d’actualité.
Kamal Salibi
4
Note de l’éditeur sur l’orthographe des noms propres :
Les noms propres sont généralement translitérés d’une façon
simplifiée mais cohérente selon l’orthographe arabe officielle,
sauf quand il s’agit de noms dont l’orthographe francisée est
devenue courante.
5
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION........................................................................... 7
PREMIERE PARTI LE MONT LIBAN ..............................................32
Chapitre I
L’Émirat Shihab ................................................... 33
Chapitre II
1788-1840 Le règne de Bashir II ........................ 54
Chapitre III
1840-1842 La fin de l’Émirat.............................. 85
Chapitre IV
1842-1858 Le double Kayemakamat ............... 104
Chapitre V
1858-1860 Le Liban en ébullition ................... 144
Chapitre VI
1860-1920 Le gouvernement du Mont-Liban . 183
Chapitre VII
L’éveil du Liban ................................................. 204
DEUXIEME PARTI LE GRAND LIBAN ......................................... 249
Chapitre VIII
Le Grand Liban ................................................ 250
EPILOGUE ................................................................................ 330
6
INTRODUCTION
Le Liban, sur les côtes est de la Méditerranée, est aujourd'hui
une petite république qui s'étend approximativement sur 200
kilomètres le long de la côte phénicienne, avec une surface
totale de 10.452 kilomètres carrés et une population estimée
à quelque quatre millions d'habitants. Son territoire, en
majorité constitué de montagnes accidentées, est dominé par
les chaînes du Liban et de l'Anti-Liban, limité au nord par Al
Nahr al Kabir (l’Eleutherus), à l'est par les crêtes de l'Anti
Liban, et au sud par une ligne qui traverse les hautes terres de
la Galilée. Les chaînes du Liban et de l’Anti-Liban courent du
nord-est au sud-ouest, parallèlement à la côte, et entre elle se
situe la plaine de la Békaa. A l'ouest de la Békaa, la chaîne du
Liban est si proche de la côte que par endroits elle tombe
directement dans la mer, ses promontoires rocheux divisant
l'étroite plaine côtière en un certain nombre de langues de
terrain isolées. Beyrouth, la capitale du Liban moderne, est
située dans l'une des bandes côtières, presque exactement au
milieu de la côte.
C'est le 1er septembre 1920 que la France, en tant que
pouvoir mandataire, établit l'État du Grand-Liban, donnant au
pays ses frontières actuelles. Le Liban est devenu depuis lors
une république en 1926, et a accédé à l’indépendance en
1943, adhérant à la Ligue des Etats Arabes et aux Nations
Unies en tant que membre fondateur en 1945.
Malgré les troubles violents qui ont jalonné son histoire, le
pays conserve à l'heure actuelle son identité politique et
territoriale en tant qu'état légalement constitué. Avant 1920,
toutefois, la situation du pays était complètement différente.
7
Entre 1516 et 1918 le territoire de la République libanaise
moderne se trouvait sous la souveraineté de l’Empire
Ottomane et se composait officiellement jusqu'en 1864 de
deux régions administratives : une région nord qui formait une
partie du vilayet Tripoli (Tripoli) et une région sud faisant
partie du vilayet Dimashq (Damas) – comme c'était le cas de
la région sud du Liban jusqu'à ce que le vilayet Saïda (Sidon)
fut créé en 1660. Lorsque les Ottomans réorganisèrent leur
administration provinciale [Tanzimat] en 1864, puis en 1866,
ces dispositions furent modifiées. Alors que la Békaa restait
avec Damas, les vilayets de Tripoli et de Saïda furent
supprimés et remplacés par le vilayet de Beyrouth qui absorba
leur territoire. Dans l'intervalle, en 1861, un mutassarrifiat 1 du
Liban avait été créé avec la garantie des puissances
européennes, afin d'inclure cette partie du territoire libanais
actuel qui s'étend en gros de la ligne de faîte du Liban jusqu'à
la mer, à l'exclusion de la ville de Beyrouth et des régions de
Tripoli et de Saïda. Ce territoire, communément appelé le
Mont-Liban, fut gouverné de 1861 à 1915 par un mutasarrif
chrétien ottoman non libanais, nommé par la Porte (avec
l'approbation des puissances) et responsable directement
devant Istanbul. Un conseil administratif élu localement
assistait le mutasarrif dans le gouvernement, tandis qu'une
gendarmerie libanaise maintenait l'ordre public.
En fait, ce ne fut qu'avec l'établissement du mutassarrifiat
libanais que le terme « Liban », (en arabe Lubnan), acquit un
usage officiel constant. Avant cette époque il n'avait existé
aucune entité politique formellement appelée «Liban... ou
1
Un mutassarrifiat était dans l’administration ottomane une subdivision d’un
wilayat, ou province, qui différait du sandjak, plus ordinaire en ce qu’il était
administré par un mutasarrif doté de pouvoirs spéciaux.
8
Mont-Liban... ». Les Ma'n, émirs druzes du sud Liban qui
avaient établi leur autorité sur l'ensemble du Mont-Liban au
début du dix-septième siècle, étaient en général appelés
« Émirs des Druzes.. » ; il en fut de même pour leurs
successeurs les Shihab, bien que ces émirs n'aient pas du tout
été des druzes mais des musulmans sunnites et plus tard des
chrétiens. Les Ma'n gouvernèrent le Mont-Liban jusqu'en 1697
et après eux les Shihab jusqu'en 1841. Pourtant jusqu'au dixhuitième siècle, il n'y eut aucun terme, officiel ou non, pour
désigner la totalité du territoire de l'Émirat Libanais. Le terme
« Mont-Liban.. (Jabal Lubnan) » était utilisé en ce temps-là
dans un sens restreint pour évoquer les districts les plus au
nord, Bsharri, Batrun et Jubayl, qui étaient habités par des
maronites. Plus au sud, la région de Jabal Kesserouan,
également peuplée de maronites, était parfois incluse dans
l'appellation Mont-Liban.., mais plus souvent considérée
séparément. Au sud du Kesserouan, et séparée de lui par la
route Beyrouth-Damas, s'étendait la région de Jabal al Chouf,
connue aussi sous le nom de la Montagne Druze (Jabal alDuruz). Cette région, avec sa population druze, n'avait
pratiquement aucun rapport avec les régions maronites du
nord et ne fut assurément jamais appelée Mont-Liban
jusqu'au dix-septième siècle. Ce ne fut qu'à la fin du dixhuitième siècle, après que de nombreux maronites se soient
installés dans les districts druzes, que le nom Mont-Liban finit
par s'appliquer communément à l'ensemble du domaine
Shihab. Les maronites, profondément attachés à leur terre
d'origine du nord, semblent avoir apporté son nom avec eux
en émigrant vers le sud au dix-septième et dix-huitième
siècles, jusqu'à ce que « Mont-Liban » finisse par recouvrir
tout le pays sur lequel ils s'étaient installés.
9
Le territoire des Ma'n et des Shihab, qui peut par commodité
être appelé l'Émirat libanais, ne fut jamais une entité
clairement définie. Son noyau comprenait les districts druze et
maronite que les émirs libanais contrôlaient comme les
seigneurs féodaux et qui plus tard finirent par former le
mutassarrifiat du Liban. Toutefois les émirs Ma'n et Shihab
contrôlaient en plus d'autres territoires, soit en tant que
fermiers des impôts pour le gouvernement ottoman, soit
simplement en imposant militairement leur autorité. Saïda et
Beyrouth, qui n'ont jamais fait strictement partie de l'Émirat,
se trouvèrent souvent sous l'autorité des émirs Ma'n et leur
servirent de capitales. Tripoli passa pendant un certain temps
sous la domination Ma'nide. Beyrouth, au dix-huitième siècle,
fut souvent gouvernée par les Shihab. Bien que la Békaa ait
été officiellement rattachée à Damas, sa région centrale fut
presque continuellement sous le contrôle des émirs libanais
qui étendaient aussi fréquemment leur domination sur la
plaine du 'Akkar, au nord-est de Tripoli.
Dans le nord de la Békaa, les chiites de la région de Baalbek
étaient tellement impliqués dans les affaires de l'Émirat
libanais que leur histoire ne peut être séparée de celle du
Mont-Liban, bien qu'ils n'aient jamais été directement
gouvernés par les Ma'n et les Shihab. Dans le sud de la Békaa,
la région de Wadi al-Taym, (au pied du Mont-Hermon), était le
district d'origine de la famille Shihab et fit par conséquent
partie du territoire libanais lorsque les Shihab accédèrent à la
direction de l'Émirat. En considérant ces faits, le Liban de
l'époque ottomane peut être historiquement défini comme
l'ensemble du territoire, de la crête de l'Anti-Liban à la mer,
qui normalement subissait l'impact des gouvernements Ma'n
10
et Shihab un territoire qui, par son étendue, différait assez
peu du Liban actuel.
Dans les limites de ce territoire, une forme d'autorité politique
en évolution s'est poursuivie sans interruption depuis le début
du dix-septième siècle jusqu'à nos jours, dotant le Liban d'une
identité originale et spécifique. Pourtant l'unité politique du
Liban, développée et maintenue par des dynasties et des
gouvernements successifs, a souvent été démentie par de
profondes divisions entre les habitants du pays. En fait, il
serait difficile pour un historien de parler sans réserve d'un
peuple libanais. Au niveau des dirigeants féodaux, des
considérations politiques communes ont souvent rassemblé
les chefs des diverses communautés libanaises et resserré
leurs rangs. Parmi les émirs et les cheikhs (comme on appelait
ces chefs) la différence de religion ne constituait pas une
barrière à une coopération étroite entre les maronites, les
melchites, les druzes, les musulmans chiites et sunnites. Ils
appartenaient tous au même système politique et les chefs
féodaux de religions et de sectes différentes se désignaient
mutuellement sous le nom de frère ou de cousin. Les
différends et les rivalités entre les principaux émirs et cheikhs
amenaient parfois la formation de clans féodaux qui
ignoraient les divisions religieuses et pénétraient en toutes les
classes de la population. Les chefs féodaux se liguaient
souvent en période de danger, chacun à la tête de ses propres
hommes, pour combattre un ennemi commun ; en de telles
occasions, les soldats paysans druzes, chrétiens et musulmans
luttaient côte à côte pour défendre quelque cause féodale
commune ou peut-être une terre commune. Sous le
gouvernement des émirs Ma'n et Shihab, les sectes libanaises
finirent par former ce qui était en fait une confédération. Mais
11
le contact réel entre les diverses sectes était presque
entièrement limité à une coopération politique et militaire.
Socialement, chaque communauté religieuse continuait à
ignorer les autres et à en rester indépendante et les rapports
au sein d'un même village entre voisins de confessions
différentes dépassaient rarement le niveau de relations
fortuites ou d'affaires.
Les relations entre les divers groupes religieux au Liban se sont
développées considérablement depuis l'époque de l'Émirat.
Néanmoins, les divisions religieuses demeurent importantes.
De nos jours, comme par le passé, les maronites restent la
secte prépondérante parmi les chrétiens du pays,
traditionnellement suivis en importance par les grecquesorthodoxes et les grecques-catholiques. D'après les chiffres
officiels de population, publiés en 1956, on dénombre 423.500
maronites, 149.000 grecques-orthodoxes et 91.000 grecquescatholiques. Les autres sectes chrétiennes (arméniensorthodoxes, arméniens-catholiques, protestants et autres) pris
ensemble représentent 122.000 personnes - un chiffre qui
comprend les 6.500 juifs libanais. Parmi les principaux groupes
non-chrétiens, les musulmans libanais, divisés presque
également entre les sectes sunnite et chiite amenuisent par
comparaison la communauté druze, petite mais
traditionnellement importante. D'après les chiffres officiels,
on compte 286.000 sunnites, 250.500 chiites et 88.000
druzes2. Pour apprécier les particularités historiques et
politiques du Liban, il est important de comprendre les
circonstances dans lesquelles chacune de ces diverses sectes
2
J’ai arrondi les chiffres officiels aux cinq centaines les plus proches. La population
du Liban s’élevait donc en 1956 à 1 410.000 habitants.
12
s'est établie au Liban, et la manière dont elles se sont
développées.
Parmi les sectes du Liban actuel, les chiites et les sunnites ont
vécu pour la plupart à l'extérieur du Mont-Liban proprement
dit. Ces deux groupes musulmans divergèrent à l'origine sur la
question de la succession du prophète ; les chiites
(littéralement "les partisans") soutenaient les revendications
au Califat du cousin et gendre de Muhammad: 'Ali, alors que le
groupe appelé plus tard sunnite (littéralement "les
orthodoxes") entendaient que les fidèles choisissent les Califes
par acclamations.
Au Liban, les chiites de la tendance modérée connus sous le
nom de « duodécimains »3 (et appelés localement mtawlis
pluriel de mitwali), sont à présent majoritaires dans la région
de Baalbek et Jabal 'Amil, à l'est de Tyr. Il fut un temps,
toutefois, bien avant l'époque ottomane, où les chiites de
l'une ou l'autre tendance dominaient presque tout le pays, mis
à part les districts nordiques de Bsharri, Batrun et Jubayl qui
étaient sous contrôle maronite. Le Kesserouan, de nos jours à
prédominance maronite, fut jusqu'au quatorzième siècle une
région spécifiquement chiite. Jabal al-Danniyya, au nord de
Bsharri, porte encore maintenant le nom de la communauté
chiite ésotérique (probablement ismaïlienne) qui était établie
là à la veille des croisades4. La Békaa était un territoire chiite
3
Parce qu’ils acceptaient comme règle l’imamat ou primauté des descendants de
‘Ali par son fils Hussayn jusqu’à la douzième génération.
4
Le nom Danniyya, (correctement Zanniyya), comme Batiniyya, était couramment
utilisé pour désigner les diverses sectes ésotériques chiites, notamment les
Isma’ilites ou Sab’iyya (tenant du Sept), qui ne tenaient pour valide que l’imamat
des sept premiers imams.
13
depuis un temps reculé et certaines parties (notamment la
région de Baalbek) le demeurent aujourd'hui. Au moment de
la première croisade, une dynastie chiite Banu ‘Ammar
gouverna à Tripoli et ses environs; ses sujets étaient
probablement aussi chiites. Auparavant, le chiisme ismaïlien
avait prospéré dans le Wadi Al-Taym et probablement aussi
dans le Chouf jusqu'à ce que les habitants de ces deux régions
se convertissent au druzisme à peu près au début du onzième
siècle.
Vers la fin de ce siècle, lorsque les premiers croisés arrivèrent
en Syrie, les régions du Chouf et de Wadi al-Taym au Liban
étaient déjà un territoire druze ; cependant la domination
chiite dans le pays n'était pas entamée.
Cette situation devait changer aux douzième et treizième
siècles. Jusqu'au temps des croisades, les chiites au Liban (et
ailleurs en Syrie) 5 bénéficièrent de la protection des
Fatimides d'Egypte, califes chiites qui avaient établi le chiisme
ismaïlien comme religion d'état au Caire et qui défiaient
l'autorité du Califat sunnite des Abbassides de Bagdad. Au
cours du dixième et onzième siècles, alors que l'empire des
califes abbassides se désintégrait, les Fatimides étaient à
l'apogée de leur pouvoir en Egypte et réussirent plus d'une
fois à étendre leur domination sur la Syrie. Sous leur
protection, le chiisme syrien vécut son âge d'or. A la veille des
croisades, toutefois, le pouvoir fatimide commença à décliner
en Syrie et en Egypte. Les califes du Caire furent
complètement discrédités dans les guerres contre les
5
Le terme Syrie, tel qu’il est utilisé ici, désigne la région géographique comprenant
le Liban, la Palestine et la Transjordanie ainsi que le territoire de la République
Syrienne moderne.
14
envahisseurs chrétiens et ne réussirent pas à fournir un
commandement efficace à une contre-croisade musulmane.
En l'absence d'une direction chiite, une succession de
dynasties sunnites apparurent et prirent l'initiative contre les
croisés, réussissant finalement à unir une importante portion
du monde musulman sous leur commandement. Le succès de
ces dynasties sunnites signifia la fin de la prépondérance chiite
dans la région. Lors de l'expulsion définitive des croisés de
Syrie à la fin du treizième siècle, les sultans mamluks qui à
présent remplaçaient les califes fatimides au Caire se
retournèrent contre les chiites et essayèrent de les éliminer
partout. Des expéditions mamluks furent organisées contre les
principales régions chiites au Liban à partir de 1292, un an
après la prise d'Acre (St. Jean d'Acre) par les mamluks, Jabal
'Akkar et al-Danniyya furent facilement réduites et leurs
habitants furent soit convertis de force au sunnisme, soit
dispersés et remplacés dans les deux régions par des
musulmans sunnites. Les chiites du Kesserouan offrirent une
résistance plus forte, s'opposant aux mamluks pendant treize
ans; mais ils furent finalement vaincus et dispersés en 1305.
Progressivement, les colons maronites du nord les
remplacèrent dans la région. Pendant ce temps-là, les
pressions et les persécutions réduisirent encore plus la
communauté chiite au Liban. Bientôt le chiisme commença
graduellement à disparaître de la plupart des villes côtières,
Tyr seule restant à prédominance chiite jusqu'à nos jours.
Dans la montagne druze, seuls deux villages chiites ; survivent
actuellement dans le Gharb, au sud-est de Beyrouth, ainsi que
quelques colonies côtières à proximité de Beyrouth et
quelques villages dans le sud du Chouf, dans le district de
Jazzin. Après le seizième siècle, des chiites de la région de
Baalbek traversèrent les sommets du Liban pour s'installer
15
dans les districts de Jubayl et de Bsharri ainsi que dans le
Kesserouan. A la fin du dix-huitième siècle, toutefois, la
majorité de ces colons avaient été expulsés de ces régions
maronites par les Shihab, ne laissant que les quelques
communautés chiites qui subsistent encore de nos jours dans
le district de Jubayl.
Au Liban, les musulmans sunnites, comparés aux chiites, sont
une communauté de formation plus récente, dont la
croissance date essentiellement des périodes mamluk et
ottomane. Ce fut en effet pendant la période mamluk qu'en
raison des persécutions constantes, de nombreux chrétiens et
musulmans chiites se convertirent à l'Islam sunnite dans toute
la Syrie, donnant au sunnisme l'ascendant qu'il conserve
encore à l'heure actuelle dans la région. Jusqu'à la fin du
treizième siècle, une forte proportion de la population
syrienne était encore chrétienne et, parmi les musulmans, les
chiites gardaient la prédominance dans bien des zones de la
Syrie. Pendant la période des croisades la façon dont ces
chrétiens et ces chiites se conduisirent devait susciter la
rancœur de l'état sunnite contre eux: les chrétiens,
naturellement suspectés de préférer l'autorité des croisés, les
aidaient souvent ouvertement contre les musulmans; les
chiites, se méfiant de l'Islam sunnite, laissaient parfois
s'effriter leur loyalisme jusqu'à trahir. En conséquence,
lorsque la période des croisades se termina, l'état sunnite
tomba immédiatement sur les deux communautés, les
soumettant à des années de persécution systématique.
Ce fut probablement à ce moment-là que les premières
communautés musulmanes sunnites importantes se
développèrent à Tripoli, Beyrouth et Saïda - villes côtières qui
16
éprouvaient fortement l'impact de la domination mamluk.
Plus tard, la population sunnite de ces villes du Liban devait
s'accroître encore plus, au fur et à mesure que les marchands
et les négociants sunnites du centre de la Syrie, de l'Egypte, de
l'Afrique du Nord et d'ailleurs vinrent s'installer dans ces
centres d'affaires bien situés et souvent prospères. A l'heure
actuelle, Saïda et Tripoli sont des villes à majorité sunnite et
Beyrouth a également une importante population sunnite.
Assurément il en a été ainsi depuis le dix-septième siècle et,
dans chacun des cas, les sunnites vivent côte à côte avec
d'importantes communautés de chrétiens melchites, divisées
depuis la fin du dix-septième siècle en églises grecqueorthodoxe et grecque-catholique.
Tripoli, Beyrouth et Saïda n'étaient pas les seuls centres
libanais de l'Islam sunnite. Pour échapper aux persécutions, ou
peut-être pour gagner les faveurs des maîtres mamluks, les
druzes et les chiites de la Békaa, de Wadi al-Taym et du Chouf
semblent avoir fréquemment pratiqué l'Islam sunnite par
taqiyya - une pratique commune parmi les sectes chiites, qui
permet à un fidèle sous la contrainte de renier sa propre foi et
de feindre d'embrasser la religion du groupe dominant. Au fil
des années, certaines communautés qui pratiquaient le
sunnisme par taqiyya depuis plusieurs générations oublièrent
apparemment leur dissidence originelle et commencèrent à se
considérer réellement comme des musulmans sunnites. Il est
fort probable que ceci explique aujourd'hui l'origine des
vieilles communautés sunnites qu'on trouve dans les villages
du centre de la Békaa, dans le Wadi al-Taym et dans certains
bourgs du district Kharrub dans le Chouf. Cela peut aussi en
partie expliquer le sunnisme actuel des régions de 'Akkar et de
Danniyya. Pour ces deux régions, toutefois, un autre facteur
17
est entré en jeu. Au début du quatorzième siècle, lorsque les
Mamluks établirent leur domination sur la Syrie, des clans
turcomans et kurdes furent amenés pour coloniser les
diverses régions côtières de Syrie où ils se comportèrent en
agents des Mamluks et surveillèrent les turbulentes régions
intérieures. Il y avait entre autres une importante colonie de
Turcomans dans le Kesserouan, et de Kurdes dans la région de
Tripoli (les régions de 'Akkar et de Danniyya). Il y avait aussi
apparemment des colonies sunnites plus à l'intérieur des
terres, dans la région de Baalbek, entièrement distinctes
d'autres colonies mineures qui étaient peut-être établies dans
le pays. Quelle qu'ait été leur origine raciale, ces nouveaux
colons étaient tous des musulmans sunnites et leur présence
au Liban contribua au développement de la communauté
sunnite dans le Kesserouan ; mais de grandes communautés
sunnites continuent à prospérer dans la région de Tripoli et
aussi, parmi les chiites, dans la région de Baalbek.
Le Chouf et le Wadi Al-Taym sont toujours, dans le Liban
actuel, le point d'ancrage des druzes, - disciples du calife
fatimide al-Hakim (996 -1202), qui proclama sa propre divinité
au début du onzième siècle, déviant du chiisme ismaïlien
traditionnel. Les druzes tiraient leur nom de Muhammad ibn
Ismâ’îl (alias Nushtigin) al Darazi, l'un des fondateurs de la
secte, qui était essentiellement chargé de prêcher le culte de
al-Hakim parmi les ismaïliens de Syrie. A la manière
ismaïlienne, al Darazi et ses disciples organisèrent leurs
adeptes en secte secrète, avec un noyau d'élite initiés ('uqqal
ou ajawid) dirigeant la masse des non-initiés (juhhal). On
enseignait aux fidèles à utiliser des formules secrètes pour se
reconnaître les uns les autres où qu'ils se rencontrassent. Dans
un environnement hostile, on leur enjoignait de cacher leur
18
religion si elle les mettait en danger et de se conformer par
taqiyya aux usages du groupe dominant. Par ailleurs, on les
exhortait à toujours maintenir leur solidarité et à suivre les
avis respectés de leur 'uqqal. Seuls ces 'uqqal accomplissaient
les devoirs religieux, se rencontrant dans des maisons ou dans
des retraites spéciales (Khalwat, singulier Khalwa) où ils
priaient et discutaient des affaires générales de la
communauté. On n'attendait jamais des juhhal qu'ils prient ou
s'intéressent aux affaires religieuses, bien qu'ils fussent
encouragés à désirer l'initiation. Parce que les druzes faisaient
face à de sévères persécutions au départ, ils abandonnèrent
très tôt le prosélytisme et déclarèrent leur secte « fermée » à
d'éventuels convertis.
Les circonstances du début de leur histoire amenèrent les
druzes à se développer d'une manière spéciale en
communauté de paysans montagnards organisés pour la
guerre. La secte existait à peine depuis un siècle quand eut
lieu la première invasion de la Syrie par les croisés, forçant les
druzes à choisir le camp de l'état sunnite de Damas contre les
envahisseurs. Pendant les deux siècles qui suivirent, les druzes
furent presque constamment en guerre contre les croisés dans
leur secteur, menant des raids contre les positions des croisés
dans la Békaa, le nord de la Palestine et les régions côtières
libanaises depuis leurs repaires montagnards du Sud-Liban et
de l'Anti-Liban. Impressionnées par le courage des
montagnards druzes, les dynasties sunnites successives qui
contrôlèrent l'intérieur de la Syrie recherchèrent
fréquemment leurs services comme auxiliaires locaux, les
attirant au moyen de largesses de toutes sortes. Leurs chefs
féodaux étaient reconnus comme commandants régionaux et
recevaient des titres qui indiquaient leurs rangs élevés. Cette
19
association entre les chefs féodaux druzes et le gouvernement
central musulman devait influencer fortement la structure
sociale druze, concentrant le pouvoir entre les mains de
l'aristocratie féodale qui à présent supplantait les 'uqqal
religieux à la tête de la communauté. Les 'uqqal durent
dorénavant se contenter d'une position de subordonnés et
devinrent les agents de l'aristocratie féodale, usant de leur
influence parmi les gens du peuple pour maintenir la discipline
sous le contrôle féodal.
Au cours du dix-septième siècle dans le Mont-Liban, les druzes
s'associèrent politiquement aux maronites, - à l'origine secte
chrétienne monothélite qui, à partir du douzième siècle,
s'était unie à Rome en tant qu'Eglise uniate avec ses propres
clergé et liturgie. Établis au départ dans les districts nord de
Bsharri, Batrun et Jubayl, les maronites commencèrent à
émigrer vers le sud dans le Kesserouan après la dispersion des
chiites de la région par les Mamluks. Plus tard, sous la
protection des émirs Ma'n et Shihab, les maronites du nord
vinrent en grand nombre s'installer dans les districts druzes du
sud et dans d'autres régions du territoire libanais actuel qui
tombaient à l'époque sous le contrôle des émirs. En fait, une
véritable colonisation maronite du Liban eut lieu au dixseptième et dix-huitième siècles, d'où il résulta que les
maronites devinrent la communauté la plus répandue dans le
pays.
A la fin du dix-septième siècle, les districts nord du Kesserouan
(le Futuh, le Kesserouan intérieur et le Kesserouan extérieur)
étaient déjà des régions à prédominance maronite et un grand
nombre de maronite étaient aussi établis parmi les druzes du
Matn (Sud Kesserouan). Dans le même temps, la migration
20
maronite vers d'autres régions du Liban avait déjà commencé.
Un si grand nombre de maronites vinrent s'installer dans les
divers districts du Chouf (le Gharb, le Jurd et le Chouf
proprement dit) qu'à la fin du dix-huitième siècle ils y
formaient déjà une nette majorité. Au nord, certains villages
maronites avaient toujours existé dans le district de Kura à
prédominance melchite, près de Tripoli; mais au fur et à
mesure les maronites commencèrent à s'installer dans Tripoli
même. Il y avait aussi des colonies maronites plus-bas sur la
côte à Beyrouth, Saïda et Tyr. Indépendamment du MontLiban et des villes côtières, de grandes communautés
maronites étaient établies parmi les chiites de la région de
Baalbek et de Jabal 'Amil, les sunnites de 'Akkar et de la Békaa,
les sunnites et les druzes de Wadi al-Taym. Dans presque
toutes les régions où les maronites s'établirent, ils furent
suivis par un nombre substantiel de colons melchites venus en
majorité de l'intérieur de la Syrie, qui ajoutèrent encore à la
prédominance chrétienne croissante dans le pays.
L'expansion des chrétiens et particulièrement des maronites
au Liban, devait devenir un facteur primordial dans le
développement social du pays. Partout où les industrieux
paysans chrétiens s'installèrent, ils amenèrent avec eux leur
mode de vie qui allait être jusqu'à un certain point imité et
adopté par leurs voisins musulmans et druzes. Les monastères
maronites et grecque-catholiques établis dans les districts
druzes et chiites, en général avec l'aide et l'encouragement
des
chefs
locaux,
influencèrent
fortement
leur
environnement, tant sur le plan économique que social. De la
même façon, l'influence des missions catholiques romaines
parmi les maronites et les autres chrétiens uniates au Liban ne
se limita pas à ces groupes, mais affecta les autres
21
communautés chrétiennes
lesquelles elles vivaient.
et
non-chrétiennes
parmi
Les maronites, comme les druzes, constituaient une
paysannerie montagnarde guerrière dont l'histoire témoignait
de leurs prouesses militaires. Dans les premiers siècles de
domination arabe en Syrie, ils avaient opposé une résistance
farouche aux empiètements musulmans sur leur territoire.
Contraints à la retraite sur bien des points, ils réussirent
néanmoins à tenir bon dans les régions les plus accidentées du
nord du Liban qui devint leur territoire. Au cours du douzième
et treizième siècles, les maronites furent les amis et les alliés
des croisés et les chefs maronites conduisirent leurs hommes
dans la lutte contre les musulmans comme auxiliaires des
croisés. Plus tard, après le départ des Francs de Syrie, les
guérilleros maronites essayèrent désespérément de repousser
hors de leur territoire les invasions mamluks et coopérèrent
apparemment plus d'une fois avec leurs voisins chiites au sud
pour la défense du Kesserouan.
Pourtant, alors que les maronites ressemblaient aux druzes en
ce qu'ils étaient des guerriers montagnards, ils en différaient
fortement dans leur organisation sociale. Le féodalisme
maronite ne se développa pas au-delà d'un système de chefs
de villages sans coordination, à l'encontre du féodalisme des
druzes qui fut très tôt hautement coordonné et organisé. De
plus, il n'y eut jamais de coopération systématique entre le
clergé maronite et l'aristocratie féodale, comme il y en eut
entre les 'uqqal druzes et les chefs féodaux. Avant l'époque du
Ma'n, les villages des districts maronites du nord étaient
contrôlés par des chefs de village appelés muqaddams qui, en
général, s'occupaient des affaires de leurs villageois en temps
22
de paix et les conduisaient contre l'ennemi en temps de
guerre. Jusqu'au début du quatorzième siècle, ces
muqaddams semblent avoir joui d'une grande popularité et
avoir coopéré avec le clergé maronite à la direction de leur
communauté. Mais le premier siècle de gouvernement
mamluk s'était à peine écoulé que ces chefs de village
belliqueux dégénérèrent en agents fiscaux subordonnés au
gouvernement mamluk provincial de Tripoli. En tant que
fermiers des impôts, les muqaddams furent identifiés à
l'autorité étrangère oppressive et devinrent impopulaires
aussi bien chez les paysans que dans le clergé. Négligeant les
intérêts de leur peuple, ils s'attachèrent principalement à
chercher à plaire à leur maîtres mamluks (et plus tard
ottomans) imitant obséquieusement leur manières au point
d'adopter des noms et des titres pieux musulmans. Cela laissa
le patriarche maronite et son clergé seuls véritables chefs de
leur communauté et porta un des premiers coups au pouvoir
féodal maronite. Le clergé maronite, en majorité d'origine
paysanne, était proche de ses ouailles et prit naturellement la
défense des paysans contre les muqaddams souvent cruels et
rapaces. L'opposition traditionnelle entre le clergé maronite et
l'aristocratie féodale s'intensifia en conséquence et elle allait
se prolonger et constituer un facteur important de la vie
sociale maronite jusqu'aux dernières années du féodalisme au
Liban.
De nos jours, on rencontre au Liban les grecques-orthodoxes
et les grecques-catholiques, comme les maronites, dans
presque toutes les régions du pays. Les maronites sont
toutefois beaucoup plus nombreux. En outre, alors que les
maronites sont en majorité des paysans montagnards, les
grecques-orthodoxes et les grecques-catholiques ont
23
tendance à se concentrer dans les villes côtières comme
négociants et artisans. Les familles maronites, descendant des
générations de paysans attachés à leur terre, portent
communément le nom de leur village ou district d'origine une preuve de provincialisme très enraciné de leur
communauté.
Au contraire, le caractère citadin des grecques-orthodoxes et
des grecques-catholiques se reflète dans la fréquence chez
eux des patronymes indiquant un négoce ou un métier, par
exemple Haddad (Forgeron), Lahham (Boucher), Sayigh
(Orfèvre), Sabbagh (Teinturier), Najjar (Charpentier), Khayyat
(Tailleur) ou Hayik (Tisserand).
Les grecques-orthodoxes et les grecques-catholiques sont
appelés ainsi en Syrie et en Egypte parce qu'ils suivent les rites
byzantins et utilisent la langue grecque dans leur liturgie. Au
départ, les deux communautés formaient l'Eglise melchite qui
comprenait tous les chrétiens syriens et égyptiens qui
acceptaient les décrets du Concile de Chalcédoine (451 après
J.-C.) contre les nestoriens et les monophysites. En 1054,
lorsque se produisit le schisme entre les Eglises de Rome et de
Constantinople, les melchites suivirent Constantinople et
furent en conséquence considérés par Rome comme
schismatiques. Ce ne fut qu'à la fin du dix-septième siècle
qu'un groupe de melchites syriens influencés par des
missionnaires jésuites se séparèrent du corps principal de leur
Eglise et entrèrent en communion avec Rome. La séparation
eut lieu en 1683 sous la conduite d’Euthymius Sayfi, évêque
de Tyr et de Saïda (1683 -1723); mais les melchites uniates ne
s'organisèrent en tant qu'Eglise indépendante qu'en 1701.
Plus tard, lorsque le siège melchite d'Antioche devint vacant
24
en 1724, les melchites uniates et non-uniates élièrent chacun
comme successeur leur propre patriarche, et la séparation
entre les deux Eglises fut consommée. Depuis ce temps-là, les
melchites uniates furent connus sous le nom de grecquescatholiques et les non-uniates de grecques-orthodoxes.
Au Liban, une grande proportion des grecques-catholiques et
des grecques-orthodoxes étaient des arrivants tardifs qui
s'installèrent dans le pays pendant la période ottomane,
spécialement après que les deux sectes se fussent séparées.
Toutefois, on trouvait des melchites au Liban bien avant cela.
Il semble qu'une vieille communauté de paysans melchites
prospérait au nord du Liban, dans le district de Kura (au sudest de Tripoli) depuis le début du huitième siècle, date à
laquelle les melchites de ce district se seraient heurtés à leurs
voisins maronites. Au cours du dix-septième et du dixhuitième siècle, beaucoup de ces melchites suivirent les
maronites qui migraient vers le sud en direction des districts
druzes, de sorte qu'un certain nombre de familles de
grecques-orthodoxes et de grecques-catholiques dans
différentes parties du Liban de nos jours font remonter leur
origine au Kura. Étant des paysans, les melchites du Kura
s'installèrent principalement dans les zones rurales du Liban,
s'établissant au milieu de la paysannerie maronite et druze
dont ils partagèrent le mode de vie. Mais dans la population
melchite actuelle au Liban, ceux qui sont originaires du Kura
ne forment qu'une portion très réduite. La plus grande partie
vint de l'extérieur; de la région de Hawran (à l'est du Mont
Hermon), du nord de la Palestine ou des villes de l'intérieur de
la Syrie (Damas, Homs, Hama et Alep). Certains de ces
melchites, comme d'autres chrétiens syriens, immigrèrent au
Liban durant la période Mamluk pour échapper aux
25
persécutions contre les chrétiens qui suivirent la destruction
des états des croisés. Bien d'autres suivirent à l'époque
ottomane, attirés par le gouvernement tolérant et
relativement bienfaisant des Ma'n et des Shihab. Les
grecques-catholiques, en particulier, cherchèrent refuge au
Liban au cours du dix-huitième siècle pour échapper aux
persécutions des grecques-orthodoxes à Alep et dans d'autres
villes syriennes. Contrairement aux paysans melchites de Kura,
la plupart des melchites venant de Palestine et de l'intérieur
de la Syrie étaient citadins et n'étaient pas attirés par la vie
agricole dans les montagnes. En conséquence, seul un petit
nombre d'entre eux devinrent finalement des paysans, les
autres s'installant dans les villes côtières et dans les centres de
montagne les plus importants où ils poursuivirent leurs
activités précédentes.
Venant d'origines diverses et établies dans le pays dans des
circonstances différentes, les diverses communautés
religieuses du Liban se développèrent en groupes distincts,
chacun avec son organisation sociale particulière. Les chiites,
les druzes et les maronites s'affirmèrent en montagnards
rebelles, intrépides et dévoués aux intérêts de leurs clans,
fermement attachés à leur particularisme et faisant montre
d'un fort esprit d'indépendance. En règle générale, ces
groupes sont tous les trois formés de paysans laborieux,
traditionnellement généreux et hospitaliers, naïvement rusés
dans leurs rapports politiques et sociaux et passionnés
d'éloquence exaltée. A cela toutefois se limitent les
ressemblances. Parmi les chiites, une longue histoire de
persécutions et de répression s'est reflétée dans la timidité
politique caractéristique de la communauté et son
organisation apparemment peu structurée. Plus heureux en
26
politique, les maronites et les druzes présentent une
organisation sociale rigide et la confiance en soi de
communautés habituées de longue date à s'administrer ellesmêmes. Les deux sectes, pendant longtemps partenaires
principaux dans l'Emirat et le Mutassarifat libanais, diffèrent
néanmoins sur certains points importants. Les druzes ont
traditionnellement surpassé les maronites par leur sens de la
solidarité, leur discipline sociale, leur stricte obéissance à leurs
chefs et en général leur dynamisme et leur adaptabilité.
Malgré quelques flambées vindicatives, ils ont été
normalement le groupe le plus tolérant, enclins à proposer
des compromis et à coopérer avec les autres quand ils ne se
sentaient pas offensés. En règle générale, ils ont tendance à
être peu communicatifs, réservés et courtois, maîtres de la
ruse en politique et du stratagème dans la guerre. Les
maronites, par contre, sont notoirement hardis et francs, leur
manque de discrétion contrastant vivement avec la réserve
des druzes. Individualistes obstinés, les maronites ont été en
général le peuple le plus aventureux et le plus entreprenant,
surpassant de beaucoup les druzes dans la réussite
économique et culturelle. Mais l'individualisme maronite a
aussi eu un effet contraire. Il a affaibli la solidarité de la
communauté, encouragé une tendance à la mesquinerie et
trop souvent subordonné le bien commun à l'intérêt
personnel. Les maronites, en temps de crise, se sont
fréquemment divisés sur des questions insignifiantes et ont
perdu l'avantage de leur nombre et de leur indubitable valeur
militaire dans d'inutiles querelles de personnes ou de factions.
Les communautés sunnites et melchites du Liban diffèrent des
chiites, des druzes et des maronites en ce qu'elles sont
essentiellement formées de citadins, dénués de la rudesse et
27
du particularisme des montagnards. Les sunnites ruraux, il est
vrai, ressemblent beaucoup superficiellement aux chiites dans
leur attitudes et leur mode de vie, alors que les paysans
grecques-orthodoxes et grecques-catholiques ne diffèrent
souvent de leurs voisins maronites que par leur grande
docilité et leur organisation plus souple. Ce sont toutefois les
sunnites et les melchites de Tripoli, Beyrouth et Saïda, plutôt
que ceux du Mont-Liban, de la Békaa et du 'Akkar, qui sont les
plus nettement typiques de leurs groupes respectifs.
Historiquement, les sunnites et les melchites au Liban
représentent l'orthodoxie musulmane et chrétienne orientale,
contrairement aux maronites, chiites et druzes qui se sont
établis d'abord dans le pays comme dissidents et rebelles à
l'autorité centrale. En conséquence, alors que les maronites,
les chiites et les druzes demeuraient des communautés
isolées, retirées dans leurs repaires montagnards, leurs
compatriotes sunnites et melchites, surtout ceux des villes
côtières, conservèrent d'importants liens avec le monde
extérieur. Les sunnites, même quand ils vivaient dans les
montagnes, continuaient à percevoir une communauté
d'intérêts avec leurs coreligionnaires d'autres régions,
particulièrement dans le voisinage immédiat de la Syrie. Les
melchites, de la même façon, restèrent conscients d'une
solidarité avec les autres melchites dispersés en Syrie et en
Egypte, et également avec les autres chrétiens qui suivaient le
rite byzantin en Grèce et dans les pays slaves.
Les communautés sunnites et melchites se ressemblaient en
fait dans leur aspect essentiellement urbain et par la largeur
de leurs horizons sociaux; mais elles étaient dissemblables sur
d'autres points. Pendant toute la période ottomane, pour ne
pas parler des époques précédentes, les sunnites, parmi les
28
sectes libanaises, bénéficièrent de la sécurité spéciale qui
résultait de l'appartenance privilégiée à un état musulman
universel. Ils comptaient parmi les plus loyaux et les plus
soumis des sujets du sultan, n'accordaient pas un intérêt
soutenu à la politique interne du Liban et se satisfaisaient
pour la plupart de jouir des avantages qu'ils retiraient du fait
de professer la religion d'état. Etant accoutumés à dépendre
de la faveur gouvernementale, ils ne développèrent jamais la
capacité de compter sur eux-mêmes des autres sectes
libanaises, comme les maronites ou les druzes. Après
l'effondrement de l'empire ottoman, lorsque l'état du GrandLiban fut organisé sous la forme d'une entité politique
complètement distincte sous le mandat français, les sunnites
libanais se retrouvèrent brusquement désemparés; privés des
prérogatives dont ils avaient joui en tant que sujets ottomans,
ils ne connaissaient aucune manière de s'adapter à ce
changement de leur situation. En conséquence, ils devinrent
un facteur majeur d'instabilité dans la République libanaise
pendant la période du mandat et le demeurèrent jusqu'à un
certain point même après que le Liban fût devenu
complètement indépendant.
Le cas des melchites était différent. En tant que chrétiens, les
melchites ne bénéficièrent pas de privilèges particuliers sous
la domination ottomane. Contrairement aux maronites,
toutefois, ils ne vivaient pas pour la plupart isolés dans les
montagnes mais parmi les sunnites dans les principales villes
de Syrie et d'Egypte. Ils développèrent donc des habitudes de
comportement qui leur permettaient de réussir dans un
environnement essentiellement sunnite sous la forme d'une
minorité affable et entreprenante mais volontairement
effacée sur le plan politique. Les melchites s'adaptèrent si bien
29
aux circonstances particulières dans lesquelles ils se
trouvaient que l'ensemble de la communauté finit par jouir
d'une prospérité générale inconnue dans les autres sectes. A
l'heure actuelle, les grecques-orthodoxes et les grecquescatholiques du Liban continuent à faire montre de la
complaisance traditionnelle et de l'ingéniosité de leurs
prédécesseurs melchites. Timides sur le plan politique, ils
excellent encore dans les domaines où il y a le moins
d'interférence du gouvernement et sont, du moins sur le plan
économique, l'une des communautés les plus actives du pays.
Les maronites et les druzes, ainsi que les sunnites, les chiites,
les grecques-orthodoxes et les grecques-catholiques ont été
associés politiquement au Liban depuis le temps de l'Emirat.
D'autres sectes les rejoignirent ultérieurement. Une petite
communauté protestante, formée principalement de
grecques-orthodoxes convertis par les missionnaires
britanniques et américains, devient active au Liban au dixneuvième siècle. Au dix-huitième siècle, des dissensions au
sein de l'Eglise arménienne en Cilicie (1737-40) avaient déjà
conduit à l'établissement au Liban d'une communauté
considérable d'arméniens-catholiques, alors nouvellement
organisée en Eglise distincte en communion avec Rome. A
partir de la fin du dix-neuvième siècle, les persécutions
systématiques des Turcs poussèrent un grand nombre
d'autres Arméniens, en majorité de l'Eglise grégorienne, à
chercher refuge au Liban, de sorte que les grégoriens (ou
arméniens-orthodoxes, comme on les appelle souvent),
représentent maintenant la septième plus grande secte du
pays, après les druzes6. A des époques diverses, les juifs, les
6
D’après les derniers chiffres officiels de population (pour 1956), il y avait 68.700
arméniens-grégoriens, 14.600 arméniens-catholiques, et 13.600 protestants.
30
jacobites, les catholiques-romains, les nestoriens, les syrienscatholiques et d'autres encore se sont aussi établis au Liban en
petit nombre, formant ce qu'on appelle de nos jours les
«minorités libanaises». Sous l'autorité des Shihab, les diverses
communautés libanaises vécurent pacifiquement côte à côte,
liées par une allégeance commune à l'émir gouvernant.
Chaque secte s'occupait de ses propres affaires internes
indépendamment des autres, tirait une fierté féroce de son
identité propre et surveillait jalousement ses droits. Pourtant
une coutume immémoriale régulait les relations politiques
entre les différents groupes et prescrivait un processus
pacifique grâce auquel les différends ordinaires pouvaient être
réglés. Il est vrai que les Libanais ne constituaient pas alors
une nation, unie par ses buts et par la conscience de son
identité; néanmoins, ils apparaissaient comme une
communauté particulière de sectes, organisée sous la forme la
plus proche peut-être qu'on connaisse d'un «contrat social».
L'histoire du Liban depuis le dix-huitième siècle témoigne
principalement du développement de ce «contrat social» et
de ses répercussions dans l'organisation politique du pays. A
des moments divers, des facteurs internes et externes ont
gravement affecté les relations politiques et sociales des
sectes principales du pays et précipité des changements
fondamentaux en elles. Les chapitres qui suivent retraceront
brièvement le développement de l'Emirat libanais depuis le
début du dix-septième et jusqu'à la fin du dix-huitième siècle,
et traiteront ensuite plus en détail des changements qui ont
eu lieu de l'avènement de l'Emir Bashir II en 1798 jusqu'à nos
jours.
31
PREMIÈRE PARTIE
LE MONT-LIBAN
« Ce petit pays qui est si important… »
Clemens Metternich
32
CHAPITRE I
L’ÉMIRAT SHIHAB
Au début du dix-septième siècle, Fakhr al-Din Ma’n, émir du
Chouf, imposa sa tutelle à l’ensemble du Liban. Maître
héréditaire des districts druzes du sud, il profita de
circonstances favorables pour étendre sa souveraineté aux
districts maronites du nord, établissant une tradition d’union
maronite-druze qui devint le principal support de l’autonomie
du Liban en tant que province ottomane. La carrière de Fakhr
al-Din attira en son temps l’attention de l’Europe. Les Médicis
de Toscane, qui projetaient d’établir leur propre empire en
Syrie, s’intéressèrent de très près aux activités de l’émir et
l’incitèrent à se rebeller contre ses suzerains ottomans. Assuré
de l’appui des toscans, l’émir défia avec succès l’autorité de la
Syrie. Mais lorsque la Porte contre-attaqua, les toscans
n’apportèrent pas le soutien promis. Fakhr al-Din, abandonné
à lui-même, fut vaincu et fait prisonnier par les Ottomans en
1633, puis envoyé enchaîné à Istanbul où il fut mis à mort par
strangulation en 1635. Parmi les fils de l’émir, l’un était mort
en combattant les Turcs, un autre fut exécuté en même temps
que son père et seul le plus jeune, Husayn, survécut comme
page à la cour Ottomane, s’élevant par la suite à la distinction
de chambellan et d’ambassadeur aux Indes. Ce fut Mulhim, le
neveu de Fakhr al-Din, qui lui succéda au Liban, suivi en 1657
de son fils Ahmad. En 1697, lorsque la ligné Ma’nide mâle
s’éteignit avec la mort de l’émir Ahmad, les Ottomans
permirent aux notables libanais de se réunir et d’élire pour lui
succéder son neveu Bashir Shihab de Wadi al-Taym. Une fois
Bashir élu, le gouvernement ottoman déclara avec insistance
que la succession aurait dû aller normalement au jeune
33
Haydar Shihab, un petit fils de Ahmad Ma’n et cousin éloigné
de Bashir Shihab. Après quelques négociations, un compromis
fut finalement établi, aux termes duquel Bashir I gouvernerait
comme régent jusqu’à la majorité de son cousin Haydar. C’est
ainsi que les Shihab, parents des Ma’n et chefs suprêmes de
Wadi al-Taym, devinrent émirs du Liban.
Du point de vue religieux, les nouveaux émirs du Liban étaient
sunnites, mais l’émirat dont ils prenaient la succession était
largement contrôlé par les intérêts féodaux druzes. Les
chrétiens, il est vrai, avaient l’avantage numérique dans le
pays, les maronites à eux seuls constituaient la majorité
absolue dans les districts de montagnes. Mais malgré leur
nombre, les chrétiens étaient politiquement faibles. Depuis la
moitié du dix-septième siècle, les districts maronites de
Bcharré, Batroun et Jbeil et les districts melchites du Koura
étaient passés sous contrôle des cheikhs Hamada – chiites de
la région de Baalbak – qui tenaient ces districts chrétiens des
pachas ottomans de Tripoli. Les Hamada ne reconnaissaient
pas la souveraineté des émirs libanais et leur autorité dans le
nord du Liban était violente et oppressive. Pendant ce tempslà, au Kesserouan, les cheikhs maronites de la famille Khazen,
soutenus par les Ma’n, avaient réussi à reprendre de grandes
étendues de terres aux chiites qui s’y étaient réinstallés vers la
fin de l’époque mamluk. Mais les chrétiens ne bénéficiaient
d’une position de force que dans le Kesserouan. Dans le Chouf
et ses environs, au cœur du domaine des Ma’n et des Shihab,
les maronites et les melchites n’avaient toujours qu’une
importance politique négligeable. Les Ma’n avaient en fait
encouragé l’installation de chrétiens dans ces districts druzes
et, avant que les Shihab leur succèdent, un grand nombre de
chrétiens s’y étaient déjà établis. Toutefois, ces chrétiens
34
venus dans le Chouf étaient en grande majorité des paysans
qui s’installèrent sur les domaines des chefs féodaux druzes,
les puissants seigneurs du Chouf, du Gharb et du Jurd, qui
apparaissaient comme la plus puissante force politique du
pays. Rien d’étonnant à ce que les émirs Shihab aient essayé
sûrement jusqu’au milieu du dix-huitième siècle de se faire
passer pour des druzes.
Dès leur premier établissement au Liban, les druzes avaient
géré leurs affaires internes comme celles d’une communauté
virtuellement autonome et avaient développé un système
féodal particulier. Le féodalisme islamique ordinaire était basé
sur le iqta’ non héréditaire – droit révocable au revenu d’un
village ou d’un district, accordé par un souverain à un civil ou
à un officier de l’armée comme une partie de son salaire. –
Dans un tel système, il était difficile aux aristocraties féodales
locales de se développer, car le iqta’ changeait fréquemment
de main et restait tout le temps sous le contrôle direct du
gouvernement central. Toutefois dans les montagnes druzes,
comme dans le nord du Liban, en Transjordanie et dans
d’autres régions accidentées de la Syrie, le système iqta’ ne
s’appliquait pas régulièrement. Même pendant la période
mamluk, lorsque le féodalisme islamique était organisé et
centralisé très strictement, les druzes, ainsi que d’autres
communautés syriennes isolées, maintinrent leurs traditions
féodales particulières avec l’accord tacite du gouvernement
mamluk. En fait, le gouvernement investissait le principal chef
druze du moment d’une espèce, d’autorité formelle,
techniquement en tant qu’officier de la cavalerie provinciale
du sultan. Mais cette position modeste était de loin dépassée
par le pouvoir et le prestige local dont jouissait un tel chef. En
tant qu’émir suprême, le chef druze suprême était à la tête
35
d’un système féodal basé sur la tenure héréditaire de la terre
et était le suzerain d’un certain nombre de familles féodales
qui contrôlaient les divers districts druzes. Pendant la période
mamluk, les émirs druzes les plus puissants étaient les Buhtur,
aussi appelés les Tanukh, qui étaient seigneurs héréditaires du
Gharb. Lorsque les Ottomans conquirent la Syrie en 1516, les
Buhtur perdirent leur suprématie et furent remplacés au
poste de chef suprême des druzes par leurs parents les Ma’n,
seigneurs du Chouf.
Les Ottomans n'essayèrent pas de changer le statut politique
druze. Comme leurs prédécesseurs mamluk, ils permirent aux
druzes de conserver leurs traditions féodales originales et de
gérer leurs affaires internes à leur guise. Sous les Ottomans,
toutefois, les Ma'n finirent par bénéficier d'un pouvoir et d'un
prestige que les Buhtur, sous les Mamluks, n'avaient jamais
connu. Fakhr al-Din, l'émir Ma’nide dont les relations avec
l'étranger ont été évoquées plus haut, put étendre
l'hégémonie de sa dynastie sur l'ensemble du Mont-Liban,
établissant son autorité très fermement dans le Kesserouan.
Sous lui et ses successeurs, le système féodal druze fut
introduit dans les districts nord du Liban et l'ascendant
politique druze établi dans tout le pays. Dans le Kesserouan et
ailleurs, de nouvelles familles maronites comme les Khazen
furent élevées à la dignité féodale en tant qu'associés des
cheikhs féodaux druzes. Ces familles maronites tenaient et
administraient leurs districts à la manière druze,
reconnaissaient la suzeraineté des émirs druzes, et imitaient
leurs associés druzes jusque dans leur comportement social.
L'hégémonie druze au Liban, établie au début du dix-septième
siècle, demeura incontestée pendant longtemps. Bien que les
36
notables maronites aient fréquemment accédé à des postes
influents comme assistants et conseillers des émirs, les chefs
féodaux druzes demeuraient le soutien principal de l'émirat
libanais. Au fil des années, toutefois, le pouvoir druze
commença à décliner. A la moitié du dix-huitième siècle,
l'importance croissante de la communauté druze en nombre
et en influence sociale était devenue un facteur chargé de
conséquences politiques. D'autre part les rangs druzes
s'étaient régulièrement affaiblis par les divisions internes qui
reflétaient les rivalités de pouvoir entre les familles féodales
druzes, ce que les émirs Shihab se dépêchèrent d'exploiter.
Les druzes, comme d'autres communautés en Syrie, se
divisèrent longtemps en Qaysites et en Yéménites. Cette
division trouvait son origine dans la rivalité entre les tribus
arabes du nord, (Qaysites), et les tribus arabes du Sud
(Yéménites) qui s'installèrent en Syrie et ailleurs au moment
de la conquête arabe. Mais dans bien des cas le parti pris pour
les Qaysites ou les Yéménites dépassait la scrupuleuse
généalogie et servait à nourrir toutes sortes de conflits
politiques; c'était particulièrement le cas au Liban. Là, des
familles non arabes d'origines Turcomans, des kurdes et des
maronites s'empressaient de faire allégeance à l'une ou l'autre
des deux factions, alors que d'autres prétendument d'origine
arabe changeaient de camp sans s'occuper de leur véritable
ascendance. La question principale qui séparait les deux
factions était la compétition entre les familles druzes les plus
puissantes, notamment les Buhtur, les Ma'n al-Din. Sous les
Mamluks, les 'Alam al-Din conduisaient les Yéménites contre
les dirigeants Buhtur qui étaient politiquement Qaysites, bien
qu’ils fussent probablement cousins des Yéménites ‘Alam alDin. Lorsque les Ma'n succédèrent aux Buhtur en 1516, les
37
'AIam al-Din et les Yéménites restèrent d'implacables
opposants, alors que les Buhtur et les Qaysites apportèrent
leur soutien total à la nouvelle dynastie. Ce fut en fait pendant
les deux premiers siècles de la période ottomane que la
rivalité entre Qaysites et Yéménites devint particulièrement
intense dans les montagnes druzes, menant plus d'une fois à
des guerres civiles virtuelles.
La carrière du grand émir Fakhr al-Din avait établi une base
ferme à la suprématie Qaysites au Liban. Avant son époque, la
position des émirs Ma’nide était souvent précaire et cela avait
encouragé les chefs druzes Yéménites à conspirer contre eux
avec les chefs voisins. En 1585, une prétendue conspiration
Yéménite contre l'émir Korkmaz, père de Fakhr al-Din, avait
provoqué l'invasion du Chouf par les troupes ottomanes et la
mort de l'émir Korkmaz en fuite. Mais les Yéménites n'avaient
pas pu récolter les fruits de cette défaite Ma'nide. En quelques
années Fakhr al-Din avait réussi à succéder effectivement à
son père, et la suprématie Qaysites était raffermie. La chute
de Fakhr al-Din en 1633, décrite au début de ce chapitre,
donna une seconde chance aux Yéménites. Pour remplacer
l'émir défait, les Ottomans lui choisirent comme successeur
son ennemi 'Ali 'Alam al-Din, chef du parti Yéménite. Mais là
encore le succès des Yéménites fut de courte durée. Les 'Alam
al-Din inaugurèrent leur bref exercice du pouvoir par un
massacre général des Buhtur; et cela déclencha parmi les
druzes une guerre civile qui semble avoir duré deux ans. Un
simulacre de paix fut restauré lorsque Mulhim, neveu de Fakhr
al-Din, réussit finalement à recouvrer l'émirat pour sa famille.
Mais pendant longtemps la situation demeura confuse. Sous
Mulhim (1635-57) et son fils Ahmad (1657-97), la suprématie
Qaysites fut en fait à nouveau établie sur le Mont-Liban. Les
38
Yéménites demeurèrent néanmoins puissants. Lorsque les
Shihab succédèrent aux Ma'n en 1697, les druzes Yéménites
étaient encore une force avec laquelle il fallait compter au
Liban, et les 'Alam al-Din se considéraient toujours comme des
candidats à l'émirat.
Pendant tout le dix-septième siècle, lorsque les Ma'n
dirigeaient le Liban, les Ottomans purent garder le contrôle du
pays en encourageant discrètement l'antagonisme entre les
factions druzes rivales. Les Ottomans continuèrent à agir dans
le même sens après l'avènement des Shihab. Mais les
nouveaux émirs du Liban, plus habiles dans l'ensemble que
leurs prédécesseurs, furent mieux en mesure de faire face à
l'opposition Yéménite. Sous Bashir l (1697-1707), la situation
intérieure dans le pays fut relativement paisible et l'émir put
étendre son influence au sud sur Jabal 'Amil et le Nord de la
Palestine. Cette extension du pouvoir Shihab dérangeait le
pacha ottoman de Saida. Mais lorsque Haydar Shihab (170732), cousin et successeur de Bashir l, accentua son autorité sur
Jabal 'Amil en 1708 en destituant le gouverneur local nommé
par Saida et en le remplaçant par un homme à lui, le pacha fut
irrité. En représailles, il nomma émir du Liban, Yusuf 'Alam alDin, chef du parti Yéménite, et l'envoya, accompagné de
troupes ottomanes venues de Saida pour expulser Haydar de
Dayr al-Qamar. La ville fut occupée en 1709 et Haydar fut
obligé de s'enfuir. Mais le triomphe de Yusuf 'Alam al-Din fut
de courte durée. Humiliés par leur défaite, les druzes Qaysites
se dressèrent rapidement pour riposter, rassemblant leurs
forces autour du jeune émir Shihab. Les Yéménites réagirent
en attaquant les forces Qaysites rassemblées au village de
'Ayn Dara en 1711. Mais l'attaque Yéménite fut un échec total.
Les forces Yéménites furent complètement mises en déroute
39
au cours d'une bataille féroce, leurs chefs, les 'Alam al-Din,
massacrés jusqu'au dernier, et le pouvoir Yéménite au Liban,
complètement écrasé. Les druzes yéménites qui survécurent à
la bataille furent expulsés du Liban et forcés de chercher
refuge dans le Hawran, au-delà de l'Anti-Liban, où de nos jours
encore prospère une grande communauté druze.
La défaite des Yéménites à 'Ayn Dara constitua un évènement
très important dans l'histoire libanaise. Elle établit fermement
le pouvoir des Shihab et mit temporairement fin aux
dissensions entre les druzes. L'expulsion des Yéménites du
pays devait avoir de lourdes conséquences à long terme, car
elle réduisit la taille de la communauté druze et augmenta la
force numérique relative des maronites. Mais à l'époque
l'équilibre des pouvoirs des sectes demeurait inchangé. En
fait, l'effet immédiat de la spectaculaire victoire Qaysites fut
de soutenir le pouvoir politique druze, car les druzes Qaysites
se rassemblèrent autour de Haydar Shihab pour se partager le
butin de la bataille. L'émir lui-même, déterminé à prévenir
tout autre défi à l'autorité Shihab, profita de sa victoire pour
réorganiser le système féodal libanais. Les divers districts du
pays, y compris ceux qui étaient auparavant tenus par les
Yéménites, furent repris et redistribués entre les principales
familles féodales Qaysites. Chaque famille devait gérer le
district qui lui était assigné en tenure féodale collective et être
directement responsable devant l'émir suprême par
l'intermédiaire de son chef reconnu. Les vieilles familles
féodales Qaysites furent élevées à un rang supérieur et on
donna à celles qui étaient nouvellement créées des titres qui
témoignèrent de leur rang. Au fil des années, un protocole
strict en vint à déterminer une préséance entre ces familles
40
féodales, ainsi que la manière dont les relations s'établissaient
entre elles et vis-à-vis de l'émir.
Les Shihab s'établirent au premier rang des familles féodales
libanaises et furent appelés émirs. La coutume permettait à
chaque membre de cette famille d'utiliser ce titre princier,
privilège partagé par deux autres familles: les Abu'l-Lam' et les
Arslan. Mais l'émir Shihab dirigeant était distingué des autres
par l'appellation de grand émir (al-amir al-kabir) ou
gouverneur (wali). Le district tenu à l'origine par la famille
Shihab était Wadi al-Taym, à côté du Mont-Liban. Mais en
1711, Haydar Shihab étendit son contrôle direct à un certain
nombre d'autres districts vassaux (Bsharri, Batrun, Jubayl, la
Békaa et Jabal al-Rihan dans le sud du Chouf) ainsi qu'à des
villes plus grandes comme Dayr al-Qamar ; et celles-ci furent
par la suite divisées entre ses descendants. L'émir Haydar
établit si bien la position politique de sa famille au Liban que
son renversement demeura pendant longtemps impensable.
Plus tard des révoltes contre l'émir Shihab régnant furent
effectivement fréquentes, mais toujours organisées au nom
d'un prétendant Shihab qui pouvait parfois n'être qu'un
enfant.
Juste après les Shihab venaient les Abu'l-Lam', à l'origine les
muqaddams druzes du Matn. A cause de leur bravoure à la
bataille de 'Ayn Dara, l'émir Haydar éleva les Abu'l-Lam'
Qaysites au rang d'émirs, agrandit leur domaine féodal et
épousa une femme de leur famille. Haydar offrit aussi en
mariage sa sœur et plus tard sa fille aux émirs Abu'l-Lam',
établissant ainsi une tradition d'inter nuptialité exclusive entre
les familles Shihab et Abu’l-Lam' qui se perpétue jusqu'à un
certain point de nos jours encore.
41
La troisième famille d'émirs était celle des Arslan druzes,
maîtres du Gharb depuis que les 'Alam al-Din avaient
exterminé les Buhtur en 1633. Yéménites modérés, les Arslan
réussirent en 1711 à survivre aux déboires de leur parti et
furent autorisés à rester dans le Gharb inférieur – une partie
de leur fief originel. Mais à cause de leurs antécédents
politiques, les Arslan demeurèrent une famille en défaveur et
relativement sans importance pendant toute la période
Shihab. Malgré leur titre distingué, ils étaient moins puissants
que des familles de rang inférieur telles que les Janbalat et les
'Imad. Ce ne fut qu'après la chute des Shihab en 1841 que les
Arslan retrouvèrent une grande importance politique.
Lorsque les muqaddams Abu’l-Lam' furent faits émirs en 1711,
il ne resta qu'une seule famille de muqaddams au Liban: les
Muzhir druzes.
Ils venaient juste après les émirs Arslan par le prestige de leur
titre, mais leur pouvoir réel était limité à la possession d'un
village: Hammana dans le Matn. Les familles des cheikhs
étaient plus nombreuses et beaucoup plus puissantes. Parmi
les druzes, les vieilles familles de cheikhs comptaient les
Janbalat, les 'Imad, et les Abu Nak'ad. Haydar Shihab leur
ajouta deux nouvelles familles: les Talhuq et les 'Abd al-Malik.
Ces cinq familles formaient la classe druze spéciale des 'grands
cheikhs'. (al-mashayikh al-kibar), et étaient liées par une
convention d'inter nuptialité exclusive. Au même rang que les
'grands cheikhs' druzes se trouvaient les familles maronites
des Khazen et des Hubaysh auxquelles s'ajoutèrent plus tard
les Dahdah. Parce que chacune de ces huit familles reçut en
1711 la tenure féodale d'au moins un district, elles furent
communément appelées les muqata'ajiyya, ou tenancières
42
d'un fief. Les Janbalat, les plus puissants parmi ces familles,
tenaient presque toute la région du Chouf, laissant le district
Manasif (autour de Dayr al-Qamar) aux Abu Nakad, et le
district de 'Urqub aux 'Imad. Dans le Gharb, les Abu Nakad
tenaient le district de Shahhar, tandis que les Talhuq tenaient
le haut Gharb qui avait appartenu auparavant aux Arslan. Le
Jurd, la plus petite région druze, était tenu par les 'Abd alMalik. Parmi les muqata'ajiyya maronites, les Khazen
contrôlaient presque tout le Kesserouan, laissant le district de
Ghazir aux Hubaysh. Plus tard le district de Futuh, juste au
nord du Kesserouan, fut attribué aux Dahdah. D'autres
familles qui plus tard possédèrent des fiefs dans le nord du
Liban furent les Dahir maronites qui tinrent le district le plus
au nord, le Zawiya, les 'Azar melchites qui tinrent le Kura et les
Hamada chiites qui tinrent le Munaytra (au nord du
Kesserouan). Mais ces familles n'étaient pas des 'grands
cheikhs' du type classique.
Parmi les grands cheikhs' investis par Haydar Shihab, les
Janbalat jouissaient de loin du plus grand prestige. L'ancêtre
de cette famille, cheikh Janbalat, était un important chef
druze s'appuyant sur une faction puissante à l'époque de
Fakhr al-Din. Lorsque Haydar Shihab réorganisa le système
libanais, les descendants de ce cheikh Janbalat furent
officiellement reconnus comme cheikhs du Chouf. Plus tard ils
étendirent leur contrôle féodal vers le Sud sur Jazzin et les
districts voisins de Tuffah et Jabal alRihan, de sorte qu'ils
devinrent les rivaux des Shihab tant pour la richesse que pour
la puissance. Le succès des Janbalat devait toutefois susciter la
jalousie des autres familles de cheikhs druzes,
particulièrement les 'Imad qui se considéraient comme leurs
égaux. Seuls, les 'Imad ne pouvaient rivaliser avec Janbalat;
43
mais ils pouvaient sans aucun doute leur tenir tête en
dirigeant une coalition de cheikhs. Ainsi, à peine la querelle
Qaysites-Yéménites éteinte, les druzes recommencèrent à se
diviser sur de nouveaux points, certains soutenant les Janbalat
et les autres leurs rivaux. Les opposants aux Janbalat étaient
appelés les Yazbaki d'après Yazbak (soi-disant ancêtre des
'Imad) qui s'était opposé au cheikh Janbalat à l'époque de
Fakhr al-Din,
Les origines de la nouvelle division druze sont incertaines;
mais son développement est clairement lié aux querelles
dynastiques Shihab. L'émir Mulhim, qui succéda à son père
Haydar en 1732, abdiqua en 1754 en faveur de son frère
Mansur, décevant amèrement son frère aîné Ahmad. Mansur
bénéficiait du soutien des Janbalat qui commandaient un fort
ensemble de druzes et comptaient les puissants Khazen parmi
leurs alliés maronites, Ahmad, de son côté, trouvait un appui
parmi les familles de cheikhs mécontents: les 'Imad, les Talhuq
et les 'Abd al-Malik druzes, et les Hubaysh et les Dahdah
maronites se groupèrent au sein du parti Yazbaki. A la mort de
Mulhim en 1761, Ahmad et Mansur se disputèrent l'émirat, et
la division entre les Yazbaki et les Janbalati, fut consommée.
Dorénavant, parmi les cheikhs druzes, seuls les Abu Nakad
demeuraient à l'écart de la dispute entre ces deux partis, ne se
prononçant que lorsque des décisions cruciales devaient être
prises. Les Abu’l-Lam', qui étaient des émirs, refusèrent de
s'impliquer dans les affaires des cheikhs et formèrent leur
propre parti. Les Arslan restèrent complètement neutres.
Quant aux Shihab gouvernants, ils se tenaient en principe audessus des partis; en pratique ils étaient toujours impliqués
dans la lutte Yazbaki-Janbalati, car ils soutenaient un côté ou
l'autre selon leur propre avantage.
44
Vers la fin du dix-huitième siècle, la division partisane entre
pro-Yazbaki et pro-Janbalati, qui avait pris naissance chez les
druzes, avait fini par s'étendre à tout l'empire libanais. Mais le
fait que les druzes puissent encore imposer leurs divisions
partisanes au reste du pays n'était qu'une maigre
compensation à leur perte régulière, et maintenant évidente,
de puissance. Lorsque l'émir Mulhim abdiqua, les druzes
étaient déjà minoritaires dans leurs propres districts. Les
maronites, par contre, étaient en train de devenir nettement
plus forts. Impressionné par la modification indéniable de
l'équilibre entre les sectes, Mulhim, qui était lui-même un
musulman dévot, permit à ses enfants d'embrasser la foi
chrétienne après son abdication et peut-être même les y
encouragea. Dans le même temps, la lutte entre les Yazbaki et
les Janbalati affaiblissait encore la position des Druzes ; et au
fil des années d'autres émirs Shihab et Abu’l-Lam' suivirent
l'exemple des fils de Mulhim et devinrent chrétiens. En 1770,
lorsque l'émir Mansur quitta l'émirat, l'émir maronite Yusuf,
fils aîné de Mulhim, lui succéda et le règne des Shihab
chrétiens commença.
La croissance du pouvoir maronite au Liban, qui culmina avec
la succession des Shihab, résultait certainement de l'expansion
maronite générale. Mais d'autres causes y contribuaient
également beaucoup. Il est important que les maronites aient
été liés à la production de la soie du Liban car elle prospéra
lorsque les échanges entre l'Europe et le Proche-Orient
redémarrèrent. Etant les principaux producteurs libanais, les
maronites s'enrichirent grâce au commerce de la soie et leur
puissance économique s'affirma dans le pays, L'arrivée au
Liban de riches familles de grecques-catholiques venues de
Syrie augmenta encore l'importance des maronites, car les
45
grecques-catholiques, qui étaient uniates, s'identifiaient
politiquement aux maronites. Ceux-ci avaient en outre un
autre atout politique. Leur église, unie avec Rome en 1180
environ, avait depuis des siècles développés des relations avec
l'Europe. Les ecclésiastiques maronites avaient étudié en Italie
depuis la fin du quinzième siècle, et plus régulièrement encore
depuis l'établissement d'un collège maronite à Rome en 1584.
Au Liban, les missionnaires catholiques romains (franciscains,
jésuites et autres) étaient les conseillers des patriarches
maronites et les aidaient dans la surveillance et
l'administration de leur église. En 1596 et en 1736, les synodes
de Qannubin et de Luwayza, qui se déroulèrent au Liban et
auxquels assistèrent des délégués pontificaux, scellèrent
définitivement l'union de l'église maronite avec Rome. Des
développements similaires avaient déjà eu lieu à un niveau
différent. En 1535, un traité entre François 1er et Soliman le
Magnifique, les Capitulations, donna à la France le premier
privilège de commerce dans l'empire ottoman et les Français
commencèrent à développer leurs intérêts en Syrie. En tant
que principale puissance catholique européenne, la France se
considérait comme la protectrice des maronites qui étaient
alors les seuls uniates de la région; et au fil des siècles une
forte amitié se développa entre les maronites et la France. En
1655, un cheikh maronite de la famille Khazen fut nommé
consul délégué de France à Beyrouth, puis consul; et ses
descendants continuèrent à tenir cette fonction après lui
jusqu'en 1758. D'autres maronites furent plus tard nommés
au même poste, par exemple Ghandur al-Sa'd de 'Ayn Traz,
qui était secrétaire de l'émir Yusuf. Des maronites comme eux
avaient beaucoup de poids chez les Shihab et sous leur
influence les émirs du Liban apprirent à considérer l'Europe
catholique, et surtout la France, comme une amie.
46
Les relations catholiques romaines des maronites leur furent
utiles en leur fournissant un soutien politique extérieur. Mais
l'aspect culturel de ces relations avait aussi son importance.
Les diplômés du collège maronite de Rome, rentrant au Liban
en qualité de prêtres, fondèrent des écoles rurales qui
répandirent l'alphabétisation dans leur communauté.
Certaines de ces écoles, placées sous l'administration de
missionnaires jésuites ou autres, devinrent d'importants
centres d'éducation et leurs diplômés furent employés comme
secrétaires et agents par les émirs Shihab. En fait, une classe
de maronites instruits se développa rapidement, acquit une
position d’autorité dans des affaires publiques et détermina
souvent la politique de l'émirat. Non seulement les Shihab,
mais aussi toutes les autres familles féodales, y compris les
druzes, employèrent des maronites comme secrétaires et
comme intendants. Le voyageur français Volney, qui visita la
Syrie en 1782-85, remarque:
L'avantage le plus solide qui ait résulté de ces
travaux apostoliques est que l'art d'écrire s'est
rendu plus commun chez les Maronites et qu'à ce
titre, ils sont devenus dans ces cantons ce que sont
les Coptes en Egypte, c'est-à-dire sont emparés de
toutes les places d'écrivains, d'intendants et de
kahyas7 chez les Turks, et surtout chez les Druzes,
leurs alliés et leurs voisins8.
En définitive, l'influence politique directe des missionnaires
catholiques romains était importante. Ces missionnaires
étaient devenus nombreux au Liban depuis que Fakhr al-Din II
7
8
Kahya en turc, secrétaire ou serviteur.
Volney, Voyage en Egypte et en Syrie, nouvelle édition (Paris, 1959, p. 227.
47
avait étendu sur eux sa protection princière; et déjà à son
époque ils avaient exercé une autorité considérable dans les
affaires libanaises. Au dix-huitième siècle plusieurs ordres
missionnaires étaient actifs au Liban: les Franciscains (frères
mineurs et capucins), Lazaristes, Carmélites et Jésuites
bénéficiaient tous de la faveur des émirs et avaient un accès
direct auprès d'eux. Ces ordres étaient déterminés à faire
avancer les intérêts maronites au Liban; et leur influence sur
les émirs les aida sans aucun doute à atteindre cet objectif.
Quoi qu'il en soit, il est certain que l'équilibre du pouvoir
maronites-druzes se modifia sérieusement au dix-huitième
siècle, car les maronites prirent le dessus politiquement sur les
druzes. La conversion au christianisme des fils de l'émir
Mulhim en 1756 et la succession du maronite Yusuf Shihab en
1770 marquèrent définitivement le déclin des druzes. Mais
bien que les maronites fussent à présent le groupe
notoirement dominant, les druzes restaient une force
puissante avec laquelle les Shihab devaient compter. Les
Shihab maronites, en fait, étaient si préoccupés de s'assurer la
bienveillance des druzes qu'ils se retinrent d'admettre
publiquement leur conversion au christianisme et
continuèrent longtemps à professer le druzisme9.
Il est difficile d'évaluer au bout de combien de temps les
druzes se rendirent compte de leur propre perte d'influence.
Pendant longtemps ils continuèrent à considérer les maronites
comme des alliés et ne soupçonnèrent apparemment pas les
ambitions politiques chrétiennes. Les maronites furent
autorisés à s'installer librement dans les villages druzes ; il en
9
Volney, op.cit., p. 234-6, qui visita le Liban à l’époque de l’Émir Yussuf, pensait
que l’Émir était druze.
48
fut de même pour les immigrants grecques-orthodoxes et
grecques-catholiques originaires de la Syrie intérieure, qui
arrivaient au Liban pour grossir la population chrétienne du
pays. Mais l'hospitalité druze n'était pas toujours reçue de
bonne grâce par les chrétiens. Visitant le Liban pendant le
règne de l'émir Yusuf (1770-88). Volney fut frappé par la
tolérance religieuse des druzes qui contraste beaucoup avec le
zèle des musulmans et des chrétiens. Les druzes et les
chrétiens vivent ensemble en paix, dit-il, mais je dois dire que
les chrétiens montrent souvent un zèle indiscret et tracassier,
propre à la troubler10.
Dans cette situation, la paix entre les druzes et les chrétiens
ne fut pas troublée pendant bien des années au Liban. Durant
cette période, les problèmes principaux de la politique interne
du pays furent la lutte incessante pour le pouvoir entre les
Shihab rivaux et le conflit entre les druzes Yazbaki et Janbalati.
Cependant la situation générale au Proche-Orient avait
commencé à changer. La faiblesse de l'administration centrale
ottomane augmentant régulièrement au cours du dixhuitième siècle permit à un certain nombre d'aventuriers de
prendre le pouvoir dans des provinces comme la Syrie et
l'Egypte, au grand embarras de la Porte. En même temps, le
déclin continu du pouvoir ottoman éveillait un vif intérêt de
l'Europe pour les affaires ottomanes; la Russie en particulier
profita du déclin ottoman pour étendre sa domination vers le
sud. En 1768, la Russie était en guerre contre la Turquie pour
la troisième fois en un siècle; et comme la guerre se
poursuivait, les Russes purent détourner l'attention des Turcs
du théâtre des opérations en fomentant des troubles en Syrie.
10
Ibid. p. 243.
49
C'est dans ces circonstances que les affaires de la Syrie
ottomane firent pour la première fois l'objet d'un conflit
international grave.
L'intervention russe en Syrie n'eut pas d'effets immédiats sur
l'émirat libanais, mais concernait plutôt la Palestine voisine.
Là, un chef local appelé Dahir al-'Umar s'était auparavant
rendu maître de toute la région de la Galilée, prenant Acre en
1750. Dans un premier temps les Ottomans lui permirent de
faire ce qu'il voulait car il se conduisait comme un vassal idéal.
Mais au fur et à mesure que son pouvoir s'accroissait, la Porte
commença à se méfier de lui, tandis que les pachas de Damas,
Sidon et Tripoli attisaient sa suspicion grandissante. Les
relations entre Dahir et les pachas syriens se tendirent et
Dahir, se sentant menacé, commença à envisager des mesures
de précaution, La Russie était à ce moment-là en guerre avec
la Turquie, et l'occasion en Palestine était trop belle pour être
négligée, Une escadre navale russe fut donc envoyée croiser
dans la Méditerranée orientale pour encourager Dahir contre
les Turcs. Le moment était en fait propre à l'action car, tandis
que les Ottomans étaient sérieusement engagés sur le front
de guerre russe, Dahir pouvait facilement trouver des alliés
parmi ses voisins. En Egypte, le Mamluk 'Ali Bey, qui avait pris
le pouvoir en 1763 et s'était déclaré indépendant de la Porte
en 1768, était enclin à étendre son contrôle sur la Syrie. A ce
moment-là Dahir lui proposa une action commune contre le
pacha de Damas ; un appui Russe soutenait le projet et
l’occasion était favorable.
Les opérations débutèrent en 1770. 'Ali Bey envoya son
Muhammad Abu Dhahab pour marcher avec Dahir contre
Damas. Le pacha ottoman de Damas s'enfuit, la ville se rendit
50
après une brève résistance, Abu Dhahab, triomphant, devint
pour l'heure le maître virtuel de la Syrie. Incapables d'arrêter
son avance, les Ottomans l'appâtèrent avec la suggestion
subtile de se retourner contre son maître, 'Ali Bey, et de
recevoir en retour le pachalik d'Egypte.
Devenu alors un allié des Ottomans, Abu Dhahab quitta Dahir
al-'Umar et se retira de Syrie, puis marcha contre 'Ali Bey et le
chassa d'Egypte en 1772. Bénéficiant encore du soutien russe,
Dahir essaya de ne pas lâcher pied contre les Ottomans,
assisté jusqu'en 1773 par 'Ali Bey11. Mais en 1774 le Traité de
Küchük-Kaïnardja mit fin à la guerre entre la Turquie et la
Russie. La Porte pouvait à présent se retourner avec toutes ses
forces contre son vassal rebelle pour le réduire, et les
vaisseaux russes rentrèrent chez eux, abandonnant Dahir à
son destin. En 1775, les Ottomans se portèrent sur Sidon qu'ils
lui reprirent, puis attaquèrent par mer pour bombarder Acre.
On conseilla à Dahir de capituler; mais un de ses propres
hommes l'abattit d'un coup de pistolet alors qu'il se préparait
à quitter la ville.
D'un point de vue interne, l'épisode Dahir al-'Umar était
normal dans la politique de la Syrie ottomane. Il n'était pas
inhabituel pour des chefs libanais ou palestiniens d'accroître
leur puissance, d'étendre leur territoire et de défier les
Ottomans lorsqu'ils les trouvaient en difficulté. Ce qui était
nouveau dans cette situation, c'était le rôle joué par la Russie,
une puissance européenne prenant parti dans une question
locale et utilisant celle-ci pour ses propres desseins. A partir
de 1770, il ne survint pratiquement aucun évènement en Syrie
11
En 1773, ‘Ali Bey fut tué au cours d’une bataille tandis qu’il conduisait ses
troupes vers l’Egypte afin de recouvrer sa position perdue.
51
ou dans n’importe quelle partie de l’empire ottoman qui
demeurât uniquement une question interne ne concernant
que les chefs locaux et les officiels ottomans. Au fur et à
mesure que la rivalité entre les puissances européennes se
développait au Proche-Orient, des évènements locaux de
cette nature acquirent une importance internationale et
attirèrent l'attention de l'étranger. La Russie, la Grande
Bretagne, la France et l'Autriche intervinrent partout. Mais au
dix-neuvième siècle les circonstances n'invitèrent à
l'intervention nulle part plus qu'au Liban, où les querelles
féodales et les tensions entre les sectes fournissaient
amplement matière à des crises.
Jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, toutefois, le Liban resta à
l'arrière-plan, tandis que les maîtres d'Acre dominaient la
scène syrienne. En 1775, après la défaite de Dahir al-'Umar,
les Ottomans nommèrent au pachalik de Sidon l'aventurier
bosniaque Jazzar Ahmad Pacha qui établit son siège à Acre et
devint la figure dominante en Syrie jusqu'à sa mort en 1804.
En plus de Sidon, Jazzar tenait fréquemment le pachalik de
Damas et il était déterminé à mettre l'émirat libanais
entièrement sous son contrôle. Il dépouilla le Mont-Liban de
Beyrouth et s'attacha à gêner l'émir Yusuf Shihab en incitant
ses propres frères, Efendi et Sayyid Ahmad, ainsi que d'autres
mécontents, membres de la famille princière, à la révolte
contre lui. Jazzar s'immisça également dans les querelles entre
les factions druzes, prenant le parti des Janbalati contre les
Yazbaki et encourageant leurs intrigues contre l'émir Yusuf. En
conséquence, en 1778, les désaccords entre l'émir et ses
opposants au Liban prirent une tournure grave; et pendant les
dix ans qui suivirent, les Shihab, les uns après les autres, se
rebellèrent contre Yusuf et revendiquèrent le gouvernement,
52
soutenus par Jazzar et les druzes Janbalati. En 1788 le pays
était divisé par la guerre civile et Jazzar saisit cette occasion
pour agir directement contre Yusuf Shihab. L'émir fut vaincu
au cours d'une bataille et renversé et Jazzar nomma à sa place
un cousin lointain de Yusuf, ancien protégé de Bashir Shihab,
prince né chrétien qui accéda au pouvoir sous le nom de
Bashir II.
Ce fut en tant que candidat de Jazzar et des Janbalati druzes
que Bashir II devint émir du Liban. Des forces externes et
internes se combinèrent pour l'amener au pouvoir et
continuèrent conjointement à fixer son attention tout au long
d'un long règne. Pendant cette période, en effet, des forces
extérieures à l'empire ottoman commencèrent sérieusement
à se heurter au Liban. Bashir II n'était encore qu'au début de
son active carrière lorsque Napoléon Bonaparte envahit
l'Egypte en 1798, précipitant des développements nouveaux
et radicaux de la Question d'Orient. Dans les décennies qui
suivirent, la lutte entre les Européens pour le pouvoir au
Proche-Orient devint extrêmement complexe et le Liban de
Bashir II se trouva impliqué étroitement dans la situation qui
se développait. Avant l'époque de l'émir, les modifications de
la situation au niveau social et au niveau des sectes étaient
déjà en cours dans les profondeurs de la vie libanaise depuis
près d'un siècle; ce fut pendant son propre règne, toutefois,
que ces changements devinrent manifestes et que toutes leurs
conséquences se développèrent.
53
CHAPITRE II
Le Règne de Bashir II
1788 – 1840
Un petit pays tire rarement bénéfice de se retrouver mêlé à un
conflit international. Quel que soit le parti qu'un tel pays
soutienne, son véritable intérêt dans le conflit reste
d'importance secondaire et il risque fort d'être sacrifié si des
intérêts supérieurs l'exigent. Après 1798, il était difficile pour
Bashir II d'éviter que le Liban fût concerné par la Question
d'Orient. La situation générale en Syrie et dans l'empire
ottoman et l'influence directe de l'Europe au Liban
provoquèrent fatalement l'implication de l'émirat libanais; de
plus la situation confuse à l'intérieur du pays rendait difficile la
résistance à ce processus. Un dirigeant autre que Bashir II
n'aurait peut-être pas cherché de solutions à ces problèmes,
mais les aurait plutôt laissé suivre leur cour et éventuellement
même avancer avec la vague de la crise. Bashir II, toutefois,
était conduit par l'ambition de jouer un rôle actif dans les
affaires régionales et d'attirer l'attention des puissances
concernées. Par une gestion habile des forces internes et
externes, il réussit à se maintenir au pouvoir en tant qu'émir
du Liban pendant le temps record inégalé de cinquante-deux
ans. Mais les compromissions externes de l'émir finirent par
provoquer sa chute et l'effondrement de l'émirat, laissant le
pays dans le chaos.
Les circonstances qui amenèrent Bashir II au pouvoir étaient
confuses. Le père de l'émir, Qasim Shihab, était un neveu de
l'émir Mulhim qui l'avait désigné comme son successeur en
54
1758. Les prétentions de Qasim furent écartées à l'époque par
ses oncles Mansur et Ahmad ; et Qasim, ayant échoué, dut se
retirer à Ghazir dans le Kesserouan où il embrassa la foi
chrétienne en 1767. Puis, cette même année, Qasim mourut,
peu après la naissance de son second fils, Bashir. Là-dessus sa
veuve se remaria ; et ses deux fils, Hasan et Bashir, furent
confiés aux soins de tuteurs et de nourrices.
Hasan et Bashir grandirent dans la pauvreté, négligés par leur
famille, ne bénéficiant d'aucun des avantages matériels
habituellement liés à une naissance princière. Il semble, en
fait, que les deux frères restèrent toute leur vie obsédés par le
sentiment d'insécurité développé dans leur enfance, qui leur
faisait suspecter leurs compagnons, particulièrement les
membres de leur famille. Hasan, à l'âge adulte, avait la
réputation d'être cruel, sinistre et farouche ; et on dit qu'il se
demandait souvent comment les gens pouvaient ressentir de
l'affection les uns pour les autres. Quant à Bashir, il devint un
opportuniste rusé et têtu, très perspicace et de jugement
indépendant. Sombre et cruel comme son frère aîné, il savait
pourtant dissimuler la dureté de sa nature lorsqu'il le voulait
grâce à son intelligence supérieure et à ses manières
doucereuses et aimables.
Lorsqu'il atteignit l'âge d'homme, Bashir se sépara de son
frère Hasan et se rendit à Dayr al-Qamar pour chercher
fortune à la cour de l'émir Yusuf, cousin germain de son père.
L'émir le reçut bien et le prit à son service ; et le jeune Bashir
fut bientôt un personnage établi dans la cour Shihab,
participant activement à ses intrigues.
55
Il ne fallut pas longtemps pour que la présence de Bashir à
Dayr al-Qamar attirât l'attention des adversaires de l'émir
Yusuf. Pressé par le pacha Jazzar de payer des tributs de plus
en plus importants, Yusuf pressurait son peuple de lourds
impôts ; l'opposition à son gouvernement, conduite par les
Janbalat druzes, grandissait. Il semble, en fait, que les cheikhs
Janbalat aient essayé d'attirer Bashir de leur côté peu après
son arrivée à Dayr al-Qamar. Bashir était un prince du sang. De
plus, c'était un ambitieux extrêmement doué qui inspirait le
respect à ses aînés malgré sa pauvreté et sa jeunesse. Quel
meilleur candidat pouvait-il prétendre à l'émirat ? Sondé sur
ce sujet par les Janbalat, Bashir fut évasif, bien qu'il laissât la
porte ouverte aux négociations. Le jeune prince,
apparemment, n'avait pas encore déterminé sa position et il
était pauvre.
Les conditions se modifièrent. En 1787, Bashir fut envoyé à
Hasbayya pour inventorier la fortune laissée par l'oncle
maternel de l'émir Yusuf – un Shihab musulman que l'émir
avait peu de temps auparavant attiré vers la mort à Dayr alQamar. En s'acquittant de cette mission, Bashir rencontra la
princesse Shams, veuve du défunt, qui était elle-même
immensément riche. Saisissant l'occasion, Bashir épousa
Shams et rentra à Dayr al-Qamar muni d'une épouse et d'une
grande fortune12.
12
Shams était la mère des trois fils de Bashir : Qasim, Amin et Khalil. Après sa mort,
Bashir épousa l'esclave circassienne Husn Jahan, qui lui donna deux filles: Sa'da et
Su'ud. Bashir était tellement attaché à sa fille Sa'da que c'est du nom de cette
dernière que lui vint son surnom, Abu Sa'da -surnom sous lequel il est encore
communément désigné.
56
En homme riche, Bashir se trouvait en meilleure position pour
accepter les propositions Janbalat et réclamer l'émirat,
surtout parce qu'à ce moment-là la tyrannie et la rapacité de
son cousin Yusuf étaient devenues intolérables. Au fur et à
mesure que Jazzar augmentait ses exigences de tributs, Yusuf
s'efforçait de les satisfaire en augmentant encore plus les
impôts. Dans le même temps, les Janbalat encourageaient
l'opposition populaire à son autorité et étaient eux-mêmes
secrètement soutenus par Jazzar. La crise éclata finalement en
1788, lorsqu'un soulèvement se produisit parmi les mamluks
de Jazzar à Acre. Plein d'espoir, Yusuf Shihab soutint les
rebelles, encouragé par leurs succès initiaux. Mais lorsque la
rébellion échoua, l'émir se retrouva gravement en difficulté.
Dès qu'il eut ramené l'ordre à Acre, Jazzar envoya ses troupes
au Liban rencontrer et écraser les forces de Yusuf à Qab lIyas,
dans la Békaa. Le coup fut décisif et Yusuf, désespéré, décida
d'abdiquer. Sur sa requête, les notables du Liban se réunirent
et élièrent pour lui succéder son cousin Bashir, candidat de
Jazzar et des Janbalat, qui se rendit alors à Acre pour
confirmer sa nomination.
Ce fut indéniablement avec l'aide de Jazzar que Bashir II
accéda à l'émirat libanais. Mais à peine le nouvel émir était-il à
Dayr al-Qamar qu'il commençait à sentir la pression d'Acre.
Ayant reçu sa nomination officielle, Bashir fut renvoyé au
Liban à la tête de deux mille soldats pour expulser Yusuf du
pays. Yusuf fut chassé du Liban en 1788 et dut se réfugier dans
le Hawran. Mais lorsqu'il se rendit finalement à Jazzar à Acre,
il reçut un bon accueil. Dans le courant de l'année suivante,
Yusuf fut en fait nommé à nouveau émir du Liban sur la
promesse de payer à Jazzar un énorme tribut. Bashir,
toutefois, renchérit rapidement sur son cousin et récupéra sa
57
position. Jazzar le reconfirma sur-le-champ à la tête de
l'émirat et jeta Yusuf en prison, où il fut peu après pendu,
accusé d'intrigues.
La mort de Yusuf en 1790 soulagea Bashir mais ne mit pas fin à
ses ennuis. En trois occasions, en 1793, 1794 et 1798, Jazzar
révoqua Bashir de son poste d'émir et le remplaça par les trois
fils de Yusuf, Husayn, Sa'd al-Din et Salim – qui gouvernèrent
le pays conjointement. A chaque fois il y eut une guerre civile
au Liban, tandis que Jazzar intervenait dans le pays pour
exciter les druzes contre les chrétiens et une faction politique
contre l'autre. Jazzar venait à peine de nommer les fils de
l'émir Yusuf à l'émirat pour la troisième fois en 1798,
lorsqu’arriva la nouvelle que Bonaparte avait débarqué à
Alexandrie. Sur ce, le pacha ordonna aux trois princes de
rester à Acre, tandis qu'il attendait l'issue des événements.
La conquête de l'Egypte par Bonaparte et son avancée ensuite
en Palestine donnèrent à Bashir un répit temporaire en
détournant l'attention de Jazzar. Lorsque les Français
assiégèrent Acre en 1799, Jazzar demanda à Bashir son
assistance ; mais Bashir put facilement se dérober sous le
prétexte que sa récente révocation de son poste lui causait
des problèmes chez lui. Lorsque Bonaparte lui demanda son
aide, Bashir s'excusa également et en fut bien avisé, car
l'approche de l'expédition française créait un accroissement
des tensions au Liban entre les maronites et les druzes. Les
maronites, amis de la France, attendaient l'arrivée de
Bonaparte dans le pays avec une impatience joyeuse,
contrairement aux druzes pleins d'une grave appréhension.
Bashir était très préoccupé de calmer les craintes des druzes ;
de plus, il préférait ne pas risquer la vengeance de Jazzar en
aidant les Français, redoutant l'échec de cette expédition. Les
58
choses en étant là, Acre résista à Bonaparte. Le général
français se retira de Syrie avec ses troupes, abandonna
finalement son armée en Egypte et retourna seul en France.
Pendant tout ce temps-là, Bashir n'avait pas proposé son aide
aux Français mais il n'avait pas non plus aidé Jazzar ; et le
pacha triomphant n'était pas décidé à lui pardonner sa
négligence. Pendant les quatre ans qui suivirent, l'intervention
de Jazzar au Liban atteignit son paroxysme et causa une
confusion indescriptible, cinq princes Shihab différents ayant
reçu d'Acre le titre d'émir. Pendant ce temps-là, Bashir, malgré
la ferme opposition de Jazzar, quittait le Liban sur un navire
anglais avec l'aide de Sir Sidney Smith qui commandait la
flotte britannique en Méditerranée orientale. Smith emmena
Bashir à Chypre puis à al-'Arish, sur la frontière égyptienne, où
on lui avait préparé une rencontre avec le Grand Vizir
ottoman, Sulayman Pacha (1801). Bashir avait gagné
auparavant la gratitude des Ottomans en offrant des
provisions à l'armée turque lorsqu'elle avançait contre
Bonaparte en Syrie; et Sulayman Pacha, qui dirigeait à présent
une expédition anglo-turque contre les forces françaises
demeurées en Egypte, accepta d'intercéder pour lui auprès de
Jazzar. Bashir rentra donc au Liban et essaya dans les années
suivantes de regagner la faveur du maître d'Acre. Mais seule la
mort de Jazzar en 1804 lui apporta finalement le soulagement.
Après 1804, le premier souci de Bashir II fut de consolider sa
position au Liban. Trois décennies d'interventions du pacha
d'Acre avaient énormément réduit le prestige traditionnel de
l'Emirat, car Jazzar soutenait une faction féodale après l'autre
contre l'émir gouvernant. Même les Janbalat, qui avaient aidé
à l'accession au pouvoir de Bashir II en 1788, furent
encouragés après 1799 à s'opposer à lui et à soutenir les
59
prétentions des rivaux Shihab. Débarrassé de Jazzar, il était à
présent possible à Bashir II de limiter la puissance des familles
féodales, surtout des druzes muqata'ajiyya et de restaurer la
suprématie incontestée de l'Emirat. Déjà en 1797, après sa
troisième nomination par Jazzar, l'émir avait profité de son
retour à son poste pour exciter les Janbalat et les 'Imad contre
leurs rivaux les Abu Nakad qui soutenaient les fils de l'Emir
Yusuf. Les principaux cheikhs Abu Nakad, cinq frères au total,
furent tués, leurs maisons à Dayr al-Qamar détruites et leurs
propriétés en ville confisquées. Les membres survivants de la
famille s'enfuirent, d'abord à Damas, puis à Acre où ils
restèrent quelques années comme clients de Jazzar avant de
rentrer définitivement au Liban. Les Abu Nakad ne furent
toutefois que les premiers ennemis de Bashir à être abattus.
Une fois Jazzar mort, l'émir s'attacha à s'occuper des
adversaires qui lui restaient ; il commença par les fils de l'émir
Yusuf et leurs partisans. Les princes eux-mêmes furent
cruellement persécutés et en fin de compte rendus aveugles
et complètement ruinés, tandis que leurs partisans étaient
pourchassés ou attirés par ruse à leur mort. L'émir se tourna
ensuite contre les émirs druzes et les cheikhs féodaux, les
dépouillant de leur fortune et de leur prestige. Les Arslan, les
Talhuq, les 'Imad et les 'Abd al Malik, famille après famille,
furent combattus et réduits à la soumission et seuls les
Janbalat furent autorisés à continuer de jouir en paix de leurs
privilèges féodaux. A la fin le cheikh Bashir Janbalat, chef de
cette famille, se retrouva le seul chef druze riche et
suffisamment
puissant
pour
pouvoir
concurrencer
politiquement l'émir gouvernant. Il ne fut donc pas surprenant
que l'opposition druze contre Bashir II, lorsqu'elle apparut
finalement, se ralliât autour de Bashir Janbalat.
60
Bashir II, après avoir coupé les ailes de ses adversaires,
s'attacha à promouvoir son propre prestige par la
magnificence. Vers 1806, il ordonna la construction d'un
splendide palais sur la colline de Bayt al-Din (ou Btaddin) peu
éloignée de Dayr al-Qamar et ensuite y transporta le siège de
son gouvernement. Le palais de Bayt al-Din et le canal
construit en 1812-15 pour l'alimenter avec l'eau des sources
de Nahr al-Safa, à quelque seize kilomètres de là, demeurent
de nos jours encore les grands travaux les plus
impressionnants de l'émir. Bashir II construisit également des
ponts qui subsistent toujours et ordonna la construction de
chemins muletiers pavés pour remplacer les vieux sentiers de
terre. L'émir, toutefois, n'augmenta pas seulement son
prestige par des grands travaux ; il ajouta encore à la
splendeur de son règne en s'intéressant au bien-être de ses
sujets et en substituant sa propre justice stricte au caprice et à
la tyrannie des émirs et des cheikhs féodaux dont il avait
rabaissé l'influence. Son nom, d'ailleurs, représente toujours
au Liban un symbole de bienveillance sévère et de justice.
Entre 1804 et 1819, les circonstances permirent à Bashir II
d'être le maître total du Liban et de se poser en champion des
Ottomans en Syrie. Lorsque Jazzar mourut en 1804, la Porte
nomma pour lui succéder un certain Ibrahim Pacha ; mais à
Acre, un ancien courtisan de Jazzar, Ismâ’îl, fut proclamé
pacha par ses partisans et se prépara à résister à Ibrahim.
Ismâ’îl tenait en otage le fils aîné de Bashir II et l'émir était
obligé de rester en apparence son ami. Néanmoins,
lorsqu’Ibrahim entra au Liban pour réclamer son pachalik,
Bashir II l'aida discrètement en lui fournissant hommes et
provisions. Ismâ’îl fut vaincu et tué au cours de la bataille ;
Ibrahim pénétra dans Acre, où il fut remplacé avant la fin de
61
l'année par Sulayman Pacha. Bashir II, à présent en faveur
auprès des Ottomans, devint l'ami et le ferme allié de
Sulayman et bénéficia du soutien ferme du pacha au cours des
quinze années qui suivirent. De fait, pendant cette période,
Bashir II atteignit l'apogée de sa puissance et son influence se
fit sentir dans toute la Syrie. Sûr de sa position chez lui, il put
envoyer ses troupes prêter main forte aux Ottomans dans
d'autres régions ; en 1810, il lança quinze mille hommes vers
Damas pour aider à défendre la ville contre les Wahhabites
d'Arabie.
Ces Wahhabites étaient des sunnites puritains, partisans de
Muhammad ibn 'Abd al-Wahhab (mort en 1792) qui exerçait
son action dans le centre de l'Arabie pendant la deuxième
moitié du dix-huitième siècle. En son temps, 'Abd al-Wahhab
s'assura pour son mouvement l'appui de la famille Sa'udi,
puissants chefs du Najd ; plus tard, sous la conduite de cette
famille, ses partisans firent des raids contre leurs voisins en
Arabie et augmentèrent son pouvoir. Au début du dixneuvième siècle, la pression des Wahhabites se faisait déjà
sentir au-delà des frontières de l'Arabie, surtout après qu'ils
eurent saccagé la ville sacrée chiite de Kerbela en Irak (1801)
et pris la Mecque (1803) et Médine (1804), dans le Hedjaz. En
1805, ils envahirent l'Irak et la Syrie ; et en 1810 ils apparurent
devant Damas. Là, toutefois, les Ottomans repoussèrent avec
succès l'attaque des Wahhabites, aidés par Bashir II. Plus tard,
les Wahhabites furent contraints à la retraite jusqu'en Arabie
où ils furent finalement réduits par Muhammad 'Ali, pacha
d'Egypte, en 1818. Néanmoins, leur apparition en Syrie avait
sérieusement aggravé la position des chrétiens et des
musulmans dissidents de la région, surtout dans les vilayets de
Damas et Alep. Là, les gouverneurs ottomans avaient essayé
62
d'apaiser la furie des Wahhabites fanatiquement puritains en
faisant observer plus strictement la Shari'a, ou loi sacrée
musulmane, surtout pour ce qui concernait le traitement
appliqué aux non musulmans. De vieilles restrictions contre les
chrétiens et les juifs furent remises en vigueur, y compris
d'humiliantes distinctions dans les vêtements et le
comportement en public. Face à de telles pressions, un grand
nombre de chrétiens de l'intérieur de la Syrie entrèrent en
masse au Liban et spécialement à Beyrouth qui s'en trouva
régénérée en tant que centre commercial. Bashir II, pour sa
part, encouragea l'émigration chrétienne et ouvrit le pays aux
fugitifs. Plus encore, il invita les druzes persécutés de la région
d'Alep à s'installer dans les villages du Chouf et du Matn, et
partagea avec le cheikh Bashir Janbalat le coût de leur
transfert au Liban en 1811. Au sommet de sa gloire, Bashir
Shihab apparaissait comme le champion des chrétiens et des
druzes persécutés dans toutes les régions de la Syrie.
En 1819, toutefois, Sulayman Pacha d'Acre mourut et fut
remplacé par 'Abdallah Pacha, fils d'un important personnage
officiel ottoman, jeune et actif ambitieux de vingt et un ans.
Comme Jazzar, 'Abdallah ne souhaitait pas du tout voir un
émir puissant au Liban et était déterminé à mettre Bashir II à
genoux. En conséquence, à peine nommé à Acre, il exigea de
Bashir II un tribut exorbitant. Lorsque l'émir protesta,
'Abdallah exerça une pression en ordonnant l'arrestation de
tous les sujets libanais de l'émir qui se trouvaient par hasard à
Sidon et Beyrouth à ce moment-là, environ cent soixante-dix
au total. Bashir II dut accepter les exigences du pacha, émit un
emprunt et envoya ses agents en collecter la somme dans le
pays. Mais les collecteurs d'impôt avaient à peine commencé
leur travail que les gens du Matn et du Kesserouan se
63
rebellèrent, poussés par Hasan et Salman Shihab, cousins
éloignés de l'émir régnant.
Incapable de contrôler la rébellion et de collecter l'argent
exigé, Bashir II abandonna l'émirat en 1820 et partit en exil
volontaire dans le Hawran, tandis qu'au Liban ses cousins
Hasan et Salman étaient nommés conjointement à sa place.
'Abdallah Pacha ne fut pas long à découvrir son erreur. Bashir
II hors du pays, la situation au Liban tourna rapidement au
désordre complet, les deux princes Shihab qui le remplaçaient
s'avérant être des dirigeants totalement incompétents.
'Abdallah avait besoin de Bashir II pour contrôler le Liban. En
conséquence, lorsque les émirs Hasan et Salman abdiquèrent
en 1821, les notables libanais se réunirent et réélurent Bashir
II au poste d'émir, avec l'approbation totale du pacha. L'émir
rétabli marcha sur-le-champ contre les rebelles dans les divers
districts, les écrasa et ramena l'ordre dans le pays.
Etant l'allié de 'Abdallah Pacha, Bashir II se retrouva
rapidement impliqué dans les problèmes extérieurs. 'Abdallah
souhaitait s'assurer le pachalik de Damas, comme Jazzar l'avait
souvent fait avant lui; mais Damas à cette époque-là était aux
mains de l'ambitieux Muhammad Darwish Pacha, homme que
Bashir II avait des raisons particulières de ne pas aimer.
Convoitant la Békaa fertile, que contrôlait Bashir II, Darwish y
avait envoyé des troupes en 1820 pour imposer ses
prétentions; mais son armée avait été battue et chassée par
les hommes de Bashir. Lorsque Darwish et 'Abdallah entrèrent
en conflit l'année suivante, Bashir se hâta de s'allier avec
'Abdallah, sûr que la Porte le soutiendrait aussi. Il était
tellement désireux de prouver sa loyauté qu'il conduisit lui64
même ses troupes à l'assaut à la demande de son allié, battant
les troupes de Darwish à la bataille de Mazza le 26 mai 1821.
L'émir, toutefois, avait fait un mauvais calcul. A peine Darwish
avait-il été vaincu à Mazza que la Porte intervenait pour
condamner 'Abdallah Pacha et décréter son éviction d'Acre
dont le pachalik était à présent donné à Darwish. Ne voulant
pas faire la paix avec Darwish dans ces conditions, Bashir II
choisit de nouveau l'exil, cette fois en Egypte, laissant l'émirat
du Liban à un autre cousin éloigné 'Abbas Shihab.
A Acre, 'Abdallah Pacha refusa de se rendre, même lorsque les
pachas de Damas, Alep et Adana avancèrent avec leurs
armées pour le renverser. Assiégé dans Acre en août 1822, il
demanda l'aide de Muhammad 'Ali d'Egypte, le suppliant
d'intercéder pour lui auprès de la Porte. Dans l'intervalle,
Bashir II du Liban avait été bien reçu au Caire où il plaida
auprès de Muhammad 'Ali en faveur de son allié 'Abdallah. En
partie sous son influence, le pacha égyptien accepta
d'intercéder pour 'Abdallah et obtint son pardon d'Istanbul.
Peu après, Bashir II quitta l'Egypte porteur d'un nouveau
décret de nomination qu'il apporta à 'Abdallah à Acre; de là, il
retourna triomphalement au Liban.
En 1821, lorsque Bashir II partit en exil, le maître de l'Egypte,
Muhammad 'Ali Pacha (1805-49) était déjà considéré comme
le plus puissant vassal du sultan. Il avait à sa disposition une
armée bien entraînée, une flotte et venait tout récemment de
rendre un service au sultan en soumettant les Wahhabites
d'Arabie. A présent, comme les autres maîtres de l'Egypte, il
convoitait la Syrie et commença donc à développer ses
relations avec les deux personnages de la région: Bashir II du
Liban et 'Abdallah Pacha d'Acre. Mais les Ottomans avaient
65
commencé à soupçonner ses intentions à l'égard de la Syrie;
c'était probablement pour cette raison qu'ils avaient accepté
volontiers son intercession en faveur de 'Abdallah en 1822. Ils
pensaient qu'un pacha fort à Acre protègerait le sud de la
Syrie contre les Egyptiens. Quoi qu'il en soit, Muhammad 'Ali
n'avait alors aucun plan pour une annexion immédiate de la
Syrie. Les Grecs venaient de déclencher une révolte contre les
Ottomans en Morée et le pacha égyptien se préparait à ce
moment-là à répondre à une convocation de son suzerain
Mahmud II, le sultan ottoman, en organisant une expédition
contre les Grecs insurgés. Pendant son séjour en Egypte,
Bashir II avait négocié une alliance avec son hôte, promettant
entre autres choses de fournir à Muhammad 'Ali dix mille
soldats libanais pour l'aider dans la campagne grecque qu'il
projetait, au cas où ces soldats supplémentaires s'avèreraient
nécessaires.
De retour au Liban avec le statut d'ami et d'allié de
Muhammad 'Ali, Bashir II se sentit assez fort pour se tourner
contre les rivaux qu'il lui restait dans le pays, particulièrement
son ancien allié Bashir Janbalat. Pendant que l'émir séjournait
en Egypte, Bashir Janbalat avait cherché à empêcher son
retour dans l'émirat, complotant contre lui avec 'Abbas Shihab
qui avait temporairement remplacé l'émir au gouvernement.
Bashir II connaissait bien ces complots – ce qui inquiéta
beaucoup Bashir Janbalat lorsque l'émir revint au Liban. En
conséquence, à peine Bashir II arrivait-il au palais à Bayt al-Din
que Bashir Janbalat s'y précipita pour l'assurer de son amitié
fidèle et de sa soumission. Janbalat ne fut pas reçu en ami. Il
reçut en retour de ses salutations et de ses compliments des
demandes exorbitantes d'argent. Ne voulant pas accepter les
exigences de l'émir, Janbalat s'enfuit dans le Hawran. Bashir II
66
avança alors contre Mukhtara, le siège de la famille Janbalat, y
détruisit le grand palais du cheikh et confisqua ensuite ses
propriétés du Chouf. Cette provocation était suffisante pour
Bashir Janbalat qui regagna le Liban déterminé à la rébellion.
Rassemblant autour de lui divers autres cheikhs féodaux et
émirs, il déclencha la révolte contre Bashir II au début de
janvier 1825. Mais cette révolte échoua. Les rebelles
marchèrent de Mukhtara sur Bayt al-Din mais furent
repoussés par les hommes de l'émir. Bashir Janbalat,
abandonné par beaucoup de ses alliés fut obligé de s'enfuir
vers Damas avec ceux qui lui restaient; mais lorsqu'il atteignit
la ville, il fut mis en état d'arrestation et envoyé en prison à
Acre. Là, sur ordre de 'Abdallah Pacha, il fut étranglé peu de
temps après à la demande instante de Bashir II.
La chute de Bashir Janbalat fut un événement lourd de
conséquences. En écrasant son riche et puissant rival, Bashir II
avait définitivement établi sa position de maître incontesté du
Liban; mais il avait également détruit le seul chef druze
efficace qui restait; Les druzes ne le lui pardonnèrent jamais.
Affaiblis et privés de chef, ils cessèrent à partir de ce momentlà de coopérer sincèrement aux affaires de l'Emirat et
attendirent l'occasion de se venger. Le Shihab chrétien, il est
vrai, avait écrasé le Janbalat druze non parce qu'il était druze
mais parce qu'il était un rival politique puissant. Les druzes,
toutefois, devaient garder un souvenir différent de l'affaire; et
la politique postérieure de Bashir allait de plus en plus le faire
considérer par eux comme un ennemi chrétien de leur
communauté.
Pendant ce temps-là, la guerre d'indépendance grecque
attirait l'attention du monde. Incapable de faire face aux Grecs
67
seul, le sultan ottoman Mahmud II intima à son vassal
Muhammad 'Ali d'Egypte l'ordre de l'aider. Les Grecs,
soutenus par les Puissances, réussirent néanmoins à se
séparer de l'Empire ottoman et à accéder à l'indépendance. En
remerciement de ses services, Muhammad 'Ali ne reçut du
sultan que la Crête. Les Ottomans avaient perdu la Morée,
dont ils avaient promis le poste de gouverneur à son fils
Ibrahim, et Mahmud II n'était pas décidé à donner un autre
territoire en compensation. Muhammad 'Ali insista,
demandant comme récompense la Syrie; et lorsque le sultan
refusa d'accéder à sa demande, le pacha décida de s'emparer
de force de ce pays. Prenant prétexte d'une querelle avec
'Abdallah Pacha d'Acre, il envoya son fils Ibrahim conquérir la
Syrie à l'automne 1831. Ibrahim entra en Palestine et assiégea
Acre le 23 novembre.
L'avance de l'armée égyptienne en Palestine eut des
répercussions immédiates au Liban, où les excellentes
relations entre Bashir JI et Muhammad 'Ali étaient déjà bien
connues. Les troubles se déclenchèrent apparemment dans le
pays entre maronites et druzes avant même qu'Ibrahim Pacha
n'arrive à Acre; il y eut des combats à Dayr al-Qamar, dans le
Matn et dans la Békaa et en même temps les druzes
essayaient d'organiser une rébellion contre Bashir II pour
embarrasser d'avance Ibrahim Pacha; leur attitude envers lui,
semble-t-il, était déterminée exclusivement par leur hostilité à
Bashir II. S'attendant à ce que l'émir, tôt ou tard, s'allie
ouvertement avec Ibrahim, ses opposants druzes décidèrent
de se poser en champions de la Porte, qu'ils estimaient devoir
être victorieuse en dernier ressort. Un certain nombre des
principaux cheikhs druzes, les Janbalat, les 'Imad et les Abu
Nakad, quittèrent le Liban et allèrent rejoindre l'armée
68
ottomane qui marcha contre les Egyptiens. Quant aux
maronites, ils considéraient le conquérant égyptien comme un
ami, comme c'était le cas pour d'autres chrétiens en Syrie.
Dans chaque ville qu'il occupait, Ibrahim Pacha supprimait les
restrictions traditionnelles imposées aux chrétiens et aux juifs
et plaçait ces communautés sur un pied d'égalité avec les
musulmans. Il apparaissait donc comme un libérateur à tous
les chrétiens de Syrie, et surtout à ceux du Liban qui le
considéraient comme l'ami de leur émir.
En arrivant à Acre, Ibrahim Pacha demanda à Bashir II son
assistance. L'émir hésita et essaya de se dérober, car il avait
peur de prendre parti ouvertement contre la Porte et il
prétexta que la menace d'une guerre civile au Liban y retenait
toute son attention. Ibrahim était d'accord pour laisser à
Bashir II le temps de se décider; mais son père Muhammad 'Ali
était moins patient. Dans un message abrupt il rappela
brutalement à Bashir II ses promesses, le menaçant d'envahir
le Liban s'il hésitait à les tenir. L'effet de ce message fut
décisif. A peine Bashir II le reçut-il qu'il se hâta de répondre
aux appels d'Ibrahim Pacha, plaçant ses hommes et ses
ressources à l'entière disposition d'Ibrahim. Pendant les neuf
ans qui suivirent, il demeura l'agent fidèle et obéissant de ses
suzerains égyptiens, exécutant leurs instructions même
lorsqu'elles contredisaient ses propres opinions.
Ibrahim Pacha ne réussit pas immédiatement son siège d'Acre.
Tandis que la ville résistait, il fournit à Bashir II et à ses fils des
troupes égyptiennes et leur demanda d'occuper les autres
villes côtières de Syrie. Tyr, Sidon et Beyrouth furent
facilement prises et occupées; Tripoli, qui opposa quelque
résistance, fut finalement prise lorsqu’Ibrahim Pacha en
69
personne vint à l'aide de ses alliés libanais. Dans le même
temps les troupes égyptiennes occupaient Bayt al-Din et Dayr
al-Qamar pour maintenir l'ordre dans la montagne druze.
Lorsque finalement Acre tomba le 27 mai 1832 et que
'Abdallah Pacha se rendit, Ibrahim Pacha put reprendre ses
conquêtes syriennes et il marcha avec Bashir II sur Damas. Le
pacha ottoman s'enfuit de la ville mais fut poursuivi par les
forces égyptiennes et libanaises jusqu'à Homs où il fut vaincu
au cours d'une bataille le 9 juillet. Dans l'immédiat la question
était réglée et la Syrie tomba entièrement sous la domination
égyptienne.
Le nouveau régime qu'Ibrahim établit en Syrie était, du moins
au départ, un progrès par rapport à celui qui avait existé
auparavant. Une administration bien organisée fut établie, un
système de police et de justice efficace fut mis en place et des
conseils représentatifs spéciaux instaurés dans les villes et les
bourgs pour aider à l'administration des affaires municipales.
Ibrahim fit aussi un effort pour combattre les pots-de-vin et la
corruption auxquels, comme il le disait, « les peuples arabes
sont très enclins »13, et essaya de son mieux d'améliorer la
condition du peuple. Il persista en particulier à promouvoir
une égalité politique et sociale entre chrétiens et musulmans,
au grand dam de ces derniers. De fait, la conquête de la Syrie
par Ibrahim Pacha y amena virtuellement l'émancipation des
chrétiens. Non seulement ces chrétiens commencèrent-ils à
s'habiller et à se déplacer comme il leur plaisait, mais ils
commencèrent aussi à entrer en compétition avec les
musulmans dans des domaines du négoce qui avaient été
jusqu'à présent leur chasse gardée, tels ceux des céréales et
13
Asad J. Rustum, Calender of State Papers from the Royal Archives of Egypt
relating to the Affairs of Syria. (Beyrouth, 1940-43), II, p. 69-70
70
du bétail. Alors que la politique d'Ibrahim lui gagnait
rapidement la popularité parmi les chrétiens, elle lui valut
aussi l'hostilité des musulmans de la Syrie qui n'étaient pas
décidés à partager leurs privilèges traditionnels avec les nonmusulmans. Cette hostilité devint encore plus intense lorsque
des actions provocatrices de chrétiens contre des musulmans
demeurèrent impunies.
Il ne fallut pas longtemps pour que les effets bénéfiques de la
conquête de la Syrie par les Egyptiens commencent à
s'estomper. Le coût de l'armée d'occupation égyptienne était
élevé et la construction de forteresses le long de la frontière
anatolienne ajouta considérablement aux dépenses d'Ibrahim.
Appauvrie par des siècles de mauvaise gestion et de
négligence, la Syrie s'avérait une charge économique pour ses
nouveaux maîtres et l'Egypte devait souvent payer à la Porte
le tribut qu'elle lui devait. En conséquence Ibrahim fut forcé
d'augmenter le trésor de la Syrie en imposant de lourdes
taxes; et, se trouvant à court d'argent et d'hommes, il eut
recours à des mesures aussi impopulaires que les corvées et la
conscription militaire. Réduit au rôle de simple instrument de
la politique égyptienne, Bashir II du Liban se contenta
d'exécuter les ordres d'Ibrahim et partagea donc
l'impopularité croissante du pacha. Les Libanais trouvèrent les
nouveaux impôts insupportables; ils réagirent encore plus
vigoureusement au travail forcé, qui était jusqu'alors inconnu
dans leur pays, ainsi qu'à la conscription détestée qu'Ibrahim
introduise bientôt. Les druzes et les maronites, qui étaient
d'excellents soldats se battaient pour leurs émirs avec
enthousiasme à chaque fois que l'occasion s'en présentait,
mais répugnaient fort à un service militaire régulier,
particulièrement dans une armée étrangère. Les maronites
71
considéraient que c'était leur privilège en tant que chrétiens
de ne pas servir dans les armées de l'Etat musulman14, que cet
État soit ottoman ou égyptien; quant aux 'uqqal des druzes, ils
n'auraient pas accepté que certains de leurs jeunes hommes
servent dans la même armée que des soldats musulmans, de
crainte que leur druzisme vienne à en être corrompu. De plus
la conscription signifiait la ruine pour la paysannerie libanaise,
car elle enlevait ses meilleurs éléments de leurs champs pour
les mener dans des terres lointaines pour participer à des
guerres dans lesquelles ils n'avaient aucun intérêt.
Les premières révoltes contre la domination égyptienne en
Syrie éclatèrent en 1834 en Palestine, à Tripoli et dans la
région de Lattaquié. Ibrahim réussit à mater les trois
soulèvements et dans chaque cas il reçut une aide
considérable de l'émir libanais. Bashir II conduisit en personne
ses troupes pour aider à écraser la rébellion en Palestine; son
fils Khalil aida à réduire les insurrections à Tripoli et plus tard
dans la région de Lattaquié. A chaque fois les insurgés vaincus
furent forcés de remettre leurs armes, puis furent
immédiatement enrôlés dans l'armée égyptienne.
Ibrahim se tourna ensuite vers le Liban, demandant à Bashir II
d'enrôler, pour servir dans l'armée égyptienne et pour la
durée règlementaire de quinze ans, mille six cents jeunes
druzes. Bashir II plaida contre ce nombre le jugeant trop élevé
et l'effectif fut en conséquence réduit à huit cents. Mais
14
Normalement, dans les états musulmans, les chrétiens et les juifs ne servaient
pas dans l'armée, car cela était réservé aux musulmans. Ils payaient une capitation
spéciale qui était censée leur donner droit à une protection militaire, et fut ensuite
réinterprétée comme un payement de commutation pour remplacer le service
militaire.
72
même ainsi, l'émir était confronté à de grandes difficultés
pour exécuter les ordres du pacha. Lorsqu'il ordonna aux
druzes de fournir huit cents de leurs jeunes hommes pour la
conscription, ceux-ci furent très choqués et refusèrent d'obéir
à la demande de l'émir. A peu près au même moment, des
rumeurs circulèrent selon lesquelles Ibrahim avait l'intention
d'enrôler mille cinq cents chrétiens libanais et ces rumeurs
provoquèrent une réaction violente. Le patriarche maronite
déclara immédiatement sa ferme détermination à résister à la
conscription de son peuple, et menaça de demander à la
France d'intervenir si cela devenait nécessaire; dans un même
temps les consuls européens en Syrie firent pression sur
Ibrahim pour qu'il n'inquiète pas les chrétiens. Aucun d'entre
eux, toutefois, ne prit parti pour la cause des druzes, dont le
cas était de toute façon différent. Mise à part leur valeur
particulière comme soldats, on savait les druzes très opposés
à l'autorité égyptienne et toujours enclins à se révolter.
Muhammad 'Ali était déterminé à écraser leur puissance et à
les utiliser dans son armée et il insista pour qu'Ibrahim les
enrôle à tout prix. Bashir II pour sa part n'était pas d'accord
pour que les druzes soient ainsi traités, sachant bien à quel
résultat il fallait s'attendre. Mais la volonté de Muhammad 'Ali
prévalut et avant l'été de cette année-là, l'émir libanais réussit
à fournir à Ibrahim Pacha mille conscrits druzes. Concession
spéciale à l'opinion druze: Ibrahim fit organiser ces conscrits
en régiments spéciaux, à part du reste de l'armée.
A peine les conscrits druzes avaient-ils été enrôlés que
Muhammad 'Ali insista pour le désarmement général des
druzes, sous prétexte qu'ils avaient résisté à la conscription.
Au départ, Ibrahim n'était pas satisfait de la décision de son
père; les druzes l'avaient beaucoup aidé à faire face aux
73
soulèvements en Palestine et dans la région de Lattaquié
l'année précédente et il était soucieux de se conserver leurs
bonnes grâces. D'un autre côté, leur attitude générale ne
l'encourageait pas à leur faire confiance et il les soupçonnait
vaguement d'être secrètement ligués contre lui avec les
Ottomans. En conséquence, lorsque Muhammad 'Ali insista
pour leur désarmement, Ibrahim finit par accepter. Une armée
égyptienne, conduite par Ibrahim Pacha lui-même arriva dans
le Chouf dans ce but au début de l'automne 1835 et on
ordonna à Bashir de coopérer. S'inclinant de nouveau devant
la détermination de ses maîtres égyptiens, l'émir envoya un
message incitant vivement les druzes et les chrétiens de la
région à remettre leurs armes sans résistance.
Pendant ce temps-là, la conquête de la Syrie par les Egyptiens
avait amené des changements importants dans la situation
internationale, donnant une nouvelle tournure à la question
d'Orient. En mai 1832, lorsque Acre tomba aux mains des
Egyptiens, la Porte déclara Muhammad 'Ali hors-la-loi et
envoya une armée chasser son fils Ibrahim hors de Syrie.
Ibrahim rencontra l'armée ottomane au col de Beilan, dans les
monts Taurus et lui infligea une défaite cuisante le 29 juillet.
Les troupes turques se replièrent dans la confusion la plus
totale et Ibrahim avança en Anatolie. Une deuxième armée
turque envoyée à sa rencontre fut écrasée le 21 décembre à
Konia. Ibrahim avança jusqu'à Kutahya, et était sur le point de
s'emparer d'une position encore plus menaçante à Brusa. Il
semblait qu'Istanbul même serait bientôt à sa merci. Mais à ce
moment-là la Russie intervint brusquement. Peu après la
première défaite ottomane, Mahmud II, le sultan, avait
demandé de l'aide aux Puissances contre son redoutable
vassal – mais parmi elles, seule la Russie semblait prête à
74
prêter assistance. La Grande-Bretagne était à ce moment-là
préoccupée par les affaires internes et européennes; la
France, elle, était nettement impressionnée par la réussite de
Muhammad 'Ali que beaucoup de Français en étaient venus à
considérer comme le successeur spirituel de Bonaparte en
Egypte. Par conséquent, seule la Russie vint au secours du
sultan dans un moment où il en avait besoin, envoyant une
puissante escadre navale à Istanbul en février 1823.
La Grande-Bretagne et la France furent alarmées par
l'apparition des vaisseaux de guerre russes à Istanbul et
insistèrent aussitôt vivement auprès du sultan afin qu'il se
joigne à elles pour demander leur retrait. Les Russes,
toutefois, refusèrent de se retirer jusqu'à ce que les forces
égyptiennes aient quitté l'Anatolie; Muhammad 'Ali, se
trouvant alors en bonne position pour marchander, demanda
la cession de toute la Syrie et de certains territoires contigus.
La Grande-Bretagne et la France, soucieuses d'obtenir le
retrait russe le plus rapidement possible, firent pression sur le
sultan pour qu'il accepte les propositions de son vassal. Une
convention fut donc signée le 8 avril 1833 à Kutahya par
laquelle il était décidé qu'Ibrahim Pacha évacuerait l'Anatolie
contre la cession de la Syrie à Muhammad 'Ali. Il restait à la
Russie à retirer son escadre navale d'Istanbul; mais la Russie
n'était pas décidée à le faire avant d'imposer des conditions
particulières. Après trois mois de négociations pénibles, la
Turquie dut payer l'aide russe qu'elle avait reçue en signant
avec la Russie le traité de Hünkâr Iskelesi, le 8 juillet 1833. Le
traité marquait l'apogée de l'influence russe dans l'empire
ottoman; dans un article secret, la Porte promettait d'aider la
Russie en cas de besoin en fermant les Dardanelles aux navires
75
de toutes les autres puissances, assurant ainsi à la Russie une
position prépondérante à Istanbul.
La Grande-Bretagne et la France furent très mécontentes de la
conclusion de ce traité mais elles n'étaient pas d'accord sur la
politique à suivre. Il était clair pour toutes les deux que,
d'après les termes du traité d'Hünkâr Iskelesi, n'importe quel
nouveau heurt entre la Porte et Muhammad 'Ali ramènerait
probablement les Russes à Istanbul. Mais alors que la GrandeBretagne cherchait à prévenir la possibilité d'un tel heurt en
bridant les ambitions de Muhammad 'Ali, la France était
déterminée à soutenir les revendications du pacha, et refusait
d'accepter aucun accord aux dépens de celui-ci. Cette
divergence dans la politique au Proche-Orient entre la GrandeBretagne et la France devait provoquer le développement de
certains événements en Syrie pendant les années à suivre.
L'activité politique britannique en Syrie débuta vraiment au
début de 1835 lorsque Richard Wood, un diplomate de
l'ambassade britannique à Istanbul, arriva à Beyrouth pour
une mission spéciale. Le premier objectif de Wood était de
détourner Bashir II de Muhammad 'Ali. On savait que l'émir
était un personnage influent dans la politique intérieure
syrienne; et que c'était son ralliement à la cause de
Muhammad 'Ali en 1831 qui avait si facilement amené la
totalité de la Syrie sous le contrôle égyptien. Un coin enfoncé
dans les relations entre l'émir et le pacha constituerait à coup
sûr une gêne pour la mission égyptienne en Syrie. Toutefois,
quand Wood approcha Bashir II et présenta ses propositions,
la réponse de l'émir fut évasive. Wood présenta ensuite les
propositions britanniques à un autre Bashir Shihab, neveu de
Yusuf, prédécesseur de Bashir II, et cousin issu de germain de
l'émir régnant. Ce Bashir-là montra un grand enthousiasme
76
pour coopérer avec les Britanniques en contrepartie d'un
soutien adéquat. Ayant trouvé son homme, Wood resta au
Liban un an de plus pour encourager les druzes dans leur
opposition contre Bashir II et Ibrahim Pacha et pour tenter, en
tant que catholique britannique, la tâche difficile de détourner
les maronites de la France.
Il se passa peu de temps avant que de nouveaux troubles
internes ne se déclenchent en Syrie, annonçant un regain de la
crise. La convention de Kütahya avait mis fin à la première
manche de la lutte entre le sultan ottoman et son vassal
égyptien, et s'était avérée être une victoire pour ce dernier.
Mais aucun des deux camps ne considérait ce règlement
comme définitif. Muhammad 'Ali était à présent pressé de se
rendre complètement indépendant de la Porte tandis que le
sultan, Mahmud II, désirait se venger. Conscient de la
supériorité militaire de son vassal, le sultan commença bientôt
à préparer la deuxième manche en réorganisant
complètement son armée. Quant à Muhammad 'Ali, il
s'attacha à renforcer ses frontières au nord de la Syrie et à
augmenter ses forces armées en maintenant la conscription.
Ainsi, vers la fin de 1837, son fils Ibrahim Pacha reçut des
ordres lui enjoignant de renforcer l'armée égyptienne en Syrie
en enrôlant de nouveau des druzes de Hawran et des
membres de tribus musulmanes de la frontière du désert
syrien.
En Syrie, la réaction à de nouveaux ordres de conscription fut
presque instantanée et Ibrahim Pacha fut rapidement
confronté à une insurrection druze majeure dans le Hawran.
Le gouverneur de Damas envoya immédiatement une armée
égyptienne contre les rebelles, mais les troupes égyptiennes
77
furent repoussées et forcées de battre en retraite. Les druzes
quittèrent ensuite leurs foyers dans le Hawran et se retirèrent
avec leurs familles et des provisions dans le Laja tout proche –
zone accidentée de roches volcaniques s'étendant sur environ
sept cent quatre-vingts kilomètres carrés, propice à la guérilla.
Là, les rebelles furent rapidement rejoints par d'autres druzes
du Chouf et de Wadi al-Taym ainsi que par des musulmans de
la région de Naplouse dans le centre de la Palestine. Deux
expéditions envoyées contre eux au cours des premiers mois
de 1838 furent attirées par la ruse dans les pires zones du
désert Laja, puis attaquées et décimées au cours de leur
retraite; après cela les druzes, encouragés par leur succès,
commencèrent à menacer Damas et à inciter les villages qui
entouraient la ville à la révolte. Répondant à un appel de leurs
coreligionnaires du Hawran, les druzes de Wadi al-Taym se
rebellèrent au début du printemps de cette année, soutenus
par d'autres druzes du Mont-Liban. La révolte dans le Wadi alTaym était menée par un chef local, Shibli al-' Aryan de
Rashayya, qui dans l'année avait auparavant combattu les
Egyptiens dans le Laja. Aryan était assisté par Nasir al-Din al'Imad, Hasan Janbalat et un certain nombre d'autres cheikhs
druzes qui quittèrent le Chouf avec leurs partisans et
marchèrent sur Wadi al-Taym, apparemment avec la
bénédiction de Bashir II. En pratique l'émir libanais n'était pas
autorisé par la coutume à empêcher ses sujets druzes de
prendre les armes pour une question d'honneur, ou pour aider
d'autres druzes en détresse. Il est possible qu'il ait aussi vu un
avantage dans le départ temporaire d'un grand nombre de
druzes armés du Chouf où ils lui avaient récemment posé des
problèmes. Quoi qu'il en soit, Bashir II ne resta pas longtemps
neutre. Le gouverneur de Damas qui était chargé de faire face
à l'insurrection qui se propageait se trouva bientôt incapable
78
de contrôler seul la situation; ses troupes égyptiennes et
albanaises ne pouvaient rivaliser avec les druzes dans la
guerre de montagne. Sur sa suggestion, Ibrahim Pacha
enjoignit à l'émir libanais d'envoyer son propre fils Khalil avec
quatre mille montagnards chrétiens du Liban prendre part aux
opérations dans le Hawran et le Wadi al-Taym et contribuer à
soumettre les rebelles druzes.
Cette requête d'Ibrahim Pacha était complètement opposée à
la tradition politique libanaise et elle embarrassa
sérieusement Bashir II. La politique intérieure libanaise avait
jusqu'à présent soigneusement évité les affrontements directs
entre les sectes, particulièrement entre druzes et maronites.
Abandonner cette politique faisait courir le risque de graves
conséquences, surtout parce que les sujets druzes de Bashir II
le considéraient déjà comme un chrétien et, au moins jusqu'à
un certain point, comme un ennemi. Pour l'émir, envoyer son
propre fils combattre les druzes avec des troupes chrétiennes
signifiait s'aliéner irrémédiablement les druzes avec toutes les
conséquences que cela entraînerait. Bashir II, toutefois, n'était
plus son propre maître et n'avait d'autre choix que d'obéir à
l'ordre d'Ibrahim. Pour réduire les risques au minimum, il
donna pour instructions à son fils Khalil d'agir avec la plus
grande modération dans les combats. Jirjis al-Dibs, un chrétien
connaissant bien le Wadi al-Taym, fut choisi par l'émir pour
servir de guide à Ibrahim Pacha pendant la campagne; chaque
fois qu'il le put, ce Jirjis tint les druzes informés des
mouvements d'Ibrahim et égara fréquemment l'armée
égyptienne.
Ce fut au début de l'été 1838 que les forces conjuguées
d'Ibrahim et Bashir II marchèrent sur Wadi al-Taym. Conduits
79
par Nasir al-Din al-'Imad, Hasan Janbalat et Shibli al-'Aryan, les
druzes y opposèrent une résistance acharnée, et les premières
attaques ennemies furent repoussées avec de lourdes pertes.
Mais les druzes ne pouvaient, ni en nombre, ni en
équipement, rivaliser avec leurs assaillants. Attaqués de trois
côtés par les Egyptiens, les auxiliaires chrétiens commandés
par Khalil Shihab et d'autres auxiliaires musulmans de
Palestine, ils furent forcés de battre graduellement en retraite
sur les pentes du Mont Hermon jusqu'à ce qu'ils soient
finalement encerclés dans le village de Shab'a, - dernier point
habitable dans la montagne. Là, les rebelles furent battus et
obligés de se rendre à des conditions clémentes; Jirjis al-Dibs
fut ensuite envoyé négocier la reddition des rebelles du
Hawran dans les mêmes conditions.
Le mécontentement des Syriens face à l'autorité égyptienne,
qui s'exprima dans l'insurrection druze de 1838, encouragea
Mahmud II de Turquie à accélérer ses préparatifs de revanche.
Sans se préoccuper de l'opinion des Puissances, il ouvrit les
hostilités contre Muhammad 'Ali au printemps 1839 et envoya
une importante armée turque de l'autre côté de l'Euphrate
pour attaquer les Egyptiens en Syrie. Le résultat de l'attaque
fut désastreux. A peine les Turcs avaient-ils pénétré en Syrie,
le 24 juin, que leurs forces furent complètement mises en
déroute par Ibrahim Pacha à Nizib , non loin de la frontière;
les Egyptiens firent près de quinze mille prisonniers et
s'emparèrent de presque toute l'artillerie et du matériel turcs.
La bataille de Nizib était à peine terminée que la flotte turque
fut livrée par trahison à Muhammad 'Ali à Alexandrie.
Mahmud II mourut avant d'apprendre la défaite et la trahison;
son fils et successeur, 'Abd al-Majid, âgé de seize ans, ouvrit
des négociations directes avec Muhammad 'Ali, qui ne
80
demandait à présent rien moins que le gouvernement
héréditaire à la fois de l'Egypte et de la Syrie comme condition
à la paix.
Le jeune 'Abd al-Majid avait presque accepté les termes du
pacha lorsqu'il reçut le 27 juillet 1839 une note collective des
Puissances exigeant la suspension immédiate des négociations
avec Muhammad 'Ali. Les Puissances avaient décidé
d'intervenir; mais elles n'étaient guère d'accord sur les
mesures à prendre. La Grande-Bretagne, la Russie, l'Autriche
et la Prusse étaient fermement déterminées à empêcher
l'effritement de l'empire ottoman et le remplacement du
faible sultanat turc par une extension de l'autorité de
Muhammad 'Ali dans le Proche Orient. La France, elle, voyait
différemment la situation et continuait à encourager
Muhammad 'Ali, espérant garantir sa prépondérance dans la
région par le succès de celui-ci. De longues négociations
suivirent; et lorsqu'il devint évident que la France ne retirerait
pas son soutien au pacha égyptien, les autres puissances
décidèrent d'agir seules. Le 15 juillet 1840, elles conclurent
avec la Porte la Convention de Londres, offrant à vie à
Muhammad 'Ali le pachalik d'Egypte et un pachalik élargi
d'Acre (incluant toute la Syrie du Sud), à condition qu'il
accepte ces termes dans les dix jours. Faute de quoi l'offre du
pachalik d'Acre serait retirée. Si le pacha ne donnait aucune
réponse dans les vingt jours, c'est l'offre entière qui serait
caduque et le sultan serait libre toute action qu'il souhaiterait.
Les termes de la Convention de Londres suscitèrent une
indignation profonde en France; mais, comme le ministre des
Affaires étrangères Lord Palmerston l'avait deviné, les Français
n'étaient pas prêts à risquer une guerre européenne en
poussant trop loin leur soutien à Muhammad 'Ali. En même
81
temps, les autres puissances commencèrent à prendre des
mesures de précaution; on ordonna à l'escadre britannique en
Méditerranée de couper toutes les communications maritimes
entre l'Egypte et la Syrie; le 11 août, des navires de guerre
britanniques et autrichiens apparurent au large de Beyrouth.
En pressant Muhammad 'Ali d'accepter les termes de la
Convention de Londres, les alliés pouvaient utiliser
l'opposition marquée à l'autorité égyptienne qui s'était
développée dans différentes régions de Syrie, souvent à
l'instigation d'agents britanniques et ottomans. Au Liban, la
Porte et la Grande-Bretagne pouvaient tout à fait compter sur
le soutien des druzes, vigoureusement opposés à l'autorité
égyptienne depuis le début. Ils pouvaient aussi s'attendre à
une aide des chiites de Jabal 'Amil qui s'étaient révoltés contre
les Egyptiens en novembre 1839, et dont la révolte avait été
matée avec l'aide de Bashir II. En 1840, même les chrétiens
libanais avaient cessé d'être d'accord avec le gouvernement
d'Ibrahim Pacha. En 1838, comme cela a été mentionné,
Ibrahim avait armé quatre mille chrétiens pour combattre les
druzes dans le Hawran et à Wadi al-Taym ; deux ans plus tard,
après la bataille de Nizib, Muhammad 'Ali avait donné l'ordre
impératif que tous les chrétiens du Liban soient désarmés. Le
pacha égyptien avait peur que les chrétiens, s'ils conservaient
leurs armes, puissent finalement se joindre aux druzes et aux
musulmans dans une révolte générale contre leur maître
égyptien, comme l'espérait la Grande-Bretagne. Lors de sa
mission au Liban en 1836, l'agent anglais Richard Wood avait
gagné au camp ottoman un certain nombre de chefs chrétiens
dont le patriarche maronite Yusuf Hubaysh et avait permis au
nom de la Porte de maintenir au Liban un émirat maronite
bénéficiant d'une grande autonomie et d'une réduction des
82
impôts. Au début de 1840, alors que la seconde crise
égyptienne était à son paroxysme, un certain nombre d'agents
européens étaient apparus au Liban et en Syrie pour fomenter
des troubles contre les Egyptiens et une rumeur avait circulé
selon laquelle les Puissances allaient intervenir. Muhammad
'Ali commença à se préparer à résister, accroissant ses troupes
et organisant de nouveaux régiments. Dans ce but, il enrôla,
entre autres, des étudiants libanais inscrits à l'école de
médecine du Caire. La nouvelle de la conscription de ces
étudiants inquiéta beaucoup au Liban où l'on commença à
murmurer que Muhammad 'Ali avait cette fois l'intention
d'enrôler à la fois musulmans et chrétiens. L'inquiétude
s'aggrava encore plus lorsque de nouveaux contingents de
troupes égyptiennes arrivèrent à Baalbek et à Tripoli et
lorsqu'un chargement d'uniformes de l'armée égyptienne fut
débarqué dans le port de Beyrouth. Puis Muhammad 'Ali
envoya l'ordre de désarmer les chrétiens libanais. C'était
normalement le premier pas vers la conscription; les chrétiens
du Liban décidèrent de résister à tout prix, même si cela
signifiait se joindre aux druzes, aux chiites et aux musulmans
pour s'opposer à leur émir.
Vers la fin de mai 1840, Bashir II, obéissant aux ordres de
Muhammad 'Ali, convoqua les chrétiens et les druzes de Dayr
al-Qamar pour qu'ils remettent leurs armes. Les hommes de
cette ville étaient les mieux armés du Chouf et on pensait que
les désarmer les premiers faciliterait l'opération dans les
autres régions du pays. Mais il s'avéra que la population de
Dayr al-Qamar n'était pas du tout décidée à obéir à l'émir sans
regimber. Le 27 mai, des représentants des druzes, des
maronites et des grecques-catholiques de la ville se
83
rencontrèrent dans la khalwa15 druze locale et firent
solennellement le serment de s'opposer par la force à tout
désarmement. Bashir II ne prit tout d'abord pas cet
événement au sérieux, considérant qu'il s'agissait d'un
problème local qui pouvait facilement se régler par la
négociation. Mais l'émir fut rapidement forcé de réaliser que
ce problème n'avait rien de local et qu'il ne saurait être réglé
par de bonnes paroles et des promesses. La résistance armée
débutant à Dayr al-Qamar se répandit rapidement à d'autres
villes et à d'autres districts du Liban; et avant que Bashir II ou
Ibrahim Pacha aient eu le temps de réagir, tout le pays se
révoltait.
15
Une Khalwa est une retraite religieuse druze.
84
CHAPITRE III
La fin de l’émirat
1840 – 1842
Les forces politiques étrangères jouèrent un rôle important
dans la naissance de l'insurrection de 1840, mais il serait
erroné de ne voir dans ce mouvement qu'une simple réaction
à des événements extérieurs. Outre ses rapports avec la
Question d'Orient, l'insurrection reflétait une crise sociale
interne qui se développait depuis quelques années,
rapprochant les paysans et les cheikhs féodaux face à un
danger commun. Chacun de ces deux groupes avait un intérêt
particulier dans le mouvement. Les paysans druzes et
maronites se rebellaient contre l'oppression, l'injustice et une
domination étrangère détestable; leurs cheikhs féodaux se
dressaient pour récupérer des privilèges et des droits perdus,
ainsi qu'un prestige qui s'était gravement effrité. Les efforts
des deux groupes, toutefois, étaient dirigés contre un seul
objectif: l'administration haïe de Bashir II et d'Ibrahim Pacha;
et ce fut l'union des efforts, ajoutée aux encouragements
reçus de l'extérieur, qui donnèrent à leur mouvement sa force
et rendirent son succès possible.
L'établissement
d'un
gouvernement
efficace
et
l'accroissement de son propre prestige avaient rendu
nécessaire pour Bashir II d'écraser la puissance de ses
subordonnés féodaux, soit directement par la force, soit
indirectement en excitant une faction féodale contre l'autre.
Appuyé par les pachas d'Acre et plus tard par Muhammad 'Ali
d'Egypte, l'émir avait réussi à soumettre l'aristocratie féodale
libanaise et à établir la suprématie de l'émirat. Mais la
85
politique de répression sauvage qu'il suivit ne lui permit pas
de compter sur le soutien des familles féodales qui, attirées
par les offres d'aide extérieure, organisèrent la résistance
armée contre Bashir II en 1840; et ce furent les Abu Nakad, les
plus maltraités des cheikhs féodaux druzes, qui conduisirent le
premier soulèvement de cette année à Dayr al-Qamar. Quant
aux paysans, ils avaient été dans un premier temps des
partisans enthousiastes de l'émir qui, en supprimant les
cheikhs féodaux, les avaient débarrassés de l'oppression de
leurs maîtres. Mais les impôts successifs qui ruinèrent le Liban
pendant la durée de la domination égyptienne, les travaux
obligatoires et la conscription que Bashir II introduisit sur
l'insistance d'Ibrahim Pacha, aliénèrent définitivement la
paysannerie à l'émir et la conduisirent à se joindre à ses
seigneurs féodaux contre lui. L'opposition était déjà bien
développée et ses chefs en contact avec les Britanniques et
d'autres agents européens lorsque Ibrahim Pacha enjoignit à
Bashir II de faire désarmer les chrétiens, provoquant ainsi la
crise.
Avec les maronites, les druzes, les paysans et les seigneurs
féodaux, Bashir II ne pouvait conserver le pouvoir qu'en se
reposant exclusivement sur le soutien égyptien. La France prit
parti pour lui au niveau international à cause du soutien
qu'elle, donnait à l'Egypte; mais, au Liban même, les Français
étaient traditionnellement les amis et les protecteurs des
maronites et des druzes, et n'étaient pas en situation de
soutenir ouvertement l'émir contre eux. Tout ce qu'ils
pouvaient faire dans ces conditions était d’agir en médiateurs
entre les deux camps, essayant d’un côté d’empêcher
l’insurrection de se développer et de l’autre d’obtenir des
concessions d’Ibrahim Pacha pour mettre fin au conflit. Dans
86
le même temps, la Porte et la Grande Bretagne donnaient aux
insurgés libanais des encouragements appuyés. Les Ottomans,
activement soutenus par les Britanniques, étaient déterminés
à expulser Ibrahim Pacha de Syrie et espéraient aussi profiter
de l'occasion pour affaiblir l'émirat libanais. Depuis le début
de la période ottomane, le statut privilégié du Liban avait été
garanti par la popularité de ses émirs et le soutien armé qu'ils
pouvaient obtenir des paysans et des magnats féodaux en
période de danger. Mais en 1840 l'émir libanais se retrouvait
seul, avec tous ses sujets mobilisés contre lui. Ces conditions
étaient particulièrement favorables pour que les Ottomans
mettent fin au statut spécial du Liban, car la Porte pouvait à
présent utiliser contre l'émir les forces mêmes qui avaient
dans le temps soutenu ses prédécesseurs. Ainsi, à peine les
soulèvements commencèrent-ils au Liban que la Turquie et
son alliée britannique intervinrent pour appuyer les insurgés
et leur fournir des armes et tout ce qui leur était nécessaire.
La Russie et l'Autriche se mirent aussi à encourager les
rebelles, surtout les chrétiens parmi eux, la Russie cherchant à
renforcer sa position de protectrice des grecques-orthodoxes
de Syrie, alors que l'Autriche profitait de l'embarras de la
France pour essayer de prendre sa place de protectrice des
catholiques libanais.
Dès le début de l'insurrection, la position de Bashir II et
d'Ibrahim Pacha sembla désespérée. A peine les rebelles de
Dayr al-Qamar s'étaient-ils rencontrés pour résister à leur
désarmement (le 27 mai) que le pays entier se souleva pour
les soutenir. Le 4 juin, les chefs rebelles de toutes les sectes chrétiens, druzes et musulmans -se rassemblèrent à Antilyas,
immédiatement au nord de Beyrouth, pour discuter de leurs
doléances et former des plans pour la résistance; et des
87
rassemblements similaires suivirent dans d'autres régions du
pays. Partout les rebelles exigeaient que les ordres de
désarmement et de conscription soient révoqués, que le
travail obligatoire et les impôts accablants introduits depuis la
conquête égyptienne soient abolis. Lorsqu’Ibrahim Pacha
refusa de ne faire aucune concession à ces exigences, les chefs
rebelles firent passer la consigne et à la mi-juin une révolte
armée se déclencha dans toutes les régions du pays. La
Convention de Londres, signée moins d'un mois plus tard,
encouragea les rebelles qui pouvaient à présent espérer une
intervention directe des Puissances. Entre-temps les premiers
efforts de Bashir II pour contrôler l'insurrection ou pour semer
la discorde parmi ses chefs se soldèrent par un échec.
Au départ les insurgés étaient en majorité chrétiens et druzes
des régions du Chouf et du Kesserouan et les centres
principaux de la révolte étaient Beyrouth, Dayr al-Qamar et
Jazzin. Il ne fallut pas longtemps, toutefois, pour que les
chiites du nord de la Békaa rejoignent la rébellion, suivis par
les sunnites de la région de Tripoli et des chrétiens du nord
Liban. Armés de vieux fusils, de cimeterres, de dagues ou
seulement de haches et de gourdins, les rebelles
s'organisèrent en groupes de guérilleros et bloquèrent les
routes de la montagne, coupant les communications normales
entre Beyrouth, Sidon et Damas. Ils réussirent à attirer dans
des embuscades et à attaquer des convois égyptiens; Bashir II,
entre-temps, ne pouvait rien faire pour mettre fin aux méfaits
des rebelles. Plusieurs fois ceux-ci essayèrent de couper le
ravitaillement en eau de Beyrouth, des groupes d'insurgés
occupant les moulins à eau qui entouraient la ville pour
essayer de réduire la garnison égyptienne à la famine.
Désespérant de la capacité de Bashir II à faire face à la
88
rébellion, Ibrahim Pacha déclara finalement le blocus du
Mont-Liban et prit des mesures pour empêcher qu'armes et
provisions n'arrivent aux insurgés. Ces mesures furent si
fermement appliquées que les bandes de rebelles, menacées
de famine et de défaite, perdirent bientôt espoir et
commencèrent à se disperser. Peu de temps après, Bashir II
pouvait écraser ce qui restait de l'insurrection et ses
principaux chefs furent arrêtés et envoyés en exil en HauteEgypte.
Le succès de Bashir II, toutefois, fut de courte durée. Les
termes de la Convention de Londres n'étaient pas encore
officiellement présentés à Muhammad 'Ali que des vaisseaux
de guerre britanniques et autrichiens commençaient à arriver
au large de Beyrouth début août, faisant peser la menace
d'une invasion. A ce moment-là, Richard Wood, et d'autres
agents alliés avaient repris leur activité politique au Liban où
ils essayaient de rétablir le contact avec les chefs rebelles
libanais pour les inciter à ne pas céder. Lorsque Muhammad
'Ali n'accepta pas dans les délais fixés les stipulations de la
Convention de Londres, les événements prirent une tournure
plus radicale. Le 11 septembre, l'officier commandant les
forces au large de Beyrouth, le Commodore Sir Charles Napier,
somma le commandant des forces égyptiennes au Liban de
livrer Beyrouth sans délai. Ce dernier refusant, Beyrouth fut
soumise à un bombardement intensif. En même temps, des
troupes turques, britanniques et autrichiennes, huit mille cinq
cents hommes au total, furent débarquées à peu de distance
au Nord, dans la baie de Jounieh, où elles furent rapidement
rejointes par les guérilleros libanais qui à présent sortaient de
la clandestinité.
89
Pendant le bombardement de Beyrouth et le débarquement
des troupes alliées à Jounieh, les Egyptiens se retirèrent des
villes côtières, gagnèrent les collines et établirent leur quartier
général à al-Hadath, au sud-est de Beyrouth. En deux
semaines les alliés purent facilement occuper les principales
villes de la côte. Pendant ce temps-là, l'armée égyptienne en
Syrie, démoralisée par sa retraite et affaiblie par la malaria et
la dysenterie, commença rapidement à se désagréger. Au
début octobre le total des forces d'Ibrahim était tombé de
trente mille à seulement dix mille hommes et sa position en
Syrie était devenue désespérée. Acre, la dernière position
côtière qu'il tenait, tomba aux mains des alliés le 3 novembre.
Après cela Ibrahim commença à retirer ses forces de Syrie,
laissant à son père le soin d'arranger un règlement
diplomatique final. L'écroulement de l'autorité d'Ibrahim
Pacha en Syrie signifia la fin de Bashir II comme émir du Liban.
Dans les semaines qui suivirent les débarquements alliés à
Jounieh, l'émir fut convaincu que la cause égyptienne en Syrie
était perdue. Néanmoins il continua à soutenir Ibrahim Pacha
et refusa d'envisager les propositions britanniques et
ottomanes de changer de camp. Finalement, le 10 octobre, les
forces d'Ibrahim Pacha au Liban furent définitivement battues
à la bataille de Bharsaf, dans le Matn. Deux jours plus tard,
Bashir II quitta Bayt al-Din et alla à Sidon où il embarqua sur
un navire anglais qui l'emmena en exil à Malte. Ainsi s'acheva
le règne de Bashir II. Pour le remplacer les alliés mirent à la
tête de l'émirat Bashir III, incompétent et insignifiant prince
Shihab que Richard Wood avait découvert en 1835 et que la
Porte avait déjà nommé Emir du Liban par un firman spécial le
3 septembre.
90
Avec la chute de Bashir II et l'avènement de Bashir III, une
nouvelle période de l'histoire du Liban commençait. Jusqu'aux
derniers mois de son règne, Bashir II était resté le maître de la
politique intérieure de son pays, capable de contenir les
divisions sectaires et partisanes que sa propre politique
contribuait souvent à créer. Mais avec sa disparition de la
scène le dernier frein disparaissait. Pendant les mois de
l'insurrection une hostilité commune contre l'émir rassembla
les druzes et les chrétiens, les seigneurs féodaux et les
paysans. Mais une fois l'insurrection triomphante et Bashir II
écarté, il ne restait aucune force pour maintenir unis les divers
groupes et factions libanais; au contraire, il était de l'intérêt
des forces extérieures de les désunir. Sous Bashir III des
dissensions en sommeil se réveillèrent et les tensions sociales
et sectaires arrivèrent à un point critique; deux décennies de
malaise social et de conflits s'ensuivirent et amenèrent le pays
à la ruine quasi-totale.
Les événements intérieurs au Liban pendant cette période
furent influencés par un certain nombre de facteurs
extérieurs, dont la politique suivie par les Ottomans après leur
reconquête de la Syrie en 1840 n'était pas le moindre. Au
cours de l'année précédente, lorsque le jeune sultan 'Abd alMajid accéda au trône, il promulgua un décret de réforme
spéciale appelé le Hatt-i Sherif de Gülhane, soulignant entre
autres choses la nécessité de rendre plusieurs provinces de
l'empire ottoman plus dépendantes d'Istanbul. Ce Hatt-i Sherif
n'était que la première d'une série de réformes ottomanes
désignées collectivement sous le nom de Tanzimat (1839-76)
qui toutes mettaient l'accent sur l'importance de la
centralisation. En conséquence, lorsque les Ottomans
reprirent le contrôle de la Syrie en 1840, ils étaient déterminés
91
à augmenter le pouvoir direct du gouvernement central dans
la région en réduisant les prérogatives des pachas syriens.
Tous les vestiges d'autonomie locale devaient être détruits,
particulièrement dans le cas du Liban; et là, la présence de
Bashir III, couard et timoré, offrait une occasion en or à
l'intervention ottomane. Tout ce à quoi les Turcs devaient
prendre garde au Liban, c'était la politique des autres
puissances, surtout la Grande Bretagne et l'Autriche, qui
avaient contribué à expulser les Egyptiens de Syrie et avaient
donc acquis beaucoup d'influence dans cette zone.
Sur le plan intérieur, la situation au Liban après la chute de
Bashir II était très instable. A peine Bashir III avait-il accédé à
l'émirat que les druzes et les autres chefs féodaux qui avaient
été forcés de quitter le Liban au cours des dernières années de
la domination égyptienne commencèrent à rentrer pour
réclamer de nouveau les droits, les privilèges et les domaines
féodaux qu'ils avaient perdus sous le règne précédent. A la
tête des exilés qui revenaient on trouvait Na ‘man et Sa'id
Janbalat -fils du célèbre Bashir Janbalat qui avait été tué à
l'instigation de Bashir II en 1825. Mais au Liban Na ‘man et
Sa'id furent rejoints par d'autres importants chefs druzes
comme Husayn Talhuq Arslan qui avaient aussi subi des pertes
considérables en biens et en prestige sous Bashir II, bien qu'ils
n'aient pas été contraints à quitter le pays. Ces chefs
présentèrent conjointement leurs exigences à Bashir III,
demandant la réintégration totale des familles féodales druzes
en tant que maîtres de leurs districts respectifs. Mais le nouvel
émir n'était pas d'accord pour accéder à de telles exigences.
Sûr de l'appui britannique, il repoussa les requêtes des chefs
druzes et prit même des mesures supplémentaires destinées
à réduire leur autorité. Un certain nombre d'émirs et de
92
cheikhs druzes furent arrêtés, à d'autres on retira encore plus
de prérogatives féodales et ceux qui s'étaient procurés à
Istanbul des firmans afin de récupérer leurs propriétés
confisquées trouvèrent l'émir résolu à ne pas exécuter les
ordres impériaux. Rapidement les relations entre l'émir et les
chefs druzes étaient devenues très tendues, au fur et à
mesure que l'émir essayait de supprimer ce qu'il restait de la
puissance féodale druze.
Au début du printemps 1841, la tension était vive entre Bashir
III et l'aristocratie féodale druze. L'émir, sans avoir la capacité
de son prédécesseur, avait essayé d'appliquer sa politique
d'opposition aux chefs druzes et de réduire leur influence. Il
avait aussi suivi la même politique avec les familles féodales
chrétiennes, notamment les Khazen et les Hubaysh du
Kesserouan, poussant ces familles à faire cause commune
avec les chefs druzes contre lui. Au Liban, les Français
soutenaient discrètement l'opposition féodale coalisée; il en
allait de même des Ottomans qui, comme les Français,
commençaient à se méfier de l'influence britannique à
Baabda. Quant aux chefs druzes et chrétiens, ils essayaient de
gêner l'émir en pratiquant une politique de refus total de
coopérer dont le résultat fut que l'anarchie s'installa
rapidement dans le pays. L'émir s'avéra complètement
incapable de contrôler l'effondrement du gouvernement ou
d'imposer sa volonté tandis que son impopularité personnelle
et l'extrême médiocrité de son image princière ne
contribuaient que davantage au chaos politique général.
Profitant de la situation confuse, le parti féodal au Liban,
appuyé par le consul français à Beyrouth, suggéra que la crise
dans le pays soit résolue en écartant Bashir III de l'émirat et en
93
le remplaçant par Salman Shihab prince sunnite dont les
enfants avaient tous été élevés dans la foi chrétienne et qui
était lui-même connu pour ses sympathies chrétiennes.
Salman16 avait déjà gouverné le Liban une fois de 1820 à 1821
pendant que Bashir II était en exil dans le Hawran et il était
sans conteste plus populaire que Bashir III et mieux équipé
pour gouverner. Le patriarche maronite Yusuf Hubaysh,
toutefois, soutint que seul un maronite était acceptable
comme émir du Liban et refusa de prendre en considération
une candidature sunnite à cette fonction. Lorsqu'il devint
évident que Salman ne serait pas accepté comme émir, le
consul français à Beyrouth essaya de trouver quelqu'un
d'autre pour remplacer Bashir III et suggéra finalement Haydar
Abu'l-Lam' -maronite dévot et ami intime du patriarche, qui
appartenait à la deuxième famille princière du Liban. Les
agents britanniques au Liban approuvèrent vivement cette
suggestion car ils commençaient à réaliser que leur soutien à
Bashir III ne conduisait qu'à les discréditer. Mais, à la surprise
à la fois des Britanniques et des Français, le patriarche refusa
de nouveau d'accepter le candidat proposé et insista vivement
pour que Bashir III reste émir. En fait le patriarche était tout à
fait conscient de l'incompétence de l'émir régnant; mais il
espérait que si celui-ci continuait à mal gérer les affaires assez
longtemps, une large partie des Libanais oublieraient leurs
griefs contre son prédécesseur et que la déliquescence
administrative du pays forcerait les Ottomans à rétablir Bashir
II, homme que le patriarche souhaitait voir revenir. Le
patriarche persista donc à dire que Haydar Abu'l-Lam' ne
convenait pas pour l'émirat, premièrement parce qu'il n'avait
pas pris nettement parti pendant l'insurrection de 1840 et
16
Salman fut plus tard rendu aveugle, en 1828, sur ordre de Bashir II.
94
deuxièmement parce que n'étant pas un Shihab, il avait donc
peu de chances de forcer le respect de toutes les familles
féodales du pays. Bien que les Abu'l-Lam' aient été émirs, les
principales familles de cheikhs refusaient de les considérer
comme leurs supérieurs; le patriarche maronite, un Hubaysh,
n'avait nul désir de voir un émir Abu'l-Lam' élevé à une dignité
politique bien supérieure à celle de ses collègues cheikhs.
Avec le soutien apporté à Bashir III par le patriarche maronite
ainsi que les intrigues qu'il menait pour faire rétablir Bashir II
exilé, l'antagonisme entre maronites et druzes s'avérait
complet. En 1841 les causes de discorde entre les deux
communautés étaient déjà nombreuses. Les druzes gardaient
toute fraîche à la mémoire la collaboration que leurs
compatriotes avaient dirigée contre eux au cours des
campagnes égyptiennes de Wadi al-Taym et du Hawran; de
plus, le règne de Bashir II avait laissé subsister entre les
chrétiens et les druzes d'autres causes de malentendus où
entraient des intérêts financiers. Par les confiscations et les
ventes forcées, Bashir II avait dérobé à la classe féodale druze
de grands territoires et ces terres avaient fini par être
redistribuées à la classe montante des villageois et des
citadins chrétiens aisés. Lorsque les familles féodales druzes,
après 1840, commencèrent à réclamer leurs anciens
domaines, une difficulté majeure apparut, du fait que de
grandes portions de ces domaines se trouvaient à présent
entre les mains de chrétiens. Comme Prosper Bourée, le
consul français à Beyrouth, le fit remarquer à l'époque: «Il n'y
95
a pratiquement aucune propriété à propos de laquelle un
chrétien et un druze n'aient matière à procès»17.
Les litiges sur les biens n'étaient pas les seules causes de la
tension entre druzes et chrétiens après 1840. Les huit années
de domination égyptienne au Liban avaient laissé derrière
elles un legs d'antagonismes difficiles à oublier entre les deux
groupes. Sous Ibrahim Pacha les druzes n'avaient bénéficié au
Liban d'aucun des traitements de faveur qui avaient fait
prospérer les communautés chrétiennes. De plus ils avaient
été désarmés de force et on leur avait enlevé la fleur de leur
jeunesse, arrachée à ses foyers et à ses champs pour
participer à des guerres lointaines. Lorsque leurs griefs contre
l'autorité égyptienne les conduisirent finalement à la révolte,
Ibrahim Pacha avait réprimé celle-ci et envoyé les principaux
chefs druzes en exil. Rien d'étonnant à ce que de nombreuses
familles druzes aient été à ce moment-là démembrées et
dispersées, et que la communauté tout entière se soit affaiblie
et appauvrie. Lorsque les exilés druzes rentrèrent chez eux
après 1840, ils retrouvèrent leurs familles et leurs amis sans
ressources, alors que les chrétiens faisaient étalage de leur
nouvelle prospérité. Rien que cela suffisait à susciter le
ressentiment des druzes, surtout lorsque beaucoup de riches
chrétiens possédaient des terres qui avaient auparavant
appartenu aux druzes. Il s'y ajoutait, en outre, l'attitude
politique provocatrice qu'arboraient à présent les chrétiens.
Parmi les druzes, les chefs féodaux étaient les meneurs
naturels et l'ensemble de la communauté soutenait leurs
prétentions à recouvrer leurs privilèges et leurs domaines
17
Adel Ismaïl, Histoire du Liban du XVIIème siècle à nos jours : IV, Redressement et
déclin du féodalisme libanais, 1840-60 (Beyrouth, 1958).
96
perdus. A un certain moment ces chefs avaient joui de
certaines prérogatives traditionnelles dans leurs districts: ils
percevaient les impôts pour le gouvernement en touchant une
commission, maintenaient la paix et l'ordre et, surtout,
exerçaient l'autorité judiciaire de première instance sur tous
les cas civils et criminels impliquant des châtiments autres que
la peine de mort18. Sous Bashir II, l'émirat avait, pour la plus
grande partie, absorbé ces fonctions que les chefs féodaux
réclamaient à présent en même temps que leurs domaines.
Mais les chrétiens vivant dans les districts druzes étant
devenus riches et influents, n'étaient pas enclins à permettre
la restauration des prérogatives féodales, surtout celles qui
avaient trait à l'exercice de l'autorité judiciaire par le chef
féodal. Bashir III, sur la suggestion de Richard Wood et des
autorités ottomanes, essaya de transiger sur cette question en
organisant un conseil de douze membres représentant les
principales sectes religieuses afin qu'il l'aide dans
l'administration de la justice. Les maronites, les druzes, les
grecques-orthodoxes, les grecques-catholiques, les chiites et
les sunnites devaient tous être représentés dans ce conseil.
Mais les druzes refusèrent de coopérer, considérant ce conseil
comme une tentative de la part de l'émir de légaliser ce qui
était en fait une usurpation du pouvoir féodal. Lorsque le refus
des druzes fut connu, le patriarche maronite envoya une
adresse, signée par lui et par d'autres maronites importants,
invitant les chrétiens des districts druzes à renoncer à
l'autorité judiciaire encore détenue par les chefs féodaux et à
assumer eux-mêmes cette autorité. Pour les druzes il s'agissait
d'une provocation intolérable, car en envoyant cette adresse
18
Malcolm H. Kerr, Lebanon in the Last Years of Feudalism, 1840-68: a
Contemporary Account by Antoun Dahir al-'Aqiqi, and Other Documents (Beyrouth,
1959) p. 3.
97
le patriarche maronite semblait affirmer son pouvoir de priver
d'autorité leurs propres émirs et cheikhs, les défiant ainsi dans
leurs propres districts. Piqués au vif par ce défi et les
revendications préalables de leurs chefs restant toujours sans
réponse, ils ne pouvaient qu'utiliser la force pour récupérer ce
qu'ils considéraient comme leurs droits usurpés.
Un incident qui semble s'être déroulé au début de 1841
déclencha apparemment le premier accrochage entre
maronites et druzes. Un jour, dit-on, un maronite de Dayr alQamar tira une perdrix sur une propriété druze située aux
confins de la ville druze voisine de B'aqlin. Ceci amena une
querelle qui prit rapidement un aspect religieux; et avant la fin
de la journée des chrétiens de Dayr al-Qamar, armés, avaient
attaqué B'aqlin y tuant dix-sept druzes, et rentrant chez eux
triomphalement. Le patriarche maronite, lorsqu'il apprit
l'incident, exprima immédiatement ses regrets et envoya au
Chouf une délégation spéciale de cheikhs Khazen et Hubaysh
pour négocier un règlement du problème. Il en résulta
rapidement une réconciliation apparente; les cheikhs Janbalat
et Abu Nakad proclamèrent leur intention sincère d'oublier
l'incident. Mais, dans leur for intérieur, les druzes n'allaient
pas considérer cette réconciliation comme définitive. Le
triomphe chrétien à B'aqlin avait porté un coup sévère au
prestige druze, surtout parce que depuis quelque temps les
chrétiens de Dayr al-Qamar ne montraient guère de respect à
l'égard de leurs cheikhs druzes, les Abu Nakad. En
conséquence, tandis qu'ils acceptaient en apparence les
excuses des chrétiens, ils préparaient secrètement leur
revanche.
98
Plus tard dans l'année, Bashir III convoqua les chefs druzes à
une réunion à Dayr al-Qamar pour discuter de la répartition
des impôts ainsi que d'autres questions d'intérêt général. Les
chefs se rendirent à la convocation et atteignirent la lisière de
la ville le 13 octobre, chacun accompagné par une importante
troupe de ses propres hommes et d'autres cavaliers druzes du
Wadi al-Taym et du Hawran. Au cours des semaines
précédentes, des druzes armés, venant de diverses parties du
Chouf s'étaient discrètement infiltrés dans le quartier druze de
Dayr al-Qamar où ils attendaient un signe de leurs chefs pour
attaquer. Lorsque les chefs druzes arrivèrent devant Dayr alQamar, Bashir III s'alarma de la taille de leur escorte et envoya
un groupe de cent cinquante chrétiens leur interdire l'entrée
de la ville. A ce moment-là, alors que l'attention de tous était
dirigée vers l'extérieur, les druzes armés à l'intérieur de Dayr
al-Qamar sortirent brusquement de leurs cachettes et se
répandirent sur la place et dans les rues principales prenant
les chrétiens de la ville complètement au dépourvu. Conduits
par les cheikhs Abu Nakad, des cavaliers druzes chevauchèrent
bruyamment à travers la ville, tirant sur les magasins et tuant
tous les chrétiens qu'ils pouvaient trouver, tandis que les
autres pillaient les maisons chrétiennes et les incendiaient. Il y
eut des morts de chaque côté; environ quarante chrétiens et
plusieurs druzes, y compris un cheikh Abu Nakad, furent tués.
Dans la soirée, toutefois, les druzes restaient encore maîtres
de la situation. Bashir III, forcé de chercher refuge dans le
vieux palais princier de Dayr al-Qamar, appelait maintenant à
l'aide les autorités ottomanes de Beyrouth ainsi que ses
propres partisans chrétiens de Baabda et d'ailleurs.
Les événements du 13 octobre 1841 à Dayr al-Qamar ne
constituaient que le début des troubles. A Dayr al-Qamar
99
même, les combats entre chrétiens et druzes se poursuivirent
encore pendant deux jours, le total des tués s'élevant, dit-on,
à cent dix-huit druzes et cent chrétiens19 et seule
l'intervention de Salim Pacha de Beyrouth20 et du consul
britannique, le Colonel Hugh Rose, y mit fin. Même alors les
druzes assiégèrent la ville, empêchant hommes et provisions
d'atteindre les chrétiens enfermés à l'intérieur. Dans le même
temps des affrontements éclatèrent dans d'autres régions du
pays, car des groupes de chrétiens d’Ihdin, Zahleh, Baabda et
Jazzin21 venant à la rescousse de Dayr al-Qamar se heurtèrent
en chemin à des druzes et des ottomans irréguliers. En fait,
lorsque le conflit entre les chrétiens et les druzes se propagea,
Salim Pacha de Beyrouth apparut très clairement comme un
partisan des druzes. Les Ottomans, soucieux comme toujours
de discréditer l'autonomie libanaise, trouvèrent avantage à
soutenir un mouvement religieux qui risquait de disloquer
l'émirat libanais. Damas envoya donc des armes ottomanes
aux druzes et les troupes ottomanes leur prêtèrent
fréquemment main forte au cours des combats. On
soupçonna même à cette époque-là les Ottomans d'avoir été
mêlés au complot druze initial contre les chrétiens. Quoi qu'il
en soit, il ne fallut pas longtemps aux druzes pour prendre le
dessus dans le Chouf et dans les districts avoisinants; et
lorsque les troubles commencèrent à s'apaiser dans cette
zone, des affrontements graves débutèrent ailleurs dans le
pays.
19
Yusuf Muzhir, Ta'rikh Lubnan al-'amm (Beyrouth, 1900), p. 569.
Techniquement, Salim Pacha et ses successeurs étaient les pachas de Sidon, mais
après 1840, leur résidence fut établie à Beyrouth.
21
Ihdin dans le district de Bsharri, B'abda dans le district côtier de Beyrouth, et
Jazzin dans le Chouf sont parmi les principales villes maronites du Mont-Liban;
Zahleh, avec sa population à majorité grecque-catholique est la principale ville
chrétienne de la Békaa.
20
100
La ville de Zahleh, sur le versant est du Mont-Liban, était le
centre chrétien principal de la Békaa et après Dayr al-Qamar la
deuxième ville chrétienne du Liban. De l'autre côté de la vallée
de la Békaa se dressait la ville de Rashayya, principal centre
druze du Wadi al-Taym. Lorsque les chrétiens de Zahleh, qui
étaient en majorité des grecques-catholiques, répondirent à
l'appel des maronites de Dayr al-Qamar et envoyèrent des
groupes armés à leur aide, les druzes de Rashayya prirent
d'eux-mêmes la décision d'attaquer Zahleh et de donner à ses
habitants une leçon. Conduits par Shibli al-'Aryan, et rejoints
par d'autres druzes du Wadi al-Taym, du Chouf et du Hawran,
les druzes de Rashayya marchèrent sur Zahleh au début de
l'automne. Les chrétiens de cette ville aidés par des hommes
des tribus chiites de la région de Baalbek se portèrent à leur
rencontre au village voisin de Shtura. Là, au cours d'un
premier engagement, les druzes furent sévèrement battus le
25 octobre, puis poursuivis et vaincus lors d'un deuxième
affrontement à Qab lIyas. Avant la fin d'octobre les druzes
battaient en retraite en désordre, harcelés par les chrétiens et
les chiites tout au long de leur fuite à travers la Békaa.
La défaite druze dans la Békaa constitua un encouragement
pour les chrétiens dans tout le Liban mais ne provoqua qu'une
modification infime de la situation matérielle dans le Chouf.
Là, les druzes continuèrent à remporter des succès et à
présenter un front solide, tandis que leurs adversaires
chrétiens perdaient régulièrement du terrain et étaient de
plus désespérément divisés. Les grecques-orthodoxes, se
méfiant des maronites et vexés par leur supériorité
numérique, hésitaient à prendre parti pour eux, aidant même
parfois les druzes contre eux. Ce n'était pas le cas des
grecques-catholiques qui demeurèrent pendant tout ce temps
101
les alliés sûrs des maronites. Mais les maronites eux-mêmes
n'étaient pas unis sur leurs objectifs et ils manquaient
totalement d'un commandement efficace. La cause même
pour laquelle maronites et grecques-catholiques luttaient
n'était en fait pas très claire. Les druzes étaient déterminés à
renverser Bashir III et peu de chrétiens se montraient
enthousiastes pour maintenir au pouvoir cet émir
incompétent. Beaucoup de chefs chrétiens convoitaient
l'émirat pour eux-mêmes; et lorsque Bashir III fut assiégé dans
le palais de Dayr al-Qamar pendant plus de trois semaines,
aucun d'entre eux ne fit montre du moindre empressement
pour le délivrer. Devinant la position des chrétiens, les druzes
attaquèrent finalement le palais de Dayr al-Qamar au début
de novembre. Bashir III fut capturé et traité avec un irrespect
total et personne ne lui vint en aide. Le 5 novembre, les sept
mille chrétiens en armes rassemblés à Baabda attaquèrent la
ville voisine de Shwayfat dont la population mixte de
grecques-orthodoxes et de druzes avait maintenu jusqu'à
présent une stricte neutralité. L'attaque mal préparée se solda
par un échec complet, les assaillants prenant la fuite avant
qu'un seul coup de feu n'ait été tiré. Ragaillardis, les druzes se
mirent alors à piller et à brûler des villages chrétiens tandis
que les chrétiens ne leur opposaient qu'une faible résistance.
Ce ne fut qu'après que Bashir III fut bien aux mains des druzes
que les Ottomans, sous la pression des Puissances, décidèrent
finalement d'intervenir, probablement pour régler le
problème des guerres entre sectes au Liban. Mustafa Pacha,
un officier de haut rang de l'armée ottomane, fut envoyé
spécialement à Beyrouth dans ce but et y arriva à la minovembre. Mais il devint très vite évident que la mission de
Mustafa Pacha n'était pas seulement de médiation. Toujours
102
déterminés à mettre fin au gouvernement du Liban par luimême, les Ottomans étaient soucieux de démontrer
l'impossibilité d'une réconciliation réelle entre les maronites
et les druzes. En conséquence, tandis que Mustafa Pacha
feignait de jouer le rôle de médiateur entre les deux sectes, il
essayait secrètement de convaincre les chefs chrétiens de
l'avantage d'un gouvernement ottoman direct et encourageait
en même temps les druzes à continuer de ravager les villages
chrétiens. Pratiquement aucune mesure ne fut prise pour faire
cesser les pillages et les bains de sang dans les districts
montagneux; en même temps, les fugitifs venus des villages
saccagés étaient attaqués et dévalisés, lorsqu'ils passaient
près de Beyrouth, par les troupes ottomanes qui y étaient
stationnées afin de rétablir l'ordre.
Lorsque la plus totale anarchie finit par prévaloir, les
Ottomans portèrent leur dernier coup. Le 13 janvier 1842,
trois mois après le début des troubles, Bashir III fut convoqué
par Salim Pacha et Mustafa Pacha à Beyrouth, où un navire
l'attendait pour l'emmener à Constantinople. L'émir insista
pour quitter Dayr al-Qamar avec tous les égards dus à son
rang de prince, accompagné par une garde armée. Quand il
quitta la ville, toutefois, un groupe de druzes attaqua son
escorte et la désarma, puis malmena l'émir. Ainsi s'acheva la
domination des Shihab au Liban.
103
CHAPITRE IV
Le double Kayemakamat
1842 – 1858
A peine Bashir III avait-il quitté le Liban que Mustafa Pacha
convoqua les notables libanais à Beyrouth le 16 janvier 1842
et leur annonça la chute des Shihab. On déclara la fin de
l'émirat chrétien dans le pays et le croate 'Umar Pacha,
membre de l'entourage de Mustafa Pacha, fut nommé
gouverneur du Mont-Liban22. C'était nettement un triomphe
de la politique ottomane; de plus les Ottomans avaient choisi
le bon moment pour agir. En 1842 la solidarité entre les
maronites et les druzes, sur laquelle l'autonomie du Liban
avait longtemps reposé, n'était déjà plus que du passé et il ne
subsistait pratiquement aucune possibilité d'action commune
contre les nouvelles dispositions. Les druzes saluèrent les
déclarations de Mustafa Pacha avec un enthousiasme sans
réserve et se réjouirent du coup porté au prestige chrétien
dans le pays, loin de réaliser que l'établissement d'un
gouvernement ottoman direct au Liban finirait par affecter
leur propre communauté. Les chrétiens, dans un même
temps, refusèrent de considérer les nouvelles mesures comme
permanentes et insistèrent sur une restauration de l'émirat
qui ne pouvait être réussie qu'avec la coopération druze.
En tant que gouverneur du Mont-Liban, le principal souci de
'Umar Pacha était de supprimer toute idée de restauration des
22
'Umar LuttI Pacha, connu au Liban comme 'Umar Pacha al-Namsawi,
(l'autrichien), s'appelait à l'origine Michael Lattas, né en 1806. Il adopta plus tard le
nom de 'Umar en se convertissant à l'Islam.
104
Shihab. Dès qu'il se fut établi dans le palais de Bayt al-Din, il
commença à rallier autour de lui tous les éléments qui dans le
pays étaient déjà hostiles aux Shihab, gagnant leur appui par
de généreuses faveurs. On rendit aux chefs féodaux druzes,
qui avaient été dépossédés par Bashir II et Bashir III, leurs
anciens domaines, on les confirma à nouveau dans leurs
prérogatives traditionnelles, et on fit de même pour les plus
importants émirs et cheikhs maronites. Un certain nombre de
chefs des deux sectes -tels que Mansur Dahdah, Khattar al'Imad, et les frères Ahmad et Amin Arslan -furent nommés par
le nouveau gouverneur conseillers et agents, devenant ainsi
des partisans dévoués du nouveau régime. Parmi les émirs
chrétiens, Haydar Abu'l-Lam', bien considéré et qui avait été
très récemment proposé comme candidat pour remplacer
Bashir III à l'émirat, refusa de coopérer avec un gouvernement
que désapprouvaient fortement l'église maronite et la
majorité de ses fidèles chrétiens. Lorsqu'on lui offrit le poste
de sous-gouverneur, il déclina courtoisement la nomination.
'Umar Pacha et Mustafa Pacha se tournèrent vers son parent
Bashir Ahmad Abu’l-Lam', récemment converti du druzisme et
fort peu populaire chez les chrétiens, et le gagnèrent à leur
cause «par une grande dotation de terres et une somme
d'argent confortable»23. Dorénavant Bashir Ahmad devint
l'agent principal des Ottomans parmi les chrétiens du Liban et
un des hommes sur qui 'Umar Pacha comptait souvent.
Ayant gagné le soutien de l'aristocratie féodale libanaise,
'Umar Pacha essaya ensuite de s'assurer la loyauté des
chrétiens dont une majorité continuait à soutenir fortement
les Shihab. Les Ottomans désiraient vivement montrer aux
23
Charles Henry Churchill, The Druzes and the Maroniles under Turkish Rule. from
1840-60 (London, 1862), p. 66-7.
105
Puissances que leur gouvernement direct au Liban jouissait de
l'appui général des Libanais et 'Umar Pacha était
personnellement très attaché à démontrer l'efficacité et la
popularité de son gouvernement. En conséquence, on
engagea des agents pour rédiger des pétitions et les faire
circuler dans tout le pays pour réunir des signatures, pétitions
faisant l'éloge du gouvernement direct ottoman au Liban et
suppliant la Porte d'empêcher le retour des Shihab. Les
druzes, en général, n'avaient rien contre ces pétitions et
étaient d'accord pour les signer. Mais les chrétiens, eux, s'y
refusaient ; les maronites, en particulier, étaient encouragés à
persister dans leur refus par leur clergé très partisan des
Shihab. Pour se procurer suffisamment de signatures
chrétiennes pour leurs pétitions, les Ottomans et leurs agents
libanais durent avoir recours à des méthodes louches allant de
la corruption et des fausses promesses jusqu'à l'intimidation
et au chantage. Bashir Ahmad Abu'l-Lam', discrètement
encouragé par 'Umar Pacha, sillonna le district du Matn
faisant campagne pour recueillir des signatures auprès de ses
paysans et son exemple fut rapidement suivi par d'autres
chefs féodaux, surtout les Khazen, les Hubaysh et les Dahdah
du Kesserouan. Parmi les chefs chrétiens, seul le patriarche
maronite eut le courage de dénoncer les pétitions et d'inciter
ses fidèles à ne pas les signer. Dans un même temps, alors que
l'extorsion de signatures chrétiennes se poursuivait «par la
corruption... les menaces et les coups, et toutes sortes
d'affronts personnels»24, les consuls européens à Beyrouth
s'unirent pour protester contre l'utilisation de telles méthodes
et déclarèrent que les pétitions ne représentaient absolument
pas la véritable opinion publique libanaise.
24
Ibid. p. 67.
106
Mustafa Pacha, qui n'avait pas encore quitté Beyrouth,
considéra les protestations des consuls comme une
interférence injustifiée dans les affaires intérieures du Liban,
ce qu'elles étaient effectivement. En 1842, toutefois,
l'intervention consulaire était devenue une caractéristique
habituelle de la vie politique libanaise. Durant les siècles longs
et troublés de la domination ottomane, les diverses
communautés libanaises, toujours méfiantes à l'égard des
Ottomans, avaient appris à rechercher auprès des consuls
européens des villes côtières appui et protection; et ce genre
de protection consulaire avait pris beaucoup d'importance
pendant les dix ans de gouvernement égyptien. A l'époque de
'Umar Pacha, les consuls français et autrichien à Beyrouth
étaient déjà en compétition pour le rôle de protecteurs des
maronites et des autres catholiques uniates au Liban, tandis
que les consuls russes s'affichaient en champions des
grecques-orthodoxes. Jusqu'en 1841, les druzes n'avaient pas
bénéficié d'une protection consulaire régulière; cette annéelà, toutefois, leur cause fut adoptée avec enthousiasme par le
consul britannique, le Colonel Hugh Rose, et les consuls
britanniques à Beyrouth devinrent donc les champions
officiels des druzes.
En fait ce ne fut qu'avec les événements qui amenèrent la
chute des Shihab que la répartition des protections
consulaires au Liban devint claire. Il est vrai que les relations
privilégiées entre les maronites et la France remontaient au
début de l'époque ottomane; mais ce n'est qu'en 1841 que les
maronites se mirent à ne chercher conseil et soutien
qu'auprès des consuls français exclusivement et que les druzes
commencèrent à ressentir de l'hostilité pour le consulat
français à Beyrouth. Auparavant les consuls et les agents
107
politiques français qui avaient agi en protecteurs des intérêts
maronites s'étaient aussi efforcés de conserver une influence
auprès des druzes; et même jusqu'en 1840 et 1841 encore, les
efforts des Français visaient principalement à tenir à la fois les
druzes et les maronites hors de l'influence des représentants
britanniques, autrichiens et russes. Les agents français avaient
à cette époque-là joué le rôle de médiateurs entre les
maronites et les druzes, pensant que le meilleur moyen de
préserver l'autonomie et l'intégrité du Liban était de faire se
réconcilier les deux principales communautés libanaises. Le
consul français Prosper Bourée résuma clairement cette
politique: « La présence de chrétiens »25, dit-il, «est nécessaire
aux druzes, et celle des druzes indispensable à la sécurité des
chrétiens ». Une telle politique, toutefois, n'était pas de celles
que les maronites moyens pouvaient comprendre facilement
et à beaucoup d'entre eux elle apparaissait comme une
trahison de leur cause: Ce que les maronites attendaient en
général était un soutien français sans restriction et cela les
Français n'étaient prêts à le donner qu'en dernier ressort. En
conséquence les malentendus entre les maronites et les
consuls français n'étaient pas rares et les consuls autrichiens
en profitaient immanquablement pour promouvoir leur
propre position de champions des catholiques libanais.
L'activité politique du consulat autrichien à Beyrouth
constituait sans conteste une gêne pour les Français au Liban;
mais ce qui les gênait encore plus c'était l'activité de certains
missionnaires catholiques qui, comme le jésuite lithuanien le
Père Ryllo26 parcouraient le pays en incitant les chrétiens
25
Adel Ismail, op. cit., p. 193.
Le père Maximilien Ryllo, connu au Liban sous le nom de Buna Mansur, arriva
pour la première fois au Liban en 1837. Il fut un des instigateurs du soulèvement
26
108
libanais à se soulever contre les druzes et à soutenir leur
revendications politiques par la force. Ce sont peut-être ces
missionnaires qui furent les principaux responsables de la
rupture qui intervint entre les maronites et les druzes au Liban
et qui se manifesta pour la première fois lors des événements
de 1841.
Il serait vraiment difficile d'apprécier la situation au Liban
pendant les années qui suivirent la chute des Shihab sans
prendre en considération le rôle important joué par les
missionnaires européens. Parmi ces missionnaires, les
catholiques étaient établis dans le pays depuis longtemps et
en étaient arrivés au fil des siècles à exercer une influence sur
toutes les classes de la population. Comparés à eux, les
missionnaires protestants étaient sans conteste de nouveaux
venus.
Les
missionnaires
protestants
américains
commencèrent à arriver au Liban en 1820 et établirent peu
après leur quartier général à Beyrouth; mais ce ne fut qu'après
l'expulsion d'Ibrahim Pacha en 1840 que les protestants
britanniques commencèrent à s'établir dans les zones rurales
du pays. Dès le début le mouvement missionnaire protestant
provoqua une vive réaction de l'Eglise maronite. Un jeune
maronite converti au protestantisme en 1825, As'ad alShidyaq, fut arrêté par son frère qui le livra au patriarche
maronite lequel le fit emprisonner et torturer à mort en 1829.
Plus tard, l'apparition des missionnaires britanniques dans les
districts ruraux suscita tant d'inquiétude dans l'Eglise maronite
que le patriarche interdit à ses fidèles d'envoyer leurs enfants
dans les écoles protestantes et leur ordonna de refuser des
provisions aux missionnaires. Un certain nombre d'incidents
chrétien contre Ibrahim Pacha en 1840, et ensuite des troubles de 1841. Pendant
l'été 18411e consul français à Beyrouth exigea son départ immédiat du pays.
109
eurent lieu, au cours desquels des missionnaires protestants
furent attaqués et chassés de villages chrétiens. Pendant l'été
1841, des bibles protestantes qui avaient été distribuées
parmi les villageois du Chouf furent collectées et brûlées en
public à Dayr al-Qamar. Non moins opposé au protestantisme
que les maronites, le clergé grec-orthodoxe, encouragé par le
consulat russe à Beyrouth, s'efforça également de protéger
ses ouailles des missionnaires britanniques et américains et de
leur enseignement protestant.
Cette opposition aux missionnaires protestants, nourrie par le
clergé chrétien local et les ordres religieux catholiques
romains, devait avoir un effet décisif sur les relations entre les
chrétiens du Liban, surtout les maronites, et les Britanniques.
Pendant la période de l'occupation égyptienne, l'officiel
britannique Richard Wood avait réussi, en tant que catholique
romain, à attirer un certain nombre de chefs maronites dans
le camp britannique en profitant des circonstances spéciales
qui régnaient à l'époque. Mais détacher l'ensemble de la
communauté maronite de la France était un objectif qu'aucun
agent britannique ne pouvait espérer réussir. Pour le clergé
maronite et ses fidèles, les Britanniques demeuraient des
hérétiques, des francs-maçons et des dissidents de la vraie
Eglise. Un certain degré de coopération était possible avec eux
pendant que se déroulait la lutte contre Ibrahim Pacha. Mais
dès que les Egyptiens eurent quitté la Syrie, l'alliance entre les
maronites et la Grande-Bretagne, pour laquelle cette dernière
avait déjà fait tant de vains efforts, s'effondra; et l'apparition
des missionnaires britanniques au Mont-Liban lui porta le
coup fatal.
110
Ne réussissant pas à gagner l'appui des maronites, les
Britanniques tournèrent leur attention vers les druzes dont les
relations avec la France, jusqu'à ce moment-là étaient restées
amicales. Même lorsque la tension entre les maronites et les
druzes était à son comble en 1841, le consulat français de
Beyrouth avait gardé le contact avec un certain nombre de
chefs druzes, principalement ceux du parti Yazbaki.
Maintenant les Ottomans, désireux de limiter l'influence
française au Liban, se joignaient aux Britanniques dans leurs
efforts pour susciter la méfiance des druzes contre la France
en la faisant passer pour le bras vengeur des maronites. Ils
répandirent donc des rumeurs insinuant que des Français
armaient les chrétiens du Liban contre les druzes et que les
forces françaises se tenaient prêtes à intervenir aux côtés des
chrétiens en cas de troubles. Ces rumeurs ne parurent pas
improbables aux druzes. Un certain nombre de monastères
maronites avaient récemment arboré les couleurs françaises,
apparemment pour défier les druzes ; de plus, l'apparition
d'une escadre navale française au large de Beyrouth en juin
1842 semblait corroborer les bruits d'une éventuelle
intervention française. A ce moment-là, toutefois, une
première alliance anglo-druze avait déjà été établie. Le 24
septembre 1841, cinq chefs importants du parti Janbalati
montèrent à bord d'une frégate britannique ancrée au large
de Sidon et jurèrent là une fidélité totale à la GrandeBretagne. En retour, la Grande-Bretagne promit de protéger
les druzes et de soutenir leurs intérêts. Geste supplémentaire
d'amitié: les Britanniques fournirent aux druzes une certaine
quantité d'armes et offrirent la possibilité de faire des études
en Grande-Bretagne à un certain nombre de jeunes cheikhs
druzes. Cette alliance anglo-druze mit fin à tout espoir de
réconciliation entre les maronites et les druzes. A partir de là,
111
les maronites, se sentant menacés, passèrent sans restriction
du côté de la France, tandis que les druzes essayaient de
démontrer leur amitié pour la Grande-Bretagne en accueillant
avec bienveillance dans leurs districts les missionnaires
protestants anglais rejetés par les maronites.
Le report de l'appui britannique des maronites aux druzes se
matérialisa dans le changement brusque de la politique
britannique en 1841. Jusqu'à l'automne de cette année-là, le
Colonel Rose et ses collaborateurs continuèrent à soutenir
Bashir III que les Britanniques avaient eux-mêmes amené au
pouvoir l'année précédente. La Grande-Bretagne, à ce
moment-là, espérait encore gagner l'amitié des maronites; ce
qui expliquait qu'elle ait soutenu l'émir malgré une forte
opposition druze. Mais lorsque Bashir III fut en difficulté, ses
amis britanniques firent étonnamment peu pour l'aider. En
fait à peine l'émir eut-il été renversé et remplacé par un
gouverneur ottoman que les Britanniques, en accord avec les
druzes, soutinrent publiquement ces nouvelles dispositions. Le
Colonel Rose appuya si cordialement la politique ottomane au
Liban au début de 1842 qu'il fut soupçonné à un moment
d'encourager effectivement un plan de Mustafa Pacha visant à
enlever le patriarche maronite en raison de son opposition
gouvernement de 'Umar Pacha27.
Mais le soutien anglo-druze à 'Umar Pacha ne dura pas
longtemps. L'objectif principal du pacha était d'établir sa
propre autorité au Liban et de rendre possible le
gouvernement direct du pays par les Ottomans. Mais dans le
même temps les cheikhs druzes,
27
Adel Ismail, op. cit., p. 180-1.
112
grisés par leurs succès, affectaient une attitude
d'indépendance, affirmaient leur supériorité féodale
sur les chrétiens, et déniaient à quiconque le droit
d'intervenir dans leurs affaires. En de nombreuses
occasions ils maltraitèrent et injurièrent ceux des
chrétiens qui leur étaient particulièrement odieux;
et lorsque ceux-ci présentèrent des pétitions au
pacha, lui demandant protection et réparation, ils
prirent cela pour une insulte28.
Les chefs druzes considéraient que c'était grâce à leurs
propres efforts que les Shihab avaient été renversés et que le
régime d'administration ottomane directe avait été établi et
ils n'étaient donc pas disposés à recevoir des ordres des Turcs.
En face de telles prétentions druzes, 'Umar Pacha chercha un
appui du côté des maronites dont un certain nombre,
commandés par des coreligionnaires, furent employés à son
service comme soldats. Cela ne fit que lui aliéner davantage
les druzes, d'autant plus que certains des chefs maronites, à
présent au service du pacha, avaient joué un rôle majeur dans
les événements de l'année précédente. Avant même que les
pétitions louant l'administration de 'Umar Pacha soient mises
en circulation au Liban pour être signées, les relations entre le
Pacha et les druzes avaient déjà commencé à se détériorer.
Les Britanniques n'étant plus tenus de soutenir la position du
pacha pouvaient à présent se joindre aux autres puissances
européennes pour mettre en doute la validité des pétitions; et
à Beyrouth le Colonel Rose joignit sa voix à celle des autres
consuls pour dénoncer les méthodes par lesquelles les
signatures étaient obtenues.
28
Charles Henry Churchill, op. cit., p. 72.
113
Les protestations des consuls à Beyrouth étaient fermes et
éloquentes mais elles impressionnèrent fort peu Mustafa
Pacha; et elles n'eurent guère d'effet non plus sur l'envoyé
spécial, Salim Bey, que la Porte dépêcha en avril 1842 pour
faire un rapport sur la situation au Liban. Lorsqu'au début
d'août un nombre suffisant de pétitions en faveur du
gouvernement de 'Umar eurent été réunies, Mustafa Pacha
convoqua les consuls européens à une réunion spéciale afin
d'entendre Salim Bey relater ce qu'il avait constaté. Mais le
rapport de Salim Bey ignorait complètement les protestations
des consuls et exaltait «la sympathie et l'attachement dont les
Libanais de toutes les classes faisaient montre à l'égard du
sage gouvernement de 'Umar Pacha»29. Les consuls quittèrent
la réunion très désappointés; puis le rapport et les pétitions
furent envoyés à Istanbul où ils devinrent l'affaire du ministre
des affaires étrangères ottoman Salim Efendi et des
ambassadeurs des Puissances.
La Porte, jusqu'à ce moment-là, comptait encore sur le soutien
de la Grande-Bretagne pour le règlement des affaires du Liban
et Sarim Efendi pensait avoir sur ce point l'appui diplomatique
de l'ambassadeur britannique, Sir Stratford Canning. Mais les
Ottomans furent déçus. Au lieu d'appuyer la position turque,
Canning condamna ouvertement « l'intimidation et la
corruption» grâce auxquelles 'Umar Pacha avait obtenu ses
pétitions et se joignit aux autres ambassadeurs dans une
dénonciation unanime du rapport de Salim Bey. La proposition
de la Porte de maintenir le gouvernement direct ottoman au
Liban fut absolument rejetée; les ambassadeurs insistèrent sur
l'établissement d'une nouvelle forme de gouvernement pour
29
Adel Ismail, op. cit., p. 183.
114
le pays qui correspondrait à ses besoins et serait acceptable
pour la Porte et les Puissances.
Dans l'intervalle, la situation au Liban s'était sérieusement
détériorée. En essayant d'utiliser l'aide des chrétiens contre
les druzes, 'Umar Pacha n'avait réussi qu'à nuire à sa propre
position. Les chrétiens, toujours loyaux envers les Shihab,
continuaient à se méfier beaucoup de lui et lui refusaient leur
coopération totale. Quant aux druzes, il se les était
complètement aliénés par sa politique et ils étaient devenus
ses ennemis acharnés. Au début du printemps 1842,
l'opposition druze contre 'Umar Pacha était devenue si intense
que le Pacha dut prendre des mesures énergiques. En
conséquence, le 6 avril, lorsque cinq éminents chefs druzes
arrivèrent à Bayt al-Din invités à dîner par le Pacha, ils furent
sur-le-champ arrêtés et envoyés en prison à Beyrouth.
Quelques jours plus tard deux autres chefs druzes furent mis
en état d'arrestation, amenant le nombre total des prisonniers
à sept: Nu ‘man et Sa'id Janbalat, Ahmad et Amin Arslan,
Nassif Abu Nakad, Husayn Talhuq et Dawud 'Abd al-Malik. Ces
chefs importants représentaient presque toutes les familles
féodales druzes et leur arrestation et leur emprisonnement
arbitraire provoquèrent une réaction immédiate.
Ainsi, pendant qu'à Istanbul les puissances faisaient pression
sur la Porte pour régler la question libanaise, les druzes du
Liban, conduits par Yusuf 'Abd al-Malik du Jurd, se préparaient
à la rébellion et commençaient à bloquer les routes menant à
Bayt al-Din. Sachant que les chrétiens étaient tout aussi
opposés à 'Umar Pacha, les druzes leur demandèrent d'oublier
les anciennes querelles et d'accepter de faire revivre l'union
maronite-druze «qui seule pouvait empêcher leur ruine
115
commune». Dans un appel spécial au patriarche maronite, les
druzes proposaient pour leur part une nouvelle alliance
maronite-druze, promettant l'acceptation du retour des
Shihab et des compensations pour les pertes subies par les
chrétiens en 1841. Ces offres étaient vraiment très
avantageuses et le consul français incita vivement les
maronites à les accepter et à se joindre aux druzes dans leur
révolte contre 'Umar Pacha. Mais l'inimitié entre les deux
communautés avait déjà été trop loin pour qu'il leur fût
encore possible d'unir leurs efforts.
Si le principe si simple du patriotisme avait présidé à ces
tentatives de réconciliation, pour mieux vaincre un ennemi
commun, le pouvoir des Turcs aurait pu être sérieusement
compromis. Mais la jalousie et la méfiance mutuelles firent
échouer tous les efforts des deux parties. Les druzes
promirent de se déclarer en faveur des Shihab, mais à
condition que les maronites déclenchent les premiers le
mouvement insurrectionnel. Les chrétiens stipulèrent que
les druzes devraient frapper le premier coup, et présenter,
en garantie de leur bonne foi un document écrit portant les
sceaux de tous leurs cheikhs importants, exigeant un
Shihab... Il s'éleva donc une querelle qui ne put jamais être
réglée, les deux parties soupçonnant les intentions de
l'autre. Pendant ce temps-là les Turcs, tout à fait conscients
de la nécessité de faire avorter cette alliance dangereuse,
ne perdirent pas de temps pour faire jouer les tentations
possibles auprès des maronites dont la vénalité était connue
et souvent prouvée. Un ordre du vizir, accordant la
protection du patriarche maronite, la libération de ceux de
leurs chefs qui avaient été jetés en prison parce qu'ils
avaient refusé de signer la pétition pour un gouverneur turc,
la promesse de restituer les biens pillés par les druzes, une
épée à l'un, un châle à un autre, une montre et quelques
116
centaines de piastres à un troisième -, suffit à calmer
l'irritation des maronites et à briser la coalition qui menaçait
30
de se former .
Lorsque toutes les tentatives de réconciliation eurent échoué,
les druzes décidèrent d'agir seuls. Vers la fin d'octobre, le chef
Shibli al-'Aryan, vétéran du soulèvement de 1838 contre
Ibrahim Pacha, mena les druzes du Hawran et du Wadi alTaym à travers la Békaa, avança dans le Chouf et s'employa à
bloquer la route de Beyrouth à Damas. Les chrétiens furent
une fois encore invités à se joindre à la révolte; pendant que
leurs chefs essayaient de se décider sur ce sujet, les hommes
de Shibli occupèrent toutes les hauteurs entourant Bayt al-Din
et coupèrent l'approvisionnement en eau du palais. Fin
novembre, 'Umar Pacha et la garnison turque de Bayt al-Din
étaient entourés et une de leurs tentatives de sortie fut
repoussée avec succès. As'ad Pacha, qui remplaçait à présent
Mustafa Pacha à Beyrouth, s'alarma du succès des druzes et
envoya des émissaires négocier le retrait de Shibli al-'Aryan du
Chouf. Mais le chef druze refusa de se retirer avant que
certaines conditions spécifiques ne soient remplies: les chefs
druzes arrêtés devaient être libérés; le Mont-Liban devait être
exonéré de la conscription et du désarmement et exempté
des impôts pour une période de trois ans; 'Umar Pacha devait
être immédiatement renvoyé. As'ad Pacha n'était absolument
pas disposé à accepter des conditions de la part des druzes; de
plus l'audace de Shibli al-'Aryan suscita sa colère. Dans une
dernière tentative pour défendre l'autorité ottomane, il
envoya un corps de troupes turques et albanaises avec
quelques pièces d'artillerie à Dayr al-Qamar pour attaquer les
30
Charles Henry Churchill, op. cit., p. 75-6.
117
forces druzes par l'arrière; dans un même temps, 'Umar Pacha
avait reçu l'ordre de faire une seconde sortie et de les
attaquer de front.
Les druzes étaient incapables de résister seuls à la double
attaque. Shibli al-'Aryan, jusqu'à ce moment-là, s'attendait
toujours à recevoir une aide des chrétiens dont les chefs
venaient de se rencontrer à Antilyas pour envisager de se
joindre ouvertement aux insurgés druzes. Mais, par diverses
promesses et concessions, As'ad Pacha s'était assuré la
neutralité chrétienne. Quelques heures après l'attaque
turque, la résistance druze dans le Chouf s'effondra. Les
principaux cheikhs s'enfuirent vers le Hawran, leurs hommes
se dispersèrent dans toutes les directions et Shibli al-'Aryan
lui-même dut se rendre31. As'ad Pacha fit suivre sa victoire le 7
décembre par l'éviction de 'Umar Pacha de Bayt al-Din ; il l'y
remplaça par un certain Muhammad Pacha. Le même jour les
Puissances et Porte se mirent d'accord sur un nouveau plan
pour gouverner le Liban, qui prit effet au début de la nouvelle
année.
Le nouveau plan, suggéré par le chancelier autrichien le Prince
Metternich, était un compromis entre le point de vue des
Français et celui des Ottomans. Pour la France, la seule
solution appropriée à la question libanaise était de restaurer
l'Emirat dans le pays, de préférence avec un émir Shihab.
C'était le point de vue des chrétiens libanais soutenu
également au niveau international par l'Autriche. Mais la
31
Le colonel Churchill fait état de rumeurs selon lesquelles Shibli al-'Aryan se rendit
aux Turcs après avoir été payé par eux pour trahir ses compatriotes et leur cause.
Charles Henry Churchill, op. cit.. p. 79.
118
Porte était complètement opposée à la restauration de
l'Emirat qui aurait signifié le rétablissement complet de
l'autonomie libanaise; et la Grande-Bretagne n'était pas
disposée à accepter le retour des Shihab. Au vu de la
proposition française, les Ottomans insistèrent sur
l'intégration complète du Liban dans l'empire ottoman, le
Mont-Liban et les territoires adjacents étant administrés
directement par le Pacha de Sidon qui résidait à présent à
Beyrouth. La Russie soutenait le plan ottoman mais la France
et la Grande-Bretagne s'y opposaient toutes les deux. Pour
trouver une issue, le Prince Metternich proposa sa propre
solution: le Mont-Liban serait divisé en deux districts
administratifs, un au nord administré par un gouverneur de
district maronite, ou Kayemmakam, et un au sud administré
par un druze, la décision sur les questions importantes étant
laissée au pacha de Sidon. Cette proposition fut
immédiatement adoptée par la Grande-Bretagne et la France,
et la Porte accepta finalement de l'appliquer32. Donc le 1er
janvier 1843, As'ad Pacha nomma Haydar Abu’l-Lam'
Kayemmakam du district chrétien et Ahmad Arslan fut libéré
de sa prison33 puis nommé Kayemmakam du district druze.
Dès le début le double Kayemmakamat présenta de sérieuses
difficultés. Il avait été institué sur le postulat erroné que la
route Beyrouth-Damas divisait le Mont-Liban en deux zones
32
La proposition de double Kayemmakamat au Liban fut envisagée pour la
première fois à une réunion des ambassadeurs avec le ministre des Affaires
étrangères ottoman à Istanbul le 27 mai, et elle fut initialement décidée au cours
d'une réunion similaire le 15 septembre. As'ad Pacha fut ensuite envoyé au Liban
pour étudier sa mise en pratique et on décida finalement d'adopter la proposition
le 7 décembre.
33
Ahmad Arslan fut l'un des chefs druzes mis en état d'arrestation par 'Umar
Pacha.
119
distinctes : une région nord entièrement peuplée de chrétiens
et une région sud habitée uniquement par des druzes. En
réalité beaucoup de druzes vivaient parmi les chrétiens dans le
Matn, district le plus méridional du Kayemmakamat chrétien,
alors que les chrétiens étaient deux fois plus nombreux que
les druzes dans le Kayemmakamat druze. De tous les districts
druzes, seul le Chouf comportait une majorité druze. Mais
même là, les chrétiens étaient nombreux; et Dayr al-Qamar,
au cœur du Chouf, était la principale ville chrétienne du Liban.
Dans le projet originel présenté par Metternich, les
Kayemmakam chrétien et druze devaient être responsables
chacun de ses propres coreligionnaires. Ceci, en pratique,
signifiait qu'aucune frontière stricte ne serait possible entre
les deux districts administratifs et que dans le Kayemmakamat
druze, en particulier, l'autorité du Kayemmakam chrétien
serait en conflit avec celle des chefs druzes féodaux. Pour
surmonter cette difficulté, la Porte décida de limiter la
juridiction de chaque Kayemmakam à son propre territoire,
privant ainsi les chrétiens des districts druzes de leur droit
d'appel à une autorité chrétienne dans les domaines judiciaire
et fiscal. La France, qui défendait les chrétiens, s'opposait à la
décision de la Porte; la Grande-Bretagne, elle, approuvait la
solution ottomane, car elle était préoccupée de sauvegarder
les droits de l'aristocratie druze. Dans le même temps la
Russie exigeait l'établissement d'un troisième Kayemmakamat
pour les grecques-orthodoxes libanais, qui estimaient être
assez nombreux pour que cela justifie leur reconnaissance
comme entité particulière.
L'établissement du double Kayemmakamat au Liban était en
lui-même une source de difficultés; selon l'expression d'un
120
observateur contemporain, c'était l'organisation officielle de
la guerre civile dans le pays. De plus, d'autres difficultés
naquirent de la façon dont le nouveau système fut appliqué. Il
n'y eut effectivement aucun problème pour choisir le
Kayemmakam chrétien, car Haydar Abu'l-Lam' était sans
conteste l'homme le plus adapté à cette position; il venait de
la deuxième famille princière du Liban et on le savait un
homme modéré que n'intéressait pas la politique partisane. Il
ne fut pas aisé, par contre, de choisir le Kayemmakam druze.
Les Britanniques suggérèrent pour le poste leur propre
protégé Sa'id Janbalat qui était en fait le plus puissant chef
druze. Mais le choix d'un Janbalat comme Kayemmakam
impliquait tout d'abord qu'on laissait libre cours à l'influence
britannique dans les districts druzes et deuxièmement que les
Yazbaki druzes s'estimeraient suffisamment brimés pour faire
cause commune avec les chrétiens contre le Kayemmakam; les
deux éventualités inquiétaient les Ottomans. As'ad Pacha
décida donc de laisser les druzes régler eux-mêmes le
problème et il demanda aux chefs druzes toujours
emprisonnés à Beyrouth de choisir un Kayemmakam parmi
eux. Après quelques délibérations, leur choix se porta sur
l'émir Ahmad Arslan dont la famille princière se situait au
sommet de la hiérarchie féodale druze, bien que le prestige
des Janbalat la surpassât en influence. Les Arslan étaient
jusqu'alors restés à l'écart de la rivalité entre Yazbaki et
Janbalati et cela incitait encore plus à choisir Ahmad comme
Kayemmakam. Mais avant que le choix ne devienne définitif,
Ahmad Arslan et les chefs des cinq familles de cheikhs
druzes34 conclurent un accord dans lequel ces derniers
promettaient au Kayemmakam choisi leur soutien total et où
34
Les Janbalat, les Abu Nakad, les Talhuq et les 'Abd al-Malik.
121
en retour il promettait de garantir les privilèges et les intérêts
de l'aristocratie féodale druze35. Fidèle à sa parole, Ahmad
Arslan retourna volontairement en prison chaque nuit après
sa nomination pour délibérer avec ses collègues et agir selon
ce qu'ils avaient décidé.
Les Kayemmakam chrétien et druze avaient à peine inauguré
leurs fonctions administratives que de nouvelles difficultés
commencèrent à apparaître. Sitôt qu'Ahmad Arslan fut à son
poste, il se mit à réclamer avec insistance la confirmation
totale des droits féodaux druzes et la libération immédiate des
chefs druzes internés. Il insista si vivement sur ces points qu'il
fut chassé de son poste et remis en prison trois jours après sa
nomination. Le 14 janvier, toutefois, il fut réintégré dans ses
fonctions, car aucun autre druze n'accepta de le remplacer.
Une telle solidarité ne se rencontra pas chez les chrétiens.
Pendant plusieurs mois après la nomination de Haydar Abu’lLam' comme Kayemmakam chrétien, les chefs féodaux
maronites du Kesserouan et du nord Liban convoitant son
poste refusèrent de reconnaître son autorité. Ce ne fût
qu'après l'intervention d'As'ad Pacha et du consul français
qu'ils acceptèrent finalement de le reconnaître avec beaucoup
de réticence. Dans l'intervalle, d'autres difficultés avaient
surgi. Par une concession à la demande des grecquesorthodoxes d'un Kayemakamat séparé, As'ad Pacha changea
le titre de Haydar Abu’l-Lam' de «Kayemakam des chrétiens»
en «Kayemmakam des maronites» ; et il porta encore un autre
coup au prestige de Haydar en détachant de son autorité le
vaste district très peuplé de Jubayl, sous prétexte que ce
district n'avait jamais été une partie intégrante du Mont35
Pour le texte de cet accord voir Adel Ismail, op. cit., pp. 212-215 fn.
122
Liban36. En riposte, Haydar non seulement protesta contre la
réduction de son autorité mais aussi il réaffirma l'unité de la
cause chrétienne au Liban et exigea que tous les chrétiens du
pays soient placés sous sa juridiction, y compris ceux qui
vivaient dans les districts druzes. Cette revendication était
soutenue par le consul français Prosper Bourée; mais Ahmad
Arslan et le Colonel Rose, qui maintenaient tous deux le
principe de juridiction territoriale, s'y opposaient fermement.
As'ad Pacha essaya de son mieux de régler le problème en
suggérant des concessions mutuelles; n'y réussissant pas, il
renvoya la question à Istanbul, et, adoptant une mesure
temporaire, il plaça les druzes du Kayemmakamat chrétien et
les chrétiens du Kayemmakamat druze sous sa propre
juridiction.
Répondant à l'appel d'As'ad Pacha, la Porte envoya un officier
de très haut rang, l'amiral de la flotte, Khalil Pacha, en mission
spéciale au Liban; on espérait que les Puissances seraient ainsi
impressionnées par l'empressement des Ottomans à régler la
question libanaise. Comme preuve supplémentaire de bonne
volonté, on fit comprendre à la France et à l'Autriche que
l'émirat Shihab pourrait être restauré au Liban si Khalil Pacha
l'estimait judicieux. Cela suscita les espoirs des partisans des
Shihab au Liban, à la fois parmi les chrétiens et les druzes
Yazbaki. Mais lorsque Khalil Pacha arriva à Beyrouth en Juin
1844, il fit comprendre très clairement qu'aucune pétition en
faveur des Shihab ne serait considérée. Leurs partisans,
néanmoins, continuèrent à espérer leur restauration, plaçant
leurs espoirs en Amin Shihab, fils de Bashir II exilé. Sur le plan
36
Techniquement, le district, régulièrement affermé aux émirs libanais par les
Ottomans, n'avait jamais formé une partie intégrante du domaine féodal libanais.
123
international, la France était particulièrement active dans ses
efforts pour gagner un appui à la cause Shihab,
particulièrement celui de la Grande-Bretagne. Mais les
Ottomans s'avérèrent insensibles à la pression, et finalement
la conversion d'Amin Shihab à l'Islam en 1845 mit un point
final aux derniers espoirs d'une restauration Shihab.
Dans l'intervalle, Khalil Pacha régla la question de la juridiction
au Liban. Dans chacun des districts mixtes il devait y avoir
deux agents (wakil, pluriel wukala'), un chrétien et un druze,
choisis par leurs communautés respectives avec l'approbation
du Kayemmakam local, mais chacun responsable devant le
Kayemmakam de sa propre secte. Chaque wakil devait
l'autorité judiciaire de première instance sur ses
coreligionnaires et collecter les impôts qu'ils devaient pour les
chefs féodaux du district; les cas mixtes impliquant des
chrétiens et des druzes devaient être entendus conjointement
par les deux agents. La ville de Dayr al-Qamar devait bénéficier
d'un statut spécial: alors que son district, le Manasif, se
trouvait dans le domaine féodal des Abu Nakad37, la ville ellemême ne devait pas être assujettie à l'autorité féodale et
devait avoir pour elle seule un wakil druze et un wakil
chrétien. Chaque wakil, comme dans les districts mixtes,
devait être responsable devant le Kayemmakam de sa propre
secte; ni le Kayemmakam druze ni le Kayemmakam chrétien
ne pouvaient, toutefois, résider dans la ville ou y avoir des
représentants. Outre le règlement de la question de
37
Le domaine féodal des Abu Nakad se composait du Manasif, (faisant
originellement partie du Chouf), et du district voisin de Shahhar, dont la ville
principale était 'Abay.
124
juridiction, Khalil Pacha fixa à trois mille cinq cents bourses38
l'indemnité que les Druzes devaient payer aux chrétiens pour
les pertes subies en 1841. Il annonça définitivement sa
décision aux chefs druzes et chrétiens le 2 septembre 1844. La
question du district de Jubayl avait déjà été réglée en le
réintégrant dans le Kayemmakamat chrétien en avril 1843; en
complément, le district presque entièrement chrétien de
Baabda, qu'As'ad Pacha administrait directement, était à
présent placé sous l'autorité de Haydar Abu'l-Lam'.
Sans aucun doute, Khalil Pacha et As'ad Pacha étaient
honnêtes dans leurs tentatives pour faire fonctionner le
système du double Kayemmakamat. As'ad Pacha en particulier
essaya de modérer les points de vue les plus extrémistes des
druzes et des maronites et d'empêcher les malentendus
graves de se développer. Mais pour qu'un système
quelconque fonctionne au Liban, il était nécessaire d'assurer
une certaine coopération entre les principales communautés
du pays; et ce genre de coopération n'existait pas à l'époque.
Les chefs druzes, encouragés par le Colonel Rose, voyaient
dans les dispositions de Khalil Pacha un empiètement sur leur
propre autorité, car le wakil dans les districts mixtes usurpait
les prérogatives judiciaires des familles féodales et partageait
leur fonction de collecteurs d'impôts. En conséquence, les
chefs féodaux druzes insistèrent pour que les nouvelles
mesures soient abandonnées et pour qu'on applique les
décisions primitives du 7 décembre 1842; ils refusèrent de
plus de payer l'indemnité due aux chrétiens jusqu'à ce que ces
derniers repassent sous leur juridiction. En réponse, les
chrétiens, «poussés par leur clergé, dénonçaient très haut le
38
Une bourse valait cinq cent piastres turques.
125
joug intolérable de l'oppression druze et proclamaient leur
détermination à ne jamais s'y soumettre de nouveau»39.
Khalil Pacha se trouvait encore au Liban lorsque le 2 février
1845 les chefs druzes organisèrent une réunion générale à
Mukhtara, le siège des Janbalat. Les chefs Janbalat et des
représentants des principaux Yazbaki assistaient à la
rencontre; les deux factions druzes, semblait-il, s'unissaient
pour une action importante. L'alarme fut vive et les obligea à
prendre leurs précautions. «Il faut frapper... ; celui qui frappe
le premier aura deux fois plus de chances de son côté», aurait
déclaré le patriarche maronite40.
Il y eut de grands
rassemblements de chrétiens dans le district de Baabda, à
proximité de Beyrouth, dont des membres de la famille Shihab
assumaient le commandement. Dans d'autres régions du pays
des forces chrétiennes étaient organisées par des vétérans des
soulèvements de 1840 et 1841, comme Abu Samra Ghanim et
Yusuf al-Shantiri et par Ghandur al-Sa'd, le principal cheikh
chrétien du Jurd41. Les consuls français et autrichien étaient
très inquiets de cette réunion druze à Mukhtara et de ses
conséquences possibles, bien que le Colonel Rose leur eût
assuré que les cheikhs druzes, avec qui il était en contact
étroit, ne se rencontraient que pour régler des questions
financières. Quant à Khalil Pacha et As'ad Pacha, ils
envoyèrent à marches forcées des renforts dans le Chouf pour
prévenir la possibilité de heurts entre les maronites et les
39
Charles Henry Churchill, op. cit.. p. 83.
Ibid.
41
La famille al-Sa'd était une branche de la famille al Khouri, cheikhs de Rashmayya
dans le Jurd. Le père de Ghandur, au cours de la deuxième moitié du dix-huitième
siècle, avait servi l'émir Yusuf Shihab, et fut pendu avec lui à Acre.
40
126
druzes, tandis qu'As'ad Pacha se précipitait à Dayr al-Qamar
en personne pour rassurer les chrétiens et sermonner les
druzes.
D'après beaucoup d'observateurs contemporains, il semble
que le zèle d'As'ad Pacha ne fut apprécié ni par Istanbul ni par
l'influent Colonel Rose qui pensait que le Pacha se montrait
partial en faveur des chrétiens. Il ne fallut donc pas longtemps
pour qu'As'ad Pacha soit rappelé de son poste et remplacé
comme pacha de Sidon par un certain Wajihi Pacha qui arriva
à Beyrouth le 9 avril. Mais à peine As'ad Pacha avait-il été
rappelé que la situation au Liban commença à se détériorer
rapidement; avant que son successeur n'arrive, des heurts
entre druzes et maronites se produisaient déjà. Il y eut des
assassinats et des représailles et les «deux parties faisaient
des proclamations, et déployaient leurs avant-postes, comme
deux armées en campagne»42. Pour Khalil Pacha, qui devait
quitter le Liban le 2 mai, il était clair que sa mission avait
échoué; tandis qu'il préparait son départ, la situation se
détériorait régulièrement dans le pays jusqu'à ce qu'elle
prenne finalement les proportions d'une guerre civile.
Cette fois-ci, à la différence de 1841, les chrétiens et les
druzes étaient également préparés à l'action et ce furent les
chrétiens qui en bien des occasions frappèrent les premiers.
Mais, comme auparavant, les chrétiens ne présentaient pas un
front uni. Les grecques-orthodoxes, sous l'influence de leur
clergé et du consul russe, refusèrent de faire front commun
avec les maronites et même ils eurent tendance à soutenir les
druzes contre eux; les maronites, pour leur part, faisaient
42
Charles Henry Churchill, op. cit., p. 84.
127
montre de leur habituel manque de coordination, chacun de
leurs chefs agissant à sa guise. Jaloux de l'autorité de Haydar
Abu’l-Lam', les cheikhs maronites du Kesserouan et du Nord
Liban étaient peu enclins à se joindre à un mouvement dont le
Kayemmakam était le chef reconnu et préférèrent rester à
l'écart. Même Yusuf Karam d’Ihdin, dont les bravades
provocantes devenaient une caractéristique de la politique
maronite à cette époque-là, n'apparut pas sur le théâtre des
opérations43. L'attitude de Wajihi Pacha constituait un autre
désavantage pour la position chrétienne car il encourageait
visiblement les druzes. Lorsque le conflit armé débuta
réellement, Wajihi Pacha prit position sur la route de
Beyrouth-Damas, pas très loin de la ville druze de ‘Aley44, et
de là il regarda tranquillement se dérouler les combats. Quand
il intervint effectivement, ce ne fut que pour gêner les
mouvements des chrétiens, tandis qu'il laissait les druzes se
déplacer tout à fait librement dans le pays.
Mais malgré toutes ces difficultés, les chrétiens réussirent
pendant un certain temps à tenir leurs positions. C'est eux, en
fait, qui déclenchèrent l'attaque du Chouf, où les premiers
accrochages sérieux eurent lieu en avril. Conduits par Abu
Samra Ghanim, les chrétiens du district de Jazzin traversèrent
le Chouf en direction du Nord afin d'attaquer Mukhtara où
beaucoup de druzes s'étaient rassemblés sous le
commandement des Janbalat. En chemin ils n'attaquèrent et
ne brûlèrent pas moins de quatorze villages druzes. Lorsqu'ils
atteignirent Mukhtara, les druzes de la ville n'opposèrent
43
Yusuf Karam (1823-89), chef maronite d’Ihdin, fut plus tard largement reconnu
comme un des champions de la cause chrétienne libanaise.
44
'Alay, à présent bien connue comme villégiature d'été, était, à l'époque, la
principale ville du Haut Gharb et le fief des Talhuq.
128
aucune véritable résistance; mais l'avance chrétienne fut
stoppée par «le feu roulant de mousqueterie» d'un régiment
turc aligné devant le palais Janbalat45. Pendant ce temps-là
dans le Gharb, le Shahhar et Baabda, les chrétiens, menés par
divers émirs Shihab incompétents, étaient complètement mis
en déroute au cours d'une rencontre sanglante à 'Abay. Les
émirs Shihab eux-mêmes durent se rendre et, prisonniers,
furent ensuite amenés à Beyrouth par le Colonel Rose en
personne.
Pendant tout ce temps, des combats décousus s'étaient
déroulés dans le Matn. Les chrétiens du district, aidés par des
coreligionnaires de Zahleh, y déclenchèrent l'attaque en
brûlant et en pillant un certain nombre de villages druzes. Les
druzes ripostèrent rapidement, surprenant et battant leurs
assaillants pendant que ces derniers étaient occupés au
pillage. Mais bientôt les chrétiens attaquèrent de nouveau,
forçant les druzes à s'abriter dans la ville de Qarnayil où ils
furent assiégés. Une troupe turque, envoyée par Wajihi Pacha,
délivra les druzes de Qarnayil et repoussa l'attaque
chrétienne. Mais il ne fallut pas longtemps avant que les
druzes se retrouvent à nouveau sur la défensive, les chrétiens
chassant leurs forces du Matn et les poursuivants dans le
Gharb. Considérant le petit nombre de druzes habitant le
Matn, leur défaite par les chrétiens n'était pas surprenante.
Mais là, comme à Mukhtara, les troupes turques ouvrirent le
feu sur les chrétiens et les empêchèrent de poursuivre les
druzes dans 'Aley. Vers la fin mai l'intervention turque avait
complètement modifié la situation. Aidés par les turcs, c'était
à présent les druzes qui passaient à l'offensive dans le Matn,
45
Charles Henry Churchill, op. cit. , p. 91.
129
mettant en déroute les forces chrétiennes au village de Ras alMatn et les poursuivants tandis qu'ils fuyaient en traversant
les autres villes et villages du district. Partout où passaient les
druzes, les villes et les villages chrétiens furent pillés et brûlés;
«et puis se répète la vieille histoire des villages en flammes,
des biens détruits, et des fugitifs chrétiens poursuivis par les
druzes et irréguliers turcs, pillés, mutilés et tués»46.
Sous la pression très accentuée des consuls européens, Wajihi
Pacha accepta finalement d'intervenir et de faire cesser les
combats; et, convoqués par lui, les chefs druzes et chrétiens se
rencontrèrent à Beyrouth le 2juin. Les deux parties
souhaitaient vivement l'arrêt des hostilités; mais il leur fut
difficile de parvenir à un accord. En arrivant à Beyrouth, les
chefs druzes furent chaleureusement accueillis par les consuls
britannique et russe. Les consuls, comme Wajihi Pacha,
blâmaient les chrétiens et accusaient le Kayemmakam
chrétien Haydar Abu'l-Lam' et les émirs Shihab d'être les
principaux responsables. Le Colonel Rose, pour sa part,
insistait pour que les membres les plus importants de la
famille Shihab soient envoyés en exil; et il donna aux chefs
druzes l'assurance formelle que l'accord primitif du 7
décembre 1842 sur l'administration du Liban serait appliqué à
la lettre et en leur faveur. En même temps, Rose fit de son
mieux pour mettre le Kayemmakam chrétien dans une
position embarrassante en encourageant les autres chefs
chrétiens venus à Beyrouth à s'opposer à lui; il incita
également vivement les chrétiens du district de Jazzin à exiger
le remplacement de Ahmad Arslan par Sa'id Janbalat au poste
de Kayemmakam druze. Dans le même temps, le consul
46
Ibid. p. 109-10
130
français, Eugène Poujade, soutenait sans trêve les chrétiens;
dans l'intérêt de l'unité, il pressa Haydar Abu'l-Lam' de calmer
ses rivaux, les cheikhs du Kesserouan et du nord Liban, en leur
concédant le droit d'administrer leurs propres districts. Bien
conscient de la partialité de Wajihi Pacha pour les druzes, le
consul français exigea son rappel immédiat et le retour de
As'ad Pacha au Liban.
Les chefs druzes et chrétiens à Beyrouth étaient encore en
désaccord et les districts mixtes du pays toujours ravagés par
la guerre civile quand le ministre des affaires étrangères
ottoman, Shakib Efendi, sous la pression des Puissances, arriva
finalement au Liban pour régler sur place la situation. La Porte
fit nettement comprendre qu’elle n'abandonnait pas le
système de double Kayemmakamat adopté en 1842, mais que
seules des modifications mineures seraient apportées pour
mettre le système en état de fonctionner. Donc, avant de
quitter Istanbul, Shakib Efendi envoya un mémorandum aux
ambassadeurs des cinq puissances, (la Grande-Bretagne, la
France, l'Autriche, la Russie et la Prusse), indiquant les grandes
lignes du règlement qu'il projetait et leur notifiant les mesures
qu'il entendait prendre à son arrivée au Liban: en attendant
un règlement, le pays serait temporairement occupé par des
troupes ottomanes, un désarmement général serait effectué,
une partie de l'indemnité due aux chrétiens leur serait
distribuée et on demanderait aux consuls européens de ne pas
se mêler des affaires du pays.
Shakib Efendi fut fidèle à sa parole, surtout en ce qui
concernait les consuls européens. Peu après son arrivée à
Beyrouth le 14 septembre, il les convoqua une réunion et les
incita fermement à ne plus se mêler des affaires locales. Il
131
insista aussi pour que tous les résidents du Mont-Liban, y
compris les missionnaires catholiques et protestants, soient
rappelés provisoirement à Beyrouth. Ensuite Shakib Efendi mit
en état d'arrestation les plus importants chefs des deux
sectes, y compris les Kayemmakam druze et chrétien, afin de
prévenir toute résistance aux mesures qu'il entendait prendre.
Un décret suivit, remplaçant Ahmad Arslan à son poste de
Kayemmakam druze par son frère Amin; Haydar Abu’l-Lam'
restait Kayemmakam chrétien, surtout parce que le démettre
de cette fonction aurait permis aux partisans des Shihab de
mettre en avant leurs prétentions. Ensuite Shakib Efendi
supervisa le désarmement du pays, efficacement effectué par
Wamiq Pacha qui commandait les forces d'occupation; deux
cent mille bourses furent en même temps distribuées aux
chrétiens, ce qui constituait une partie de l'indemnité qui leur
était due. Lorsque ces questions, ainsi que d'autres
secondaires, eurent trouvé leur solution, Shakib Efendi
s'attacha à régler la question de l'administration du pays et à
publier la loi organique qui porta son nom. Le Règlement de
Shakib Efendi, comme on l'appelait, fut communiqué aux
consuls européens le 29 octobre et ses prescriptions devaient
être mises immédiatement en vigueur.
Le Liban devait rester divisé en deux Kayemmakamat, un
druze et un chrétien, avec chacun à leur tête un Kayemmakam
nommé par le pacha de Sidon et révocable par lui. Pour
l'aider, chaque Kayemmakam devait avoir un conseil (majlis)
qu'il présiderait, composé d'un Kayemmakam suppléant, d'un
juge et d'un conseiller pour chacune des sectes sunnite,
maronite, druze, grec-orthodoxe et grec-catholique et d'un
conseiller pour les chiites. Comme les ottomans ne
reconnaissaient pas de magistrature chiite distincte, le juge
132
sunnite fut investi du pouvoir judiciaire pour les deux sectes.
Initialement Shakib Efendi nommait les membres des deux
conseils à vie, mais lorsque des postes dans l'un ou l'autre des
conseils deviendraient vacants, les nouveaux membres
devraient être nommés par les chefs religieux de la secte
concernée. Toutes les nominations devraient recevoir
l'assentiment du Kayemmakam et des ·membres du conseil
concerné, ainsi que l'approbation officielle du Pacha de Sidon.
Une fois nommé, un membre du conseil devrait consacrer tout
son temps aux affaires du conseil et en retour il recevrait un
salaire mensuel fixe.
Le conseil avait dans chaque Kayemmakamat deux fonctions
principales: il décidait du montant, de la répartition et de la
perception des impôts et il statuait sur les affaires judiciaires
que lui transmettait le Kayemmakam. En principe le conseil
votait par sectes, les représentants de chaque communauté
religieuse s'étant mis d'accord avant d'exprimer leur vote;
mais très peu de cas se décidaient au vote. Les questions
financières nécessitaient l'accord unanime de tous les
membres du conseil qui fixaient les impôts conjointement. En
l'absence d'unanimité, le Pacha de Sidon pouvait prendre la
décision qu'il jugeait opportune. Les recours judiciaires
n'étaient pas réglés par une décision unanime mais par le juge
de la secte à laquelle appartenaient les contestants. Lorsque
l'affaire impliquait des sectes différentes, elle était étudiée
conjointement par les juges des sectes concernées.
En instituant les conseils de Kayemmakamat, le Règlement de
Shakib Efendi portait un coup sévère au système féodal du
Liban. Les fonctions dont il investissait ces conseils étaient
auparavant celles des chefs féodaux, à qui il ne restait dans
133
leur district guère plus que l'autorité de juger les cas de
première instance et d'exécuter les décisions fiscales du
conseil. Même cette autorité limitée, dans les districts mixtes,
restait entre les mains des wakils druzes et chrétiens qui
étaient maintenus dans ces districts au titre de représentants
des sectes responsables devant le Kayemmakam local47. Mais
le Règlement était aussi important sur d'autres plans. Les
institutions autonomes dont il dotait le Liban avaient des
effets considérables à deux niveaux: à l'extérieur, elles
impliquaient la reconnaissance formelle par la Porte du statut
spécial du pays; à l'intérieur, elles marquaient le premier pas
vers une modernisation de l'administration du pays. Le
Kayemmakam et les membres de son majlis, qui dans chaque
Kayemmakamat remplaçaient l'autorité de l'émir gouvernant
et des cheikhs féodaux, étaient en fait des personnages
publics officiellement nommés par le Pacha de Sidon et
recevaient un salaire régulier pour un service à temps
complet. Des améliorations administratives de cet ordre
étaient en accord avec les principes du Tanzimat ottoman
annoncé en 1839 par le Hatt-i-Sherif de Gülhane. Mais les
immenses pouvoirs réservés au Pacha de Sidon l'étaient
également car ils renforçaient la centralisation. De fait, bien
qu'officiellement il prenne en compte le statut spécial du
Liban, le Règlement de Shakib Efendi plaçait le pays plus que
jamais sous l'autorité du Pacha de Sidon. Il donnait au Pacha le
dernier mot dans toutes les nominations publiques et le
rendait en outre directement responsable du gouvernement
de Dayr al-Qamar. Pour compléter ces réorganisations
administratives, Shakib Efendi partagea le district de Baabda si
contesté entre les deux Kayemmakamat chrétien et druze;
47
Auparavant, chaque wakil était responsable devant le Kayemmakam de sa
propre secte.
134
enfin, avant de quitter Beyrouth, il remplaça Wajihi Pacha par
Wamiq Pacha dans le vilayet de Sidon.
Sur le papier, le Règlement de Shakib Efendi semblait assez
facile à appliquer, mais il en allait autrement en pratique. Les
chrétiens des districts druzes, comme les druzes des districts
chrétiens, trouvaient que les nouveaux arrangements
n'amélioraient en rien leur situation et continuèrent à se
plaindre; et les familles féodales dans tout le Liban
considéraient le nouveau système comme une menace pour
leur position et essayaient d'y faire obstacle par tous les
moyens. Immédiatement après le retour de Shakib Efendi à
Istanbul, les cheikhs féodaux druzes et chrétiens
commencèrent à revenir aux anciens usages et à ressusciter
les abus fiscaux antérieurs, au grand dam des paysans. Pour
faire appliquer les méthodes modernes envisagées par le
Règlement, il était nécessaire tout d'abord d'organiser un
cadastre et un recensement du pays; mais ces deux mesures
s'avérèrent difficiles à réaliser. Amin Efendi, envoyé d'Istanbul
pour créer le cadastre du Liban en 1847, abandonna le projet
trois ans plus tard à cause de l'obstruction des cheikhs
féodaux. De la même façon, la tentative d'organisation d'un
recensement se solda par un échec. Les cheikhs druzes et
chrétiens étaient déterminés à s'opposer à tous les
changements administratifs qui menaçaient de réduire leur
puissance dans le pays et on suspectait fortement les consuls
britanniques et russes d'entretenir leur détermination. De fait,
après le départ de Shakib Efendi du Liban, les consuls
européens à Beyrouth reprirent leur activité au Liban avec un
regain d'ardeur. La France en particulier était très soucieuse
de voir appliquer le Règlement de Shakib Efendi et, tandis que
le consul français encourageait tous les efforts dans cette voie,
135
il lui semblait que ses collègues russe et britannique faisaient
de leur mieux pour empêcher le fonctionnement correct du
nouveau système.
Les nouvelles divisions qui apparurent après 1845 au sein des
rangs chrétiens et druzes fournirent un aiguillon
supplémentaire à l'ingérence consulaire. Parmi les chrétiens,
l'opposition mutuelle entre les maronites et les grecquesorthodoxes ne, cessa pas mais elle en vint graduellement à
être éclipsée par une scission dans les rangs maronites.
Jusqu'à sa mort en 1845 le patriarche Yusuf Hubaysh avait
réussi à conserver les maronites unis sous son autorité; son
successeur Yusuf al-Khazen, qui n'avait pas sa force de
caractère, fut incapable de maîtriser la tension montante
entre les paysans maronites et leurs chefs féodaux. Les prêtres
et les évêques maronites, qui étaient principalement d'origine
paysanne, se mirent tout naturellement du côté des paysans
contre les chefs féodaux. Mais Yusuf al-Khazen lui-même,
comme son prédécesseur, venait d'une importante famille de
cheikhs, et tant qu'il demeura patriarche son clergé ne se ligua
pas ouvertement avec les paysans. Dans le même temps
Haydar Abu'l-Lam', conciliant, réussissait en tant que
Kayemmakam chrétien à contrôler la situation dans les
districts maronites. Mais en 1854, Yusuf al-Khazen et Haydar
Abu'l-Lam' moururent tous les deux. Au premier succéda
comme patriarche Boulus Mas ‘ad, un vigoureux homme de
quarante-huit ans d'origine paysanne, connu pour son intense
zèle religieux et sa profonde aversion contre la classe féodale.
Il en résulta qu'à partir de ce moment-là le clergé maronite
s'allia nettement avec les paysans. Quant à Haydar Abu'l-Lam',
sa succession devait être la cause d'autres divisions chez les
maronites, entre les partisans de son neveu Bashir 'Assaf
136
Abu'l-Lam' et ceux de son parent Bashir Ahmad Abu’l-Lam'.
Bashir 'Assaf, homme «unanimement considéré comme
manquant des qualités requises», fut nommé temporairement
Kayemmakam à la mort de son oncle le Il mai et resta à ce
poste jusqu'à ce que les consuls britannique et français se
furent mis d'accord pour le remplacer par Bashir Ahmad en
août. Ce Bashir Ahmad était né druze et on savait qu'il avait
été un agent ottoman. Les 'Assafi, comme on appelait les
partisans de Bashir 'Assaf, refusèrent de le reconnaître comme
Kayemmakam et déclarèrent qu'il n'était chrétien que de
nom. L'opposition entre eux et les Ahmadi, qui soutenaient
Bashir Ahmad, compliqua encore les affaires du
Kayemmakamat chrétien.
Tandis que les divisions entre les paysans et leurs chefs
féodaux, les Ahmadi et les 'Assafi, ravageaient les rangs
chrétiens dans le Kesserouan et le Nord-Liban, les druzes des
districts sud se ralliaient aux Yazbaki ou à la faction Janbalati.
Peu après 1845, il y eut une divergence dans le parti Janbalati
entre les deux frères Nu ‘man et Sa'id Janbalat. Auparavant,
en 1843, l'aîné, Nu ‘man, s'était retiré discrètement de la
scène politique, laissant la direction des Janbalati à Sa'id, plus
ambitieux et plus compétent; et il ne fallut pas longtemps à
Sa'id pour réussir à s'instaurer chef suprême des druzes et à
prendre la direction du mouvement druze contre les
chrétiens. Mais le prestige grandissant de Sa'id inquiéta
rapidement les chefs Yazbaki qui commencèrent à se
regrouper contre lui sous la direction de Nassif Abu Nakad. Le
pacha ottoman et le consul français à Beyrouth se montraient
encore plus inquiets, car ils voyaient dans le pouvoir
grandissant de Sa'id Janbalat un gain excessif d'influence pour
ses protecteurs britanniques au Liban. Pour contrebalancer
137
cet avantage, les Ottomans et les Français, agissant chacun de
leur côté, encouragèrent le regroupement des Yazbaki ; et il
est fort possible qu'ils soient allés encore un peu plus loin et
qu'ils aient encouragé Nu’ man Janbalat à réclamer à son frère
Sa'id l'autorité de chef de la famille. Quoiqu'il en soit, c'est au
consulat français que Nu ‘man demanda de l'aide lorsque la
querelle entre lui et Sa 'id atteignit son paroxysme. Mais il
semble qu'à ce moment-là les Français avaient déjà réalisé
que la cause de Nu’ man Janbalat, doux et pusillanime était
perdue et qu'ils ne firent guère plus que compatir. Laissé sans
soutien, Nu ‘man finit par renoncer à ses prétentions à mener
les Janbalat et retourna à l'obscurité, laissant son frère Sa'id
plus fort que jamais.
Le succès de Sa'id Janbalat et l'effacement définitif de son
frère Nu’ man furent un triomphe pour le Colonel Rose et
l'influence britannique, et Ottomans et Français essayèrent en
vain d'amenuiser ce triomphe en intriguant contre l'ascendant
Janbalati. Sa'id Janbalat avait sous son commandement la
majorité des druzes, formant un bloc solide, confiants dans
leur chef et dans l'appui britannique. Le parti Yazbaki, par
contre, ne resta guère autre chose qu'une association
inconsistante de chefs féodaux liés par une opposition
commune à Sa'id Janbalat et ne bénéficiant pratiquement
d'aucun soutien populaire. Certains des chefs des Yazbaki, tels
les Talhuq et les 'Abd al-Malik, étaient même d'une loyauté
douteuse. Pour s'opposer aux Janbalati soutenus par les
Anglais, les Ottomans résolurent apparemment d'installer le
Kayemmakam druze lui-même à la tête de l'opposition contre
Sa'id Janbalat. Donc en 1849 Amin Arslan rejeta l'accord que
son frère Ahmad avait signé avec les chefs druzes en
décembre 1842. D'après les termes de cet accord, le
138
Kayemmakam druze ne pouvait prendre aucune mesure gave
sans l'aval de ses collègues féodaux; mais Amin Arslan
prétendit que, contrairement à son frère Ahmad, il avait été
directement nommé à ce poste par Shakib Efendi et non élu
par ses pairs, les chefs druzes. Les prétentions du
Kayemmakam provoquèrent une vive réaction de la part de
Sa'id Janbalat auquel, en tant que chef suprême des druzes,
une influence prépondérante était garantie par l'accord de
1842. A peine Amin Arslan eut-il dénoncé l'accord que les
Janbalati répandirent une rumeur selon laquelle le
Kayemmakam n'était pas strictement druze -ce qui paraissait
exact car il pratiquait, ainsi que d'autres membres de sa
famille, l'Islam par taqiyya. Le poste de Kayemmakam des
districts druzes, ajoutait la rumeur, devrait être tenu par un
druze; Sa'id Janbalat était visiblement l'homme qu'il fallait
pour cette fonction.
L'opposition des Ottomans à Sa'id Janbalat retourna
immédiatement les druzes contre eux et entre 1849 et 1852 la
turbulence et l'insubordination de ces druzes allaient causer
beaucoup de soucis aux autorités ottomanes à Beyrouth. Dans
le même temps, l'attitude de supériorité que prenait Amin
Arslan ligua les Yazbaki et les Janbalati contre le
Kayemmakam; et la confédération druze ainsi formée devint
une espèce de «petite république indépendante»27 alliée à la
Grande-Bretagne.
Chacune des grandes familles régnait souverainement
sur son district. Les chrétiens qui y vivaient se
trouvaient entièrement sous leur contrôle. Leur
Kayemmakam, qui ne disposait que de forces tout à
fait insuffisantes pour faire respecter son autorité, se
139
contentait de recevoir des cheikhs une allégeance
purement formelle... Les autorités turques n'avaient
absolument aucun moyen de pression légale. Leurs
ordres devaient passer par le Kayemmakam, et étaient
donc obéis ou non, selon le tempérament et les idées
de ceux à qui ils étaient transmis... Etant donné que
chaque année qui passait semblait apporter aux
cheikhs druzes la confirmation de plus en plus évidente
de leur pouvoir, et l'impunité de leurs actions, ils
continuèrent à se permettre des libertés et des
licences sans retenues. Chargés de collecter les impôts
impériaux, ils se les appropriaient pour leur usage
personnel. Ils construisaient des maisons, achetaient
des terres, mettaient en fermage des terres de la
couronne, possédaient des chevaux magnifiquement
caparaçonnés, tout cela avec de l'argent sorti
subrepticement des coffres de l'état. Bien qu'on leur
demandât plusieurs fois de rendre des comptes, ils
réussissaient toujours à éluder la question, et même
finalement à éviter de rendre des comptes. Si leur
Kayemmakam, désespéré par ces perpétuels arriérés
d'impôts... s'aventurait à leur envoyer des cavaliers
pour leur demander un acompte, si minime soit-il, sur
ce qu'ils devaient, ou bien il laissait ces envoyés libres
jusqu'à ce que, fatigués d'attendre vainement ils s'en
aillent; ou bien quand ceux-ci se montraient
désagréablement tenaces, ils les expulsaient sans
cérémonies48.
48
Ibid., p. 109-10.
140
Comme le gouvernement abusif des chefs féodaux druzes
pesait lourdement sur les chrétiens de leurs districts, le
consulat français insistait ouvertement pour que ces districts
soient retirés à leurs maîtres druzes et placés, comme Dayr alQamar, sous l'autorité de gouverneurs turcs nommés par le
pacha de Sidon. Cette suggestion ne fut jamais sérieusement
envisagée par la Porte; néanmoins elle augmenta la défiance
des druzes à l'égard de l'intervention des Ottomans et des
Français et les rendit plus dépendants du soutien britannique.
L'antagonisme druze contre les Turcs culmina en 1852. Cette
année-là, la Porte demanda une conscription générale des
druzes, ce qui provoqua une réaction immédiate. Quittant
leurs villages et leurs champs à la fin du printemps, les druzes
formèrent comme d'habitude des bandes et se retirèrent dans
les montagnes accidentées de Wadi al-Taym et du Hawran, où
ils se déclarèrent en rébellion. Des troupes ottomanes furent
immédiatement envoyés contre eux; mais les insurgés
réussirent à repousser l'attaque turque et bloquèrent ensuite
les routes partant de Beyrouth et du Hawran vers Damas.
Incapables de faire face seules aux druzes, les autorités
ottomanes essayèrent, selon la tactique d'Ibrahim Pacha, de
soulever les chrétiens contre eux. A ce moment, le consul
français à Beyrouth s'en mêla, pressant les chrétiens du Liban
de ne pas se lancer dans une lutte sectaire qui ne pourrait leur
amener que des ennuis; en conséquence, seuls quelques
heurts mineurs eurent lieu entre les maronites et les druzes.
En automne les Ottomans changèrent de tactique et ils
laissèrent les insurgés en paix. Peu après, le consulat
britannique à Beyrouth arrangea une réconciliation entre les
autorités ottomanes et les chefs druzes, et les rebelles druzes
furent autorisés à rentrer librement chez eux.
141
Après 1852, la politique que les Ottomans adoptèrent vis-à-vis
des druzes changea. Ne réussissant pas à s'opposer à Sa'id
Janbalat et à l'influence britannique, les autorités ottomanes à
Beyrouth tournèrent le dos au consulat français et se mirent à
cultiver avec enthousiasme l'amitié des druzes, laissant Amin
Arslan au poste de Kayemmakam tout en épousant la cause de
Sa'id Janbalat. Un premier signe du renouveau de l'amitié
entre Ottomans et druzes se manifesta en 1853, lorsqu'un
contingent druze de trois mille hommes fut organisé et placé
sous la direction d’Amin Arslan lui-même pour prendre part à
la guerre de Crimée. Le fait que ce contingent ne quitta jamais
le Liban n'affecta pas sérieusement l'amélioration des
relations entre les deux parties. Quatre ans plus tard, en
septembre 1857, la nomination de Khurshid Pacha à Beyrouth
devait rapprocher encore les Ottomans et les druzes, car le
nouveau pacha déploya, dès le début, de grands efforts pour
attirer les druzes du côté des Ottomans en faisant
discrètement montre de compréhension et de faveur.
Vers la fin de 1857 la situation au Liban était extrêmement
complexe. Dans les districts sud, la tyrannie des chefs druzes
et de leurs agents avait amené l'antagonisme entre chrétiens
et druzes à un point critique. Les Britanniques y soutenaient
les druzes tandis que les Français y appuyaient les chrétiens.
Mais dans les districts nord la situation n'était pas moins
tendue. Là, la paysannerie maronite et le clergé s'opposaient
nettement aux familles féodales, les Britanniques soutenant
ces dernières tandis que les Français et à un moindre degré les
Autrichiens, pesaient en faveur des premiers. En même temps
les Français appuyaient le Kayemmakam au pouvoir et ses
partisans, le parti Ahmadi, alors que les Britanniques aidaient
les 'Assafi. Concurremment les Turcs encourageaient les
142
divisions dans le Kayemmakamat chrétien et soutenaient les
uns ou les autres selon les besoins de leur cause. En fait la
question libanaise était devenue un tel nid d'intrigues que le
moindre incident ne pouvait avoir lieu sans provoquer des
répercussions
dans
les
chancelleries
d'Europe,
particulièrement à Londres et à Paris. Un chef libanais s'en
plaignait en ces termes:
«Nos affaires sont devenues celles de la GrandeBretagne et de la France. Si un homme en frappe un
autre, l'incident devient une affaire anglo-française; et
il pourrait même y avoir des tensions entre les deux
pays si une tasse de café était renversée sur le sol»49.
49
Extrait d'une lettre de Yusuf Karam adressée au patriarche Boulus Mas'ad, citée
dans Yusuf Muzhir, op. cit., l, p. 604.
143
CHAPITRE V
Le Liban en ébullition
1858 – 1860
L'agitation qui avait perturbé le Liban depuis la chute de
Bashir II atteignit son paroxysme en 1858-60 dans une
flambée générale de violence qui toucha presque toutes les
régions du pays. Dans le Kesserouan, les paysans maronites se
révoltèrent contre les cheikhs féodaux maronites, soutenus
par un clergé ambitieux jaloux du pouvoir féodal. Dans le
Chouf, la Békaa et le Wadi al-Taym, les villageois et les citadins
druzes, conduits par leurs chefs féodaux et encouragés par
leurs 'uqqal, attaquèrent et massacrèrent leurs voisins
chrétiens dans un dernier effort pour réaffirmer une
suprématie druze en voie de disparition. La crise dans les deux
cas était essentiellement un soulèvement interne, produit de
tensions sociales et sectaires qui se développaient depuis
longtemps dans la région. Mais d'autres facteurs entraient
aussi en ligne de compte. Dans le pays même, l'impact des
personnalités était important, particulièrement dans le cas du
patriarche maronite Boulos Mas'ad et de ses principaux
évêques. Sur le plan extérieur, la rivalité entre les intérêts
britanniques, français et d'autre pays européens était peut
être aussi importante, de même que l'activité en faveur des
druzes de Khurshid Pacha à Beyrouth, et que l'atmosphère
générale de fanatisme religieux qui régnait dans tout l'empire
ottoman. C'était en fait une combinaison de tout cela et
d'autres facteurs qui en découlaient qui détermina la nature
et le développement des troubles au Liban, depuis les
premiers mouvements des paysans du Kesserouan à
144
l'automne 1857 jusqu'au règlement définitif de la crise en
1861.
Les événements qui amenèrent la révolte paysanne dans le
Kesserouan en 1858 avaient commencé quatre ans plus tôt en
1854, lorsque Bashir Ahmad Abu’l-Lam' succéda à son parent
Haydar Abu’l-Lam' au poste de Kayemmakam chrétien. Les
consuls britanniques et français étaient à l'époque tous deux
d'accord pour cette nomination, pensant que Bashir Ahmad
était le seul membre de cette famille capable de remplacer le
défunt Haydar au Kayemmakamat. Dans son propre peuple,
toutefois, Bashir Ahmad avait la réputation d'être un intrigant
vénal et sans scrupules et un agent des Turcs, et sa
nomination par Wamiq Pacha n'avait pas recueilli
l'approbation générale.
Le nouveau Kayemmakam s'avéra incontestablement un bon
administrateur:
Son action tendait à la justice, et il s'attacha à restaurer les
droits qui avaient été piétinés et abandonnés. Il empêcha le
fort de malmener le faible avec de la détermination et un
grand courage...50.
Mais les méthodes brutales du Kayemmakam ne plaisaient pas
à ses compatriotes. Les maronites dévots suspectaient son
christianisme parce qu'il était né druze et son manque
d'attachement à l'Eglise inquiétait le clergé. Les grecquesorthodoxes étaient aussi mécontents de sa gestion surtout
parce qu'ils convoitaient le Kayemmakamat pour un des leurs.
50
Charles Henry Churchill, op. pp. 122-3.
145
C'était toutefois les Khazen, maîtres féodaux du Kesserouan,
qui supportaient le plus mal cette nomination. Ces cheikhs
puissants, malgré leur titre subalterne, ne reconnaissaient pas
les émirs Abu’l-Lam' comme leurs supérieurs dans la société et
ils s'opposaient fortement au statut particulier qui était
devenu le leur après la chute des Shihab. En 1842, la
proposition de remplacer les Shihab par les Abu’l-Lam' à
l'émirat du Liban avait suscité de très vives protestations des
Khazen ; la même année les cheikhs Khazen avaient de la
même façon, protesté contre la nomination de Haydar Abu’lLam' à la fonction de Kayemmakam des chrétiens et ils avaient
persisté à refuser de lui obéir jusqu'en 1845. Lorsqu'après la
mort de Haydar un autre Abu’l-Lam' fut choisi pour lui
succéder, la colère des Kazvin ne connut plus de bornes.
Apparemment on faisait des Abu’l-Lam' la nouvelle dynastie
régnante et on lui donnait la préséance sur toutes les autres
familles féodales.
Les relations entre les Khazen et Bashir Ahmad ne
s'améliorèrent pas au cours des années qui suivirent sa
nomination. Rapidement les Khazen et d'autres familles
féodales maronites s'aperçurent que le nouveau
Kayemmakam « rognait leurs droits, s'attaquait à leurs
privilèges, et assumait ses fonctions en intervenant
directement dans des questions qui depuis très longtemps
avaient été de leur ressort »50. Une attitude aussi autoritaire
vis-à-vis de leurs intérêts féodaux accrut considérablement le
mécontentement de l'aristocratie maronite et renforça son
ressentiment à l'égard du Kayemmakam. Concurremment,
tandis que les Khazen et leurs collègues féodaux étaient de
plus en plus irrités par la manière dont il procédait, Bashir
Ahmad se tourna vers le clergé maronite et le peuple afin de
146
gagner leur appui en se posant en champion de la foi
catholique romaine. Apparemment les consuls français et
autrichien l'encouragèrent dans cette voie. Quoi qu'il en soit,
le Kayemmakam se mit bientôt à dresser les maronites contre
les grecques-orthodoxes et laissa se produire un certain
nombre d'incidents au cours desquels les chrétiens grecquesorthodoxes furent brutalement ou injustement traités par les
maronites. Lorsqu'il devint évident que Bashir Ahmad
cherchait l'appui du clergé maronite et des consuls français et
autrichien, le consul britannique qui avait auparavant donné
son accord pour sa nomination se retourna ouvertement
contre lui, pesant en faveur de son adversaire Bashir 'Assaf
Abu’l-Lam' qui réclamait pour lui-même le Kayemmakamat.
Rapidement, les cheikhs Khazen et Hubaysh ainsi que les
autres familles féodales du Kayemmakamat chrétien avaient
rejoint Bashir 'Assaf dans une commune opposition contre le
Kayemmakam et bien que cette alliance n'ait peut-être pas
été le fait des agents britanniques, comme on le pensait
généralement, elle bénéficiait sans aucun doute du soutien
britannique.
En réalité les cheikhs féodaux maronites avaient agi dès le
début contre Bashir Ahmad, au point qu'il avait été forcé en
1855, puis à nouveau en 1856, de prendre des mesures contre
eux et d'en faire arrêter un certain nombre. C'est peut-être à
leur instigation que les habitants grecques-catholiques de
Zahleh se rebellèrent contre le Kayemmakam en 1857,
choisissant pour défier son autorité un shaykh shabab (chef de
la jeunesse)51 et un conseil de six sages gérant les affaires de
51
Un Shaykh shabab était l'homme fort d'un village, appelé ainsi parce que son
pouvoir s'appuyait sur une troupe armée de jeunes gens (Ar. shabab). Le shaykh
147
la ville. Bashir Ahmad dut aller à Zahleh en personne pour y
rétablir un semblant d'ordre. Mais par cette rébellion les
habitants de Zahleh donnèrent un exemple d'indiscipline aux
citadins chrétiens d'autres régions, surtout le Kesserouan, où
des soulèvements populaires s'organisèrent rapidement non
pas contre le Kayemmakam, mais contre les cheikhs féodaux
locaux. On soupçonna alors le Kayemmakam d'en être
l'instigateur. A Ghazir, où eut lieu le premier des soulèvements
du Kesserouan, les habitants se proclamèrent en rébellion
contre leurs cheikhs Hubaysh, rejetèrent leur autorité et, à la
manière des gens de Zahleh, élièrent un shaykh shabab pour
gérer les affaires de la ville. Les partisans des cheikhs prirent la
défense de leurs maîtres et se heurtèrent aux rebelles,
ouvrant la voie à l'intervention du Kayemmakam qui punit les
deux camps.
Mais les incidents de Ghazir n'étaient qu'un début. Vers la fin
de 1857 les cheikhs Hubaysh et Khazen avaient fait cause
commune avec Bashir 'Assaf et ses partisans et le parti féodal
commençait à mettre en chantier une campagne d'agitation
contre Bashir Ahmad. En mars 1858, une réunion générale des
féodaux qui rassemblait tous les adversaires du Kayemmakam
se tint au village de Zuq al-Kharab, dans le Kesserouan, à
l'issue de laquelle on envoya une délégation se plaindre
auprès des consuls européens à Beyrouth. Les délégués
rédigèrent une pétition contre le Kayemmakam et la
présentèrent non seulement aux divers consulats européens,
mais à Khurshid Pacha qui remplaçait à présent Wamiq Pacha
au vilayet de Sidon. La pétition n'ayant suscité aucune
shabab lui-même n'était pas nécessairement jeune; c'était fréquemment un
homme d'âge moyen.
148
réponse, les adversaires de Bashir Ahmad organisèrent un
second rassemblement dans le Matn, au village de Bhannis,
peu éloigné du village de Brummana où résidait le
Kayemmakam. Le parti féodal adopta cette fois une attitude
tellement menaçante que Bashir Ahmad dut s'enfuir à
Beyrouth et ne revint à Brummana que sur l'ordre de Khurshid
Pacha, avec une compagnie de troupes ottomanes pour le
protéger. Mais à ce moment-là le Kayemmakam avait perdu
tout contrôle sur son territoire. Les districts chrétiens étaient
dans la confusion la plus totale, car les cheikhs féodaux
défiaient l'autorité du Kayemmakam dans le temps même où
leurs paysans se préparaient à se révolter contre eux. Sous la
pression de l'ambassade britannique à Istanbul, la Porte
envoya une commission spéciale examiner la situation et
envisager les moyens de rétablir l'ordre.
mais comme toutes les commissions spéciales turques,
surtout celles que suscitaient des remontrances
européennes, elle fut un échec total... L'objectif des Turcs
était de montrer qu'aucun gouvernement sauf le leur ne
pouvait réussir au Liban, et plus le Liban s'enfonçait dans le
désordre et la confusion, plus ils espéraient être proches de
leurs fins52.
Il s'avéra que ce fut le mouvement paysan dans le Kesserouan
et non la rébellion féodale contre Bashir Ahmad qui domina
les événements des deux années à venir dans le nord du
Kayemmakamat. Au printemps 1858, tandis que les cheikhs
féodaux et les partisans de Bashir 'Assaf s'activaient à
organiser leurs rassemblements et à rédiger leurs pétitions
contre le Kayemmakam, les paysans des divers villages du
52
Charles Henry Churchill, op. cit., p. 45
149
Kesserouan se rencontraient dans leurs propres réunions pour
discuter de leurs griefs contre les maîtres de leurs terres. Les
jeunes hommes de chaque village s'unirent et s'organisèrent
sous la conduite d'un shaykh shabab afin de défendre leur
communauté contre les injustices des féodaux et leur
oppression, domaines dans lesquels s'illustrait en particulier la
famille Khazen.
Car les Khazen ne tenaient absolument plus compte de leurs
sujets, ni même des plus respectables d'entre eux. Ils
avaient coutume de dire que le paysan comme ses
possessions leur appartenait, sans lui témoigner la moindre
considération. Les plus importants des Khazen insultaient
les gens les plus honorables, quand ils ne les
emprisonnaient pas ou autres choses du même ordre…53
C'était en fait dans les districts Khazen du Kesserouan que
l'exaspération des paysans contre les seigneurs féodaux était
la plus grande et que le mouvement prit plus tard une forme
violente.
Inconscients du véritable motif de ces rassemblements
paysans, les Khazen les encouragèrent tout d'abord, pensant
que les bandes paysannes qui s'organisaient dans les divers
villages leur seraient utiles pour s'opposer au Kayemmakam.
Mais il ne fallut pas longtemps pour que la véritable nature du
mouvement paysan apparaisse clairement. Vers la fin de l'été
les hommes de 'Ajaltun, l'un des plus grands villages des
domaines des Khazen, invitèrent leurs cheikhs féodaux à les
rencontrer dans leur village. Les Khazen acceptèrent
l'invitation et la réunion eut lieu en septembre. Mais lorsque
53
AI-'Aqiqi, comme l'a traduit Malcolm H. Kerr, op. cit., p.45.
150
les villageois de 'Ajaltun exposèrent leurs doléances aux
cheikhs, ces derniers restèrent de marbre. Les villageois
assurèrent leurs maîtres féodaux qu'ils ne leur voulaient
aucun mal, qu'ils voulaient «qu'ils soient comme ils l'avaient
été auparavant, et qu'ils n'avaient aucunement l'intention de
leur faire du mal ou de changer quoi que ce fût»54. Mais les
Khazen étaient décidés à ne faire aucune concession et la
réunion se termina sans aucun résultat concret. Au contraire,
l'attitude inamicale de certains des cheikhs Khazen à cette
occasion et les menaces qu'ils proférèrent contre les gens en
général ajoutèrent à l'amertume que ceux-ci éprouvaient à
l'égard des seigneurs féodaux. Dès que la réunion fut
terminée, des troubles éclatèrent dans un certain nombre de
villages; conduits par leur shaykh shabab, les hommes de
chaque village se dressèrent pour manifester contre les
propriétaires de leurs terres. Dans de nombreux cas, les
cheikhs Khazen furent attaqués et frappés et un certain
nombre d'entre eux durent s'enfuir de leur domicile.
Confrontés à un tel assaut, les Khazen essayèrent d'organiser
la résistance et pour cela se réunirent plusieurs fois, mais leurs
points de vue divergeaient et ils ne pouvaient se mettre
d'accord facilement. Ils essayèrent d'obtenir le soutien
d'autres familles féodales chrétiennes et envoyèrent
également des messages aux Janbalat, aux Talhuq et à
d'autres cheikhs féodaux druzes en leur demandant de l'aide;
mais leurs efforts dans ce sens ne furent pas couronnés de
succès. Finalement, ils ré-ouvrirent les négociations avec les
dirigeants paysans et leur demandèrent de présenter leurs
propositions. Les paysans exigèrent en premier lieu que
54
Ibid., p. 47.
151
certains impôts féodaux soient abolis, que l'autorité féodale
du district ne soit exercée que par trois membres de la famille
Khazen et que les "autres soient égaux au peuple", Mais à
peine les Khazen avaient-ils accepté ces revendications que les
paysans les rejetèrent et avancèrent des exigences encore
plus extravagantes. Les tentatives de médiation restèrent sans
résultat car, tandis que les Khazen refusaient de faire toute
concession supplémentaire, les exigences des paysans
devenaient de plus en plus exorbitantes. A ce moment Salih
Sfayr, le shaykh shabab de 'Ajaltun jusque-là à la tête du
mouvement paysan, s'alarma à la perspective de la violence et
abandonna son commandement. Pour le remplacer les chefs
paysans choisirent Taniyus Shahin de Rayfun, maréchal ferrant
quasi analphabète de quarante-trois ans, qui, d'après certains
contemporains n'avait guère pour lui que sa grande taille, ses
muscles et son caractère violent.
Taniyus Shahin accepta de devenir shaykh shabab de son
village et chef général du mouvement paysan en imposant ses
conditions.
Il commença ensuite à se comporter d'une manière qu'on
n'attendait pas de lui, haranguant la famille Khazen dans des
discours officiels et enthousiasmant les paysans. Il apparaissait
aux gens comme leur sauveur, leur apportant tout ce qu'ils
demandaient dans tous les domaines. Il leur suscita un répit
de la part des cheikhs comme ils le souhaitaient; il circula un
peu partout et fut follement acclamé par tous. Dans chaque
village où il se rendait, les gens lui préparaient une magnifique
réception dans la joie, les festivités et à grand renfort de
152
salves de fusils, comme s’ils s’agissaient de la visite d'un
seigneur chez ses sujets55.
De fait, l'ambitieux chef paysan, que les observateurs
britanniques et français décrivirent (peut-être peu
charitablement) comme un bandit à la personnalité
méprisable se mit bientôt à prendre des airs supérieurs et à
être appelé par ses partisans «Sheikh» et «Bey».
Peu après l'élection de Taniyus Shahin comme chef de la
révolte paysanne du Kesserouan, celle-ci commença vraiment,
en janvier 1859. Les cheikhs Khazen, ayant perdu tout espoir
d'arriver à un accord avec les paysans, demandèrent à
Khurshid Pacha d'intervenir, ce qui constitua un prétexte
commode pour la révolte. Une rumeur circula immédiatement
selon laquelle les Khazen, de connivence avec le
gouvernement, préparaient la ruine du Kesserouan; sur ce, les
paysans se réunirent et décidèrent d'expulser du district
l'ensemble de la famille Khazen, hommes, femmes et enfants.
Cette décision fut rapidement mise en application. Conduits
par Taniyus Shahin et par les autres chefs de village sous ses
ordres, les paysans tombèrent sur les Khazen partout où ils
pouvaient les trouver, les chassant de leurs maisons et les
poursuivants tandis qu'ils s'enfuyaient en direction de
Beyrouth. Il y eut des scènes d'une grande violence et du sang
répandu, et les hommes sur lesquels les Khazen comptaient
pour les défendre ne firent pas un geste en ce sens. Il devint
rapidement évident que Taniyus Shahin et ses hommes
bénéficiaient du soutien moral des autorités ottomanes de
Beyrouth, sans compter l'appui du consulat français et la
55
Ibid., p. 49.
153
faveur inefficace du Kayemmakam maintenant sans pouvoir.
Pendant que l'insurrection se poursuivait durant le mois de
février, une petite compagnie de troupes ottomanes fut
cantonnée dans divers villages du Kesserouan puis retirée peu
après; Khurshid Pacha n'alla pas plus loin pour rétablir l'ordre.
Dans le même temps, le patriarche Boulos Mas'ad et les
principaux membres du clergé, qui se posaient ouvertement
en médiateurs, soutenaient en secret la cause paysanne, bien
qu'ils fussent constamment alarmés par les ambitions
personnelles de Taniyus Shahin.
Au début du printemps, les Khazen avaient été complètement
évincés du Kesserouan :
Les gens commencèrent alors à piller les biens des shaikhs56,
coupant les forêts, pénétrant par effraction dans les
châteaux, s'emparant des récoltes de soie, de blé, d'huile et
de raisin et de tout ce qui pouvait leur tomber sous la
main... A chaque fois qu'ils découvraient un serviteur des
sheikhs ramenant quelque chose à son maître, ils lui
tendaient une embuscade, s'emparaient de ce qu'il
transportait, et l'insultaient. Puis à l'époque de la moisson
en 1859, les gens dressèrent des listes des choses qui leur
avaient été prises par les sheikhs, et s'employèrent ensuite
à récupérer certains de ces biens - et il nous est bien
impossible de savoir si ces réclamations étaient justifiées ou
non. Taniyus Shahin rassembla une partie de ce que
détenaient les sheikhs des districts côtiers et montagneux,
dont du blé et de la soie, qu'il stocka dans sa maison. Il mit
ces provisions à la disposition des gens qui passaient chez
lui, leur fournit des chambres pour dormir, distribua des
armes et des munitions, et se comporta comme s'il était le
56
Orthographié ainsi dans la traduction publiée.
154
maître d'un grand domaine, ce qui eut pour résultat de le
faire connaître partout. Dans les villages où on ne tenait pas
compte de ce qu'il disait furent envoyés de nombreux
habitants d'autres localités pour contraindre les villageois à
obéir. Il donnait des ordres pour protéger le droit et punir
les méchants selon son bon plaisir, sans rencontrer
d'opposition, parlant avec l'autorité d'un «gouvernement
républicain». Son prestige devint considérable et ses ordres
sacrés pour tous57.
Le succès du mouvement paysan du Kesserouan suscita les
espoirs des paysans de tout le Liban, entre autres de ceux des
districts druzes. Cependant il existait là une situation
particulière. Les cheikhs féodaux du Chouf, du Gharb et du
Jurd avaient parmi leurs paysans beaucoup de druzes, comme
eux-mêmes, et bien plus encore de chrétiens. Etant donné que
les hostilités entre sectes des décennies précédentes n'étaient
pas oubliées dans les campagnes, les paysans druzes, qui se
méfiaient de leurs voisins chrétiens, hésitaient à se joindre à
eux pour se soulever contre les cheikhs druzes. A la fin de l'été
1859, il semble que dans certains villages druzes quelques
soulèvements réduits dirigés contre les seigneurs propriétaires
se produisirent effectivement; mais ceux-ci n'eurent aucune
difficulté à contrôler le mouvement. Les 'uqqal druzes,
agissant pour le compte des seigneurs, mirent en garde les
paysans druzes contre l'imminence du danger chrétien, leur
conseillèrent d'éviter la sédition et les pressèrent de ne
renoncer à aucun prix à la solidarité avec leurs chefs. Dans les
derniers jours d'août, une échauffourée eut accidentellement
lieu dans le Matn entre des chrétiens et des druzes de Bayt
Miri. Ce fut considéré comme un signe opportun du risque de
57
Al-'Aqiqi, comme l'a traduit Malcolm H. Kerr, op. cit., p. 53.
155
conflits à venir et rendit les druzes en particulier d'autant plus
attentifs à maintenir un front uni.
Les conditions étaient donc réunies pour que le mouvement
paysan dans les districts druzes fût lié à la division des sectes.
Antoun Dahir al-'Aqiqi, observateur maronite contemporain,
résuma clairement la situation dans cette zone à la fin de
1859 :
Tandis que la haine continuait à grandir entre les sheikhs et
le peuple (dans le Kesserouan),... des différends naquirent
entre les chrétiens et les druzes de la région du Chouf. La
raison en était qu'une partie de la population de cette
région souhaitait se débarrasser des propriétaires terriens...
et qu'elle s'engagea donc dans une série de méfaits. Les
sheikhs druzes l'apprirent et se mirent à opprimer le peuple
par des moyens détournés et à attiser les troubles entre les
deux sectes. Une querelle éclata entre celles-ci, dont la
cause apparente était une collision entre deux bêtes de
somme, l'une menée par un chrétien et ['autre par un
druze58. Soutenus par leurs compagnons, ils se battirent, se
frappèrent avec des armes de combat et il y eut des blessés
dans les deux camps. Les deux factions donnèrent l'alarme,
et une bataille s'ensuivit... Après cet incident, des réunions
se tinrent entre les deux sectes, et à l'intérieur de chacune
d'entre elles. Une délégation de prêtres se rendit auprès de
Sa Béatitude le Patriarche Boulos Mas'ad, qui était à cette
époque le Patriarche des maronites; celui-ci interdit la
répétition de ces déplorables incidents. Mais, dans le même
temps, Son Eminence l'évêque Tubiya 'Aoun de Beyrouth
soutenait les chrétiens et protestait auprès des consuls.
58
L'échauffourée de Bayt Miri du 30-31 août 1859. Charles Henry Churchill, op. cit.,
p. 132, déclare que «la cause originelle fut une querelle entre un garçon druze et
un garçon chrétien». Mais les deux versions sont corroborées par d'autres sources.
156
L'agitation augmenta dans le Chouf et dans les régions de
Jazzin et de Dayr al-Qamar. Les chrétiens de ces districts
lancèrent aux gens du Kesserouan en la personne de
Taniyus Shahin, un appel leur demandant s'ils pourraient
compter sur leur aide. Taniyus Shahin répondit qu'il...
pouvait rassembler environ 50.000 hommes si besoin était.
Les chrétiens... du Chouf, rassurés, commencèrent à
provoquer des incidents. Les druzes, pour leur part,
organisèrent une multitude de réunions et de consultations
parmi eux dans toutes les localités, prenant langue avec les
druzes du Hawran, de Hasbayya et de Syrie, passant des
accords secrets pour unir leurs forces. Les autorités
ottomanes les renforcèrent en leur donnant des armes, ce
dont le gouvernement anglais était averti. Les deux camps
firent des préparatifs et s'organisèrent pour le moment où
éclateraient les troubles59.
De fait, après l'échauffourée armée entre chrétiens et druzes à
Bayt Miri les 30 et 31 août, l'affrontement entre sectes au
Liban n'était plus qu'une question de temps:
« Pendant tout l'automne et l'hiver, les deux camps
accélérèrent leurs préparatifs. Le gouvernement de
Beyrouth aurait pu arrêter ce processus à tout moment et
interdire l'importation d'armes et de munitions. Mais pour
une raison inconnue il n'intervint pas60 ».
Dans les villes et les villages à prédominance chrétienne, les
jeunes s'organisèrent en bandes armées, conduites chacune
par un shaykh shabab, et adoptèrent un uniforme spécial; ils
allaient d'un endroit à l'autre, exhibant leurs armes et clamant
59
60
Malcolm H. Kerr, op. cit., pp. 55-57.
Henry H. Jessup, Fifty-three Years in Syria (New York), I, p. 166.
157
leur détermination à exterminer les druzes. Le
commandement chrétien revenait dans chaque district à un
shaykh shabab suprême, qui avait la liste des noms de tous les
hommes placés sous son autorité et gardait le contact avec les
autres chefs du district. A Beyrouth, l'évêque Toubiyya 'Aoun61
organisa une «Ligue des jeunes hommes maronites»62 et
provoqua les druzes de façon irresponsable, tandis que «les
maronites riches se cotisaient pour acheter des armes et des
munitions qu'ils distribuèrent à leurs coreligionnaires des
montagnes»63. Pendant ce temps-là, les druzes se préparaient
aussi pour le conflit imminent, mais contrairement aux
chrétiens ils s'y employaient en secret. De nombreux
observateurs, tels que le Colonel Charles Churchill, étaient
convaincus qu'ils le firent avec la complicité patente de
Khurshid Pacha:
Plusieurs cheikhs druzes prirent l'initiative inhabituelle de
passer l'hiver 1859-1860 à Beyrouth. Ils y eurent de longues
et fréquentes conférences quasi quotidiennes avec les
autorités turques. Il ne pouvait y avoir aucun doute sur
l'objet de ces réunions; et bien que les détails discutés
fussent demeurés bien sûr inconnus, l'essentiel transpira, à
savoir que les druzes avaient été appelés à se préparer pour
une action extrêmement responsable et importante, qu'ils
avaient répondu à cet appel dans un esprit de dévotion
absolue au Sultan, mais qu'ils avaient pris la liberté de faire
observer qu'ils ne pouvaient accepter de telles
responsabilités ni s'engager dans une telle action sans une
approbation explicite et des instructions claires et définies
de Constantinople. Au début du printemps 1860 ils
61
Orthographiée 'Aun dans une citation de Malcolm H. Kerr. Voir citation p. 167.
Henry H. Jessup op. cit., p. 165.
63
Charles Henry Churchill, op. cit., p. 137.
62
158
rentrèrent chez eux. Au mois d'avril Khurshid Pacha reçut de
Constantinople des dépêches qui parurent mettre fin pour
lui à une attente désagréable. Il en parla avec assurance et
entrain. La rumeur courut même dans le sérail qu'un firman
était arrivé qui ramènerait bientôt les Giaours à la raison64.
Début mai, une agitation générale régnait dans les districts
druzes du Liban:
L'annonce de nouvelles avanies et de nouveaux meurtres
arrivait constamment : deux chrétiens tués au pont d'Aouali
près de Sidon, quatre druzes tués à Medairij sur la route de
Damas, trois chrétiens au pont de Jisr el Kadi; deux jeunes
musulmans à Jounieh au nord de la rivière Kalb près de
Beyrouth; des muletiers transportant de la farine à Deir el
Qamar arrêtés par les druzes, les grandes routes devenues
partout dangereuses. Le chef druze, Saïd Bey Joumblatt,
tenait conseil sans désemparer, et ses partisans affluaient
de partout65.
Pour leur part, les chrétiens ne manquaient absolument pas
de préparation face au conflit maintenant imminent; leurs
chefs n'avaient jamais cessé de se vanter de leurs cinquante
mille hommes avec lesquels ils étaient persuadés d'écraser par
le simple effet du nombre les douze mille druzes armés du
pays. Pourtant, l'agitation avait à peine commencé dans les
districts druzes que les chrétiens furent saisis de panique. Des
familles entières désertèrent leurs villages pour chercher un
refuge dans des forteresses chrétiennes comme Dayr alQamar, Jazzin et Zahleh, abandonnant leurs maisons au pillage
64
65
Ibid., pp. 138-9.
Henry H. Jessup, op. cit., p. 167.
159
et à l'incendie. Dans bien des cas, les réfugiés furent rejoints
et dévalisés par des druzes armés avant de pouvoir atteindre
leur destination.
Dans la deuxième moitié de mai, les chrétiens du district du
'Urqub, dans le territoire des cheikhs 'Imad, quittèrent leurs
villages en masse et s'enfuirent vers Zahleh. En chemin, ils
furent poursuivis par des druzes qui depuis quelque temps
s'étaient rassemblés en grand nombre à Mukhtara et qui leur
tirèrent dessus. En représailles, une force chrétienne de trois
mille hommes venue de Zahleh traversa la chaîne du Liban
pour attaquer les druzes à 'Ayn Dara, à l'extrémité nord du
'Urqub, le 27 mai. Un petit groupe de six cents druzes, conduit
par le cheikh Khattar al-'Imad, se porta à leur rencontre sur la
route de Damas et il en résulta un affrontement féroce. A la
fin de la journée, les chrétiens faisaient retraite en
débandade. Les druzes s'employèrent alors à ravager le
district du Matn, de l'autre côté de la route de Damas, et ils
incendièrent un certain nombre de villages chrétiens.
La nouvelle de la défaite chrétienne de 'Ayn Dara n'était
probablement pas parvenue jusqu'au Kesserouan lorsque les
chrétiens de cette région se mirent à prendre des précautions.
Le jour de la bataille, le chef paysan Taniyus Shahin,
accompagné d'une foule de partisans, descendit de Rayfun et
avança le long de la côte vers Beyrouth, s'arrêtant à Antilyas.
De là, le 28 mai, un petit groupe de trois cents hommes fut
envoyé pour protéger les émirs Shihab de Baabda et de alHadath, au sud-est de Beyrouth. A ce moment-là, Khurshid
Pacha avait, avec cinq cents soldats turcs et deux cents
irréguliers, quitté la ville et pris position près de là, à
Hazmiyyeh, sur la route de Damas. Lorsque les renforts
160
envoyés par Taniyus Shahin arrivèrent à Baabda, Khurshid
Pacha pressa les Shihab de demander leur rappel immédiat,
car ils «coupaient ses lignes de communication»66. Les Shihab
examinèrent sans attendre le vœu du Pacha, croyant qu'il
assurerait lui-même leur protection en cas d'attaque druze,
comme en fait il l'avait promis. De toute façon, la troupe du
Kesserouan qui était arrivée à B'abda, outre qu'elle était très
indisciplinée, était trop réduite pour être efficace. Les Shihab
pensaient probablement que sa présence continuelle parmi
eux s'avèrerait à long terme une gêne plutôt qu'une aide.
Mais à peine s'était-elle retirée de B'abda que les druzes
attaquèrent en force la ville et son district. On dit que les
troupes turques de Hazmiyyeh leur indiquèrent le moment
propice pour l'attaque en tirant un coup de canon. A la suite,
les forces druzes du Gharb, menées par les Talhuq et les Abu
Nakad, descendirent de leurs montagnes le 30 mai et
fondirent complètement par surprise sur les chrétiens de la
plaine. En quelques heures les villages du district de B'abda
étaient tous en flammes et toute la population chrétienne
avait fui vers Beyrouth. B'abda, al-Hadath et leurs environs
étaient abandonnés au pillage; les troupes irrégulières turques
se joignirent au vol, au pillage et au massacre de nombreux
fugitifs chrétiens.
L'attaque de B'abda et de son district prit tout à fait au
dépourvu les chrétiens de cette région. Une source chrétienne
contemporaine raconte :
66
Iskandar Abkarius, The Lebanon in Turmoit, Syria and the Powers in 1860 .. Book
of the Marvets of the Time Concerning the Massacres in the Arab Country. ..
traduitparJ.F.Scheltemav(NewHaven, 1920),p.66.
161
Les hameaux et les villes de ce district n'avaient pas plus de
six cents hommes... et au bout de peu de temps... le groupe
des chrétiens fléchit, se retrouva désorganisé, désorienté et
abasourdi, au point qu'ils furent incapables de poursuivre la
lutte et partirent dans tous les sens. Ils battirent en retraite
... mais en débandade, dans une déroute totale67.
De fait, la panique s'était répandue parmi les chrétiens des
districts de B'abda et du Gharb plusieurs jours avant l'attaque
du district de B'abda ; l'état d'esprit des chrétiens de ces
districts est décrit avec précision par le missionnaire américain
Henry Harris Jessup, qui vivait à l'époque à 'Abay, siège des
Abu Nakad:
Le samedi 26, nous hissâmes un drapeau américain audessus de la maison au cas où les hordes de Hauran
envahiraient ce district, car nous ne craignions pas les
druzes libanais. Toute la population vivait dans
l'appréhension. Des groupes de druzes armés, à pied et à
cheval, allaient de village en village, chantant leur étrange
chant de guerre... Le dimanche 27 mai... nous descendîmes
à la petite église située en-dessous de la maison de M.
Calhoun... C'était mon tour de prêcher. Je regardai le
groupe de visages anxieux. J'avais commencé le service et
étais en train de lire le premier verset de «Ma foi se tourne
vers Toi», « Arãka fil eeman», lorsque retentit tout proche
un coup de feu, suivi d'un cri, qui fit sursauter toute
l'assistance. A ce moment précis, un homme passa en
courant devant la porte de l'église en criant « Abou Shehdan
a été tué, Fuyez, fuyez pour vous sauver » L'église se vida en
un instant. Les protestants, les grecs et les maronites
s'étaient mis d'accord auparavant pour qu'au cas où un
67
Ibid., pp. 67-8.
162
chrétien serait tué à 'Abeih ils se sauvent tous en masse en
empruntant la pente escarpée de la montagne, longue de
six miles jusqu'à Moallakah, un bourg maronite de la côte à
douze miles de Beyrouth. Ainsi ils ne perdirent pas de temps
à se réunir. Toute la population chrétienne mâle s'enfuit,
sautant les murs, les terrasses, les vignobles, traversant les
pinèdes, dévalant les parois rocheuses et évitant les
routes... Kasim Beg [Abu Nakad] arriva très rapidement avec
les sheikhs druzes et expliqua l'affaire à M. Calhoun et à
moi-même. Il dit qu'au cours de la guerre civile de 1845,
Abu Shehdan avait tué un druze de Binnai, petit village
druze à deux kilomètres de 'Abeih de l'autre côté de la
montagne, et que sa famille avait attendu quinze ans
l'occasion de se venger, et que ce matin-là un petit groupe
des siens s'était glissé chez lui, l'avait surpris et l'avait tué. Il
dit qu'il le regrettait profondément, qu'il avait chassé ces
hommes, et qu'il nous garantissait qu'il n'y aurait plus de
fusillades à 'Abeih. Mais ses nouvelles assurances arrivaient
trop tard. Il ne restait pas un homme ou un jeune garçon
dans tout le village. Etant donné que les druzes ne
touchaient jamais aux femmes pendant leurs campagnes,
les femmes et les filles chrétiennes étaient toutes restées68.
L'attaque druze sur B'abda et son district causa des
destructions matérielles considérables, mais peu de pertes
humaines. Quelques fugitifs chrétiens ayant quitté leurs
villages pour se réfugier à Beyrouth furent interceptés et tués
par des druzes ou massacrés par des irréguliers turcs. Parmi
les tués, on compta quelques émirs Shihab, dont l'ex Bashir III,
alors vieillard aveugle de quatre-vingt-cinq ans. Le London
Times du 27 juillet relata les circonstances de sa mort:
68
Henry H. Jessup, op. cit., pp. 168-70.
163
« Alors qu'il avait quitté sa maison conduit par ses
serviteurs, il fut attaqué. Ces derniers s'enfuirent et
l'abandonnèrent. Les maraudeurs lui coupèrent la gorge et
lardèrent son corps de coups d'épées »69. Mais ces cas
constituèrent des exceptions. D'un autre côté, l'incendie des
villages des districts du Matn et de B'abda remplit Beyrouth
« d'une foule de malheureux fugitifs, allongés partout de-ci
de-là sous les arbres, certains ensanglantés, d'autres nus,
tous dans le plus grand dénuement »70.
La communauté européenne de Beyrouth fut surprise par
l'afflux soudain de fuyards et organisa immédiatement un
programme d'aide. On lança des demandes pressantes de
fonds en Europe et aux Etats-Unis, tandis que le 1er juin les
consuls européens de Beyrouth se rendaient en groupe à
Hazmiyyeh pour protester auprès de Khurshid Pacha à propos
de son étrange conduite. Les consuls pressèrent le pacha
d'intervenir et d'arrêter le conflit; en réponse, le pacha
exprima son désir profond de mettre fin aux hostilités et
soutint avec véhémence que ce qu'il appelait le comité, établi
à Beyrouth, dans le but d'acheter et de distribuer des armes
aux chrétiens, était le responsable de la guerre; menaça
même d'en arrêter les membres et conclut en demandant aux
consuls de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour
empêcher les maronites d'envoyer de l'aide à leurs
compatriotes, déclarant que pour sa part il donnerait des
ordres pour que les druzes cessent leur guérilla71.
69
Cité en note dans la traduction d’Iskandar Abkarius, op. cit., p. 58, n. 56.
Henry H. Jessup, op. cit., p. 173.
71
Charles Henry Churchill, op. cit., p. 147.
70
164
Les consuls acceptèrent cette suggestion et conseillèrent
dorénavant continuellement la modération aux chrétiens;
ceux-ci, apeurés, étaient tout à fait d'accord pour tenir
compte de ce conseil. Il est possible que Khurshid Pacha tint
aussi parole et pressa les druzes de mettre fin à leurs
attaques; s'il le fit, il ne dut absolument pas se trouver en
posture d'imposer ses exigences, car les druzes, encouragés
par leurs premières et faciles victoires, continuèrent leurs
opérations avec ce qui devint rapidement une férocité
débridée.
Quel était le secret de la flagrante témérité des druzes à cette
époque et de la couardise apparemment inexplicable des
chrétiens? Les chrétiens, certes, étaient beaucoup plus
nombreux que les druzes et considérés en général comme
leurs égaux sur le plan de la valeur militaire. Les druzes, de
fait, étaient conscients de la supériorité numérique des
chrétiens et craignaient beaucoup qu'ils ne reçoivent
éventuellement des renforts des districts du nord. Ce fut
probablement pour cette raison qu'ils attaquèrent
invariablement les villes et les villages chrétiens par surprise,
souvent avec des ruses déloyales. Heureusement pour les
druzes, les chrétiens, mal organisés, ne faisaient pas confiance
à leurs chefs, égoïstes et incompétents ; ces derniers se
querellaient constamment entre eux et étaient en général
prêts à compromettre la cause chrétienne pour leur profit
personnel. Et surtout les chrétiens manquaient de discipline :
L'infériorité des chrétiens par rapport aux druzes dans le
domaine de l'organisation militaire apparut, comme
d'habitude, dès le premier heurt. Les premiers avancèrent
dans le désordre complet, se dispersèrent à droite et à
gauche, chacun semblant suivre sa propre inspiration. A la
165
bataille qui se déroula près d’Ain Dara, ils se tirèrent même
les uns sur les autres, et tandis qu'ils se trouvaient ainsi
engagés, ils s'aperçurent qu'ils avaient été débordés sur
leurs flancs et presque encerclés par l'ennemi. Les druzes,
au contraire, se déplaçaient régulièrement vers des points
donnés, sous la direction de leurs chefs, auxquels ils
accordaient l'obéissance la plus absolue. Ils surveillaient
soigneusement les postes menacés, et les renforçaient avec
une extraordinaire célérité quand ils étaient attaqués72.
De plus, il ne faut pas oublier que la lâcheté dont firent preuve
les chrétiens libanais en 1860 reflétait une peur qui régnait à
l'époque parmi tous les chrétiens de l'empire ottoman.
Pendant les dix-septième et dix-huitième siècles, les sujets
chrétiens du sultan étaient en général devenus riches et
influents et avaient établi avec l'Europe d'étroits contacts
commerciaux, culturels et parfois même politiques. Il s'était
donc développé, dans toutes les régions de l'Empire, des
communautés de citadins aisés dont la prospérité et la
puissance suscitaient l'envie de leurs voisins musulmans.
Quand, avec les décrets de la réforme ottomane de 1839 et
1856, le sultan reconnut le principe d'égalité entre ses sujets
chrétiens et musulmans, ces derniers furent extrêmement
courroucés. Une vague de fanatisme submergea toutes les
provinces ottomanes et, en conséquence, les chrétiens virent
partout leur vie menacée. Il semble qu'au Liban les druzes
profitèrent du fanatisme musulman ambiant; en 1860, ils
essayèrent d'apparaître comme les champions de l'Islam. Ce
faisant, ils réussirent à gagner le soutien des musulmans du
pays, comme la sympathie des garnisons turques locales et de
leurs commandants. Khurshid Pacha lui-même sympathisait
72
Ibid. , pp. 142-3.
166
apparemment avec les druzes et a peut-être aussi été
coupable de certaines des accusations moins extravagantes
portées contre lui. Dans ces conditions-là, il était tout naturel
pour les chrétiens libanais de céder à l'épouvante, malgré
leurs préparatifs. Faute d'un commandement convenable, ils
ne pouvaient que chercher de l'aide auprès des consuls
européens et ils pensèrent que seule une intervention
étrangère pouvait sauver leur cause.
Le 1er juin, jour où les consuls européens rencontrèrent
Khurshid Pacha à Hazmiyyeh, les druzes attaquèrent Dayr alQamar et le district de Jazzin. Selon le Règlement de Shakib
Efendi, la ville de Dayr al-Qamar jouissait depuis 1845 d'un
statut administratif particulier; un gouverneur turc, installé
dans le vieux palais des Shihab, gérait les affaires et on lui
avait donné une garnison spéciale pour maintenir l'ordre.
Dans ces conditions ses habitants, quoique bien armés,
préférèrent rester neutres et assurèrent les druzes de leur vif
désir de demeurer en paix avec eux. Effectivement, les
protestations d'amitié furent fréquentes des deux côtés;
pendant ce temps-là, des attaques individuelles contre des
chrétiens de Dayr al-Qamar ne furent pas vengées dans
l'intérêt de la paix. Néanmoins, vers la fin mai, les chrétiens de
Dayr al-Qamar eurent la surprise de se retrouver assiégés par
les druzes. Ils eurent à peine le temps d'organiser leur défense
et de régler leurs différends internes que trois jours plus tard,
le 1er juin, les forces coalisées des Janbalat, des 'Imad et des
Abu Nakad fondaient sur la ville. La bataille fit rage toute la
journée, les chrétiens se défendant désespérément contre
l'attaque druze, tandis que le gouverneur turc et la garnison
de la ville, refusant d'intervenir, se contentaient d'observer.
Malgré des trahisons au sein même de leurs rangs, les
167
chrétiens infligèrent des pertes considérables aux druzes mais
le lendemain, Dayr al-Qamar se rendit. Le 3 juin, Tahir Pacha,
commandant des troupes turques à Beyrouth, arriva dans la
ville pour rétablir l'ordre. Les cheikhs druzes, à sa demande,
acceptèrent de retirer leurs troupes de Dayr al-Qamar, mais
avant que le dernier druze ait quitté la ville, cent trente
maisons étaient déjà en flammes.
L'attaque druze contre le district de Jazzin fut menée sur une
plus grande échelle. Là, une bande armée de deux mille
druzes, partis du Chouf, marcha vers le sud, surprenant
complètement les paysans chrétiens du district. Le matin
même de l'attaque, Sa'id Janbalat, chef suprême des druzes,
avait fait parvenir un message garantissant aux chrétiens de
Jazzin leur sécurité. Se fiant à ces assurances, ils étaient tous
partis vaquer à leurs occupations ordinaires et procédaient à
la récolte de la soie, lorsque l'attaque druze les prit au
dépourvu. En quelques heures les druzes avaient envahi tout
le district, pillant, tuant et brûlant sans discrimination. Les
chrétiens, incapables de résister à l'attaque, quittèrent en
toute hâte leurs maisons et leurs champs et s'enfuirent avec
leurs familles vers Sidon. Ils furent poursuivis et mis en pièces
par leurs assaillants. On dit qu'environ mille cinq cents d'entre
eux furent massacrés ce jour-là, dont trois cents devant Sidon
où l'on refusa aux survivants exténués et affamés l'entrée
dans la ville. Tandis qu'ils attendaient qu'arrive de l'aide, ils
furent attaqués et dévalisés par une horde formée à la fois de
sunnites et de chiites.
Pendant la semaine qui suivit la déroute des chrétiens, le
district de Jazzin fut complètement livré au pillage et à la
violence. Dans chaque village, les maisons gui avaient été
168
désertées par leurs occupants furent incendiées, tandis que
des bandes de druzes armés écumaient la campagne,
dépouillant et tuant les trainards chrétiens. Les monastères et
les couvents que les cheikhs druzes avaient aidé les chrétiens
à construire quelques décennies auparavant étaient à présent
attaqués, pillés et brûlés; les moines restés sur place furent
massacrés et les nonnes chassées presque nues dans les
champs. A Sidon les musulmans, encouragés par l'exemple
druze, commencèrent à provoquer les chrétiens sans défense
qui vivaient parmi eux et à les menacer d'un massacre. Ces
chrétiens, frappés par le sort de leurs coreligionnaires de
l'intérieur des terres, furent terrorisés; mais l'arrivée
opportune d'un bateau de guerre anglais au large de Sidon
leur rendit confiance et imposa l'ordre dans la ville.
Dans l'intervalle, des troubles avaient éclaté de l'autre côté de
la Békaa, dans la région de Wadi al-Taym qui se trouvait à
l'époque dans le vilayet de Damas. Cette région, avec sa
population mixte de druzes et de chrétiens (surtout de
grecques-orthodoxes), avait été pendant des siècles le
domaine féodal des Shihab sunnites. Depuis quelque temps,
toutefois, un parvenu druze du nom de Salim Shams s'était
mis à contester l'autorité des Shihab et sa conduite
provocante constitua rapidement un sérieux embarras pour
ceux-ci. Depuis son quartier général du Chouf, Sa'id Janbalat,
qui était lui-même un adversaire acharné des Shihab, soutint
les prétentions de Salim Shams à Wadi al-Taym et lui reconnut
le titre de cheikh qu'il s'était attribué. Un parent de Salim,
Amin Shams, avait épousé Nayifa Janbalat, la sœur de Sa'id ;
Salim, à son tour, avait épousé leur fille et était devenu ainsi le
mari de la nièce de Sa'id Janbalat. Ainsi allié aux puissants
seigneurs du Chouf, Salim Shams se trouva bien placé pour
169
s'opposer aux Shihab à Wadi al-Taym, d'autant que la
communauté druze s'était nettement rangée de son côté.
Au printemps 1859, Sa'd al-Din Shihab de Hasbayya, le chef de
la famille, se plaignit de Salim Shams auprès de Ahmad Pacha
de Damas et à sa demande huit cents soldats turcs furent
envoyés à Hasbayya et à Rashayya pour maintenir l'ordre. A
l'arrivée de ces troupes, les druzes cessèrent leurs menées
contre les Shihab. Mais lorsqu'au début de l'été la garnison
turque fut retirée temporairement de Wadi al-Taym, les
druzes sautèrent sur l'occasion pour organiser une rébellion.
Les circonstances étaient particulièrement favorables parce
que les Shihab, craignant de rester à Wadi al-Taym sans
protection, avaient suivi les troupes turques à Damas. Les
druzes entrèrent alors en contact avec les chefs chrétiens
locaux et suggérèrent l'union des deux communautés pour
détruire la suprématie Shihab dans la région.
Il s'avéra que la rébellion druze, telle qu'elle avait été prévue,
échoua. Les chrétiens, rejetant les suggestions druzes,
demeurèrent loyaux envers les Shihab et refusèrent de
s'affranchir de leur autorité. Les druzes seuls ne pouvaient pas
faire grand-chose. A la fin de l'été les troupes turques,
accompagnées par les Shihab, rentrèrent à Wadi al-Taym.
Dans l'intervalle, Salim Shams, sentant le danger, se réfugia
dans le Chouf, laissant le commandement des druzes à sa
belle-mère Nayifa Janbalat.
L'échec de la révolte de Salim Shams augmenta l'indignation
des druzes de Wadi al-Taym, et le retour des troupes turques
dans la région suscita leur hostilité très marquée contre les
Shihab et leurs partisans chrétiens. Ahmad Bey, l'officier
170
commandant la garnison turque, ne perdit pas de temps pour
faire sentir la présence de ses troupes et à peine était-il arrivé
qu'il « s'empara d'un certain nombre de druzes qui avaient
soutenu la rébellion, les jeta en prison, les humiliant et les
traitant avec mépris ». Le triomphe des Shihab, toutefois, fut
de courte durée. Rapidement, Ahmad Bey, qui avait été
envoyé de Damas expressément dans le but de soutenir les
Shihab, fut complètement gagné au camp druze, en partie par
les manières engageantes de Nayifa Janbalat, et en partie par
les riches présents qu'il reçut de son frère Sa'id. Lorsqu'à
l'automne de 1859 Ahmad Bey fut rappelé de Wadi al-Taym à
cause des « irrégularités de sa conduite » et remplacé par
'Uthman (Osman) Bey, les druzes entreprirent immédiatement
de « gagner les faveurs du nouveau Bey et de le circonvenir
avec l'argent et des promesses »73.
Parallèlement, les relations entre les chrétiens et les druzes de
la région se détérioraient progressivement. En refusant de
s'affranchir de l'autorité des Shihab, les chrétiens avaient
suscité les soupçons des druzes, qui leur reprochaient l'échec
de leur rébellion du début de l'été. Plus tard, lorsqu’Ahmad
Bey prit des mesures répressives contre les rebelles druzes,
leurs chefs supplièrent les chrétiens de réclamer le retrait de
la garnison turque de Wadi al-Taym, attendu qu'elle n'était
plus nécessaire; les chrétiens, suspectant leurs motifs, s'y
refusèrent. Dans le même temps, l'émir Sa'd al-Din Shihab,
s'efforçant de contrebalancer la puissance grandissante des
druzes, s'était entouré « d'un parti chrétien... afin de se
maintenir au poste de gouverneur. Et ainsi débutèrent la
discorde, le conflit et les maux entre les chrétiens et les druzes
73
Ibid., p. 83.
171
dans cette région »74. L'hostilité entre les deux groupes était
déjà intense lorsque les druzes interceptèrent un jour une
lettre, envoyée par l'évêque grec-orthodoxe de Tyr et de Sidon
aux chrétiens de Rashayya, les pressant de faire cause
commune avec les autres groupes chrétiens du Liban contre
l'ennemi druze :
Il s'est tenu dans la montagne du Liban, [disait la lettre], une
réunion générale des chefs des habitants de Zahleh, Deir elQamar, Kesserouan, Jazzin et des localités avoisinantes; et
ils seront unis comme les doigts de la main contre cette
nation [les druzes], peu nombreux et faibles, pour
l'exterminer de sur cette terre qui fut autrefois celle de nos
aïeux...75
Pour les druzes, il ne pouvait y avoir aucun doute quant aux
intentions des chrétiens. « Leur rage ne connut plus de limites.
Il s'agit donc d'une guerre de religion, dirent-ils; qu'il en soit
ainsi... le pays sera à eux ou à nous. »76
Heureusement pour les druzes, 'Uthman Bey, le nouveau
commandant turc, était plus disposé que son prédécesseur à
coopérer avec eux. De fait, ses réunions avec Nayifa Janbalat,
auxquelles assistaient fréquemment des chefs druzes d'autres
régions, commencèrent bientôt à attirer l'attention. Lorsque
les chrétiens exprimèrent leur appréhension à propos de ces
réunions, « il leur donna les assurances les plus solennelles de
son amitié et de son soutien »77. Mais on ne pouvait ignorer
74
Ibid., p. 78.
Ibid., Annexe II, p. 198.
76
Charles Henry Churchill, op. cit., p. 159.
77
Ibid., p. 162.
75
172
où allaient réellement ses sympathies. Au début du printemps
1860, trois semaines avant qu'un heurt entre chrétiens et
druzes n'ait eu lieu dans le Chouf, les druzes de Wadi al-Taym
commencèrent à se préparer à la guerre. Les chrétiens qui
s'enquirent du sens de ces préparatifs furent assurés qu'ils
n'avaient aucune raison de s'alarmer. Néanmoins, voyant que
les druzes les continuaient avec une ardeur soutenue, les
chrétiens commencèrent à prendre des précautions. Pendant
la dernière semaine de mai, ils arrivèrent par centaines avec
leurs troupeaux et leurs biens à Hasbayya, venus de divers
villages du Wadi al-Taym, la plupart d'entre eux se pressant
dans le grand quadrilatère constitué par la forteresse de la
ville. La présence de la garnison turque dans la cité leur
donnait un certain sentiment de sécurité.
La panique était encore à son paroxysme parmi les chrétiens
de Wadi al-Taym lorsque, le 3 juin, les habitants de Hasbayya
découvrirent à leur réveil leur ville encerclée par les druzes. En
toute hâte les anciens décidèrent de laisser entièrement le
soin de la défense à la garnison turque et convoquèrent les
citadins à la forteresse où les émirs Shihab s'étaient déjà mis à
l'abri. Quelques centaines de jeunes hommes refusèrent de
suivre le conseil de leurs aînés; sans chef, inexpérimentés, ils
se mirent en route pour faire face à l'attaque druze. Une
demi-heure plus tard, ils étaient mis en fuite, tandis que les
druzes, « se dirigeant en masse vers un point donné,
emportaient tout sur leur passage »78. La troupe chrétienne en
déroute pénétra de nouveau dans la ville, poursuivie de près
par ses ennemis triomphants. 'Uthman Bey admit alors les
chrétiens dans la forteresse et, pour sauver les apparences, fit
78
Ibid., p. 163.
173
tirer deux salves de canons contre leurs poursuivants.
Quelques druzes et quelques fuyards chrétiens furent tués.
Mais à ce moment-là les druzes s'étaient rendus maître de la
ville ; en deux heures, les maisons chrétiennes de Hasbayya
étaient pour la plupart en flammes:
Osman Bey se rendit alors auprès de Sitt Nayifa79 et lui
demanda ce qu'elle voulait. Elle exigea d'une part une
reddition inconditionnelle des chrétiens et d'autre part la
remise de leurs armes. Avec son consentement, Osman Bey
leur donna une garantie écrite engageant l'honneur du
gouvernement pour leur sécurité personnelle... Les
chrétiens sans défense ne purent que consentir à ce triste
arrangement. Ils entassèrent leurs armes au milieu de la
cour d'honneur. Les meilleures d'entre elles furent choisies
par les druzes et les Turcs. Les autres, environ huit cents
ballots, furent chargés sur des mulets et confiés, pour être
théoriquement emmenés à Damas, à des porteurs druzes.
Ceux-ci s'en emparèrent également.80
Le 4 juin, jour où les chrétiens de Hasbayya déposèrent les
armes, une armée de mille cinq cents druzes attaqua
Rashayya, au nord. Là, les chrétiens opposèrent une résistance
courageuse. Bien que pris par surprise, ils réussirent à
rassembler leurs troupes, édifièrent des barricades et tinrent
une journée entière, infligeant de lourdes pertes à leurs
assaillants. Dans la soirée ils se trouvèrent à court de
munitions. Désespérés, ils se précipitèrent dans la forteresse
de la ville où se trouvaient les émirs Shihab et où la garnison
79
80
«Sitt», en arabe parlé, est l'équivalent de «dame» en français.
Charles Henry Churchill, op. cit., pp. 163-4.
174
turque « fit le serment de les défendre au péril de sa vie » 81.
Le lendemain, les druzes avaient occupé la ville et assiégeaient
la forteresse où les chrétiens se retrouvaient prisonniers sans
défense.
Pendant plusieurs jours les chrétiens de Hasbayya et de
Rashayya demeurèrent enfermés avec leurs familles dans les
forteresses de ces villes, brisés par la faim et l'anxiété. Les
Turcs ne leur permirent pas de s'aventurer au dehors et il
aurait été dangereux pour eux de le faire; les druzes auxquels
leur victoire ne suffisait pas, étaient impatients d'attaquer
leurs ennemis sans défense et de passer leur rage sur eux.
Pendant ce temps-là, le clergé grec-orthodoxe et les consuls
européens à Damas pressaient Ahmad Pacha, lui demandant
avec insistance d'intervenir à Wadi al-Taym et d'y rétablir
l'ordre. Voyant qu'il ne réagissait pas volontiers à ces
requêtes, ils le supplièrent de faire au moins libérer les
chrétiens de Hasbayya et de Rashayya et de les envoyer sous
escorte à Damas. En conséquence, Ahmad Pacha envoya un
ordre à cet effet qu'il fit porter par un messager spécial à
Hasbayya où il arriva vers midi le 10 juin. Dès sa réception,
'Uthman Bey le fit lire devant les chrétiens de la forteresse.
Les chrétiens furent ravis de prendre connaissance de l'ordre
du pacha. Immédiatement ils commencèrent à rassembler
leurs affaires et à se préparer au départ. Mais rapidement la
forteresse dans laquelle ils s'étaient rassemblés fut entourée
par une foule de druzes déchaînés, déterminés à ne pas
permettre à un seul chrétien de quitter la place vivant. Plus
tard on avança que les druzes, ce jour-là, agirent sur les ordres
81
Ibid., p. 165.
175
de Nayifa Janbalat qui elle-même répercutait les instructions
de son frère Sa'id. Plus probablement la foule suivait les
impulsions de sa propre passion. Pendant ce temps-là,
'Uthman Bey, agissant visiblement selon les ordres d'Ahmad
Pacha, ordonna à ses soldats de pousser tous les chrétiens de
la forteresse dans la cour centrale, puis d'enfourcher leurs
chevaux et de se placer le long des murs. Les portes furent
brusquement ouvertes.
Les druzes se précipitèrent à l'intérieur en hurlant... Et la
boucherie commença. Les druzes tirèrent d'abord une salve
générale depuis l'entrée, puis fondirent sur les chrétiens,
armés de yatagans, de haches et de serpes. La première
victime fut Yousef Reis, le secrétaire particulier de l'émir
Sa’d al-Din... L'émir Sa’d al-Din fut ensuite décapité, et sa
tête envoyée en guise de trophée à Sa‘id Bey82.
Progressivement, la masse mouvante fut sabrée... Au début,
quelques chrétiens essayèrent de s'échapper par la porte.
Les soldats turcs s'emparèrent d'eux... et les livrèrent aux
druzes; fréquemment, ils les tuèrent eux-mêmes83.
A la fin de ce carnage, on peut estimer au minimum à neuf
cent soixante-dix le nombre des chrétiens tués, y compris des
femmes.
Tandis que se perpétrait le massacre de Hasbayya, le chef du
Hawran, Ismâ’îl al-Atrash, franchissait l'Anti-Liban et pénétrait
dans le Wadi al-Taym, tuant en chemin un certain nombre de
villageois chrétiens. Le 11 juin, il atteignit Rashayya, où cent
cinquante chrétiens et la majeure partie de la famille Shihab
82
Selon d'autres sources, elle fut envoyée en guise de trophée non pas à Sa'id
Janbalat, mais à Salim Shams qui séjournait chez lui.
83
Charles Henry Churchill, op. cit., pp. 170-2.
176
étaient encore enfermés dans la forteresse. Un grand nombre
de druzes étaient déjà rassemblés autour de la place
lorsqu’Ismâ’îl al-Atrash et ses hommes arrivèrent, et les forces
druzes coalisées se pressèrent devant les portes. Après
quelques négociations avec l'officier turc responsable, les
portes furent ouvertes et les druzes purent entrer sans
rencontrer d'opposition. Pas un seul des chrétiens ni des
Shihab ne survécut. Puis les troupes druzes du Wadi al-Taym
et du Hawran, cinq mille hommes au total, entreprirent de
ravager et de brûler les villages chrétiens de la Békaa, tuant
tous les chrétiens qu'ils trouvaient, tandis que les tribus chiites
et sunnites de la région se joignaient à elles avec
empressement pour ce travail de destruction.
A la mi-juin, moins de trois semaines après qu'ait eu lieu le
premier heurt entre chrétiens et druzes, ces derniers s'étaient
rendus complètement maîtres de la situation. Le Chouf, le
Wadi al-Taym et la Békaa étaient entièrement sous leur
contrôle. Dayr al-Qamar et le district de B'abda se trouvaient
entièrement à leur merci et les chrétiens du Gharb et du Jurd
étaient heureux d'accepter la protection de leurs cheikhs
féodaux druzes moyennant une contribution en argent. De
toutes les places fortes au sud du Kesserouan seul Zahleh, « le
bouclier des chrétiens, la terreur des druzes », n'avait pas été
conquise. Selon un missionnaire américain contemporain, les
grecques-catholiques de Zahleh étaient «aussi tyranniques,
aussi injustes et presque aussi assoiffés de sang que les
hautains musulmans »84 et leur réputation de bravoure les
faisait craindre par leurs voisins non-chrétiens. « Dans un
certain rayon autour de leurs habitations, aucun chrétien, d'où
84
E.L. Porter, Five Years in Damascus (London, 1855), II, p. 279.
177
qu'il vînt, ne pouvait être insulté impunément »85. Les druzes
de Hawran et du Wadi al-Taym se rappelaient bien comment
en 1841 les guerriers de Zahleh avaient par deux fois écrasés
leurs troupes dans la Békaa. Le 27 mai, les hommes de Zahleh
avaient marché contre les druzes mais ils avaient été
repoussés à 'Ayn Dara, subissant de lourdes pertes.
Néanmoins Zahleh défiait toujours ses ennemis et, tant qu'elle
restait debout, les druzes ne pouvaient pas considérer leur
triomphe comme complet.
Après les massacres de Hasbayya et de Rashayya, tandis que
les druzes ravageaient la Békaa, les habitants de Zahleh
commencèrent à préparer leur défense et demandèrent l'aide
des chrétiens du nord Liban. Là, des chefs comme Taniyus
Shahin et Yousef Karam avaient d'importantes troupes
chrétiennes à leur disposition ; cependant, aucun n'avait
jusqu'à présent montré la moindre intention de traverser la
frontière des districts druzes. Taniyus Shahin, encore mal
assuré de sa position dans le Kesserouan, hésitait à quitter son
district et son hésitation n'encourageait pas à le faire les chefs
moins importants tels que Yousef al-Shantiri du Matn. Quant à
Yousef Karam, le cheikh d’Ihdin, il semble que, rêvant déjà
d'une nomination au Kayemmakamat des chrétiens, il n'était
pas disposé à prendre une initiative qui compromettrait sa
position auprès des Turcs. Lorsque Zahleh demanda de l'aide,
Yousef Karam répondit à cet appel et marcha sur le Matn avec
une forte troupe chrétienne. Encouragé par son exemple,
Yousef al-Shantiri rassembla lui aussi ses soldats et se prépara
à traverser la montagne pour venir en aide à Zahleh. Mais
lorsqu'en arrivant dans le Matn Yousef Karam arrêta son
85
Charles Henry Churchill, op. cit., p. 182.
178
avance, affirmant le faire sur ordre du consul français, Yousef
al-Shantiri changea immédiatement ses plans. Au lieu de
franchir la montagne, il resta dans le Matn, comme Yousef
Karam, tandis que les forces coalisées du Chouf, du Hawran et
du Wadi al-Taym, avec leurs alliés chiites et autres avançaient,
groupés, vers Zahleh.
Confiants dans des secours qui paraissaient tout proches, les
habitants de Zahleh n'attendirent pas l'attaque. Le 14 juin, ils
firent mouvement dans la Békaa, pour se porter à la rencontre
de l'ennemi, comme ils l'avaient déjà fait en 1841. Il s'ensuivit
une bataille féroce avec les druzes, et ils furent sévèrement
battus. Le lendemain, ils allèrent de nouveau à la rencontre
des ennemis qui avançaient, mais cette fois plus nombreux;
mais de nouveau ils furent vaincus. Incapables de contenir
plus avant leurs adversaires, ils se replièrent alors à l'intérieur
de leur ville et attendirent l'attaque des druzes. Ils espéraient
que dans l'intervalle Yousef Karam et ses troupes seraient
arrivés. Il y avait quatre mille hommes armés dans Zahleh.
Avec l'aide venue des districts chrétiens, la ville avait de
bonnes chances de tenir contre ses assaillants, dont le total
s'élevait presque à huit mille combattants. Mais Yousef Karam
n'arriva à Zahleh que trop tard. Lorsque les druzes attaquèrent
le 18 juin, les gens de Zahleh furent seuls pour défendre leur
ville:
Lorsque les habitants de Zahleh virent que l’ennemi les
pressait..., ils envoyèrent trois notables de la ville à Yousef
Karam, lui demandant de venir car ils n'avaient aucun autre
espoir d'être secourus. Et il leur promit d'être là le
lendemain, un dimanche. Donc le matin suivant, une petite
troupe fut envoyée à sa rencontre sur la route... Les
habitants tuèrent des animaux de leurs troupeaux,
179
préparèrent à manger pour lui et pour son armée et
l'attendirent, brûlant d'impatience. L'heure du rendez-vous
passée, et constatant qu'il ne s'était pas présenté, ils lui
envoyèrent de nouveau des émissaires pour l'informer du
péril dans lequel ils se trouvaient... Il s'excusa de son retard
et promit de venir le lendemain avec des auxiliaires et des
alliés. Ils se rassérénèrent et leur inquiétude diminua... Mais
le lendemain, lundi 18 juin, les druzes les encerclèrent
complètement, et se trouvèrent affrontés à des chrétiens
d'une grande vaillance, les hommes se ruant les uns sur les
autres. Le combat fut désespéré. L'action se poursuivit ainsi
pendant quatre heures. Les gens de Zahleh espéraient
toujours la venue de Yousef Bey Karam, qui l'avait promise.
Aussi ne prirent-ils pas toutes les précautions nécessaires
pour surveiller le côté par lequel lui et sa troupe devaient
arriver. Le Cheikh Khattar al-’Imad, l'apprit et choisit parmi
les plus braves de ses hommes une troupe qu'il fit précéder
de bannières chrétiennes... La voyant s'approcher ainsi sur
le flanc découvert, ils crurent que c'était Yousef Bey Karam
qui venait à la rescousse hommes et munitions. Ainsi,
ravivant leur espoir d'être secourus, la bonne nouvelle
circula parmi eux et ils concentrèrent leur attention de
l'autre côté. Et tandis qu'ils... caressaient cette illusion, des
fusillades éclatèrent dans le quartier haut de la ville... Et la
clameur d'hommes qui faisaient leur entrée soutenus par un
feu nourri s'éleva. Ils s'aperçurent qu'ils étaient assaillis de
l'intérieur et de l'extérieur... ils poussèrent leurs familles
devant eux... les défendant contre... leurs ennemis, et ils
abandonnèrent leurs foyers et leurs demeures. Ils prirent la
route de Baskinta et d'autres villages avoisinants du Matn,
et quelques-uns d'entre eux atteignirent la côte par
étapes86.
86
Iskandar Abkarius, op. cit., pp. 95-7.
180
Ce jour-là, grâce à leur attitude courageuse, les habitants de
Zahleh sauvèrent leur ville du massacre et la cause chrétienne
au Liban de l'ignominie totale. Mais le chute de Zahleh rendit
total le triomphe druze. Des bandes druzes écumèrent la
campagne à leur gré, sans rencontrer aucune opposition.
Quant aux chrétiens des districts mixtes, ils étaient en
majorité réfugiés à Sidon, Beyrouth, dans le Kesserouan et à
Damas. Dans le Gharb et le Jurd seulement, les chrétiens ne
furent pas maltraités, leur sécurité étant entièrement assurée
par les cheikhs Talhuq et 'Abd al-Malik. Il ne restait
pratiquement aucun chrétien dans le reste du Kayemmakamat
druze.
Parmi les grands centres chrétiens des districts mixtes, seul
Dayr al-Qamar avait échappé au pillage. S'étant rendus sans
conditions, le 2 juin, ses habitants n'avaient pas été forcés de
quitter leurs maisons. Ils restèrent dans la ville à la merci de
leurs voisins druzes, « leur force brisée et leur détermination
écrasée... On aurait dit que leur sang avait gelé dans leurs
veines et stagnait dans leurs artères...»87. Mais pour certains
druzes, la victoire sur les chrétiens ne pouvait être complète
tant que Dayr al-Qamar n'aurait pas été reprise et mise à sac.
C'était la plus riche ville de la montagne, et elle promettait un
butin considérable. De plus il restait entre les chrétiens de la
ville et leurs voisins druzes beaucoup de vieux comptes à
régler, dont certains remontaient à vingt ans. Les cheikhs Abu
Nakad en particulier n'avaient pas oublié l'irrespect que leur
avaient témoigné les gens de Dayr al-Qamar; comment en
1854, ils leur avaient interdit de construire une maison sur
leur propre propriété située tout à côté de la ville.
87
Husayn Abu Shaqra, Al-Harakat fi Lubnan (n.p. 1952), p. 131. Cet ouvrage est le
seul récit par un druze des troubles de 1860, relatés par un contemporain.
181
Le 20 juin, les druzes qui revenaient en triomphe de Zahleh
attaquèrent Dayr al-Qamar. L'attaque n'avait absolument pas
été provoquée et les assaillants ne rencontrèrent aucune
résistance:
Un druze entrait dans une maison de Dayr al-Qamar et
trouvait deux ou trois amis avec leur famille sur le tapis. Il le
tirait [de sous eux, et le maître de la maison] lui disait: «
Prends-le. Il n'y a aucune différence entre nous ». Puis [le
druze] lui disait: 'Donne-moi ton fusil'. Et il cédait ses armes,
les donnant à son ennemi druze88.
En fait, le pillage de la ville fut plus facile que les druzes ne
l'avaient imaginé: «Les druzes tuaient tous ceux qu'ils
trouvaient dans les maisons, hommes et jeunes garçons
indifféremment... taillant en pièces leurs corps à l'épée et à la
hache. Et à chaque fois qu'ils avaient fini de piller une maison,
ils l'incendiaient»89.
De nombreux chrétiens, avec familles et biens, accoururent en
foule, cherchant refuge dans l'ancien palais Shihab, où le
gouverneur turc avait établi son quartier général. Mais lorsque
le palais fut à son tour attaqué, le gouverneur ne fit aucune
tentative pour le défendre, et il s'ensuivit un massacre
effroyable. Dans la soirée plus de deux mille chrétiens de Dayr
al-Qamar avaient été tués.
88
89
Ceci d'après une source druze contemporaine (voir n. 43). Ibid., p. 131.
Iskandar Abkarius, op. cit., p. 118
182
CHAPITRE VI
Le gouvernement du Mont-Liban
1860 – 1920
La phase violente des troubles au Liban cessa avec le massacre
de Dayr al-Qamar. En moins de quatre semaines de combats,
on estimait à onze mille le nombre de chrétiens tués; quatre
mille autres périrent dans la pauvreté totale et près de cent
mille étaient devenus des réfugiés sans foyer. Les druzes
avaient aussi subi des pertes, mais dans l'ensemble leur
triomphe avait été étonnant. A présent ils parlaient de passer
dans le Kayemmakamat du nord et d'envahir le district
purement maronite du Kesserouan et il semblait que rien ne
pourrait les arrêter. En même temps, à Beyrouth, de
nombreuses familles chrétiennes quittaient la ville, à cause
des injures et des menaces proférées par les musulmans;
certaines s'échappèrent dans des districts maronites du nord,
tandis que celles qui en avaient les moyens fuyaient par la mer
en Grèce et en Egypte.
Finalement, le 6 juin, Khurshid Pacha convoqua les chefs
chrétiens et druzes à Beyrouth et leur fit des propositions de
paix qui furent acceptées sur le champ. On se mit d'accord
pour dire qu'il fallait oublier le passé.
Aucun des deux camps ne devait demander de
compensations. On blâma principalement pour les
événements des semaines passées l'inefficacité de
l'administration du double Kayemmakamat ; on pria donc
Khurshid Pacha de prendre en charge directement les affaires
et de rétablir l'ordre et la justice. La convention de paix devait
183
être rédigée en quatre exemplaires dont deux devaient être
conservés par les autorités turques et les deux autres
respectivement par les Kayemmakam druze et chrétien. Aucun
des consuls européens à Beyrouth n'en reçut copie et on ne
leur notifia pas non plus officiellement les termes de la
convention. Khurshid Pacha avait résolu la crise comme une
affaire purement interne. Pour le moment il pouvait se
féliciter d'avoir barré le chemin à l'intervention européenne.
Depuis le 7 juin, quand la nouvelle de la guerre civile avait
atteint Istanbul pour la première fois, les ambassades
européennes présentes avaient pressé la Porte d'agir. En
conséquence, une frégate et deux bataillons de troupes turcs
furent envoyés à Beyrouth ; mais comme ces renforts ne
quittèrent Istanbul que le 9 juin, ils arrivèrent quand tout était
terminé. Dans l'intervalle l'Europe avait appris les massacres
des chrétiens qui y avaient suscité une indignation générale.
En France en particulier, l'opinion publique exigeait une
intervention immédiate ; de fait, le gouvernement français
négociait un plan d'intervention de cet ordre avec la GrandeBretagne lorsque Khurshid Pacha annonça que les sectes en
guerre au Liban s'étaient mises d'accord pour faire la paix. Les
termes de la convention de paix libanaise entérinaient
clairement la victoire druze et donnaient aux Turcs un
contrôle accru sur le pays. Mais les chefs chrétiens semblaient
satisfaits ; comme ils ne faisaient aucune récrimination, les
Puissances européennes n'avaient aucun alibi pour intervenir.
La crise libanaise semblait effectivement réglée lorsque de
nouveaux troubles éclatèrent au centre de la Syrie. Le 9 juillet,
trois jours après que la convention entre les chrétiens et les
druzes ait été signée, la population musulmane de Damas
184
tomba brusquement sur le quartier chrétien de la ville et en
un jour près de 5500 chrétiens de Damas furent massacrés. Le
gouverneur ottoman du vilayet de Damas, Ahmad Pacha, ne
fit aucune tentative pour arrêter le carnage ; en fait les
troupes turques placées sous son commandement prêtèrent
même leur concours au massacre. Dans toute la Syrie les
musulmans croyaient à présent que le Sultan avait donné des
ordres spéciaux pour exterminer les infidèles, de sorte que la
population chrétienne se trouva partout menacée. On dit
qu'en Palestine des villages entiers de chrétiens se
convertirent à l'Islam pour échapper à une mort certaine.
Le 16 juillet la nouvelle du massacre de Damas arriva à Paris.
Immédiatement le gouvernement français ordonna que sept
mille soldats français soient envoyés à Beyrouth sous le
commandement du général de Beaufort d'Hautpoul, sous le
prétexte d'aider la Porte à rétablir l'ordre. La Porte,
s'attendant à une intervention armée européenne, avait dans
l'intervalle envoyé en Syrie son ministre des affaires
étrangères, Fu'ad Pacha, avec pleins pouvoirs pour régler sur
place les problèmes à Damas et dans le Mont-Liban. Fu'ad
Pacha arriva à Beyrouth le 17 juillet ; des navires de guerre
britanniques, français et d'autres nations européennes
croisaient le long des côtes libanaises depuis plus de deux
semaines.
Finalement, le 16 août, les premiers contingents français
commandés par le Général d'Hautpoul débarquèrent au Liban
et installèrent leurs cantonnements dans la pinède proche de
Beyrouth.
185
Avant l’arrivée des forces françaises à Beyrouth, Fu’ad Pacha
avait eu un mois pour régler les problèmes en Syrie. Dès qu’il
arriva lui-même à Beyrouth, il promit aux libanais une justice
rapide et commença à distribuer des secours aux chrétiens
sans foyer. Puis, ayant appris qu'une expédition française était
en route pour la Syrie, il se rendit précipitamment à Damas
pour y rétablir l'ordre. Il fallait que les Français n'aient aucun
prétexte pour intervenir en Syrie; en conséquence Fu'ad Pacha
s'attacha à traiter les responsables des troubles de Damas
avec la plus grande sévérité. Parmi les soldats et les officiers
turcs, 111 furent jugés et fusillés pour leur participation aux
massacres et pour avoir gravement négligé leur devoir ; parmi
eux les anciens commandants des garnisons de Hasbayya et
Rashayya. Ahmad Pacha et cinquante-six autres coupables,
fonctionnaires ou civils furent aussi pendus, tandis que des
centaines d'autres étaient condamnés à des peines moins
sévères. Enfin, ultime décision, la partie de la population mâle
de Damas susceptible d'être touchée par la conscription fut
enrôlée de force dans l'armée ottomane. Damas était enfin
apaisée et le 11 septembre Fu'ad Pacha rentra à Beyrouth
pour rencontrer le Général d'Hautpoul et régler les affaires du
Liban.
Il est possible que Fu'ad Pacha ait eu au départ l'intention de
traiter au Liban les principaux coupables aussi sévèrement
qu'il l'avait fait à Damas. Mais les circonstances ne le lui
permirent pas. A Damas, des musulmans armés, conduits par
quelques truands bien connus, avaient sans provocation
attaqué et massacré des chrétiens désarmés. Au Liban, une
guerre civile entre les chrétiens et les druzes, guerre dont les
deux groupes partageaient peut-être également la
responsabilité, avait produit des atrocités dont les chefs
186
druzes n'étaient pas directement responsables. Punir les chefs
des émeutiers de Damas était possible ; punir les druzes
signifiait faire rendre des comptes à toute une communauté
pour sa conduite pendant la guerre civile et cela ne pouvait
être accompli facilement. De fait Fu’ad Pacha enquêta
effectivement sur la situation libanaise en essayant de
déterminer les responsabilités. De retour à Beyrouth il plaça
immédiatement Khurshid Pacha et ses principaux officiers et
fonctionnaires en état d'arrestation et convoqua ensuite les
quarante-sept principaux chefs druzes à Beyrouth. Parmi eux,
seuls Sa'id Janbalat, le Kayemmakam Muhammad Arslan et
douze autres, répondirent à cette convocation ; ils furent
arrêtés sur le champ. Les trente-trois autres s'enfuirent dans
le Hawran. Fu'ad Pacha s'occupa ensuite de juger les
prisonniers et ils furent tous inculpés. Les Turcs furent
condamnés à la· prison perpétuelle, les druzes à mort. Plus
tard, les condamnations à mort furent commuées en
détention à vie et même les peines de prison furent en fin de
compte amnistiées. Le 11 mai 1861 Sa'id Janbalat mourut de
tuberculose en prison. A part lui, tous les prisonniers turcs et
druzes furent pour finir remis en liberté.
Alors qu'il était possible de déterminer jusqu'à un certain
point la responsabilité des émirs et des cheikhs druzes dans
les massacres libanais, il était impossible d'établir la culpabilité
des chefs druzes de moindre importance. Probablement pour
prouver l'impossibilité d'un tel projet, Fu'ad Pacha demanda à
une commission chrétienne spéciale de lui fournir une liste de
principaux criminels druzes. La commission lui proposa une
liste comportant les noms de 4600 druzes et de 360 sunnites
et chiites. Fu'ad Pacha n'en fut pas satisfait, considérant que le
nombre d'accusés était trop élevé, et la commission dressa
187
une autre liste révisée, attribuant la responsabilité principale à
1200 druzes seulement. Ceux-ci furent immédiatement
arrêtés et un tribunal spécial fut mis en place à Mukhtara pour
les juger. Mais lorsque la cour fit appel à des témoins, aucun
ne se présenta. Même les membres de la commission
chrétienne qui avait établi le liste des criminels druzes
n’étaient pas décidés à témoigner publiquement contre eux.
Dans ces conditions on ne pouvait instruire aucun procès
valable si bien que finalement la majorité des prisonniers
druzes furent relâchés. Le reste, 245 en tout, furent
temporairement exilés en Tripolitaine et rentrèrent au Liban
quand l'ordre y eut été définitivement rétabli. Dans
l'intervalle, Fu'ad Pacha annonça qu'aucune autre plainte de
chrétiens contre des druzes ne serait reçue. Au niveau
judiciaire la question était réglée.
Mais le règlement politique fut plus long à réaliser. Tandis que
le Général d'Hautpoul et ses troupes françaises occupaient le
Chouf depuis le début de l'automne et se livraient à des tâches
humanitaires, une commission internationale représentant la
Grande-Bretagne, la France, l'Autriche et la Prusse fut établie
à Beyrouth sous la présidence de Fu'ad Pacha afin d'examiner
la réorganisation du Liban. La commission siégea pour la
première fois le 5 octobre, mais ne réussit à se mettre
d'accord qu'après huit mois de discussions. La France
proposait la restauration de l'émirat libanais avec
éventuellement un émir Shihab à sa tête. La Russie soutenait
sans enthousiasme la proposition française ; la GrandeBretagne, l'Autriche et la Turquie la rejetaient complètement.
Les propositions britanniques de transformer toute la Syrie en
un vice royauté analogue au Khédivat égyptien, ou de diviser
le Liban en trois Kayemmakamats - l'un maronite, l'autre druze
188
et le troisième grec orthodoxe - furent aussi discutées et
rejetées. Finalement, le 9 juin 1861, un statut organique pour
le Liban, sur lequel tous les membres de la commission de
Beyrouth s'étaient mis d'accord, fut officiellement signé. Ce
statut connu sous le nom Règlement Organique faisait du
Liban une province ottomane sous garantie des six puissances
étrangères. En 1867, l’Italie adhéra au statut en tant que
septième garant. Le 5 juin 1861, quatre jours avant que le
Règlement Organique ne soit définitivement signé, le Général
d'Hautpoul et les troupes françaises quittèrent le Liban.
Le Règlement Organique, avec ses dix-sept articles, donnait au
Liban une organisation entièrement nouvelle. Le pays, amputé
de Beyrouth, de la Bekaa, des régions de Tripoli et de Sidon,
devait dorénavant être gouverné par un ministre chrétien et
catholique, ou mutasarrif, nommé par la Porte et responsable
directement devant Istanbul. Le mutasarrif devait être un
sujet ottoman, mais non libanais et sa nomination devait être
approuvée par les puissances signataires. Pour gouverner le
Liban il serait assisté par un conseil d'administration local de
douze membres élus représentant les différentes
communautés religieuses : quatre maronites, trois druzes,
deux grecs orthodoxes, un grec-catholique, un sunnite et un
chiite. Le territoire du Mutassarifat devait être divisé en sept
districts administratifs, ou casas, et pour chacun d'eux le
mutasarrif devait nommer un Kayemmakam du groupe
religieux qui y était prédominant. Des fonctionnaires spéciaux
devaient aussi être nommés dans les sous-districts ou nahies
(nahiya), en lesquels chaque casa (qada') était divisé ; enfin,
dans chaque village, les habitants devaient élire un chef de
village, ou cheikh, qui était ensuite officiellement nommé par
189
le mutasarrif. Ces cheikhs de village élisaient à leur tour les
membres du conseil d'administration.
D'après les termes du Règlement Organique, un corps spécial
de gendarmerie libanaise devait aider le mutasarrif à
maintenir l'ordre et à servir de police judiciaire. Les impôts
collectés au Liban devaient servir de base au budget libanais
et seul le surplus, s’il y en était, serait envoyé à Istanbul, tout
déficit du budget libanais devant être comblé par le trésor
central ottoman. La fonction judiciaire serait dévolue à des
cours de première instance et à une cours d’appel. Le
féodalisme, enfin, devait être aboli et tous les libanais pris
individuellement étaient égaux devant la loi. Le Règlement
Organique fut appliqué à l'essai pendant trois ans. En 1864 il
fut réexaminé amendé pour prendre sa forme définitive.
Sur la suggestion du gouvernement français, le premier
mutasarrif nommé au Liban en 1861 fut Dawud Efendi:
catholique arménien d'Istanbul, auparavant attaché de
l'Ambassade ottomane de Berlin, puis, pendant quelques
années, directeur des Postes et Télégraphes de la capitale
turque, il était à présent envoyé au Liban comme ministre,
avec le titre de Pacha. On aurait difficilement pu faire un
meilleur choix. Le nouveau gouverneur du Liban était le
fonctionnaire le plus compétent et le plus éclairé de l'Empire
ottoman et il se consacra au gouvernement du Mutassarifat
avec énergie et dévouement. A son initiative, le Liban fut doté
d'une machine administrative d'une honnêteté et d'une
efficacité inconnue à ce jour dans le pays. Le corps de la
gendarmerie libanaise organisé sous sa supervision par deux
officiers français fut en son temps un modèle de discipline.
Peu après son arrivée au Liban, Dawud Pacha acheta pour le
190
gouvernement libanais les palais Shihab de Bayt al-Din et de
Dayr al-Qamar. Bayt al-Din devint la résidence officielle du
mutasarrif pendant les mois d'été; en hiver, le siège du
gouvernement se transportait à B'abda. Dawud Pacha établit
également à Bayt al-Din une imprimerie gouvernementale qui,
pour la première fois, publia une gazette officielle libanaise.
Grâce à son sens aigu de la justice, Dawud Pacha réussit à
opérer une réconciliation rapide entre les diverses
communautés libanaises. Peu après son entrée en fonction le
calme revint dans les districts mixtes du Liban et la
coopération entre les chrétiens et les druzes du pays fut à
nouveau bientôt possible. Comme l’abolition du féodalisme
par le Règlement Organique menaçait de transformer les
familles féodales libanaises en une classe de fauteurs de
troubles, Dawud Pacha entreprit de les apaiser en organisant
leur intégration progressive au sein de la nouvelle
administration. Pendant les sept années de son Mutassarifat
pas moins de seize émirs ou cheikhs féodaux furent nommés
aux principaux postes gouvernementaux ; les autres
mutasarrifs suivirent la politique de Dawud Pacha dans ce
domaine. Outre ses succès politiques et administratifs, Dawud
Pacha s'occupa très attentivement de promouvoir la
prospérité sociale et économique du Liban, commença à
établir un système de réseau routier dans le pays et
encouragea l'agriculture et le commerce. L'école nationale
qu'il établit en 1862 à 'Abay, al-Madrasa al-Dawudiyya, porte
toujours son nom à ce jour.
En tant que gouverneur du Mont-Liban, Dawud Pacha connut
le plus de réussite dans les districts du sud où les maux subis
pendant la guerre civile motivaient particulièrement les gens
191
pour coopérer avec le nouveau régime. Dans le nord, qui avait
échappé à la guerre civile, le mutasarrif se trouva confronté à
une forte opposition du chef maronite Yusuf Karam, qui a déjà
été mentionnée à propos des événements de 1845 et 1860.
Au cours des premiers mois de l'occupation française, alors
que la commission internationale pour la réorganisation du
Liban se réunissait pour la première fois à Beyrouth, Fu'ad
Pacha avait convoqué Yusuf Karam et l'avait nommé
Kayemmakam chrétien à la place de Bashir Ahmad Abu’l-Lam'.
Durant son bref Kayemmakamat, Karam avait réussi à envahir
le Kesserouan et à soumettre le chef paysan Taniyus Shahin
qui contrôlait encore le district. L’ordre fut ainsi restauré dans
tout Kayemmakamat du nord, et bien qu’on permît à Taniyus
Shahin de garder le contrôle de Kesserouan en tant que
délégué local, les familles féodales qui avaient été chassés du
district par les paysans en 1858 furent alors autorisées à
rentrer chez elles. En général populaire parmi les maronites et
soutenu par des cercles influents en France, Karam se trouva
encourage à espérer une nomination au poste de gouverneur
de tout le Liban et il s'attendait au moins à être confirmé dans
son poste de Kayemmakam chrétien. Mais, au fil des mois, il
perdit peu à peu ses illusions. Le Général d'Hautpoul,
commandant les forces françaises d'occupation, ne l'admirait
guère; le candidat du Général pour le futur gouvernement du
Liban était Majid Shihab, petit fils de Bashir II, qu'il espérait
voir devenir Emir.
Hautpoul s'opposant à lui, Yusuf Karam démissionna du
Kayemmakamat chrétien un peu avant que la commission
internationale de Beyrouth ait terminé ses travaux. Il espérait
probablement être à nouveau nommé à ce poste ou à un
autre encore plus intéressant une fois que les forces françaises
192
d'occupation auraient quitté le pays. Mais, à sa grande
déception, Dawud Pacha arriva à Beyrouth pour être
publiquement installé au Mutassarifat libanais le 22 juin 1861.
Dawud Pacha fit vraiment de gros efforts pour gagner la
bienveillance de Karam en lui offrant plusieurs postes très
importants et en le traitant comme un égal des émirs et des
cheikhs hiérarchiquement les plus importants. Après avoir
refusé le commandement de la gendarmerie qu'on lui
proposait, il se laissa persuader d'accepter le Kayemmakamat
du district de Jazzin dans l'extrême sud. II occupa ce poste
pendant trois jours, après quoi il offrit sa démission et rentra
dans son Ihdin natal, au nord. Là, peu après, il tenta
d'organiser un soulèvement et fut alors convoqué par Fu’ad
Pacha qui était encore à Beyrouth et qui l’envoya en exil en
Egypte.
Le 6 septembre 1864 le Règlement Organique fut révisé et on
donna à Dawud Pacha un autre mandat de cinq ans. Peu
après, en novembre, Yusuf Karam reçut l’autorisation de
renter à Ihdin à condition de se soumettre complètement au
gouvernement de Dawud Pacha. Karam accepta cette
condition, et pendant plus d'un an après son retour il resta en
paix avec le Mutsarrif. Mais en janvier 1866, il se révolta de
nouveau. L'année précédente le refus de certains partisans de
Karam dans le Kesserouan de payer leurs impôts avait forcé
Dawud Pacha à prendre contre eux des mesures disciplinaires.
Les rebelles demandèrent l'aide de Karam et il se rendit donc
dans le Kesseroun pour les soutenir. La guerre éclata alors
entre les rebelles maronites et les forces du Mutassarifat. A la
demande de Dawud Pacha, des troupes turques lui furent
envoyées afin de mater la rébellion. Les escarmouches se
poursuivirent entre les deux camps pendant toute une année.
193
Finalement, vaincu au cours d'une bataille, Karam se rendit
aux autorités turques de Beyrouth et fut envoyé en exil
permanent en Europe le 31 janvier 1867. Après maintes
requêtes sans effet pour obtenir la permission de rentrer au
Liban, il mourut en exil en Italie, le 7 avril 1889, à soixantesept ans.
La révolte de Yusuf Karam se solda par un échec complet, et
après 1867 le pouvoir du Mutassarifat était fermement établi
dans tout le territoire du Mont-Liban. Néanmoins, un courant
profond de mécontentement remontant à l'affaire Yusuf
Karam se perpétua dans les districts maronites du nord
pendant toute la période du Mutassarifat. Au début de l'été
1868 Dawud Pacha, découragé par l'opposition maronite
larvée à son gouvernement, démissionna du poste de
mutasarrif et partit pour Istanbul. Parmi ses successeurs se
trouvèrent plusieurs hommes particulièrement compétents et
sous leur administration le Liban jouit d’un ordre et d’une
prospérité extraordinaires. Mais pour les maronites la
politique figée du Mutassarrifiat restait une source de sérieux
griefs. La France n’avait accepté l’établissement du
Mutassarrifiat que comme solution de compromis à la
question libanaise. Les milieux politiques français qui s'étaient
à l’origine opposés à la création du Mutassarrifiat
encourageaient les aspirations maronites à une plus grande
indépendance politique ; ces milieux tenaient Yusuf Karam
pour l'exemple suprême du héros national libanais. C'est ainsi
que naquit, parmi les maronites, l'idée d'un nationalisme
chrétien libanais, centré autour du personnage de Karam. De
fait, la manière dont cette idée se développa et fut
encouragée par les cercles politiques et religieux français fut
un trait marquant de cette époque. La durée du mandat du
194
mutasarrif n'était pas fixée par le Règlement Organique. Il
était seulement spécifié que ce poste ne pouvait être occupé à
vie et qu'on pouvait en être révoqué. Dawud Pacha fut
nommé pour une période de trois ans en 1861 et ensuite pour
cinq ans en 1864. Nasri Franco Pacha, un grec-catholique
d'Alep, succéda à Dawud Pacha lorsqu'il démissionna et fut
nommé en 1868 pour dix ans; il mourut en 1873, après avoir
occupé le poste moins de cinq ans. Le mutasarrif suivant,
Rustum Pacha, né en Italie, fut également nommé pour dix
ans. De même, en 1883, son successeur, le catholique romain
Albanais Wasa Pacha. A la mort de Wasa en 1892, Na'um
Pacha, un grec-catholique d'Alep, neveu et gendre de Nasri
Franco Pacha, fut nommé pour cinq ans ; en 1897 on
renouvela son mandat pour cinq ans. Muzaffar Pacha,
catholique romain polonais, succéda à Na'um Pacha en 1902
et mourut en 1907 juste avant d'avoir terminé son mandat de
cinq ans. Yusuf Franco Pacha, (1907-12), fils de Nasri Franco,
et le catholique arménien Ohannes Kuyumjian Pacha (19121915) furent aussi nommés pour cinq ans, bien que la porte ait
mis fin ex abrupto au mandat de ce dernier peu après l’entrée
de la Turquie dans la première guerre mondiale. Les troupes
turques occupaient alors le Mont-Liban. Le Règlement
Organique fut donc abandonné et, pendant les trois années
qui suivirent, le pays, qui faisait maintenant partie intégrante
de l’Empire ottoman, fut gouverné par des mutasarrifs
musulmans. 'Ali Munif Bey, un Turc sunnite, succéda à
Ohannes Kuyumjian jusqu'en 1917; puis le chiite Isma'il Haqqi
Bey, (1917-18) le remplaça. Pendant les derniers mois de la
guerre, le Mutsarrif du Liban fut le Turc sunnite Mumtaz Bey
(de juillet à septembre 1918).
195
Parmi les mutasarrifs chrétiens du Liban les plus remarquables
furent de loin le premier, Dawud Pacha, et le troisième,
Rustum Pacha. Cependant les autres se montrèrent aussi
capables de bien gouverner le pays, Nasri Franco Pacha, le
second Mutsarrif, avait été directeur des douanes à Istanbul
avant d'être nommé au Mutassarrifiat. Au Liban, il s'occupa
particulièrement de l'agriculture, promut la sylviculture et
réussit en général à maintenir l'ordre dans le pays. Rustum
Pacha, sévère, peut-être le plus grands des mutasarrifs, était
ambassadeur de Turquie à Saint Petersburg au moment de sa
nomination, et après avoir quitté le Liban il fut envoyé à
Londres comme ambassadeur. Comme Mutsarrif, il établit au
Liban un modèle de gouvernement probe qui ne fut jamais
surpassé et qui contribua à maintenir une administration
efficace dans le pays jusqu'à la fin du Mutassarrifiat. Wasa
Pacha, semble-t-il, était lui aussi extrêmement capable ; il se
distingua en particulier dans les travaux publics,
singulièrement par l'extension considérable du réseau routier
libanais. Mais la période de son mandat fut marquée par un
accroissement alarmant de la corruption ; en particulier son
gendre arménien Kupelian Efendi et quelques-uns de ses amis
profitèrent de cette relation familiale pour s’enrichir. Na’um
Pacha, qui succéda à Wasa, est en général considéré comme
un bon administrateur. Comme son prédécesseur, il
s’intéressait aux travaux publics et surtout à la construction
des routes. Lus tard le gouvernement turc reconnut ses
capacités et le nomma ambassadeur à Paris. Muzaffar Pacha,
un militaire, n'accomplit rien de très remarquable au
Mutassarrifiat ; un programme de réformes en dix-neuf points
dont il dressa les grandes lignes lors de son entrée en fonction
ne fut dans l'ensemble pas appliqué. Gouverneur plein de
bonne volonté, il fut incapable d'imposer son autorité face à
196
l'opposition chrétienne locale qui à cette époque était
devenue particulièrement forte. Yusuf Franco Pacha, qui
assuma le gouvernement du Mont Liban peu après la
révolution des Jeunes Turcs de 1908, fut le moins éminent des
mutasarrifs libanais et les efforts qu'il fit pour plaire à la Porte
aux dépens du Liban irritèrent vivement les Libanais. Ohannes
Kuyumjian Pacha, le dernier des mutasarrifs chrétiens, fut un
gouverneur aimable et bien intentionné, mais il était vieux et
n'avait pas l'énergie de ses prédécesseurs physiquement plus
aptes et sa carrière se termina brusquement en 1915 lorsque
l'autonomie du Liban fut suspendue.
Dans l'ensemble, la période du Mutassarrifiat fut un temps de
développement et de prospérité généralisés. Elle est connue
surtout pour l'éveil culturel qui se produisit au Liban à ce
moment-là et qui se refléta dans tous les aspects de la vie90.
Cet éveil, il est vrai, était largement le résultat du travail
missionnaire des Européens et des Américains et de l'initiative
privée libanaise; les mutasarrifs n'en étant pas directement
responsables. Mais c'est la paix et l'ordre qu'ils ont établis qui
l'ont rendu possible. Dans d'autres domaines les réalisations
du Mutassarrifiat parlaient d'elles-mêmes. A partir du
moment où il fut établi jusqu'à la première guerre mondiale,
on admit partout que le Mont-Liban était le pays le mieux
gouverné, le plus prospère, le plus paisible et le plus heureux
du Moyen Orient91. Ses gouverneurs le dotèrent de bonnes
routes, de solides ponts, d’excellents bâtiments publics, d’un
certain nombre de services administratifs efficaces et d’une
sécurité publique qui devint proverbiale. Sous la surveillance
90
91
Voir Chapitre VII sur l'éveil culturel du Liban à cette époque.
Philip K. Hitti, Lebanon in History, p. 447.
197
ses mutasarrifs, l’agriculture était florissante. La culture de la
soie, en particulier, fut encouragée par des entreprises
françaises qui créèrent des usines dans plusieurs villages pour
produire des fils de soie. Les entreprises locales, imitant les
Français, établirent aussi des usines de soie, employant
beaucoup d'ouvriers et faisant de la production de la soie le
fondement principal de l'économie libanaise de cette époque.
Au fur et à mesure que la population du Liban augmentait, un
mouvement d'émigration vers le continent américain se
développa. Il démarra vraiment pendant les dernières
décennies du dix-neuvième siècle. A la fin de la période du
Mutassarrifiat des milliers d'émigrants libanais en Amérique
du Nord et du Sud envoyaient de l'argent à leurs familles
restées au pays ; d'autres étaient revenus avec de petites
fortunes pour construire les maisons de pierres blanches aux
toits de tuiles rouges qui parsèment encore la campagne
libanaise. L'émigration, qui était initialement liée à la
désertion des villages de montagne devint bientôt un facteur
capital de la prospérité du Liban.
En 1917, lorsqu'il accéda au gouvernement du Mont-Liban,
Isma'il Haqqi Bey pouvait à juste titre être fier de ce qui avait
été accompli par le Mutassarrifiat. Haqqi lui-même
s'intéressait beaucoup au Liban, peut-être à cause de ses
amitiés chiites, et l'année qu'il passa à son poste a été
immortalisée par la publication d'une étude économique et
sociale générale du pays92. Cette étude, publiée à Beyrouth au
cours de la deuxième année de gouvernement ottoman, fut
préparée par un groupe de spécialistes formé des meilleurs
92
Lubnan .. mabahith 'ilmiyya wa ijtima'iyya, édité sous · la direction de Isma'il
Haqqi Bey (Beyrouth, A.H. 1334).
198
savants du Liban à cette époque. Considérant la vitesse à
laquelle elle a été menée et le contexte de guerre qui prévalait
au moment de sa publication, c’était vraiment un travail
remarquable ; elle demeure jusqu’à présent la seule étude
complète qui n’ait jamais été faite au Liban et c’est un
monument à la gloire du bref gouvernement d’un mutasarrif
éclairé et dévoué.
En plus de toutes ses autres réalisations, le Mutassarrifiat
donna au Liban les bases d’une administration moderne. Il
forma aussi une classe de fonctionnaires libanais qui put plus
tard prendre en charge le gouvernement du pays. Cette
tradition administrative libanaise, qui remonte au
Mutassarrifiat, était particulièrement forte dans le Matn et
dans les districts de l'ancien Kayemmakamat druze à présent
réorganisé en casas du Chouf et de Jazzin. Elle était aussi assez
forte dans le Kesserouan, où les anciennes familles de cheikhs,
surtout les Khazen, s'y étaient associées de très près. Dans le
nord du Liban, par contre, la coopération avec le
Mutassarrifiat demeura généralement assez faible. Il en
résulta que la région demeura arriérée sur le plan
administratif. Les principales familles du Liban, d'où sortaient
en général ceux qui occupaient les postes les plus importants
du Mutassarrifiat, venaient principalement du Kesserouan et
des régions du Sud et portaient des noms qui évoquaient des
périodes antérieures de l'histoire du Liban. A travers cette
aristocratie administrative, une continuité politique fut
maintenue dans le gouvernement du Liban, faisant le lien
entre la période du Mutassarrifiat et les époques précédentes
de l'Emirat et du double Kayemmakamat et ouvrant la voie à
des développements postérieurs.
199
C'était en fait parmi les membres de cette aristocratie
administrative plutôt qu'au nord du Liban que l'opposition
locale au Mutassarrifiat était la plus cohérente. Alors que les
maronites des districts de Batrun et de Bsharri, fidèles à la
mémoire de Yusuf Karam, refusaient leur coopération totale
au Mutassarrifiat, ceux du sud, comme les druzes, maintinrent
un lien politique continu avec les mutasarrifs. L’expérience
politique qu’ils y gagnèrent donc leur permit d’aspirer à un
plus grand degré de ‘gouvernement de soi’. Au départ le
Mutassarrifiat avait été créé pour garantir l'autonomie du
Liban, ce qui était particulièrement fait dans l'intérêt des
chrétiens du Liban. Mais, au fil des temps, les maronites et
d'autres chrétiens ayant des ambitions politiques adoptèrent
une position extrêmement critique à l'égard de son
administration, étant particulièrement irrités par le fait que le
mutasarrif puisse être libanais. Ils supportaient aussi
extrêmement mal la réduction du territoire du Liban et
insistaient sur la réintégration au sein du Liban de la Bekaa, de
Beyrouth et des régions de Tripoli et de Sidon. Le juriste
maronite Paul Nujaym, écrivant à Paris en 1908 sous le
pseudonyme de M. Jouplain, résume les aspirations des
nationalistes chrétiens libanais à cette époque :
Cependant, pour jouer le grand rôle que la nature et
l'histoire lui [le Liban] enseignent en Syrie, de grandes et
profondes réformes sont nécessaires, en premier lieu des
remaniements territoriaux. Les règlements de 1861 et de
1864 ont mutilé le Liban et lui ont enlevé quelques-uns de
ses cantons les plus fertiles. Surtout ils l'ont privé de son
grand port de Beyrouth, placé sous l'administration directe
de la Porte. Le commerce libanais, très actif et florissant, n'a
pas de débouché sur la mer; car la Porte n'admet pas la
200
création d'un port sur la côte libanaise93. Les Libanais, très
prolifiques, se trouvent à l'étroit dans leur petit pays.[ ... ]
Tous les ans, des milliers de Montagnards sont condamnés à
s'expatrier.
De graves problèmes restent donc à résoudre au Liban; des
réformes politiques sont nécessaires. La société devient de
plus en plus démocratique ; il faut mettre les institutions en
harmonie avec l’évolution social […] Ces réformes sont
d’autant plus urgentes que la Jeune-Turquie essaie d’abolir
l’autonomie libanaise […]
Il est nécessaire que les Puissances garantes interviennent
pour défendre l'autonomie et accomplir les réformes
nécessaires.
Mais le problème le plus sérieux et le plus urgent, c'est
l'extension des frontières libanaises [...] II faut utiliser les
forces vives de la nation libanaise en Syrie même, au lieu de
les disperser dans toutes les parties au monde, et, pour cela,
englober d'abord Beyrouth et la fertile Bekaa, ensuite le
Bled-Bechara, l'Akkar, le Houleh et le Merdj-Ayoun94 dans la
province autonome95.
Il semble que les druzes n'aient pas partagé ouvertement
l'enthousiasme nationaliste de maronites comme Paul
Nujaym. Acceptant, après 1861 leur statut de minorité, ils se
93
Un projet prévoyant d'établir un port pour le Mont-Liban dans la baie de Jounieh
fut longuement discuté, mais jamais réalisé.
94
Bilad Bishara est la région vallonnée au sud-est de Sidon, et est une partie de
Jabal 'Amil; la région marécageuse du lac Hula se situe au nord de la Palestine, et
fait actuellement partie d'Israël; Marj 'Uyun est une région du sud de Wadi alTaym. Pour 'Akkar, voir la carte.
95
M. Jouplain, La question du Liban .. étude d'histoire diplomatique de droit
international, seconde édition, (Jounieh, 1961) pp. 544-5.
201
contentaient en général de tirer le plus d'avantages possibles
de leur situation par une coopération étroite avec le
gouvernement du Mutassarrifiat. En réalité, le nationalisme
des maronites, fortement teinté de christianisme, ne disait
rien aux druzes. Les nationalistes chrétiens considéraient le
Liban comme un refuge chrétien, et y étaient encouragés par
des écrivains occidentaux comme le père jésuite Henri
Lemmens qui parlait de «l'asile du Liban»96. De fait on
assignait souvent aux druzes une position spéciale, bien que
secondaire, ce qui ne flattait guère leur orgueil. Il est vrai que
sous le Mutassarrifiat les druzes agirent avec beaucoup de tact
vis-à-vis de leurs compatriotes chrétiens ; ils furent attentifs à
ne pas s'aliéner les nationalistes chrétiens. Mais par ailleurs,
ils continuèrent à s'en méfier et à tenir pour suspectes leurs
orientations, surtout puisqu'ils associaient le nationalisme
chrétien au Liban aux visées expansionnistes de la France.
Les nationalistes chrétiens libanais étaient effectivement fiers
de leurs rapports avec la France et ne cherchaient absolument
pas à s’en cacher. Les paysans maronites, se souvenant de la
sollicitude des français envers eux en 1860, appelaient
fréquemment la France « la bonne mère ». Même en 1915,
pendant la première guerre mondiale, le patriarche maronite
reconnut publiquement la dette de son peuple à l'égard de la
France, bien que celle-ci ait été objectivement à cette époque
une puissance ennemie. En fin de compte, Paul Nujaym et
d'autres patriotes libanais faisaient confiance à la France pour
réaliser les aspirations nationales libanaises.
96
Voir Kamal S. Salibi «Islam and Syria in the Writings of Henri Lammens» dans
Bernard Lewis et Peter Holt, Historians of the Middle East (London, 1962), p. 341.
202
Les Libanais ont conscience du grand rôle que leur glorieux
passé leur impose. Placés sous le contrôle collectif de
l'Europe, ils demandent que l'Empire [ottoman] ne les
empêche pas de le remplir mais les seconde, au contraire,
dans leurs efforts intelligents, Avant tout, ils font appel à la
France, leur protectrice séculaire, à cette nation française
avec laquelle ils ont tant d'affinités intellectuelles, qu'ils ont
toujours aimée, et qui trouve en eux des défenseurs ardents
de son commerce et de ses grands intérêts moraux dans le
monde. [ ... ] A elle [France] de plaider devant les puissances
leur grande et noble cause et d'assurer enfin la solution
normale, légitime de la question du Liban ...97
Ce fut donc au milieu de grandes manifestations de liesse de la
part des chrétiens, surtout des maronites, que les français
occupèrent le Liban en 1918, mettant fin à la période de
domination ottomane. Deux ans plus tard, lors de
l'établissement du Mandat français du Levant, la France
répondait aux aspirations nationalistes libanaises en
élargissant les frontières du pays jusqu'aux limites qu'elles ont
atteintes aujourd'hui. Le 1er septembre 1920 le général Henri
Gouraud, le premier haut commissionnaire français à
Beyrouth, proclama officiellement l'Etat du Grand-Liban.
97
M. Jouplain op. cit., p. 545.
203
CHAPITRE VII
L’éveil du Liban
Les engagements politiques de Bashir Il, les deux décennies de
troubles qui suivirent sa chute, l'effondrement de l'Emirat, la
désintégration du régime féodal libanais et l'établissement du
Mutassarrifiat sous garantie internationale ne forment qu'une
part de l'histoire du Liban du dix-neuvième siècle. Une autre
part plus importante par certains aspects recouvre les
changements radicaux qui eurent lieu à l'époque dans la vie
culturelle et sociale du pays, et explique en grande partie ce
qui caractérise le Liban dans le Proche-Orient actuel. Les deux
parts sont en fait étroitement liées. Le développement social
et culturel particulier du Liban fut largement rendu possible
par le statut politique particulier dont jouissait le pays dans
l'empire ottoman, d'abord sous l'Emirat et ensuite au temps
du Mutassarrifiat. La présence dans le pays d'importants
groupes de maronites et d'autres chrétiens uniates qui
maintenaient des contacts réguliers avec l'Europe était aussi
importante. Mais il faut se souvenir que les changements
sociaux et culturels du Liban au cours du dix-neuvième siècle
firent aussi partie d'un mouvement général de modernisation
et de réformes qui concernaient tout l'empire ottoman.
A la fin du dix-huitième siècle, le monde de l'Islam devint
sérieusement conscient de l'impact de l'Europe. Les défaites
successives que les ennemis européens avaient infligées aux
Ottomans depuis la fin du dix-septième siècle les avaient
convaincus de la supériorité militaire de l'Occident et de la
nécessité d'adopter certaines de ses méthodes. En 1798,
Napoléon Bonaparte et son expédition débarquant en Egypte
204
apportèrent des exemples de réussites scientifiques et
technologiques occidentales qui suscitèrent un grand intérêt
chez les musulmans. Ceux d'entre eux qui occupaient des
postes de responsabilité réalisèrent alors qu'à moins
d'accepter un certain degré d'occidentalisation, au moins sur
le plan scientifique et matériel, le monde islamique ne
pourrait pas relever le défi de l'Europe. En Turquie et en
Egypte particulièrement, des changements importants
commencèrent à se produire, introduits parfois à l'initiative du
gouvernement et parfois se développant spontanément. Les
autres provinces de l'Empire ottoman devaient forcément
ressentir ces changements et le Liban n'y fit pas exception.
En fait, au Liban, les conditions étaient particulièrement
favorables au progrès et au changement. La situation qui y
prévalait sous les émirs assurait aux Libanais un certain degré
de liberté inconnu dans le reste de l'Empire ottoman. Volney,
écrivant à la fin du dix-huitième siècle, fut frappé par le fait
que ce pays, bien que petit et montagneux fût
considérablement peuplé, avec une densité de population
égale à celle des provinces françaises les plus prospères :
«D'où vient donc cette affluence d'hommes sur un si petit
espace? Toute analyse faite, je n'en puis voir de cause, que le
rayon de liberté qui y luit»98. Ce «rayon de liberté»
garantissait la sécurité des personnes et des biens non
seulement aux sujets libanais de l'émir99, mais aussi aux
visiteurs et aux résidents étrangers, y compris aux voyageurs,
missionnaires, négociants et agents politiques étrangers. Il en
résulta que le Liban s'ouvrit à l'influence extérieure plus
qu'aucune autre province ottomane et l'attitude d'amitié et de
98
99
Volney, op. cit., p. 241.
Ibid.
205
confiance dont les chrétiens du pays faisaient montre à l'égard
de l'Occident rendit le Liban particulièrement réceptif aux
idées et aux comportements européens.
Des relations directes avaient été établies depuis longtemps
entre le Liban et l'Europe. Ce fut à la fin du douzième siècle,
lorsque les Francs occupaient les côtes de la Syrie, que les
maronites, en tant qu'alliés, furent officiellement rattachés à
l'Eglise catholique romaine. Après 1291, lorsque les derniers
croisés furent expulsés de Syrie, l'union ecclésiastique entre
les maronites et Rome eut tendance à s'affaiblir, bien qu'elle
ne fût jamais formellement abandonnée. Au cours du
quatorzième et du quinzième siècles, les missionnaires
franciscains à nouveau établis en Syrie furent tout
spécialement chargés de rétablir effectivement l'union
maronite avec Rome, et c'est largement par suite de leurs
efforts qu'une relation étroite fut scellée et maintenue entre
les maronites et l'Eglise latine. Sous l'influence de ces
missionnaires le patriarche maronite Yuhanna al-Jaji répondit
à la convocation du pape Eugène IV en 1439 et se rendit en
Italie pour assister au Concile de Florence100. Mais à ce
moment-là, il était devenu évident que le travail missionnaire
latin ne pouvait à lui seul assurer indéfiniment et
complètement l'attachement des maronites au Saint-Siège. Ce
qui constituait la meilleure garantie était sûrement de former
le clergé maronite lui-même dans l'orthodoxie romaine et de
lui donner la responsabilité principale du maintien de l'union,
les missionnaires latins se cantonnant dans un rôle
d'assistants. En conséquence, au cours des décennies qui
100
Kamal S. Salibi, «The Maronite Church in the Middle Ages and its union with
Rome», Oriens Christianus, XIII (1958), pp. 92-104.
206
suivirent le Concile de Florence, les papes ordonnèrent non
seulement aux ordres catholiques romains d'être
particulièrement attentifs aux maronites, mais ils
encouragèrent aussi l'éducation en Italie des plus prometteurs
des jeunes maronites destinés à la prêtrise. Trois de ces jeunes
maronites allèrent étudier en Italie en 1470 ; l'un d'eux Jibra'il
Ibn al-Qila'i revint plus tard au Liban comme missionnaire dans
son propre peuple101. A la fin du siècle suivant, en 1584, le
pape Grégoire XIII, connu pour sa réforme du calendrier,
établit le Collège Maronite (Collegium Maronitarum) à Rome
en tant que séminaire spécial pour la formation de jeunes
maronites destinés à la prêtrise.
Parmi les diplômés du Collège Maronite au dix-septième et
dix-huitième siècles, les plus éminents restèrent pour la
plupart en Europe où ils contribuèrent à jeter les bases de
l'orientalisme. Gabriel Sionita (Jibra'il alSahyuni, 1577-1648)
enseigna le syriaque et l'arabe à Rome où il occupa finalement
la chaire de langues sémitiques. Son contemporain, Abraham
Ecchellensis (Ibrahim al-Haqilani, 1605-64), enseigna
également à Rome et à Paris ; et on leur demanda à tous les
deux leur aide pour la compilation de la Bible polyglotte. Plus
connu que les deux autres fut Joseph Simonius Assemanus
(Yusuf Sim'an al-Sim'ani, 1687-1768), auteur de la Bibliotheca
Orientalis, (Rome 1719-28) - un catalogue annoté de
manuscrits orientaux déposés à la bibliothèque du Vatican
dont il fut bibliothécaire pendant de nombreuses années.
D’autres maronites diplômés de Rome demeurèrent en
Europe, en Italie, en France, en Espagne ; et s'y firent des
réputations d'éminents orientalistes. Il semble qu'à quelques
101
Kamal S. Salibi, Maronite Historians of Mediaeval Lebanon, (Beirut, 1959), p. 23
ff.
207
exceptions près, seuls les moins brillants des étudiants du
Collège Maronite rentrèrent chez eux pour aider leur propre
peuple __ à moins peut-être que le retour au Proche-Orient
n'ait assoupi les jeunes intellects récemment éveillés en
Europe. En fait, parmi ceux qui rentrèrent, seul le remarquable
Istifan al-Duwayhi (1629 – 1704), qui devint patriarche
maronite en 1670, mérite d'être mentionné en tant
qu'historien et réformateur de l'Eglise maronite102. Au dixhuitième siècle, l'influence des diplômés de Rome se faisait
sentir au Liban dans les quelques écoles qui furent établies à
cette époque-là dans certaines régions du pays pour y
poursuivre l'instruction au-delà du niveau primaire. Pourtant
même dans les dernières années de ce siècle, la formation de
ces jeunes gens n'impressionna pas Volney :
La cour de Rome, en s'affiliant les maronites, leur a donné
un hospice dans Rome, où ils peuvent envoyer plusieurs
jeunes gens que l'on y élève gratuitement. Il semblerait que
ce moyen eût dû introduire parmi eux les arts et les idées de
l'Europe; mais les sujets de cette école, bornés à une
éducation purement monastique, ne rapportent dans leur
pays que l'italien, qui leur devient inutile, et un savoir
théologique qui ne les conduit à rien ; aussi ne tardent-il pas
à rentrer dans la classe générale103.
Qu'étaient donc ces écoles établies au Liban au dix-septième
et dix-huitième siècles? Il est possible qu'un certain nombre
d'ecclésiastiques maronites de retour d'Europe aient créé des
écoles élémentaires pour l'instruction primaire dans les
102
Ibid., p. 89 ff.
Volney, op. cit., p. 226. Il faut se souvenir que Volney, produit du siècle des
lumières, était un anticlérical convaincu.
103
208
villages où ils avaient été nommés prêtres. Une école de ce
genre fut fondée par Istifan al-Duwayhi lorsqu'à son retour de
Rome il officia comme prêtre à Ihdin dont il était originaire104.
Dès 1624, des écoles d'un niveau plus élevé furent établies
dans certains monastères maronites. Cette année-là une école
monastique fut créée dans le village de Huqa, au nord Liban,
par le patriarche Yuhanna Makhluf qui était lui-même diplômé
de Rome. L'école ferma à la mort de son fondateur en 1633.
Mais il en avait fondé une autre au nord Liban, dans le village
de Bqarqasha. L'école de Bqarqasha survécut apparemment à
Yuhanna Makhluf et fut plus tard transférée dans un
monastère des alentours de Bsharri. Cependant, après la mort
de Makhluf, aucune nouvelle école de quelque importance ne
fut ouverte jusqu'à la fin du siècle. L'étape suivante n'eut lieu
qu'en 1728. Cette année-là, le prêtre Butrus Mubarak fonda et
dota une école dans le Kesserouan, au village de 'Ayn Tura et
la plaça, en 1734, sous l'administration des Jésuites lorsqu'il
entra dans cet ordre. Lorsque l'ordre des jésuites fut supprimé
en 1773 l'école ferma; mais elle fut ré-ouverte en 1834 par les
pères lazaristes, qui la gèrent encore aujourd'hui. A l'exemple
de Butrus Mubarak, un autre jésuite maronite, Jirjis Binyamin,
fonda et dota une école à Zgharta dans la région de Tripoli en
1735. Cette école fut aussi confiée administrativement aux
jésuites et cessa apparemment de fonctionner longtemps
avant la fin du siècle.
Il semble en fait, qu'au cours de la première partie du dixhuitième siècle l'Eglise maronite ait réalisé pleinement
l'importance d'une éducation laïque pour les garçons. Au
synode de Luwayza, réuni en 1736 afin de réfléchir sur la
104
Kamal S. Salibi, op. cit., p. 91.
209
réorganisation de l'Eglise maronite, l'établissement d'écoles
de garçons fut envisagé entre autres réformes nécessaires de
l'Eglise. On sent l'influence du grand Joseph Assemanus,
présent comme représentant du pape, dans le texte relatif à
l'éducation :
Puisque par nature les jeunes gens sont enclins aux plaisirs
du monde s'ils ne reçoivent pas une bonne éducation, et
puisqu'ils n'atteignent ni la perfection, ni l'attachement
inébranlable aux enseignements de l'Eglise si, dès le plus
jeune âge, on ne leur a pas inculqué l'amour de la piété et
du culte... nous mandons que des écoles soient établies
dans les villes, les villages et les plus grands monastères, et
qu'on veille à leur entretien, de sorte que les garçons d'une
ville et des villages avoisinants puissent y apprendre les
connaissances essentielles... Nous mandons aux maîtres que
nous aurons fait nommer par les évêques et les supérieurs
des monastères... qu'ils observent les règles générales et
apprennent tout d'abord aux jeunes la lecture et l'écriture
en syriaque et en arabe, ensuite les psaumes, le rituel de la
messe, l'office quotidien des prières et le nouveau
testament. Ensuite, s'ils remarquaient des capacités
scolaires spéciales chez certains d'entre eux, ils devraient
leur apprendre les règles de la grammaire et de la syntaxe
syriaque et arabe, puis la musique et le calendrier de
l'Eglise, enfin les faire accéder à l'étude des plus hautes
branches du savoir : la rhétorique, la prosodie, la
philosophie, l'arithmétique, le levé de plan, l'astronomie et
d'autres sujets mathématiques de cet ordre. Nous
exhortons vivement les diplômés [de Rome] et les maîtres
d'école à ... préparer des manuels en arabe ... ou au moins à
les traduire du latin en arabe. Qu'ils traduisent aussi et
publient les écrits des pères de l'Eglise, les actes des
conciles, l'histoire de l'Eglise et d'autres ouvrages édifiants
qu'on ne trouve ni en syriaque ni en arabe ... En outre, nous
210
mandons aux moines qu'ils nomment des copistes dans
chaque monastère ... afin de copier les ouvrages de
littérature ecclésiastique et qu'ils les placent dans la
bibliothèque du monastère pour le bénéfice de tous105.
Bien qu'on ait tellement insisté sur la fondation d'écoles et sur
l'importance d'une instruction plus poussée, aucun
établissement d'études supérieures ne fut en fait ouvert au
Liban après le synode de Luwayza et ce jusqu'à 1787, lorsque
le patriarche Yusuf Istifan transforma le monastère de Saint
Antoine à 'Ayn Waraqa, dans le Kesserouan, en séminaire
ecclésiastique. Deux ans plus tard, ce séminaire fut converti en
lycée laïque sous l'influence de Ghandur al-Sa'd, important
cheikh féodal maronite, ami de l'émir Yusuf Shihab alors
déposé, qui avait servi cet émir en qualité d'intendant et qui
avait aussi été consul français à Beyrouth. Ce fut
probablement à peu près à ce moment-là qu'un autre lycée,
celui-là grec-catholique, fut établi à 'Ayn Traz, ville de la
famille de Ghandur al-Sa'd, dans le district du Jurd. Toutefois,
parmi toutes les institutions éducatives maronites fondées au
Liban pendant le dix-huitième siècle, aucune ne pouvait
rivaliser en importance avec le collège de 'Ayn Waraqa dont
les diplômés comptèrent au cours du dix-neuvième siècle
parmi les principaux animateurs du mouvement de
renaissance culturelle106.
105
Al-majma' al-iqlimi al-ladhi 'aqadahu fi JabalLubnan Batriyark ta'ifat al-Siryan alMawarina al-Antaki sanat 1736... (Junieh, 1900), pp. 526-7,535, 546.
106
Pour les écoles établies au Liban au dix-huitième siècle voir Philip K. Hitti,
Lebanon in History from the Earliest Times to the Present (London, 1957), pp. 4012, 417; George Antonius, The Arab Awakening (Philadelphia, 1939), pp. 37-8; Isma'il
Haqqi, Lubnan..., pp. 465-6.
211
Il serait faux d'imaginer qu'avant le dix-neuvième siècle la
création d'écoles maronites au Liban avait conduit à la
diffusion de l'instruction ou des études supérieures dans le
pays. A la fin du dix-huitième siècle, seuls les collèges de 'Ayn
Waraqa et de 'Ayn Traz étaient encore ouverts, dispensant
une éducation secondaire aux fils de quelques riches familles
maronites et grecques-catholiques. Les étudiants, lorsqu'ils
quittaient ces écoles, trouvaient souvent un emploi à la cour
de l'émir gouvernant, ou entraient au service d'autres émirs
ou cheikhs en qualité de secrétaires ou de précepteurs. Pour
les autres l'ignorance était la règle - même parmi les
maronites et les druzes de l'aristocratie féodale qui savaient
souvent à peine lire et écrire. A Sidon, à Beyrouth et plus
particulièrement à Tripoli, les écoles coraniques continuaient à
enseigner la lecture du Coran aux garçons musulmans et on
perpétuait la tradition du savoir islamique, quoiqu'à un niveau
limité. A part cela, la seule forme d'instruction disponible était
le système du préceptorat, mais rares étaient ceux qui
pouvaient se le permettre. Le siège grec-orthodoxe
d'Antioche, qui avait longtemps souffert de l'indiscipline des
clercs, n'entretenait pas encore d'écoles pour ses ouailles au
Liban, et son influence sur ses fidèles était si faible que
beaucoup d'entre eux l'avaient quitté depuis la fin du dixseptième siècle pour rejoindre l'Eglise grecque-catholique plus
jeune et plus dynamique. Un certain nombre de familles
grecques-orthodoxes et grecques-catholiques vivant dans des
villes plus importantes, à l'instar des familles féodales
maronites et druzes, pouvaient se permettre d'engager des
précepteurs pour leurs enfants. Mais de toutes les
communautés du Mont-Liban celles qui avaient les plus faibles
possibilités de s'instruire étaient celles des grecs-orthodoxes
et de la paysannerie druze, lesquelles vivaient en majorité
212
dans les districts du Matn, du Gharb, du Jurd et du Chouf. Là,
le clergé grec-orthodoxe, composé en général d'ignorants,
négligeait complètement l'instruction de ses paroissiens,
tandis que les 'uqqal druzes, qui étaient à peine capables de
lire leurs textes sacrés, gardaient jalousement les secrets de
l'alphabétisation hors de portée des juhhal.
Au début du dix-neuvième siècle, l'Eglise maronite prit de
nouveau conscience de la nécessité de créer plus d'écoles. A
l'initiative du patriarche Yuhanna al-Hulu (1809-23) deux
monastères furent, comme 'Ayn Waraqa, convertis en écoles :
l'un en 1812 dans le village de Kafarhay (district de Batrun) et
l'autre en 1817 à Rumiya (dans le Matn). Le patriarche suivant,
Yusuf Hubaysh, transforma trois autres monastères en écoles,
toutes dans le Kesserouan : à Sarba (1827), Mar 'Abda
Hirhrayya (1830) et Rayfun ( 1832). Suivant l'exemple des
maronites, l'Eglise grecque-orthodoxe établit alors sa
première école au Liban dans le monastère de Balamand, près
de Tripoli, en 1833. Mais malgré tout, l'éducation du peuple
ne progressait guère. As'ad Khayyat, né à Beyrouth en 1811
d'une famille de négociants grecs-orthodoxes, dut se placer
comme coursier dans la boutique du marchand de tabac qui
devait lui apprendre à lire: «A l'époque ... », remarque-t-il, «on
considérait l'éducation comme dangereuse, et on y accédait
difficilement, même lorsqu'on la désirait ardemment... Même
... apprendre à lire en arabe dialectal était difficile à
réaliser »107. A une date aussi avancée que 1849, Sulayman
107
Narrative and Report regarding Lebanon Schools, superintended by John
Lowthian, Esq., of Carlton House, Carlisle .. Mr Elijah George Saleebey, Mount
Lebanon .. and his brother Mr Soloman Saleebey (édité gracieusement, en GrandeBretagne, 1856), p. 8.
213
Salibi, un villageois grec-orthodoxe du Gharb où des
missionnaires américains étaient déjà établis, se plaignait de
ce que ses concitoyens du Bhawwara fussent « d'une
ignorance totale »108. Salibi lui-même, élève à cette époque-là
d'une école missionnaire américaine, fut alphabétisé par
accident: en 1837, deux musulmans fuyant probablement
Beyrouth pour échapper à la conscription imposée par Ibrahim
Pacha cherchèrent refuge dans la maison de son père et
enseignèrent au jeune garçon l'alphabet arabe109.
La lenteur des progrès de l'éducation au Liban au cours du dixhuitième et du dix-neuvième siècle était due en grande partie
à la pénurie de livres. Jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle,
et même plus tard, les livres étaient encore copiés à la main,
bien qu'à cette époque-là l'écriture syriaque (Karshuni) dans
laquelle les chrétiens avaient écrit l'arabe depuis l'époque
médiévale ait été définitivement remplacée par l'écriture
arabe. Les maronites cultivés se trouvant employés comme
secrétaires par les émirs gouvernants et l'aristocratie féodale
se virent obligés d'abandonner l'ancienne· écriture
ecclésiastique qui ne convenait pas pour la correspondance
courante. Mais la presse d'imprimerie arabe restait «
pratiquement inexistante »110, les idées se propageaient
lentement et l'alphabétisation ne progressait pas vraiment.
108
Ibid., pp. 7-8.
George Antonius, op. cit., p. 38.
110
Bernard Lewis, The Emergence of Modern Turkey (London, 1961), p. 51. Ibid., p.
50, relate brièvement le développement de l'imprimerie dans l'Empire Ottoman. Le
développement de l'imprimerie arabe, des références particulières au Liban, est
résumé dans Philip K. Hitti, op. cit., pp.
109
214
En fait, l'impression des livres était comme depuis longtemps
dans l'Empire ottoman quoique l'usage en fût resté limité. La
première presse d'imprimerie fut amenée à Istanbul en 1493
ou en 1494 par des réfugiés juifs originaires d'Espagne, et au
bout d'un certain temps des imprimeries juives furent établies
dans d'autres villes de l'empire, en particulier à Salonique.
L'écriture arabe, associée au Coran, était considérée comme
sacrée par les musulmans et pendant longtemps la Porte
interdit l'impression de l'Arabe et du Turc qui tous deux
utilisaient des caractères arabes. Mais il n'était pas interdit
d'imprimer des caractères autres qu'arabes et les peuples
non-musulmans de l'Empire étaient libres d'imprimer dans
leur propre langue. Les Arméniens établirent donc leur
première presse d'imprimerie à Istanbul en 1567 et les grecs
en 1627. Au Mont-Liban, une presse utilisant des caractères
Karshuni fut installée au début du dix-septième siècle au
monastère de Qazhayya, (district de Bsharri), probablement
par un diplômé maronite de Rome, et de cette presse sortit un
livre de psaumes arabes en 1610. Dans l'intervalle,
l'imprimerie en caractères arabes s'était développée en
Europe depuis près d'un siècle. La première presse arabe de
l'histoire, celle de Fano en Italie, imprimait des livres de prière
arabes pour le Saint-Siège dès 1514.
L'imprimerie en caractères arabes ne fut introduite dans
l'Empire ottoman qu'au début du dix-huitième siècle. En 1702,
Athanasius al-Dabbas, patriarche melchite d'Antioche, installa
à Alep une presse utilisant des caractères arabes fondus par le
diacre 'Abdallah Zakhir (1684-1748). En 1733, Zakhir, qui était
devenu grec-catholique, quitta Alep pour s'installer au Liban et
mit en route une nouvelle presse dans le monastère greccatholique d’al-Shwayr, dans le district du Matn. La presse de
215
Shwayr servit plus tard de modèle pour une presse qui fut
installée dans un monastère grec-orthodoxe de Beyrouth, qui
imprima son premier livre (encore des psaumes) en 1751.
Contrairement aux maronites, les grecs-orthodoxes et les
grecs-catholiques n'étaient pas familiarisés avec l'écriture
Karshuni parce qu'ils utilisaient la liturgie grecque de
préférence à la liturgie syriaque et écrivaient donc l'arabe en
caractères arabes. Il était naturel qu'ils aient été les premiers à
utiliser les caractères arabes pour l'imprimerie. Dans
l'intervalle, la Porte avait levé son interdiction d'imprimer en
caractères arabes. Le 5 juillet 1727, un firman impérial fut
publié, autorisant l'installation à Istanbul d'une presse
destinée à imprimer en turc des livres relatifs à des sujets
autres que religieux. La presse d'Istanbul imprima son premier
livre en 1729, fut fermée en 1742 et finalement ré ouverte en
1784. A partir de ce moment, l'imprimerie se développa
rapidement111. Mais malgré les progrès réalisés, les livres
imprimés en arabe demeuraient rares. La presse d'Istanbul
imprimait essentiellement en turc et la production des presses
arabes d'Alep et du Mont-Liban restait faible et se limitait
presque entièrement à des livres de prières112.
Les écoles et les livres étant rares, il n'est pas étonnant qu'au
dix-huitième siècle le mouvement culturel au Liban ait eu très
peu de retentissement sur la population. Pourtant ce
mouvement a effectivement existé. Chez les maronites, la
relation historique méticuleuse du patriarche Istifan alDuwayhi, qui écrivit dans la deuxième moitié du dix-septième
111
Georges Antonius, op. cit., p. 38.
Pour les noms des universitaires et des écrivains maronites du dix-huitième
siècle et leurs travaux voir Georg Graf, Geschichte der christlichen arabischen
Lit/eratur (Vatican, 1944-53), III, pp. 383-476.
112
216
siècle, servit de modèle à un certain nombre d'auteurs au dixhuitième siècle. De fait, la production littéraire maronite de
cette période est impressionnante, bien qu'en qualité elle soit
bien loin des normes de l'érudition établies par Duwayhi113. Le
renom que des érudits maronites comme Joseph Assemanus
avaient acquis en Europe inspirait sans aucun doute leurs
contemporains restés au pays, les stimulants dans leurs efforts
littéraires. Mais les maronites n'étaient pas les seuls hommes
de savoir actif au Liban à cette époque. Vers la fin du dixseptième siècle, le schisme se produisit dans l'Eglise melchite
de Syrie entre les grecs-orthodoxes et les grecs-catholiques, et
les querelles théologiques qui eurent lieu à l'occasion de ce
schisme stimulèrent le renouveau spirituel dans les deux
Communautés114. Cette renaissance de la littérature ne se
limita pas au Liban, mais les circonstances voulurent qu'il en
fût le centre. Des deux groupes melchites, les grecscatholiques, qui étaient en relations avec la Congrégation de la
Propagande à Rome, étaient culturellement les plus avancés,
et les persécutions qu'ils subirent de la part des grecsorthodoxes dans certaines régions de Syrie amenèrent
beaucoup d'entre eux (comme l'imprimeur 'Abdallah Zakhir) à
chercher refuge au Liban. La présence de nombreux fugitifs
grecs-catholiques allait y renforcer considérablement le
renouveau littéraire maronite et placer le Liban à la tête du
mouvement culturel chrétien de Syrie.
113
Pour le renouveau littéraire du dix-huitième siècle chez les melchites de Syrie
voir Georg Graf, op. cit., III, pp. 127-59 (pour les grecs-orthodoxes), pp. 172256
(pour les grecs-catholiques). A noter, nature polémique de la majorité des œuvres
littéraires citées, la production plus importante des grecs-catholiques, et le nombre
de ces derniers qui ont écrit au Liban.
114
Albert Hourani, «The Fertile Crescent in the Eighteenth Century » dans A Vision
of History .. Near Eastern and other Essays (Beyrouth, 1961), p. 50.
217
Ce mouvement culturel des chrétiens de Syrie reflétait les
transformations sociales de cette époque. Tandis que l'Empire
ottoman s'affaiblissait au dix-septième et au dix-huitième
siècle, la reprise du commerce dans la Méditerranée orientale
se combina à d'autres facteurs pour augmenter la « prospérité
et la force » de certaines de ses communautés chrétiennes115.
A chaque fois, l'accroissement de la prospérité matérielle
amena un développement de l'instruction et un réveil culturel,
comme ce fut le cas chez les Grecs et les Arméniens, ainsi que
pour des chrétiens de Syrie. La grande prospérité du
commerce à Alep au dix-septième et au début du dix-huitième
siècle apporta un profit considérable aux chrétiens de cette
ville, dont beaucoup amassèrent de grandes fortunes. Plus
tard, un certain nombre de chrétiens d'Alep se rendirent en
Italie et s'établirent à Livourne, qui était en train de devenir le
principal centre du commerce entre l'Europe et le Levant. Il y
eut aussi un mouvement d'émigration vers l'Egypte, « où les
grecs-catholiques persécutés par les grecs-orthodoxes de
Damas et d'Alep trouvèrent une atmosphère moins chargée
de haine théologique, et où, après que 'Ali Bey eût ruiné les
juifs, les Syriens mirent la main sur les impôts et les
douanes»116. En même temps, l'installation d'un grand
nombre de familles grecques-catholiques sur le territoire des
émirs libanais amena au Liban une prospérité qui y renforça
encore la position des chrétiens et annonça en outre le regain
commercial du dix-neuvième siècle.
Au début de ce siècle, l'ignorance et l'analphabétisme
régnaient peut-être au Liban, mais sur le plan culturel le pays
n'était pas assoupi. A la cour de Bashir II à Dayr al Qamar, et
115
116
Ibid., pp. 51-2.
Georg Graf, op. cit., III, pp. 251-4.
218
plus tard à Bayt al-Din, s'épanouit un poète assez renommé:
Niqula al-Turk (1763-1828). Le père de ce poète était un greccatholique qui était à l'origine venu d'Istanbul pour s'installer
à Dayr al-Qamar, d'où son surnom. En 1798, lorsque Napoléon
Bonaparte arriva en Egypte, Bashir II y envoya al-Turk en
mission d'espionnage, et le poète y demeura jusqu'en 1804.
Aujourd'hui on le connaît surtout pour ses récits de témoin
oculaire de l'expédition française en Egypte, œuvre qui fut
connue en Europe par une traduction française dès 1839117. La
poésie de Niqula al-Turk n'était pas d'une exceptionnelle
qualité, mais le prestige dont il jouissait comme poète de cour
doit avoir éveillé des vocations parmi ses contemporains plus
jeunes.
Au Liban, al-Turk représentait le mouvement littéraire plus
vaste des grecs-catholiques de Syrie et d'Egypte - un
mouvement conduit à l'époque par plusieurs membres de la
famille Sabbagh qui s'était enrichie quelques décennies plus
tôt grâce à ses relations à la cour de Dahir al-'Umar d'Acre118.
Un autre représentant de ce mouvement au Liban était le
moine Hananiyya al-Munayyar (1757-1820), apprécié en son
temps comme universitaire et auteur de quelques poèmes.
Parmi les travaux connus d'al-Munayyar on trouve une
histoire de la dynastie Shihab, un essai sur la religion druze et
un recueil de quatre mille proverbes libanais. Son histoire des
Shihab servit plus tard de source aux historiens.119 En 1811,
Niqula al-Turk présenta à la cour Shihab un autre poète
117
Ibid., II, pp. 244-51.
Ibid., III, pp. 242-4.
119
Ibid., IV, pp. 303-5. Après 1840, Butrus Karama accompagna son maître en exil,
d'abord à Malte puis à Istanbul où il fut employé à la fin de sa vie à la chancellerie
ottomane.
118
219
d'origine grecque-catholique, Butrus Karama (1774-1851). Né
à Homs, Karama se convertit à l'orthodoxie grecque à Acre
avant de venir finalement au Liban. A la cour de Bashir II, il
s'éleva progressivement à une position de premier plan, non
seulement comme poète de cour mais aussi comme premier
secrétaire et intendant des finances120. Comme dans le cas de
Niqula al-Turk, sa réussite souligna aux yeux de ses
contemporains le statut éminent auquel un érudit ou un
homme de lettres pouvait espérer accéder.
Parmi les lettrés maronites de ce temps, le plus exceptionnel
était sans aucun doute l’émir Haydar Ahmad Shihab (17601835), un cousin de Bashir II. Fils d'un ancien prétendant
malheureux à l'Emirat libanais, Haydar ai-Shihabi (comme on
l'appelait communément) vivait tout à fait à l'écart de la
politique et se consacrait à la connaissance, employant un
certain nombre de jeunes étudiants comme copistes et
assistants pour ses recherches. A part la riche bibliothèque
qu'il rassembla, al-Shihabi laissa une histoire de la Syrie en
trois volumes qui faisait particulièrement référence au Liban
depuis la conquête musulmane jusqu'à son époque. Certains
des étudiants qui l'aidèrent dans ses travaux devaient plus
tard parvenir à la renommée121.
En 1820, alors que les premiers missionnaires protestants
commençaient à arriver à Beyrouth, les prémices d'un éveil
culturel pouvaient déjà être observées au Liban. Il semble que
dans tout le pays on trouvait de jeunes hommes ayant soif de
120
Ibid., IV, pp. 294-5; Philip K. Hitti, op. cit., pp. 392-3.
Le terme «syrien» désigne ici un habitant de la Syrie géographique, en général
un chrétien, (cf. «Suriens» dans le vocabulaire des Croisés) ; le terme était utilisé
essentiellement par les chrétiens.
121
220
savoir, qui recherchaient ardemment les avantages d'une
instruction encore difficile à obtenir. Ce fut avec ces jeunes
gens que les tout premiers missionnaires américains établirent
leurs premiers contacts : As'ad al-Shidyaq ( c. 1798-1829), un
ancien étudiant de 'Ayn Waraqa, qui était employé comme
professeur d'arabe, et le précoce As'ad Khayyat, à peine âgé
de douze ans à l'arrivée des premiers missionnaires, et qui
voulait apprendre l'italien dans le but d'améliorer ses
capacités «d'interprète et de courtier» auprès des négociants
étrangers. Khayyat décrit avec précision ses premiers contacts
avec les missionnaires:
Un jour, en me promenant, je vis deux étrangers que je
suivis jusqu'à ce que j'atteigne leur maison, peu éloignée de
la ville. J'y pénétrai à leur suite. Arborant une expression de
douceur bienveillante, l'un d'eux s'enquit de ce que je
désirais. « Je voudrais apprendre votre langage », répondisje. Les étrangers s'avérèrent être deux missionnaires pieux
et dévots, Je Révérend Isaac Bird et le Révérend William
Goodell, du Conseil américain des Missions. Bon et très
gentil, M. Bird me dit de venir Je lendemain et d'amener des
amis avec moi, afin qu'il nous enseigne sa langue. Mon
oncle m'accompagna et il fut presque leur premier ami à
Beyrouth - ils conquirent son cœur et le mien et nous
offrirent à chacun un exemplaire de la Bible en arabe,
imprimée par l'excellente Société Biblique Britannique et
Etrangère. Je me mis immédiatement à l'italien avec le cher
M. Bird : lui et sa pieuse et excellente femme furent comme
des parents pour moi, et je fus le premier élève de la
mission. En peu de temps j'avais appris suffisamment
d'italien pour être nommé enseignant à l'école, lorsque
d'autres Syriens122 s'y rendirent, voyant quel homme122
Les italiques sont dans l'original.
221
enfant123 j'étais devenu grâce à ma connaissance de ces
langues. J'abandonnai la poursuite de la richesse... me
contentant du ... salaire que M. Bird m'attribua, soit cinq
dollars ou £ 1 par mois... Je continuai à enseigner à l'école,
améliorant ainsi mon propre italien ; mais je ne me
satisfaisais pas de cela. Je souhaitais ajouter l'anglais à mes
autres acquisitions. Le Révérend Pliny Fisk, qui vivait avec le
Révérend William Goodell, eut la bonté d'entreprendre de
me l'enseigner; et j'étais tellement empressé que j'arrivais
souvent chez eux avant qu'ils ne fussent levés. Je me
souviens que la première phrase en anglais que j'entendis
fut prononcée par M. Goodell, lorsqu'il frappa à la porte de
M. Fisk et dit : « Fisk, Assaad est là !».124
Il faut porter au crédit des premiers missionnaires américains
qu'ils sentirent rapidement l'ambiance de l'époque au Liban.
« L'aspect purement religieux qui caractérisait [leurs]
premières... tentatives échoua ... surtout parce qu'ils ne
réussirent pas à exprimer leur mission en termes de valeurs
significatives et concrètes pour les gens auxquels s'adressait la
mission. L'aspect religieux se trouva donc relégué au second
plan après l'éducation »125. Mis à part les Jésuites qui jusqu'en
1733 avaient fait fonctionner les écoles locales de 'Ayn Tura et
de Zgharta, les missionnaires catholiques romains ne
s'intéressèrent pratiquement pas à l'éducation jusque vers le
milieu du dix-neuvième siècle. Leurs activités se limitaient à
prêcher et à développer les relations avec les Eglises
orientales. C'est seulement en 1834, lorsque les missionnaires
américains entamèrent vraiment leur travail éducatif, que les
catholiques romains s'intéressèrent à cette idée. Cette année123
Assaad Y. Kayat, op. cit.. pp. 34-6.
Philip K. Hitti, op. cit.. pp. 454-5.
125
(K.S.), «Islam», Current Affairs Bulletin (Sydney, Fe. 1962), Vol. 26, N° 8, p. 118.
124
222
là, l'école de 'Ayn Tura fut ré ouverte par les frères lazaristes ;
peu après, les jésuites, à qui on avait permis de revenir au
Liban, en 1831, reprirent leur activité éducative dans le pays.
Dans l'intervalle, des événements importants s'étaient
déroulés dans d'autres régions du Proche-Orient. Muhammad
'Ali Pacha, maître de l'Egypte depuis 1805, avait entrepris le
premier essai concluant d'éducation à l'occidentale dans le
monde islamique. Le but ultime des réformes de Muhammad
'Ali n'était ni social ni culturel:
En améliorant les conditions économiques en Egypte pour
augmenter ses revenus, il espérait asseoir son propre
pouvoir et perpétuer la domination de sa dynastie dans la
vallée du Nil, et si possible en Syrie et en Arabie. C'est
pourquoi il centra ses réformes sur l'organisation militaire,
le développement de l'agriculture et les travaux publics.
Mais Muhammad 'Ali était assez rusé pour réaliser
qu'aucune réforme ne serait efficace et durable sans une
large assise sociale. Le vice-roi égyptien lui-même était
analphabète, mais il encouragea le savoir, établit un
ministère de l'instruction publique, créa un conseil de
l'éducation et fonda dans son pays les premières écoles
modernes d'ingénieurs et de médecine, avec des
professeurs et des médecins français. Des missions
militaires et pédagogiques françaises furent invitées en
Egypte, et rien moins que 311 étudiants égyptiens furent
envoyés en Europe pour faire leurs études et être initiés à la
technologie occidentale. 126
Lorsque la Syrie fut conquise par Ibrahim Pacha en 1831-32,
l'influence des réformes de Muhammad 'Ali s'y fit sentir. En
126
Asad J. Rustum, Bashir bayn al-Sultan wa'l-'Aziz (Beyrouth, 1956-57), pp. 230-1.
223
1834, l'année où débuta la rivalité entre les protestants et les
catholiques dans le domaine de l'éducation, Ibrahim Pacha
ouvrit une école militaire à Damas, puis une autre destinée
aux officiers d'artillerie à Alep. Dans l'armée, des écoles furent
créées pour apprendre à lire et à écrire aux conscrits syriens,
et parmi ces derniers, seuls ceux qui n'étaient pas
analphabètes pouvaient dépasser le grade d’onmbashi
(caporal). Des possibilités éducatives furent offertes
également aux enfants mâles de ces conscrits.127 « Bien que
limité dans le temps, le système scolaire introduit par Ibrahim
propagea largement l'éducation dans le pays, surtout dans la
communauté musulmane … »128. De plus, pendant la période
d'occupation égyptienne, des hôpitaux furent créés dans de
grandes villes comme Acre, Sidon, Damas et Alep, tandis que
des unités médicales mobiles desservaient les villes moins
importantes. Clot Bey, le chirurgien français qui organisa ces
services médicaux pour Ibrahim Pacha, dressa un état de la
santé publique dans le territoire occupé et veilla, en 1837, à ce
que dix jeunes gens, parmi lesquels quatre chrétiens libanais,
soient envoyés au Caire pour y étudier la médecine129.
Il semble, en fait, que l'activité d'Ibrahim Pacha en Syrie ait
éclipsé les premières expériences d'éducation des
missionnaires américains à Beyrouth et au Mont-Liban
lesquelles étaient, néanmoins, importantes par elles-mêmes.
En 1834, Mme Eli Smith, femme d'un missionnaire américain,
créa à Beyrouth « une petite école pleine d'avenir pour les
127
George Antonius, op. cit., p. 39.
Asad J. Rustum, op. cit.. pp. 231-2.
129
Isaac Bird, Bible Work in Bible Lands,. or, Events in the History of the Syrian
Mission (Philadelphia, 1872), p. 312.
128
224
filles dans l'une des pièces de la mission »130. Cette école, qui
accueillit environ quarante élèves la première année, était
probablement la première institution de ce genre dans
l'Empire ottoman. L'été suivant, une autre « petite école
destinée aux filles druzes » fut ouverte dans les montagnes131.
Parallèlement, « un internat de garçons accueillit pour la
première fois six élèves, et on projetait de l'agrandir pour qu'il
devienne plus tard une institution destinée à former des
enseignants et des propagateurs de l'Evangile »132.
Apparemment, la fondation de cet internat à Beyrouth se
situe en 1835, et à cette date cinq « écoles ordinaires »
recevant environ trois cents élèves fonctionnaient déjà133.
Mais le travail de toutes ces écoles fut interrompu en 1840 par
les troubles qui eurent lieu cette année-là : la révolte dans les
montagnes, le bombardement britannique de Beyrouth, le
débarquement de troupes britanniques et ottomanes à
Jounieh et les opérations militaires alliées qui aboutirent à
l'expulsion d'Ibrahim Pacha de Syrie. Une fois la guerre
terminée :
[Les missionnaires] se hâtèrent de revenir à leur poste, mais
leurs écoles furent toutes fermées, et il s'écoula très
longtemps avant qu'ils ne puissent reprendre leurs activités
habituelles. Le séminaire de garçons avait été gravement
mis à mal, car un certain nombre de jeunes gens les plus
avancés dans leurs études, influencés par des officiers aux
salaires élevés, s'étaient laissé convaincre de s'enrôler dans
l'armée comme interprètes.134
130
Ibid., p. 319.
Ibid., pp. 318-19
132
Ibid., p. 319
133
Ibid., p. 346.
134
Ibid., voir aussi «al-Bustani» dans The Encyclopaedia of Islam (édition originale).
131
225
Mais, rapidement, la Mission Syrienne (comme on appelait la
mission américaine à Beyrouth) fonctionna de nouveau. A
l'automne 1840, le séminaire de garçons rouvrit avec cette
fois « un professeur bien formé sortant du collège même du
patriarche à 'Ayn Waraka » - Butrus al-Bustani, qui devait
devenir célèbre plus tard135. Trois ans plus tard, la Mission
établit une autre antenne à 'Abay, dans les montagnes qui
dominaient Beyrouth, et là les missionnaires ouvrirent « une
bonne école ... comptant cinquante élèves ... et où enseignait
un maronite qui avait embrassé récemment la foi
évangélique ». Cette école devint rapidement le principal
séminaire protestant où les étudiants étaient « formés au
travail d'évangélisation » et des bâtiments spéciaux furent
construits pour elle en 1849136. Dans l'intervalle, au printemps
1841, la Presse Américaine, établie à Beyrouth en 1834,
commença à imprimer dans « le plus beau corps de caractères
arabes que le monde ait jamais connu » - des caractères
fondus spécialement à Leipzig sur les indications de la Mission
Syrienne137. Avec des caractères plus anciens et moins
esthétiques, la presse imprimait en arabe pour les
missionnaires les Ecritures saintes et autres volumes pieux
depuis qu'elle avait démarré à Malte en 1822, douze ans avant
qu'on ne la transféré à Beyrouth. A présent, avec les nouveaux
caractères, sa production augmenta beaucoup, et elle imprima
bientôt des manuels scolaires pour les écoles missionnaires.
Au milieu du siècle, les missionnaires américains au Liban
avaient pris un bon départ dans le domaine de l'éducation,
avec plusieurs écoles et un séminaire à Beyrouth, un autre
séminaire à 'Abay et plusieurs autres écoles dans les
135
Ibid., pp. 357-8.
Ibid., pp. 312, 319-20, 322-3, 346.
137
Ibid., pp. 358-61.
136
226
montagnes, « scolarisant entre trois cents et quatre cents
élèves »138. Bientôt leurs efforts allaient recevoir un nouveau
soutien essentiellement local. A peu près à l'époque où l'on
construisait le séminaire de 'Abay, « Un vénérable chrétien,
originaire des environs de Carlisle » , appelé John Lowthian
vint s'installer au Liban non loin de 'Abay, au village de
Bhawwara dans le Gharb - un village qui appartenait à
l'époque à un autre Anglais, le Colonel Charles Churchill139.
Lowthian se rendait dans le pays « essentiellement dans le but
de passer la fin de sa vie à faire progresser ses besoins
spirituels » ; et n'étant lié à aucun groupe missionnaire, il
choisit de résider dans la maison d'un villageois, Jirjis Salibi,
dont le second fils Sulayman était allé faire ses études avec les
missionnaires américains à 'Abay. Avant de quitter la maison,
Sulayman avait appris à son jeune frère Elias à lire l'arabe ;
Lowthian s'intéressa bientôt à ce garçon et se mit à lui
enseigner l'anglais. Lorsque Sulayman revint du séminaire de
'Abay, son frère Elias avait appris « non seulement... un peu
d'anglais, mais aussi des rudiments d'écriture et quelque
connaissance des chiffres ». Quant à Sulayman, c'était à son
retour « un missionnaire pour ses très nombreux concitoyens,
prêchant pour eux tous les dimanches dans la maison de son
père, et faisant l'école tous les jours de la semaine sous le
même toit ; il faisait aussi des cours du soir… et beaucoup
d'adultes les suivirent ». Lowthian fut impressionné par
l'enthousiasme de Sulayman; et lorsqu'il retourna en
Angleterre pour quelques mois en 1852, il emmena Elias avec
lui « afin qu'il y reçoive une instruction plus poussée, et dans
138
Voir N.N. Lewis «Churchill of Lebanon», Journal of the Royal Central Asian
Society, XL (1953), pp. 217-23.
139
Pour l'histoire de ces écoles voir NarrativeandReport Regardin Lebanon schools,
passim.
227
l'espoir de pouvoir collecter une petite somme d'argent pour
aider à augmenter le rayonnement de l'éducation dans la
région ». Ils rentrèrent tous deux au Liban en mars 1853 après
avoir rassemblé 80 livres qu'ils offrirent aux missionnaires
américains.
Ceux-ci déclinèrent leur offre, et exprimèrent le souhait
qu'ils utilisent eux-mêmes l'argent à faire te bien. M.
Lowthian et les Saleebey s'occupèrent de construire une
école à Howarah [Bhawwara], sur un terrain choisi et
légalement donné par l'honorable Colonel Churchill ... la
nouvelle école ouvrit le premier janvier 1854.
Dans l'intervalle, pendant l'automne 1853, Lowthian et ses
amis avaient créé une école à 'Aramun dans le Gharb et une
autre à Btallun, dans le Jurd. Encouragé par le succès de ces
établissements, Elias Salibi partit de nouveau pour l'Angleterre
en 1854 afin de réunir des fonds tandis que son frère
Sulayman et John Lowthian restaient au Liban pour diriger les
écoles.140
Peu avant le départ d'llyas, le groupe avait ouvert une
quatrième école à Btatir, principal village du Jurd et résidence
de ses chefs druzes. Ces chefs étaient si satisfaits de l'école
qu'ils y envoyèrent leurs propres enfants, et pendant la
première année plus de vingt jeunes 'Abd al Malik furent
inscrits parmi les élèves. Désireux de ne pas perdre de terrain
sur leurs voisins du Jurd, les Talhuq du Gharb invitèrent alors
Sulayman Salibi à établir une école à 'Aley, village où ils
résidaient. Elle y fut effectivement ouverte en 1855, « comme
ils l'avaient demandé par écrit ». Mais la plus importante de
140
Ibid., pp. 14, 16-17.
228
toutes fut fondée cette année-là à Souk al-Gharb, village tout
proche, où Sulayman et sa famille s'établirent vers la fin de
1854. Une grande salle de classe fut construite par
souscription publique sur un terrain offert par les Salibi et
John Lowthian. Cette propriété devait appartenir gratuitement
aux habitants protestants du village ; « et les gens
s'intéressèrent tellement à sa construction que ceux qui
n'avaient pas d'argent donnèrent de huit à dix jours de travail
sans rémunération ». A Glasgow, Elias Salibi réussit à collecter
un fonds spécial de 40 livres par an pour l'entretien de cette
école; et au fil des ans la « Glasgow School » comme on
l'appelait parfois, devait s'agrandir au point de devenir la
rivale du séminaire américain de 'Abay.141
A l'automne 1855, tandis qu'Elias était encore absent, un
comité spécial fut formé, comprenant les consuls britannique
et américain de Beyrouth, John Lowthian, les frères Salibi, un
représentant de la mission américaine et deux autres
membres, Butrus al-Bustani remplissant la fonction de
secrétaire, afin de diriger les cinq écoles qui allaient s'appeler
à partir de ce moment-là « Les Ecoles du Liban ». A son retour
de Grande-Bretagne, Elias Salibi fut chargé de la direction
générale de ces établissements, tandis que son frère Sulayman
enseignait à Souk al Gharb.142
Dans les années qui suivirent, « Les Ecoles du Liban »
recrutèrent beaucoup. En 1856, une sixième école fut ouverte
dans le village de Btikhnay, dans le Matn. En 1858, trois autres
141
Pour l'histoire des écoles établies par les frères Salibi et par John Lowthian au
Liban voir Report on the Lebanon Schools, with Treasurer's Accounts, 1856-68.
142
Ouverte en 1860, l'école de Suq al-Gharb servait à former des enseignants pour
les autres écoles, afin de tenter de résoudre le problème du manque d'enseignants.
229
avaient été créées dans d'autres villages, dont une pour les
filles à Btatir. Les écoles furent fermées temporairement en
1860 à cause des événements de cette année-là, mais en 1861
quinze écoles fonctionnaient dans divers villages du Gharb, du
Jurd et du Matn, recevant environ six cents élèves. En 1867,
William Benton, un missionnaire américain qui s'intéressait
particulièrement aux Ecoles du Liban, raconte que « On a
compté jusqu'à vingt et une écoles en plus de l'école de
formation143, dans vingt villages différents, employant trentedeux professeurs et assistants ... et instruisant plus de huit
cents élèves des deux sexes ... »144 ; ces élèves étaient en
majorité des grecs-orthodoxes ou des druzes, mais il y avait
aussi un certain nombre de maronites, de grecs-catholiques,
des chiites et des sunnites. Ils recevaient une instruction
élémentaire :
Dans toutes les écoles, dans la mesure où les moyens et les
circonstances le permettent, on dispense un programme
uniforme. Il consiste en lecture, grammaire, géographie,
écriture et arithmétique ; tous les cours, à l'exception de
l'anglais à « Glasgow School», sont faits en arabe, langue
universelle dans le pays. Parmi les livres en arabe, utilisés
quotidiennement dans les écoles, on trouve le Catéchisme
abrégé et le Pilgrim's Progress de Bunyan, l'ouvrage
principal et le plus constamment étudié étant la Bible ...
Quant aux manuels plus ordinaires, les écoles les doivent à
la gentillesse des frères américains qui, au départ, pour
encourager cette œuvre les fournissaient gratuitement,
puis, maintenant, à moitié prix les écoles étant plus
nombreuses ... On estime que rares sont les travaux
143
144
Report on the Lebanon Schools... (1868), p. 6
Narrative and Report Regarding Lebanon Schools, p. 18.
230
missionnaires de ce genre qui ont été menés pour un coût si
minime eu égard à leur ampleur…145
La coopération entre les missionnaires américains et les
fondateurs des Ecoles du Liban fut fructueuse. Pour la
première fois au Liban, un système d'écoles de villages
coordonnées, où exerçaient des enseignants compétents, et
qui étaient régulièrement inspectés, mettait l'instruction
primaire à la portée des laïques. En janvier 1860, William
Benton écrivait:
Ces écoles font beaucoup de bien non seulement pour les
enfants mais aussi pour leurs parents, et pour tous les
villages où elles ont été établies. Il en faudrait à l'heure
actuelle deux cents au Liban, réparties dans autant de
villages, comme le disent mes amis libanais.146
Mais le nombre des Ecoles du Liban n'excéda guère vingtquatre ou vingt-cinq. Après le départ du Liban de John
Lowthian en 1858 et sa mort en Angleterre trois ans plus tard,
le développement de ces écoles fut souvent entravé par des
conflits entre les fondateurs locaux et les missionnaires
américains. Ces derniers manquaient souvent de confiance à
l'égard des protestants locaux, qui, eux, s'irritaient de
l'attitude supérieure qu'adoptaient les missionnaires. Il en
résulta des relations fréquemment tendues entre les deux
parties ; les heurts qui s'en suivirent ralentirent l'effort
missionnaire protestant. Néanmoins, Sulayman et Elias Salibi
continuèrent à diriger ensemble les Ecoles du Liban jusqu'à la
mort de Sulayman en 1866, et Elias finit par prendre sa
145
Report on the Lebanon Schools... (1860), p. 6.
Henry H. Jessup, op. cit., pp. 383-4. Ilyas Salibi se retira d'abord en Angleterre,
puis revint passer les dernières années de sa vie au Liban où il mourut en 1891.
146
231
retraite en butte à une forte opposition des missionnaires en
1873147. Les écoles qu'ils avaient fondées dépérirent ou furent
reprises et agrandies par des missionnaires d'Amérique ou
d'autres pays.
Mais avant qu'Elias Salibi ne se retirât, les diverses missions
protestantes au Liban s'étaient lancées dans des projets
éducatifs plus grands et plus ambitieux qui firent oublier les
efforts antérieurs, plus modestes. On créa un internat de filles
à Souk al-Gharb en 1858, qu'on transféra ensuite à Sidon en
1862. Une école semblable fut ouverte à Tripoli en 1872. En
1881, l'externat de garçons de Sidon fut transformé en
internat et devint le Gérard Institute. Deux ans plus tard,
l'Ecole du Liban de Souk al-Gharb, fermée depuis 1872 fut
rouverte sous la forme d'un internat par la mission écossaise
(Scotch Mission), puis vendue à la Syria Mission en 1889. Une
autre Ecole du Liban, celle de Shwayr dans le Matn fut reprise
par les missionnaires américains et transformée en internat en
1899148. Dans l'intervalle, d'autres missionnaires avaient
travaillé, ouvrant un certain nombre d'internats pour les
garçons et les filles, parmi lesquels ceux qui furent fondés par
la Société des Amis (Friends) à Brummana, en 1877, méritent
d'être cités. Tous les internats mentionnés ci-dessus
dispensaient l'enseignement secondaire. La plupart s'élevaient
sur de vastes terrains avec des bâtiments modernes bien
équipés. Mais le triomphe des actions missionnaires
protestantes au Liban fut l'ouverture à Beyrouth du Collège
147
Ibid., pp. 508-21
Pour les écoles catholiques, grecques-orthodoxes, et musulmanes au Liban,
ainsi que pour al-Dawudiyya, voir Philip K. Hitti, op. cit., pp. 445,448-50,453-61 ;
Isma'il Haqqi, Lubnan ... pp. 470-l, 476-7; George Antonius, op. cit., pp. 44-5 ; Henry
H. Jessup, op. cit., p. 812; Awraq Lubnaniyya, 1 (Beyrouth, 1955), pp. 52-6, 153-6.
148
232
Protestant Syrien, qui devint plus tard l'Université Américaine
de Beyrouth. Dès 1862, la Mission de Syrie (Syria Mission)
avait décidé par un vote de créer une université à Beyrouth.
L'année suivante, le Collège Protestant Syrien fut constitué en
société par les autorités de l'Etat de New York. Le collège fut
officiellement ouvert en octobre 1866, sous la présidence de
son fondateur Daniel Bliss (1823-1916) et il devint rapidement
un centre très important d'études supérieures dans l'Empire
ottoman. La première pierre du premier bâtiment fut posée le
7 décembre 1871.
L'activité des missionnaires protestants dans le domaine de
l'éducation avait dès le début incité les missionnaires
catholiques romains à suivre leur exemple. Ils commencèrent
vraiment leur travail dans ce domaine en 1834, lorsque les
frères lazaristes rouvrirent l'école de 'Ayn Tura. Cinq ans plus
tard, les jésuites en créaient une à Beyrouth. En 1843, une
deuxième école jésuite ouvrit à Ghazir (dans le Kisrawan),
suivie par une troisième à Zahleh en 1844, ainsi qu'à Bikfayya,
(dans le Matn), Ta'nayil (dans la Békaa), Jazzin, Dayr al-Qamar
et Sidon. Suivant là encore l'exemple des Américains, ils
établirent une presse fonctionnant par le procédé
lithographique, en 1847, et six ans plus tard, ils commencèrent
à imprimer avec des caractères mobiles. A la fin du siècle, la
presse catholique, comme on appelait la presse jésuite de
Beyrouth, était la plus importante du pays, tant par la quantité
de livres scolaires que pour leur qualité. Les jésuites étaient
sans contexte les plus actifs des missionnaires catholiques
romains dans le domaine de l'éducation, mais ils n'étaient pas
les seuls. En plus des lazaristes, il y avait les sœurs de la
Charité et un certain nombre d'autres ordres qui créèrent des
écoles pour les garçons et les filles dans tout le pays. Assez
233
rapidement, les Eglises catholiques locales et les fondations
pieuses relevèrent aussi le défi et entrèrent en compétition
avec les missionnaires étrangers dans le secteur éducatif. En
1853, deux ordres de religieuses maronites furent fondés et ils
se spécialisèrent dans la création d'écoles pour les filles dans
plusieurs villages libanais. En 1914 ces deux ordres
possédaient trente écoles et accueillaient six mille élèves.
Dans l'intervalle, des écoles de garçons maronites et grecquescatholiques, créées un peu partout dans le pays, connaissaient
un succès considérable. Parmi elles, il y en avait deux
importantes à Beyrouth : l'Ecole Patriarcale fondée en 1865
par les grecs-catholiques et l'Ecole de la Sagesse fondée en
1874 par l'évêque maronite de Beyrouth. Le Collège Oriental,
fondé en 1898 par les grecs-catholiques à Zahleh, mérite aussi
d'être mentionné. A la fin du dix-neuvième siècle, le système
éducatif mis en place par les organismes catholiques locaux ou
étrangers (en majorité français), était devenu une structure
impressionnante. Pour couronner le tout, les jésuites
transférèrent à Beyrouth en 1875 le séminaire qu'ils avaient
fondé à Ghazir, le transformant en institution d'études
supérieures pour rivaliser avec le Collège Protestant Syrien. Ce
furent les débuts de l'Université St Joseph qui est restée
jusqu'à nos jours l'une des deux principales universités du
Liban.
Mis à part les protestants et les catholiques, la contribution à
l'éducation des autres communautés libanaises au dixneuvième siècle ne doit pas être oubliée, bien qu'elle ait eu
lieu sans conteste sur une plus petite échelle. Comme les
maronites et les grecs-catholiques, les grecs-orthodoxes
prirent l'initiative de fonder des écoles. En 1833, ils créèrent
une école de garçons dans le couvent de Balamand, près de
234
Tripoli (voir p. 20~), et une autre en 1852 à Suq al-Gharb,
laquelle fut ensuite transférée à Beyrouth et devint le Collège
des Trois Docteurs. Plus tard, en 1880, une grecque-orthodoxe
de Beyrouth, Emily Sursuq ouvrit une école de filles appelée
Zahrat al-Ihsan (Fleur de Charité). Ces deux écoles furent
créées en même temps que d'autres, situées autour de
Beyrouth. Dans l'intervalle, le 31 juillet 1878, un groupe
d'éminents sunnites beyrouthins fonda une société charitable
qui allait devenir plus tard la plus riche et la plus active
organisation de ce genre au Liban : la société musulmane pour
le bien (Jam'iyyat al-Maqasid al-Khayriyya allslamiyya). Le but
principal de cette société était de diffuser l'instruction chez les
jeunes musulmans des deux sexes ; et peu après sa fondation
les premières écoles Maqasid pour les filles et les garçons
s'ouvrirent à Beyrouth, Sidon et Tripoli. Plus tard en 1897, un
sunnite de Beyrouth, Ahmad 'Abbas al-Azhari (1853-1927),
créa une école appelée al-Madrasa al-'Uthmaniyya (école
ottomane) qui fut fermée pendant la Première Guerre
mondiale par les autorités ottomanes. De toutes les
communautés libanaises seuls les chiites et les druzes ne
prirent absolument aucune part au mouvement pour
l'éducation de cette époque. Les chiites, vivant dans les
régions les plus retirées du pays, n'étaient même pas touchés
par l'activité éducative des autres communautés ou des
missionnaires étrangers. Les druzes étaient mieux lotis sur ce
plan. Bien qu'ils n'eussent pas ouvert d'écoles eux-mêmes, ils
envoyaient leurs enfants dans les écoles chrétiennes de leurs
districts, surtout dans les écoles protestantes. Le premier
mutasarrif libanais, Dawud Pacha, patronna d'ailleurs une
école réservée aux druzes à 'Abay, qui, établie en tant que
235
fondation pieuse druze à l'époque, continue à fonctionner de
la même façon de nos jours149.
A la fin du dix-neuvième siècle, le Liban était de loin la région
de l'Empire ottoman la plus avancée dans le domaine de
l'éducation populaire. L'alphabétisation était très étendue
dans le pays, particulièrement dans le Mont Liban, à Beyrouth,
Sidon et Tripoli. Tout le monde pouvait facilement accéder à
l'instruction primaire, et une éducation secondaire de bonne
qualité était offerte à ceux qui en avaient les moyens. A
Beyrouth, deux universités proposaient des études
supérieures d'arts et de sciences, ainsi qu'une formation
médicale. La presse américaine, la presse catholique et treize
autres imprimeries publiaient à Beyrouth et dans le MontLiban des livres en arabe sur des sujets extrêmement variés,
surtout littéraires, et firent paraître jusqu'à quarante
publications périodiques, dont quinze journaux, entre 1870 et
1990150. Parmi ces journaux, Lisan al-Hal (1877), et le journal
savant jésuite Al-Mashriq (1898), paraissent encore et sont
très lus à l'heure actuelle.
Au Liban, ces développements s'étaient produits à un moment
où l'Empire ottoman dans son ensemble connaissait de
profondes modifications. En Turquie, le dix-neuvième siècle
fut la période des Tanzimats ou réformes, et les Tanzimats ne
réussirent nulle part mieux que dans l'éducation. Dans les
écoles et les universités turques établies à cette époque,
particulièrement au Lycée impérial ottoman de Galatasaray
(1868), « on forma une nouvelle élite, animée par un nouvel
149
150
Isma'il Haqqi, Lubnan... , pp. 478-9
Bernard Lewis, op. cit., p. 124.
236
esprit, et une perception nouvelle plus claire des réalités »151.
Parallèlement, des contacts accrus avec l'Europe amenaient
une révolution idéologique lorsque des écrivains comme
Ibrahim Shinasi (1826-71 ), Ziya Pacha (1825-80), et Namiq
Kamal (1840-88) s'attaquaient au problème de la libéralisation
de l'Empire ottoman et de l'adaptation de l'Islam et de la
société musulmane à l'Occident. De même en Egypte, où les
successeurs de Muhammad 'Ali poursuivaient avec
enthousiasme son travail d'occidentalisation, un mouvement
intellectuel se développa, conduit par des hommes comme
Jamal al-Din al-Afghani (1839-97) et Muhammad 'Abduh
(1842-1905), qui soulignaient la nécessité de moderniser
l'Islam pour relever le défi de l'Europe. La Turquie et l'Egypte
étaient toutes deux des pays musulmans et ce qui préoccupait
le plus les intellectuels turcs et égyptiens de l'époque était la
supériorité politique et matérielle de l'Occident et son
emprise grandissante sur le monde musulman, singulièrement
après l'occupation britannique de l'Egypte en 1882. Pour faire
face à l'impact de l'Occident, il fallait que la société
musulmane découvre et lui emprunte les éléments qui étaient
à la base de sa puissance et de sa prospérité. Ceci impliquait
un degré considérable d'occidentalisation, ce qui n'était pas
possible sans abandonner ou négliger une grande part de ce
qui était fondamental dans l'héritage musulman. Au dixneuvième siècle, aucun musulman n'était disposé à envisager
ou à conseiller une telle attitude et dans ces conditions la
modernisation de l'Islam ne pouvait dépasser le stade des
demi-mesures. Il suit de là que les chefs du mouvement
moderniste en Turquie et en Egypte, fascinés par les nouvelles
idées occidentales, ne pouvaient s'autoriser à les accepter
151
N.A. Faris, 'Lebanon, «Land of Light»', The World of Islam,. Studies in Honour of
Philip K. Hitti, edit. par James Kritzeck et R. Bayly Winder (London, 1959), p. 349
237
avant qu'elles ne fussent d'abord ajustées à la pensée
islamique. Cela limitait la progression du modernisme dans ces
deux pays ainsi que dans les autres pays du Proche-Orient qui
se trouvaient sous leur influence.
Alors que les intellectuels turcs et égyptiens étaient absorbés
par leur tentative de justifier le modernisme au nom de
l'Islam, ou l'Islam à la lumière du modernisme, aucune
considération de cet ordre ne perturbait l'intellectuel chrétien
au Liban. En réalité, l'arrière-plan social traditionnel du
chrétien oriental, au Liban et ailleurs, différait peu de celui du
musulman. Pourtant le Libanais qui s'identifiait comme
chrétien pouvait facilement accepter l'Ouest sans aucune des
réserves religieuses ou politiques du musulman. Non
seulement l'Occidental était un chrétien comme lui, mais il lui
apparaissait aussi comme un champion et un protecteur.
Après les troubles de 1860, les puissances occidentales étaient
pour le chrétien libanais les garants de l'autonomie de son
pays et de la sécurité de sa communauté. En conséquence, le
mouvement intellectuel au Liban au dix-neuvième siècle,
parce qu'il était mené par des chrétiens, contrastait vivement
avec les événements contemporains en Turquie, en Egypte et
dans d'autres pays musulmans. Contrairement au Turc et à
l'Egyptien, le chrétien libanais ne se sentait pas concerné par
la réforme et la perpétuation d'un empire déclinant menacé
de l'intérieur et de l'extérieur, ni par l'expulsion de son pays
d'un maître étranger de confession différente qui le
maintenait en servilité. Bien qu'en tant qu'oriental il fût
conservateur par habitude, il n'était pas par principe opposé
au changement social dans le sens occidental. Si nécessaire, il
acceptait les conduites occidentales sans crainte et souvent
238
avec enthousiasme. L'Occident, que le musulman redoutait et
qui l'irritait, était son ami.
A cette époque, le Liban du Mutassarrifiat jouissait d'une
sécurité et d'une prospérité qu'il n'avait jamais connues
auparavant. Comparés aux autres sujets ottomans d'alors, les
Libanais avaient effectivement des raisons d'être satisfaits de
leur sort. L'oppression féodale d'antan avait presque
complètement disparu et les paysans chrétiens et druzes du
Mont-Liban acquéraient progressivement des biens et
devenaient des propriétaires terriens. Dans les bourgs et les
villes de montagne, des communautés prospères d'artisans et
de commerçants, essentiellement chrétiens, s'étaient déjà
développées et prenaient de l'importance. A Beyrouth et à
Tripoli, la reprise commerciale qui suivit le départ d'Ibrahim
Pacha de Syrie avait donné l'occasion à un certain nombre de
familles, essentiellement de grecs-orthodoxes de faire
fortune. Des grandes familles de marchands grecs-orthodoxes
comme les Sursuq, les Bustrus , les Twayni et les Trad à
Beyrouth vivaient à l'extérieur de la ville dans la banlieue à la
mode de Ashrafiyya, habitant de grandes maisons de style
italien meublées et décorées presque totalement à
l'européenne. Des familles comme celles-là formaient à leur
époque une haute société occidentalisée, dont une classe
grandissante de la bourgeoisie chrétienne imitait les manières
– classe qui se développait rapidement au fur et à mesure que
les ruraux villageois affluaient dans les villes côtières,
singulièrement à Beyrouth, pour profiter des nouvelles
possibilités.
Vivant dans une relative prospérité, n'étant animé d'aucune
hostilité fondamentale à l'égard de l'Occident, l'intellectuel
239
chrétien du Liban pendant le dix-neuvième siècle ne ressentait
aucune des tensions qui affectaient le musulman turc,
égyptien, syrien ou même libanais. Alors que la controverse et
la ferveur apologétique ou romantique caractérisaient et
souvent entravaient l'activité de l'écrivain ou du penseur
musulman, l'intellectuel chrétien libanais était disponible pour
explorer des domaines comme l'histoire, les langues et la
littérature avec un intérêt académique non passionné et
positif. La politique, qui sapait l'énergie de ses collègues
musulmans, l'intéressait peu. Dans l'occidentalisation il voyait
un progrès, non un conflit. C'est ainsi que la période qui
produisit dans le monde musulman des révolutionnaires aussi
enflammés que Namiq Kamal et Jamal al-Din al Afghani donna
au Liban des universitaires et des linguistes tels que Nasif alYaziji, Butrus al-Bustani et Faris al Shidyaq, des écrivains
comme Jurji Zaydan et des journalistes incisifs comme Ya'Qub
Sarruf, Faris Nimr, Salim et Bishara Taqla. Ces chrétiens
libanais constituaient l'avant-garde d'un renouveau littéraire
arabe qui plus tard devait s'étendre du Liban à tous les autres
pays où l'on parlait l'arabe. Grâce à leurs efforts, « l'arabe
redevint un outil maniable de pensée et d'étude »152,
l'héritage littéraire arabe fut redécouvert et étudié, et les
grandes lignes d'un développement futur de la littérature et
du journalisme furent dessinées. L'importance de leur
contribution dans ces domaines a été capitale.
152
John Alexander Thompson, The Major Arabic Bibles, their Origin and Nature
(New York, 1956), pp. 20-7.
240
Les débuts du renouveau littéraire arabe au Liban furent
étroitement liés à l'activité des missionnaires américains et
particulièrement de deux hommes d'une valeur
exceptionnelle: Eli Smith (1801-57) et Cornelius Vàn Dyck
(1818-95). En 1844, ces deux hommes entreprirent de faire
une nouvelle traduction de la Bible en arabe - un projet
envisagé auparavant par les missionnaires américains en 1837.
Le travail de traduction débuta en 1847 sous la direction d'Eli
Smith, et fut poursuivi après la mort de Smith en 1857 par
Cornelius Van Dyck. L'idée de départ était de traduire «dans la
meilleure forme moderne d'arabe parlé ». Lorsque la
traduction proprement dite commença, Smith «essaya de
rester fidèle à l'arabe classique usuel, mais aussi de n'utiliser
que la part du langage traditionnel qui est comprise par ceux
qui ne sont pas instruits ». Van Dyck continua le travail dans le
même sens et le résultat fut une version arabe de la Bible,
achevée et imprimée en 1865, qui fut chaleureusement
approuvée sur place, étant « si pure, si exacte, si claire et si
classique qu'elle pouvait être reçue par toutes les classes et
toutes les sectes »153.
Tandis que le travail de traduction de la Bible se poursuivait,
Smith et Van Dyck entrèrent en contact intellectuel étroit avec
trois universitaires locaux qui les aidaient dans cette
entreprise : Nasif al-Yaziji (1800-71 ), Butrus al-Bustani (181983) et Yusuf al-Asir (1815-89). Yaziji venait d'une famille
grecque-catholique, et était déjà un universitaire et un
écrivain renommé lorsqu'on fit appel à lui pour aider à
traduire la Bible. Dans sa jeunesse il avait appartenu au cercle
de l'émir historien Haydar al-Shihabi et plus tard il servit
153
Henry H. Jessup op. cit., p. 483.
241
Bashir II en qualité de secrétaire. Après 1840 il s'établit à
Beyrouth où il fut rapidement associé aux missionnaires
américains comme professeur d'arabe. Plus tard, il enseigna
l'arabe dans une école fondée par son associé Butrus alBustani et ensuite au Collège Protestant Syrien. L'oeuvre de
Yaziji comprend des livres et des essais sur la philosophie, le
style, la rhétorique, la poésie et d'autres sujets. Il entreprit
aussi un commentaire des travaux du poète arabe alMutanabbi (915-55) et ce commentaire fut après sa mort
achevé et publié par son fils Ibrahim (1847-1906). De plus
Nasifal-Yaziji écrivit de la prose et des vers originaux imitant le
style arabe classique, ce qui lança une mode suivie par
d'autres écrivains. Ibrahim al-Yaziji, son fils, devait également
se distinguer comme grammairien et homme de lettres et
laisser entre autres travaux un essai sur le style journalistique
(1901) et un dictionnaire de synonymes arabes (1904).
Ibrahim enseignait à l'Ecole Patriarcale de Beyrouth et, à partir
de 1872, il aida à la traduction jésuite de la Bible en arabe qui
fut achevée en 1880.
Butrus al-Bustani, diplômé de 'Ayn Waraqa, était un maronite
converti au protestantisme. Il entra pour la première fois en
contact avec les missionnaires américains en 1839 ou en 1840,
lorsqu'il fut employé comme professeur dans leur séminaire
de Beyrouth. A partir de ce moment-là, Bustani demeura en
relation suivie avec les missionnaires américains, travaillant
avec eux en totale harmonie et jouissant de leur confiance et
de leur haute estime. Une école qu'il ouvrit chez lui en 1863,
l'école nationale (al-Madrasa al-Wataniyya), fut plus tard
incorporée au Collège Protestant Syrien où il enseigna
pendant un certain nombre d'années. Il occupa aussi pendant
un certain temps le poste d'interprète au consulat américain.
242
A sa mort en 1883, il était considéré comme « l'homme le plus
instruit, le plus actif, le plus achevé, ainsi que le plus influent
de la Syrie moderne »154. Parmi les autres écrits qu'il a laissés,
on trouve son dictionnaire arabe bien connu Muhit al-muhit
(Beyrouth, 1870), un classique inégalé à ce jour, et six volumes
d'une encyclopédie, Da'irat al-ma' arif (Beyrouth 1876-82),
dont cinq autres volumes furent publiés après sa mort par son
fils Salim et son parent Sulayman al-Bustani. Bien
qu'incomplète, cette encyclopédie continue à constituer « un
monument de travail et de compétence littéraire »155. En
1860, après les massacres de cette année-là au Liban et à
Damas, Butrus al-Bustani fut un pionnier du journalisme arabe
avec sa « feuille de conseils » hebdomadaire Nafir Suriyya
(Clairon de Syrie) dans laquelle il appelait son peuple « à s'unir
et à coopérer pour reconstruire son pays désorienté et
presque ruiné »156. Plus tard, il fonda d'autres périodiques : le
bihebdomadaire Al-Janna ( 1870) dont son fils Salim était
l'éditeur, le bimensuel Al-Jinan ( 1870) et le quotidien AlJunayna ( 1871) dirigé par son parent Sulayman.
Contrairement à Nasif al-Yaziji et Butrus al-Bustani qui étaient
chrétiens, le troisième érudit local qui collabora à la traduction
de la Bible était un expert de shari' a islamique et venait de
Sidon. Yusuf al-Asir était diplômé de Al-Azhar au Caire, et, à
diverses occasions, il occupa le poste de juge à Tripoli, de
mufti à Acre, et de procureur sous Dawud Pacha. Pendant un
certain temps, il enseigna l'arabe à Istanbul, après quoi il
revint à Beyrouth où il professa à l'Ecole Patriarcale et au
Collège Protestant Syrien. Comme écrivain et comme
154
Henry H. Jessup op. cit., p. 483.
Ibid., p. 484
156
Ibid., p. 484.
155
243
universitaire Yusuf al Asir n'atteignit pas la stature de Yaziji et
Bustani, mais il devint néanmoins le principal artisan de
l'achèvement de la Bible arabe après 1857, lorsque Van Dyck
reprit le flambeau. Comme Yaziji et Bustani, Asir était de ceux
qui avaient appris l'arabe à Van Dyck, et ce dernier avait une
haute opinion de son érudition et de ses capacités littéraires.
Fait très important, Asir était au Liban le premier musulman à
s'associer au renouveau littéraire arabe mené par les
chrétiens et qui devait plus tard influencer d'autres
musulmans dans le pays. Parmi ses écrits, on trouve des
œuvres en vers qui comprennent plusieurs contributions au
recueil de cantiques protestants en arabe et un commentaire
du Code ottoman qui fut publié après sa mort. Il fut aussi le
fondateur d'un journal Thamarat al-Funun (1875) -le premier
journal libanais publié par un musulman.157
L'influence qu'Eli Smith et Cornelius Van Dyck exercèrent sur
Yaziji, Bustani et Asir fut véritablement marquante. Les
universitaires américains donnèrent à leurs collègues libanais
un exemple de diligence académique et de détermination qui
fut soigneusement suivi et dont on trouve surtout le reflet
dans l'œuvre de Bustani. Mais ils ne furent pas les seuls
universitaires et écrivains libanais dont la carrière fut liée aux
missionnaires américains. Parmi d'autres qu'ils influencèrent,
le plus brillant fut sans aucun doute Faris al-Shidyaq (180587), frère du martyr protestant As'ad al-Shidyaq, et comme lui
diplômé de 'Ayn Waraqa. En quittant l'école, Faris al-Shidyaq
fut employé par l'historien Haydar al Shihabi comme copiste
et assistant. Les persécutions subies par son frère As'ad aux
mains du clergé maronite le rendirent tellement furieux qu'il
157
Pour Yaziji, Bustani, Asir, et leurs contemporains, voir Philip K. Hitti, op. cit., pp.
461-9.
244
rompit avec l'Eglise maronite en 1826 et se convertit lui-même
au protestantisme. Les missionnaires américains l'envoyèrent
d'abord en Egypte où il poursuivit ses études littéraires et
linguistiques avec des maîtres éminents, puis en 1834 à Malte
où il enseigna à l'école de la mission et dirigea les publications
de la presse américaine jusqu’à 1848. Ensuite, Shidyaq
voyagea en Europe, se rendit en Angleterre où il aida à la
traduction de la Bible en arabe, jamais publiée, sous les
auspices de la Société Biblique Britannique et Etrangère. En
1854, il fut invité par le bey de Tunisie à entrer à son service et
à diriger le journal officiel tunisien Al-Ra'id al-Tunisi. Pendant
son séjour en Tunisie il se convertit à l'Islam et adopta le nom
d’Ahmad Faris. Plus tard, en 1860, il fut invité par la Porte à
s'installer à Istanbul, et là, Shidyaq se mit à publier un journal
arabe Al-Jawa'ib- peut-être le périodique arabe le plus influent
publié au cours de ce siècle. Al-Jawa'ib continua d'être publié
jusqu'en 1884, donnant des articles de son rédacteur en chef
sur une grande variété de sujets politiques et culturels et
devenant up modèle pour le journalisme arabe contemporain.
Après que Shidyaq eut quitté le poste de rédacteur en chef
d'Al-Jawa'ib, son fils Salim l'y remplaça. Faris al-Shidyaq
mourut en 1887, à Istanbul, laissant de nombreux travaux
linguistiques, des critiques littéraires, des écrits en prose et en
vers et des récits de ses nombreux voyages en Europe et dans
le Proche-Orient. Les critiques l'ont placé à l'égal de Nasif alYaziji comme créateur de l'arabe littéraire moderne.
Yaziji, Bustani et Shidyaq ont dominé le renouveau
universitaire et littéraire arabe du dix-neuvième siècle. Des
trois, c'est Shidyaq qui rayonna le plus hors du Liban et son
influence fut ressentie pendant sa vie dans tout le ProcheOrient ainsi qu'en Afrique du Nord. Pendant les dernières
245
décennies du siècle, alors que l'éducation progressait au Liban
avec des écoles et des universités, un certain nombre d'autres
universitaires et écrivains apparurent dont beaucoup, comme
Shidyaq, furent réputés hors de leur pays natal. L'Egypte, sous
les Khédives, et plus tard sous la domination britannique,
attira ceux qui devaient devenir les plus célèbres. Salim Taqla
(1849-92), grec-catholique de Kafarshima (près de Beyrouth),
fit ses études au séminaire de 'Abay et de l'Ecole Nationale de
Bustani, enseigna pendant un certain temps à l'Ecole
Patriarcale de Beyrouth et émigra finalement en Egypte. Là, en
1875, il fonda un journal hebdomadaire Al-Ahram qui devint
plus tard un quotidien et qui demeure jusqu'à ce jour le
principal journal égyptien. A la direction d'Al-Ahram, Salim
Taqla avait pour assistant son frère Bishara (1852-1911),
diplômé de 'Ayn Tura. Un an après que AI-Ahram eût
commencé à être publié au Caire, Ya'qub Sarruf (l852-1927) et
Faris Nimr (c. 1860-1952) commencèrent à publier à Beyrouth
un mensuel, Al-Muqtataf Les rédacteurs en chef de ce journal
scientifique et littéraire étaient tous les deux d'origine
grecque-orthodoxe. Sarruf, qui devint protestant, venait d’alHadath, près de Beyrouth, et Nimr de Hasbayya, dans le Wadi
al-Taym. Tous deux firent leurs études au Collège Protestant
Syrien, y devinrent enseignants après avoir fini leurs études et
formèrent avec d'autres élèves et enseignants un cercle
intellectuel dominé par Cornelius Van Dyck. Al-Muqtataf
naquit de l'activité de ce cercle, encouragé par Van Dyck qui
choisit le titre du journal: « la Sélection ». Lorsque Sarruf et
Nimr quittèrent Beyrouth et émigrèrent en Egypte en 1883, ils
emportèrent leur journal avec eux et, en l'espace d'un an, AlMuqtataf s'imposa au Caire comme le principal forum des
libres opinions. Dans ses pages, entre 1884 et 1886, deux
autres diplômés du Collège Protestant Syrien, Shibli al- .
246
Shumayyil (1860-1917) et Ibrahim al-Hawrani (1844-1916)
débattirent des théories de Charles Darwin, le second les
attaquant alors que le premier prenait leur défense.
Shummayil, un grec-catholique de Kafarshima, devint célèbre
en Egypte en qualité de médecin et écrivit beaucoup
d'ouvrages scientifiques. Hawrani, né chrétien grecorthodoxe, à Homs, se convertit au protestantisme, s'installa
au Liban et enseigna les mathématiques et l'astronomie au
Collège Protestant Syrien. Il écrivit sur la science, la
philosophie, la théologie, la sociologie et d'autres sujets, et
atteignit une certaine notoriété comme poète et homme de
lettres. Mais Sarruf et Nimr ne publièrent pas seulement AlMuqtataf En 1889, ils lancèrent au Caire leur journal AlMuqattam qui, pendant bien des années, rivalisa avec AlAhram en influence et en popularité. Al-Muqtataf et AlMuqattam furent tous deux publiés jusqu'en 1952, année de
la mort de Nimr. Dans l'intervalle, un autre émigrant libanais
en Egypte, Jurji Zaydan, fonda en 1892 au Caire le magazine
mensuel Al Hilal. Ayant pris modèle sur Al-Muqtataf, cette
revue partagea rapidement le prestige de son aînée comme
journal scientifique et littéraire et elle est toujours publiée de
nos jours sous une forme plus populaire. Zaydan lui-même
était un chrétien grec-orthodoxe de Beyrouth et un ancien
élève de médecine du Collège Protestant Syrien. Outre qu'il
fut rédacteur en chef d'Al-Hilal et fondateur d'une très
importante maison d'édition en Egypte, il écrivit brillamment
sur l'histoire, la philologie et la littérature arabes et fut
l'auteur d'un certain nombre de romans historiques se
déroulant dans diverses périodes du passé musulman. Ses
histoires de la littérature arabe (Ta'rikh adab al-'Arabiyya) et
de la civilisation musulmane (Ta'rikh al-tamaddun al-Islami)
247
sont des classiques qui, comme ses romans historiques, sont
toujours beaucoup lus.
248
DEUXIEME PARTIE
LE GRAND LIBAN
« Un pays que la tradition doit défendre contre la force… »
Michel Chiha.
249
CHAPITRE VIII
LE GRAND LIBAN
L'émergence de certaines idées sociales et politiques qui
devaient être d'une importance fondamentale dans l'histoire
postérieure du pays fut étroitement liée au développement
général du Liban sous le régime du Mutassarrifiat. Ces idées,
diverses et souvent conflictuelles, représentaient des
tentatives de la part d'intellectuels libanais pour comprendre
la nature spécifique de leur pays et sa relation particulière au
monde moyen-oriental qui l'entourait. Les intellectuels
chrétiens, en particulier, essayaient de déterminer un principe
de coopération entre musulmans et chrétiens qui pourrait
assurer la sécurité et la dignité des chrétiens syriens et surtout
libanais dans un environnement à prédominance musulmane.
Pour des chrétiens comme eux, la notion européenne de
nationalisme, avec ses connotations séculaires, semblait
fournir une base utile ; mais l'adaptation de cette idée aux
circonstances particulières du Liban n'allait pas s'avérer une
tâche facile.
En 1861, lorsque le Mutassarrifiat libanais fut établi, le
concept de nationalisme gagnait déjà beaucoup de terrain
dans l'Empire ottoman. Il s'était déjà manifesté quarante ans
plus tôt dans les provinces européennes, lorsque les Serbes et
les Grecs se révoltèrent contre la domination turque et
commencèrent leur lutte pour l'indépendance. D'autres
peuples balkaniques suivirent plus tard leur exemple ; et dans
chaque cas, lorsque les Grecs et les autres chrétiens des
Balkans se révoltèrent contre une domination turque
essentiellement musulmane, leur nationalisme, puisqu'ils
250
étaient chrétiens, avait déjà une coloration religieuse. En
réaction se développa parmi les musulmans de l'empire- turcs,
arabes et autres- un intense désir de défendre l'ascendant
politique de l'Islam, au besoin par la violence. Le
gouvernement ottoman n'approuvait pas toujours un tel
fanatisme. Entre 1839 et 1876, pendant la période du
Tanzimat, des efforts sincères furent effectivement faits pour
apaiser la désaffection des sujets non-musulmans du sultan et
les associer de plus près à l'état ottoman. A cette époque-là,
les réformateurs essayèrent vigoureusement d'assurer une
loyauté générale à l'empire en promouvant l'idée d'un
nationalisme ottoman séculaire qui transcenderait les
loyautés religieuses et inclurait aussi bien les Ottomans
musulmans que non-musulmans. Mais en pratique, l'idée
ottomane ne s'avéra pas une réussite. Les zélotes musulmans
trouvaient son sécularisme rebutant et refusaient d'accepter
les non musulmans comme associés politiques. Quant aux
chrétiens, ils doutaient sérieusement des motifs qui soustendaient les réformes ottomanistes et avaient tendance à
considérer l’ottomanisme comme un simple moyen de
renforcer la prépondérance de l'Islam.
En effet, l'islamisme et l'ottomanisme apparaissaient aux
chrétiens de l'empire comme également menaçants. Alors que
la première doctrine avait franchement pour but de perpétuer
leur statut inférieur, la deuxième menaçait de les dépouiller
des privilèges importants dont ils avaient toujours joui en
qualité de minorités protégées. De plus, l'ottomanisme
cherchait à intensifier la centralisation; en conséquence, des
provinces
chrétiennes
éloignées,
qui
avaient
traditionnellement bénéficié d'une large latitude à
s'autogouverner, étaient à présent menacées de la
251
perspective peu attrayante d'un gouvernement turc direct. Il
est vrai que les réformateurs ottomanistes promettaient de
compenser toute perte de privilèges traditionnels ou
d'autonomie locale en accordant aux minorités une plus large
participation à la gestion générale de l'empire. Mais les
chrétiens n'étaient pas rassurés ; ils réalisaient qu'aucune
égalité réelle entre les chrétiens et les musulmans n'était
possible, quelles que soient les promesses faites, dans un
empire à majorité musulmane. Tant qu'elles restaient à
l'intérieur de l'Empire ottoman, les nationalités chrétiennes
des Balkans, de l'Arménie et de Syrie insistaient pour garder
leurs anciens privilèges en même temps qu'elles tâchaient
d'en obtenir de nouveaux. En dernière analyse, elles
considéraient en général l'acquisition d'une plus grande
autonomie comme le premier pas vers l'indépendance totale.
Le séparatisme se répandit à une vitesse accélérée parmi les
chrétiens ottomans au dix-neuvième siècle : mais les divers
groupes différaient dans leur capacité à atteindre leurs buts.
Dans les pays balkaniques, les Serbes, les Bulgares et les
Roumains formaient, comme les Grecs, des groupes nationaux
chrétiens distincts qu'on pouvait identifier par leur langage. La
proximité de l'Europe et l'éventualité d'une aide extérieure
rapide rendaient comparativement plus facile pour ces
nationalités, l'une après l'autre, la révolte et l'accession à
l'indépendance. Les Arméniens, comme les chrétiens
balkaniques, avaient aussi l'avantage de former un groupe
distinct, avec une langue et une Eglise organisée à part ; mais
leurs deux terres d'origine, la Cilicie et la grande Arménie se
trouvaient toutes deux en Asie Mineure, entourées par un
territoire musulman et géographiquement sans contact avec
l'Europe. En conséquence, le nationalisme arménien ne
252
pouvait pas défier impunément le gouvernement turc et
lorsqu'il y eut effectivement une tentative de révolte, elle fut
réprimée avec la plus grande sévérité.
Comme les Arméniens, les chrétiens arabophones de Syrie
appartenaient à la partie asiatique de l'Empire ottoman et
n'avaient pas comme les Balkans l'avantage de la proximité de
l'Europe. En outre, à l'inverse aussi bien des chrétiens
balkaniques que des arméniens, ils n'avaient ni pays ni langue
nationale bien à eux. On ne pouvait donc les distinguer des
musulmans arabophones que par la religion et ils n'étaient
absolument pas en position de revendiquer une indépendance
personnelle. Il est vrai que dans le mutassarrifiat du Liban la
majorité de la population était chrétienne, surtout maronite.
Mais les druzes pouvaient tout aussi bien réclamer le Liban
comme patrie ; et les tentatives chrétiennes d'établir un Liban
autonome étaient condamnées à l'échec faute de prendre en
compte les aspirations druzes.
Ainsi, lorsque les maronites cherchèrent après 1840 à asseoir
leur autorité dans le pays, les réactions druzes se
déclenchèrent et culminèrent dans les massacres de 1860. La
leçon de cette année ne fut pas oubliée. Dans les districts
purement maronites du nord, beaucoup de maronites
continuèrent, même après 1860, à considérer le Liban comme
une terre essentiellement chrétienne et y furent parfois
encouragés par les missionnaires catholiques romains. Dans
les districts mixtes du sud cette attitude était impensable. Là,
même les nationalistes chrétiens les plus ardents réalisaient
que la survie impliquait un compromis. Pour résoudre le
problème de l'établissement d'un état libanais viable, certains
d'entre eux demandaient une extension de ses frontières ;
253
mais les plus lucides réalisaient probablement que même
cette solution serait inefficace à long terme sans une étroite
coopération entre les chrétiens et les musulmans. Les villes
côtières et la Békaa, si importantes pour le Liban, avaient une
population majoritairement musulmane ; donc leur
incorporation dans un Grand Liban ferait forcément du pays
une patrie encore moins chrétienne.
Si les patriotes maronites de la période du mutassarrifiat
étaient essentiellement préoccupés par l'agrandissement du
Liban, la démarche d'autres groupes chrétiens allait beaucoup
plus loin, jusqu'à inclure toute la Syrie. Les grecs-orthodoxes
et les grecs-catholiques libanais ne pouvaient ignorer le fait
que beaucoup de leurs coreligionnaires vivaient dans un
environnement à majorité musulmane à l'extérieur du Liban,
dans le centre de la Syrie et en Palestine. Les maronites
avaient aussi des coreligionnaires dans les principales villes
syriennes, particulièrement à Alep où prospérait une
importante colonie maronite. Dans le cas de chacune des trois
sectes, l'organisation de l'Eglise centrée sur le Siège
d'Antioche couvrait toute la Syrie à l'exclusion seulement du
siège palestinien de Jérusalem. Cela unifiait la cause
chrétienne dans tous les vilayets syriens. Ainsi, alors que dans
leur majorité les maronites continuaient à être principalement
axés sur le Liban, certains hommes importants parmi eux
rejoignirent la masse des grecs-orthodoxes et des grecscatholiques dans l'idée que c'est toute la Syrie qui représentait
leur patrie. Au fil des années, il se développa parmi ce groupe
de patriotes chrétiens l'idée d'une nationalité syrienne qui
transcendait les identités religieuses et sectaires et pouvait
donc inclure les musulmans arabophones de Syrie en même
temps que les chrétiens. Ce nationalisme séculaire, basé sur la
254
langue arabe et l'héritage culturel que partageaient toutes les
communautés syriennes, promettait de fournir aux chrétiens
de Syrie la formule si nécessaire de coopération chrétiensmusulmans et de rendre possible un nationalisme syrienarabe de type linguistique et culturel, analogue à celui qui
s'était développé par u:n processus naturel dans les Balkans.
L'émergence de ce nationalisme, basé sur la langue arabe et la
tradition culturelle, était étroitement liée au renouveau
littéraire arabe qui avait lieu à l'époque au Liban. L'un des
premiers à le développer fut Butrus al-Bustani, maronite
converti au protestantisme dont la carrière d'universitaire et
d'enseignant a déjà été mentionnée dans le chapitre
précédent. Dans l'hebdomadaire Nafir Suriyya (Le clairon de
Syrie), dont le premier numéro parut en 1860, Bustani
appelait à la fraternité entre les musulmans et les chrétiens de
Syrie. Dans une autre publication plus tardive, le bi-mensuel
al-Jinan, Bustani utilisa le slogan «l'amour de la patrie fait
partie de la Foi ». Pour Bustani et ses collaborateurs «la
patrie» en question était la Syrie, mais une Syrie inséparable
de sa tradition culturelle arabe. On parla avec beaucoup
d'emphase de l'arabisme de la Syrie à la fin du dix-neuvième
siècle dans les cercles littéraires et scientifiques qui se
développèrent autour du Collège Protestant Syrien de
Beyrouth et qui étaient intellectuellement dominés par
l'éminent missionnaire et universitaire américain Cornelius
Van Dyck. Ce fut probablement sous l'influence de Van Dyck,
avec son intérêt profond pour l'héritage arabe, que le
syrianisme de Bustani se transforma imperceptiblement en
arabisme pour de plus jeunes intellectuels chrétiens comme
Ibrahim al-Yaziji, Ya'qub Sarruf et Faris Nimr.
255
Ce fut dans les dix dernières années du dix-neuvième siècle
que la notion de nationalisme arabe émergea pour la
première fois et se précisa chez les jeunes chrétiens du Liban.
L'idée telle qu'elle était conçue à l'époque, n'était pas
nettement distincte du nationalisme syrien antérieur, lequel
ne différait du nouvel arabisme que parce qu'il était dans
l’ensemble plus imprécis. Le nationalisme arabe d'Ibrahim alYaziji et de ses collaborateurs n'était pas véritablement en
conflit avec le nationalisme libanais dominant chez les
patriotes maronites. L'idée débattue par les nationalistes
chrétiens arabes du Liban remettait en cause les demandes de
l'ottomanise et du pan-islamisme, mais ne représentait alors
aucune menace pour les autres nationalistes libanais. Les
Arabes, selon la théorie nationaliste arabe, avaient été dans le
temps une grande nation avec une histoire glorieuse et une
civilisation splendide ; mais au fil des années, ils étaient
tombés sous la domination des Turcs et s'étaient mis à
décliner. Pour inverser ce processus historique et restaurer la
grandeur de la nation arabe, les nationalistes chrétiens arabes
invitaient au début leurs compatriotes musulmans de toute la
Syrie à se joindre à eux dans un mouvement arabe général
pour s'opposer aux prétentions turques. L'ottomanisme qui
menaçait d'imposer une centralisation totale devait être
rejeté ; tout comme le pan-islamisme, qui menaçait de
perpétuer la désunion de la nation arabe en divisant les
chrétiens et les musulmans. Le pan-islamisme était aussi
dénoncé comme dangereux pour une autre raison encore - il
confirmait la domination turque sur les Arabes au nom de
l'unité musulmane. Telle étant la position des nationalistes
chrétiens arabes du dix-neuvième siècle, il n'est pas étonnant
qu'ils aient fréquemment collaboré avec les nationalistes
chrétiens libanais, car tous cherchaient en priorité à assurer la
256
position chrétienne en Syrie. On ne peut pas véritablement
prétendre que le nationalisme arabe ait été à l'origine une
invention purement chrétienne libanaise. L'idée, telle que
l'avaient exposée Ibrahim al-Yaziji et son groupe chrétien, ne
manqua pas de se trouver exprimée dans l'œuvre de certains
écrivains musulmans contemporains, notamment 'Abd alRahman al-Kawakibi d'Alep (1825-1902). Jusqu'au début du
vingtième siècle, les musulmans arabes demeurèrent, il est
vrai, profondément conscient de leur unité politique et
religieuse avec les musulmans turcs, et leur loyauté à l'égard
du Sultan ottoman ne se démentit que rarement. Mais les
Arabes avaient en commun de ne pas aimer les Turcs, et il ne
manquait pas de préventions mutuelles et de tensions entre
les deux races que les nationalistes arabes de la première
heure puissent exploiter. Toutefois, à la fin du dix-neuvième
siècle, les circonstances ne favorisaient pas l'expansion du
nationalisme arabe parmi les musulmans syriens. 'Abd alHamid II, qui accéda au sultanat en 1876, était profondément
déçu par la réaction chrétienne à l'égard des réformes
séculières de cette période. Étant donné que les nationalistes
chrétiens sous son autorité persistaient dans leur séparatisme,
il se détourna graduellement du laïcisme des réformateurs
ottomans (l'Ottomanisme) et commença à chercher
principalement le soutien de ses loyaux sujets musulmans.
Exaltant son autorité de Calife de l'Islam, 'Abd al-Hamid II se fit
le champion du très populaire mouvement pan-islamique et
favorisa particulièrement les musulmans non-turcs de
l'Empire, surtout les arabes qui formaient dans leur ensemble
le groupe le plus important. Dans ces conditions, les
musulmans arabes de Syrie et d'ailleurs avaient peu à gagner
en s'opposant à leur Sultan Calife et n'étaient pas du tout
tentés de se joindre à leurs compatriotes chrétiens pour
257
réclamer une séparation partielle ou totale de l'empire
ottoman musulman au sein duquel ils bénéficiaient d'un statut
privilégié. Tant que 'Abd al-Hamid II resta sultan, le
nationalisme arabe demeura en majorité un mouvement
séparatiste chrétien en Syrie, s'attirant peu ou pas de soutien
musulman.
Mais en 1908, la situation changea radicalement dans l'Empire
ottoman. Travaillant en liaison avec l'armée, les Jeunes-Turcs
héritiers du groupe réformiste du dix-neuvième siècle,
organisèrent une révolution réussie contre 'Abd al-Hamid II, le
déposèrent l'année suivante et placèrent sur le trône un
faible, son frère Muhammad V. A la fin du dix-neuvième siècle,
les Jeunes-Turcs et 'Abd al-Hamid II étaient pareillement
revenus de l'ottomanisme. Toutefois, alors que le Sultan avait
abandonné cette idée séculière au profit du pan-islamisme, les
Jeunes-Turcs continuaient à penser essentiellement en termes
laïques et développèrent un nationalisme turc, proclamant
que les Turcs étaient une race à part investie d'une mission
spéciale de direction de l'Empire ottoman et de l'Islam. Ce
nationalisme turc, opposé au séparatisme chrétien et peu
désireux d'accorder une reconnaissance séparée aux Arabes et
aux autres musulmans non-turcs, commença à éclipser le panislamisme dans la politique et les positions ottomanes lorsque
les Jeunes-Turcs, après 1909, s'emparèrent du gouvernement
ottoman. Il devint rapidement clair que la centralisation de
l'Empire ottoman, qu'avaient mise en œuvre les réformateurs
du dix-neuvième siècle, devait donc s'accompagner d'une
tentative de «turquification » délibérée de tous les peuples de
l'empire aussi bien musulmans que non-musulmans.
258
La nouvelle politique introduite par les Jeunes-Turcs allait
provoquer une forte réaction chez les musulmans arabes de
Syrie qui, jusqu'à ce moment-là, avaient considéré les Turcs
principalement comme des frères par l'Islam. Comme le
régime des Jeunes-Turcs d'Istanbul mettait l'accent sur la
suprématie turque, abandonnait la forme hamidienne du panislamisme, et témoignait souvent du mépris pour les
populations sujettes, les jeunes musulmans arabes se
sentirent partout aliénés et mécontents. Beaucoup d'entre
eux, surtout en Syrie, commencèrent à se retourner contre les
Turcs, certains faisant même complètement fi de leur
ancienne loyauté envers l'état ottoman. En peu de temps, un
vigoureux mouvement nationaliste arabe se mit à prendre de
l'ampleur parmi les musulmans de Syrie, avec des centres
actifs à Damas, Alep, et Beyrouth. Ce nationalisme musulman
arabe ressemblait à celui des chrétiens en ce qu'il insistait sur
la langue et l'héritage arabe comme base d'unité; les
nationalistes arabes musulmans et chrétiens pouvaient donc
coopérer largement dans leurs efforts pour propager leur
idéal nationaliste. Aux yeux de certains chrétiens, toutefois,
une difficulté majeure devint rapidement apparente. Alors
que leurs collègues musulmans, en théorie, mettaient l'accent
sur l'aspect laïque du mouvement nationaliste arabe, il leur
était pratiquement impossible, en pratique, de dissocier
l'arabisme de l'Islam.
La rapide adhésion musulmane au nationalisme arabe après
1909 changea radicalement la nature et le cours du
mouvement nationaliste arabe. Pendant trente ans ou plus le
mouvement avait principalement dû son inspiration au
séparatisme chrétien et avait été, dans l'ensemble, opposé au
pan-islamisme. Tant qu'il ne progressait pas parmi les
259
musulmans, ses chances finales de succès semblaient faibles.
Après 1909, la situation changea totalement. Le nationalisme
arabe, à présent à direction musulmane, devint une force
importante avec laquelle le gouvernement des Jeunes-Turcs à
Istanbul devait compter. Des sociétés secrètes dans les
principales villes de Syrie établirent des contacts politiques
avec les puissances étrangères et commencèrent à établir des
plans sérieux de séparation des Arabes et de l'Empire
ottoman. Les chrétiens étant maintenant chez eux en
minorité, les nouveaux nationalistes arabes cessèrent d'être
sérieusement concernés par l'opposition séculariste au panarabisme. Au contraire, leurs efforts se portèrent contre la
politique des Jeunes Turcs de «turquification» et de
centralisation. Voyant plus loin que la Syrie unie envisagée par
les premiers nationalistes, ils parlaient de l'établissement d'un
empire arabe indépendant et très étendu, qui comprendrait
tous les pays musulmans arabophones.
Alors que le nationalisme arabe, sous la direction musulmane,
commençait à prendre une nouvelle forme, l'attitude
chrétienne à son égard changea naturellement. Dans
l'intérieur de la Syrie, les chrétiens, nettement minoritaires,
jugeaient peu sage de s'opposer à ce nouveau courant, malgré
la coloration nettement musulmane qu'il avait prise. Les
nationalistes musulmans de ce pays soutenaient que leur
mouvement était purement séculier, ce qui ne donnait à leurs
partenaires chrétiens aucune raison de lui retirer leur soutien.
Mais au Liban, l'attitude la plus répandue parmi la majorité
des chrétiens était complètement différente. Jamais tout à fait
satisfaits de la formule nationaliste arabe, les nationalistes
chrétiens libanais, qui étaient essentiellement des maronites
et des grecs-catholiques, furent de plus en plus soupçonneux
260
vis-à-vis du nationalisme arabe lorsque celui-ci s'avéra être un
mouvement majoritairement musulman. Comme les
nationalistes arabes musulmans, les chrétiens libanais étaient
opposés au gouvernement ottoman et attendaient avec
impatience d'obtenir l'indépendance totale de leur pays. Sur
ce problème immédiat les nationalistes libanais et arabes
étaient d'accord. Mais aux yeux des patriotes libanais,
l'objectif ultime des nationalistes arabes musulmans menaçait
de créer une situation à laquelle le maintien de la domination
ottomane était encore préférable. Dans l'Empire ottoman, les
Libanais jouissaient d'une autonomie privilégiée qu'au
minimum ils entendaient bien préserver. Il n'y avait aucune
certitude qu'une telle autonomie puisse être maintenue dans
un empire arabe. En cas de dissolution de l'Empire ottoman,
les chrétiens libanais n'étaient pas disposés à accepter une
autre forme de suzeraineté musulmane ; ils craignaient en
particulier que les Arabes, au nom du sécularisme arabe,
n'imposent leur propre domination musulmane au Liban bien
plus complètement que ne l'avaient fait les Turcs.
Les premières divergences entre les nationalismes libanais et
arabe sont peut-être apparues peu après 1909. Mais ce ne fut
qu'à la fin de la Première Guerre mondiale qu'elles prirent de
l'ampleur. Au début de la guerre, les nationalistes libanais et
arabes, unis contre les Turcs, furent forcés de continuer à
collaborer. En 1915 et 1916 un total de trente-trois chefs de
ces deux groupes furent inculpés de haute trahison à cause de
leurs contacts avec les alliés et pendus publiquement à
Beyrouth et à Damas. Le martyre commun de ces dirigeants,
qui venaient des familles les plus importantes du Liban et de
Syrie, créa, pendant un moment, l'illusion que les nationalistes
libanais et arabes combattaient pour une cause commune. En
261
juin 1916, la révolte du Sharif Husayn dans le Hijaz modifia
complètement la situation. Poussé par les Britanniques, qui
encourageaient la rupture entre les Arabes et les Turcs car
cela faisait partie de leur stratégie militaire, le Sharif Husayn
commença sa révolte le 5 juin en proclamant les Arabes
indépendants du gouvernement turc. Le 5 novembre, il se
proclama lui-même «Roi des pays arabes». Dès lors, la rumeur
se répandit qu'après la guerre le Sharif, avec l'aide des
Britanniques, accomplirait le rêve pan-arabe d'un grand
empire arabe. Dans les cercles nationalistes arabes de Syrie,
l'enthousiasme pour la révolte sharifienne ne connut pas de
limites. Les musulmans, à Damas, à Beyrouth et dans d'autres
villes syriennes importantes se mirent bientôt à considérer le
Sharif Husayn et, plus particulièrement son vaillant fils Faysal,
comme les incarnations vivantes du nationalisme arabe et
comme les sauveurs de la nation arabe face aux Turcs. Parmi
ceux qui étaient prêts à applaudir à l'établissement d'un
empire arabe sharifien, il y avait un certain nombre de
chrétiens, essentiellement des grecs-orthodoxes ou des
protestants. Mais au Liban, les maronites et les grecscatholiques, ainsi que la majorité des autres chrétiens, se
dressaient fermement contre toute incorporation de leur pays
dans un grand état arabe. Les partisans du mouvement
sharifien comptant sur l'aide britannique, les séparatistes
libanais cherchèrent le soutien de la France, leur protectrice
traditionnelle, l'implorant de les aider à assurer un Liban
indépendant.
La France n'avait pas besoin d'encouragements lorsque ses
intérêts traditionnels en Syrie étaient en jeu. En avril mai
1916, peu avant que n'éclate la révolte sharifienne, son ancien
consul à Beyrouth, François Georges-Picot, avait négocié un
262
accord spécial avec Sir Mark Sykes, représentant la GrandeBretagne, qui garantissait à la France une position
prédominante en Syrie après la guerre. Selon les termes de
l'accord Sykes-Picot1158, l'ensemble du territoire syrien à
l'ouest d'Alep, de Hama, de Homs et de Damas, à l'exclusion
de la Palestine, devait être inclus dans une zone spéciale où la
France serait libre d'établir toute forme d'administration à sa
convenance. L'intérieur de la Syrie, ainsi que la région de
Mossoul dans le nord de l'Irak, devaient de plus former une
zone d'influence française, bien qu'elles ne dussent pas être
effectivement placées sous contrôle français. Plusieurs mois
avant que l'accord Sykes-Picot ne fût conclu, la GrandeBretagne qui connaissait très bien les intérêts français en Syrie
en avait déjà averti le Sharif Husayn. Dans les négociations
avec le Sharif qui aboutirent en fin de compte à la révolte
arabe, le Haut-Commissaire britannique en Egypte, Sir Henry
Mc Mahon expliqua clairement que la Syrie occidentale ne
pouvait être considérée comme purement arabe ; pour cette
raison et en raison aussi de l'intérêt de son alliée la France, la
Grande-Bretagne ne pouvait accepter d'inclure cette zone
dans le royaume arabe que le Sharif se proposait d'établir. Le
Sharif, pour sa part, persistait à soutenir que la Syrie
occidentale, dont il considérait la population comme
essentiellement arabe, ne pouvait en aucun cas être exclue du
royaume arabe envisagé. Son point de vue reflétait sans aucun
doute l'attitude des nationalistes arabes de Syrie. Néanmoins,
pressé de conclure les négociations, le Sharif accepta
finalement de s'allier à la Grande-Bretagne et de se révolter
contre les Turcs, sans obtenir aucune assurance sur ce point
important159.
158
159
Pour le texte de cet accord voir George Antonius op. cil., Annexe B., pp. 428-30
Voir la Correspondance de McMahon dans Ibid., Annexe A, pp. 413-17.
263
En janvier 1917, la révolte du Sharif Husayn dans le Hijaz avait
visiblement réussi ; au mois de juillet ses forces arabes,
conduites par son fils Faysal, protégeaient le flanc droit du
général Allenby pendant sa lente progression à travers la
Palestine. Allenby prit Jérusalem le 9 décembre ; ce ne fut que
l'été suivant qu'il réussit une nouvelle avancée importante. Le
18 septembre 1918, au cours de la bataille de Megiddo dans le
nord de la Palestine, les Turcs subirent une défaite décisive et
commencèrent une retraite hâtive. A la fin d'octobre, la Syrie
tout entière était aux mains des Britanniques. Dans
l'intervalle, Faysal, dont l'armée avait pénétré dans Damas le
1er octobre, y avait formé un gouvernement militaire arabe
qui, au nom du Sharif, revendiquait l'autorité sur toute la
région occupée. A Beyrouth, l'effondrement du contrôle
ottoman précéda de plusieurs jours l'occupation alliée. Le 1er
octobre, le gouverneur turc déchu, Mumtaz Bey passait les
pouvoirs à un notable musulman de la ville, 'Umar al-Da'uq.
Un gouvernement arabe fut immédiatement proclamé à
Beyrouth, faisant flotter le drapeau sharifien sur les bâtiments
publics, tandis que Shukri Pacha al-Ayyubi, un des hommes de
Faysal, était envoyé avec une armée pour occuper
symboliquement la ville.
Ces événements du Liban et de Syrie ne plaisaient ni aux
Français ni aux nationalistes chrétiens du Liban. La France,
toutefois, avait pris des précautions. Pendant la guerre, tandis
que les représentants du gouvernement britannique
cultivaient l'amitié du Sharif Husayn et des nationalistes
arabes, le ministère français des Affaires étrangères
maintenait des contacts étroits avec les nationalistes libanais
au Liban et à l'extérieur. Lorsqu'on sut que la Grande-Bretagne
encourageait les nationalistes arabes, des comités de libanais
264
et d'émigrants catholiques syriens se formèrent dans le
monde qui demandait avec insistance aux alliés de s'opposer
aux prétentions panarabes. Ces comités, fortement
francophiles, coopéraient volontiers avec la France et
soutenaient ses vues sur la Syrie. La France les encouragea
donc, et, en 1917, un comité central, le comité Central Syrien,
fut formé à Paris pour coordonner leurs activités. Dans le
même temps, la division navale française du Levant, établie
sur l'île d'Arwad au large de la côte syrienne, surveillait les
événements syriens et maintenait un contact direct avec les
nationalistes chrétiens du Liban160. Les Britanniques, tenus par
l'accord Sykes-Pïcot de respecter les visées françaises en Syrie,
ne s'opposèrent pas à ces activités.
L'occupation sharifienne de Beyrouth fut vraiment un choc
pour les Français, comme elle le fut pour l'opinion nationaliste
chrétienne libanaise. Les nationalistes chrétiens et les Français
furent encore plus choqués lorsque Shukri Pacha al-Ayyubi
quitta Beyrouth pour visiter B'abda, siège du Mutassarrifiat
libanais, où il hissa le drapeau arabe et, au nom du
gouvernement sharifien convoqua le Conseil Administratif
libanais qui avait été dissous par les Turcs en 1915. Habib
Pacha al-Sa'd, président maronite du Conseil, fut donc appelé
pour assumer le gouvernement du Liban au nom du roi
Husayn. Mais la domination sharifienne au Liban dura à peine
une semaine. Le 7 octobre, en accord avec le Général Allenby,
un petit contingent débarqué de bateaux français fit son
apparition à Beyrouth. Le lendemain Allenby lui-même
pénétra dans Beyrouth avec ses forces britanniques,
accompagné d'un détachement français commandé par le
160
3.
Stephen Hemsley Longrigg, Syria and Lebanon under French Mandate
(London, 1958), p. 53.
265
colonel de Piépape. Sur l'ordre d'Allenby, Shukri Pacha alAyyubi dût quitter Beyrouth, le drapeau arabe fut retiré des
bâtiments publics, et le gouvernement arabe de 'Umar alDa'uq remit l'autorité au colonel de Piépape en qualité de
gouverneur militaire. Seul le Conseil Administratif du MontLiban, que Shukri Pacha avait à nouveau convoqué, fut
autorisé à demeurer comme organe local de gouvernement,
puisque son allégeance au gouvernement sharifien de Damas
avait été une affaire de pure commodité temporaire. Ce ne fut
qu'à la fin du mois que Tripoli, la dernière ville libanaise
importante, tomba aux mains des Alliés. Dans l'intervalle, le 24
octobre, Allenby avait établi les grandes lignes d'une
administration militaire de la Syrie. En tant que territoire
ennemi occupé, la région devait être divisée en trois zones :
une zone sud britannique (la Palestine), une zone est arabe
(l'intérieur de la Syrie), et une zone nord française (le Liban et
les côtes de la Syrie). Lorsque le 18 décembre, la Cilicie fut
appelée zone nord, les côtes de la Syrie et le Liban au sud
devinrent la zone ouest, et gardèrent ce nom jusqu'en 1920.
On peut dire que l'histoire du Liban moderne a commencé en
1918 avec l'occupation française. Lorsque Allenby annonça la
division de la Syrie occupée en trois zones, le colonel de
Piépape, jusqu'alors gouverneur militaire de Beyrouth devint
administrateur principal de la zone française. François
Georges-Picot, qui avait été nommé Haut-commissaire de
France dans le Levant dès avril 1917, pouvait alors assumer
sur place les fonctions de son poste; mais comme GeorgesPicot ne put s'établir de façon permanente à Beyrouth avant
janvier 1919, il envoya un adjoint, Robert Coulondre, prendre
en charge les affaires jusqu'à son arrivée. Dans l'intervalle, un
bateau de guerre français avait ramené chez lui à Beyrouth
266
l'influent avocat maronite Emile Eddé161, ardent nationaliste
libanais et francophile, qui, condamné à mort par les Turcs,
avait passé les années de guerre en France. Pendant quelques
semaines, Eddé devint le principal conseiller local de
Coulondre et acquit rapidement un grand prestige.
Georges-Picot n'était pas encore arrivé à Beyrouth lorsque des
heurts violents entre Coulondre et Eddé amenèrent ce dernier
à quitter son poste au quartier général du Haut-commissariat
français. Mais la faveur initiale témoignée à Eddé avait indiqué
dès le départ le type de politique que les Français avaient
envisagé pour le Liban. L'administration française dans ce
qu'on appelait la zone ouest, dès qu'elle fut établie, montra sa
détermination à réaliser les aspirations légitimes des
nationalistes libanais. Coulondre, pendant son bref séjour à
Beyrouth, ne fit pas mystère des intentions françaises, et, en
une occasion, déclara publiquement que la France était venue
au Liban essentiellement pour protéger ses amis maronites et
soutenir leurs intérêts. En conséquence, partout où allèrent
les représentants de la France dans le Liban occupé, ils furent
accueillis par des foules de maronites enthousiastes qui
déchargeaient leurs pistolets en l'air et les saluaient par des
acclamations virulentes. Les intérêts français et maronites
convergeaient visiblement. Si la France avait besoin d'un Liban
amical avec une majorité chrétienne comme base de sa
politique syrienne, les maronites et les autres chrétiens
libanais avaient besoin de la protection française pour leur
pays contre les prétentions pan-arabes. La solidarité entre les
deux parties était particulièrement urgente dans la mesure où
161
Forme francisée de Iddi.
267
Faysal et son gouvernement arabe contrôlaient toujours la
zone est et réclamaient à cor et à cri une Syrie arabe unifiée.
Les maronites s'avérèrent immédiatement des alliés utiles
pour les Français. En 1919, tandis que les cercles américains et
britanniques à Paris soutenaient les positions pan-arabes de
Faysal à la conférence de la Paix, des délégations maronites,
dont l'une conduite par le patriarche Ilyas al-Huwayyik en
personne, se rendirent à Versailles pour insister sur un Liban
indépendant et élargi sous la protection française. Le Comité
Central Syrien et d'autres comités libanais à l'étranger
soutinrent aussi les revendications séparatistes libanaises ; ce
fut aussi le cas de la délégation envoyée par le Conseil
Administratif libanais qui voulait plaire aux Français et faire
oublier ses brefs liens avec les sharifiens à Damas. Cette
dernière délégation était composée de trois membres
chrétiens, un musulman et un druze, et Émile Eddé en était le
membre chrétien le plus éminent. A la Conférence de la Paix,
le conseil suprême avait décidé d'établir des mandats pour
tous les territoires occupés auparavant sous domination
turque ou allemande. On suggéra que ces territoires n'étaient
absolument pas prêts pour l'indépendance. Certains, comme
les colonies allemandes en Afrique ou en Extrême-Orient,
étaient visiblement primitifs et avaient besoin au cours de
longues périodes de la tutelle de puissances mandataires
avant d'être prêtes à gérer leurs propres affaires. Le Liban, la
Syrie, la Palestine et l'Irak ne pouvaient absolument pas être
comparés à ces régions arriérées. En tant que pays
relativement avancés, ils étaient capables dans une large
mesure de se gouverner eux-mêmes. Néanmoins, on insista
sur la nécessité d'établir des mandats français et britanniques
sur ces contrées afin de les préparer à l'indépendance totale.
268
En Syrie, les cercles nationalistes arabes protestèrent
vigoureusement contre la proposition de gouvernements
mandataires. Faysal et son gouvernement refusaient de
l'envisager sous aucune forme. Mais dans la zone ouest les
catholiques maronites et grecs trouvaient l'idée bonne et
considéraient qu'un mandat français était peut-être pour le
moment la meilleure garantie possible pour un Liban séparé et
indépendant.
Le 28 avril 1920, malgré les vives protestations de Damas, le
conseil suprême allié, réuni à San Remo, proposa le Mandat
pour «la Syrie et le Liban>> à la France. La nouvelle causa un
choc à Damas ; au Liban, la majorité des chrétiens
l'accueillirent avec satisfaction. L'accomplissement de toutes
les aspirations du Liban semblait proche. Le général Henri
Gouraud, qui était arrivé à Beyrouth le 21 novembre 1919 en
qualité de commandant en chef et Haut-commissaire français
était un catholique dévot dont la présence même au Liban
rassurait les chrétiens. Pendant l'été 1920, Gouraud prit les
mesures nécessaires pour rendre le Mandat effectif dans
toute la Syrie. Le 22 juillet, les forces françaises sous son
commandement battirent les forces arabes de Faysal au col de
Maysaloun, de l'autre côté de l'Anti-Liban et occupèrent
Damas. A la fin du mois, Faysal avait quitté la Syrie; la zone
est, ainsi que la zone ouest étaient à présent complètement
aux mains des Français. Il était alors possible pour Gouraud de
réaliser les arrangements constitutionnels nécessaires pour
transformer les deux zones occupées, à commencer par le
Liban, en états sous mandat français. Le 31 août 1920, le Hautcommissaire publia un décret créant un Etat du Grand Liban
qui comprendrait l'ancien territoire du Mutassarrifiat libanais
ainsi que Beyrouth et les régions de la Békaa, Tripoli, Sidon et
269
Tyr. Le lendemain, l'Etat du Grand Liban était officiellement
proclamé et un statut provisoire fut décrété pour son
gouvernement.
Pendant les six années qui suivirent le Grand Liban déclaré
Etat indépendant sous mandat français, fut gouverné par
quatre gouverneurs français successifs nommés par le Hautcommissaire en poste : le capitaine Georges Trabaud (192023), M. Privat-Aubouard (1923-24), le Genéral Vandenberg
(1924-25), et Léon Cayla (1925-26). Jusqu'en 1922 Trabaud, en
tant que gouverneur, fut assisté par un conseil consultatif de
dix-sept membres, nommés par Gouraud pour représenter les
diverses sectes du pays. Mais le 8 mars 1922, Gouraud décréta
l'institution d'un conseil représentatif du Grand Liban qui fut
élu au suffrage universel masculin en avril ; les sièges dans le
conseil représentatif, comme dans le conseil consultatif,
furent répartis selon des critères confessionnels, mais
l'élection se faisait par collèges mixtes. Le conseil représentatif
se réunit pour la première fois le 25 mai et élut son premier
président, le politicien vétéran maronite Habib Pacha al-Sa'd,
que les Français avaient jusqu'à présent eu tendance à
négliger à cause de sa brève association avec Faysal en 1918.
Au cours des deux années qui suivirent, deux autres maronites
succédèrent à Habib al-Sa'd à la présidence du Conseil, Na'um
Labaki en 1923 et Emile Eddé en 1924. Finalement en janvier
1925, le Conseil fut dissous par le Haut-commissaire, le
général Maurice Sarrail (janvier-novembre 1925), qui organisa
des élections en juillet. Le Conseil représentatif suivant allait
voir la naissance de la République libanaise en 1926 et devenir
donc la première Chambre des députés.
270
L'établissement d'une République constitutionnelle libanaise
en 1926 fut en fait le résultat final d'un processus de
développement politique et administratif au Liban qui débuta
peu après l'arrivée du général Gouraud dans le pays en qualité
de Haut-commissaire. En Syrie, Gouraud et son successeur
immédiat le général Maxime Weygand (1923-24)
rencontrèrent une résistance si obstinée qu'il leur fut difficile
d'y introduire un système constitutionnel efficace; sous le
général Sarrail, l'opposition syrienne au mandat français
atteignit son apogée au cours de la révolte des druzes de
Hawran, qui se transforma à la fin en une révolte syrienne
générale qui dura de 1925 à 1927. Pendant ce temps-là, la vie
politique continua vigoureusement au Liban, car les chrétiens,
les druzes et même certains dirigeants musulmans
coopéraient, malgré certaines réserves, avec les autorités
mandataires. Les Libanais réclamaient en général plus d'autogouvernement et, en particulier, insistaient pour qu'un
Libanais assure les fonctions du gouverneur français. Mais ils
n'étaient pas hostiles aux nombreuses réformes importantes
qu'introduisirent les Français. Robert de Caix, compétent
secrétaire-général qui accompagna le général Gouraud au
Liban en 1919, était le principal responsable de ces réformes.
Dès son arrivée et jusqu'en 1923, pendant qu'il exerça ses
fonctions sous Gouraud et Weygand, de Caix établit les
fondations d'une nouvelle administration libanaise,
sélectionnant parmi les diplômés des écoles françaises et des
écoles missionnaires catholiques romaines un certain nombre
d'assistants qui devinrent les premiers fonctionnaires du Liban
moderne. Beaucoup de ces fonctionnaires restèrent en poste
pendant la période mandataire et les premières années de
l'indépendance. Certains d'entre eux occupent toujours des
postes élevés de nos jours. De Caix introduisit d'autres
271
innovations qui elles aussi survécurent au Mandat telles que la
loi électorale libanaise et la loi foncière qui organisait la
propriété terrienne dans le pays. En mars 1920, probablement
sur sa suggestion, le Haut-commissaire introduisit une
monnaie spéciale pour la Syrie et le Liban, la livre syralibanaise; une filiale de la Banque Ottomane impériale reçut le
droit exclusif d'émettre cette monnaie, et devint la Banque de
Syrie et du Liban. En même temps, à partir de 1919, le corps
de la gendarmerie libanaise de la période du Mutassarrifiat fut
complètement réorganisé, ainsi que les forces de police de
Beyrouth, vestige de l'époque turque. De plus un sérieux
effort fut fait pour rétablir la sécurité publique et mettre fin à
la vague de délinquance et de banditisme qui déferla sur le
pays dans les années de l’immédiat après-guerre.
La révolte de Syrie était encore dans sa première année
lorsque Henry de Jouvenel, un important sénateur et directeur
de journal parisien arriva à Beyrouth en décembre 1925 en
qualité de premier Haut-commissaire civil. Son prédécesseur
le général Sarrail, par son singulier manque de bon sens, avait
fait beaucoup pour provoquer la révolte syrienne ; il avait
également choqué les cercles maronites et les autres
chrétiens par son violent anticléricalisme. De Jouvenel
s'attacha immédiatement à remédier à la situation. Tout en
prenant des mesures d'urgence pour restaurer l'ordre en
Syrie, il tourna principalement son attention vers le
développement constitutionnel du Liban. Dès octobre 1924, le
général Weygand, en tant que Haut-commissaire, avait promis
au Liban un progrès constitutionnel. Mais Weygand quitta son
poste avant la fin de l'année. Dès son arrivée, de Jouvenel
réunit immédiatement le Conseil représentatif libanais afin de
rédiger un plan de constitution. Le Conseil, élu en juillet 1925,
272
assuma donc les fonctions d'une assemblée constituante,
forma un comité de rédaction, et approuva le 23 mai 1926 le
texte d'une constitution qui transformait l'Etat du Grand Liban
en République Libanaise. De Jouvenel approuva cette
constitution et organisa ensuite l'élection d'un président
libanais de la République. En attendant, en accord avec les
nouvelles dispositions, il reconnut comme Chambre des
députés le Conseil représentatif élu et nomma seize membres
du Sénat nouvellement établi. Le 26 mai, les deux chambres se
réunirent pour élire ensemble Charles Dabbas, important
avocat grec-orthodoxe, ancien journaliste, premier président
du Liban.
La Constitution libanaise servit à donner à la vie politique
libanaise des bases solides. Bien qu'elle eût été supervisée par
d'autres, elle était principalement l'œuvre de son comité de
rédaction, parmi les membres duquel le banquier catholique
romain Michel Chiha5162 (+ 1954) était peut-être le plus actif.
Chrétien inébranlable et ardent patriote libanais, Chiba était
aussi un homme pratique d'une profonde clairvoyance dans
les affaires de son pays. D'après lui, maintenir le Grand Liban,
si important pour la survie nationale du Liban, n'était possible
que si les relations traditionnelles entre les diverses sectes
libanaises étaient correctement comprises et maintenues. Le
Liban, disait-il, était «un pays que la tradition doit défendre
contre la force »163. En conséquence, alors que la Constitution
que Chiba avait contribué à élaborer déclarait clairement que
les frontières du Liban étaient intangibles, et exigeait du
président de la République élu qu'il fasse serment de loyauté à
162
Forme francisée de Shiha ; Michel Chiha, important auteur et intellectuel, a écrit
essentiellement en français.
163
Cité par Pierre Rondot, Les Chrétiens dOrient (Paris, 1955), p. 252.
273
la «nation libanaise», elle n'essayait en aucune façon d'établir
des principes de coopération entre les diverses confessions,
préférant laisser le processus traditionnel d'échange se
dérouler spontanément. Ainsi la Constitution exigeait une
représentation équitable des diverses sectes dans
l'administration ; mais elle ne fixait pas de quotas pour cette
représentation proportionnelle et ne réservait pas de postes
spécifiques au gouvernement pour chaque secte. Ces
problèmes devaient être réglés par conventions tacites, selon
les circonstances.
Dès l'instant où la Constitution libanaise fut proclamée, les
nationalistes impatients dénoncèrent les dispositions qu'elle
contenait relativement aux prérogatives du mandat français.
D'après le texte, le gouvernement libanais devait être
entièrement libre pour la gestion des affaires intérieures du
Liban. Mais le contrôle des affaires étrangères était réservé à
la France. De plus, le Haut-commissaire français devait avoir le
droit de veto sur tout texte de loi fondamental et il pouvait
également dissoudre l’assemblée, suspendre la constitution et
gouverner par décret. En pratique, les pouvoirs du Hautcommissaire étaient encore plus étendus. En nommant des
conseillers français aux divers postes du gouvernement, il
pouvait exercer un contrôle à tous les niveaux administratifs.
La République libanaise, telle qu'elle fût proclamée en 1926,
était en fait entièrement sous tutelle française, situation
symbolisée dans la constitution par le dessin du drapeau
national libanais sur le modèle du drapeau tricolore français,
avec un cèdre surimposé, et par le fait que le français était la
deuxième langue officielle de la République.
274
Les dispositions spéciales de la Constitution libanaise
concernant les prérogatives mandataires demeurèrent en
vigueur jusqu'à 1943, époque où le mandat fut complètement
terminé. Dans l'intervalle, pendant les trois premières années
de la république, la structure de base du gouvernement
libanais tel qu'il avait été défini dans les termes originaux de la
constitution s'était avérée impraticable et avait été révisée.
D'après le texte primitif, le législatif libanais devait être formé
de deux assemblées: une chambre des députés élue qui
siégeait pendant quatre ans, et un sénat dont le président
nommait sept des seize membres et qui siégeait pendant six
ans. Le président, élu par les deux assemblées réunies en
congrès, devait être en poste pour un mandat de trois ans
renouvelable. Pour un petit état comme le Liban ces
dispositions s'avérèrent rapidement «trop élaborées ... et trop
facilement manipulées par les politiciens au détriment d'une
bonne administration»7164. En conséquence, en octobre 1927,
un premier amendement constitutionnel abolit le Sénat. Un
deuxième amendement porta en avril 1929 le mandat
présidentiel à six ans et le rendit non renouvelable.
Après les dix premières années de mandat français, la
république libanaise bénéficiait déjà d’un système de
gouvernement qui fonctionnait. Les adversaires du régime
mandataire pouvaient toujours critiquer « les pouvoirs
d'interférence français non définis mais envahissants »165,
mais ils ne pouvaient nier que des progrès politiques avaient
été accomplis. Pour ce qui concernait les capacités techniques
du gouvernement, le Liban, en 1930, était en bonne voie pour
devenir un état moderne. Mais un important problème n'était
164
165
Stephen Hemsley Longrigg, op. cit., p. 171.
Ibid.
275
pas résolu et n'avait rien à voir avec les capacités techniques
du gouvernement. Il concernait l'attitude des musulmans
libanais à l'égard du Liban.
En 1920, lorsque le territoire du Liban fut agrandi pour inclure
les villes côtières, la région de Tyr et la Békaa, la majorité
musulmane des districts annexés se trouva désavantagée. En
tant que musulmans ou arabes nationalistes, les sunnites et
les chiites considéraient que leur incorporation à l'Etat libanais
sous domination chrétienne signifiait pour eux une séparation
permanente du monde musulman arabe. En conséquence, à
peine le Grand Liban avait-il été proclamé que les deux
groupes protestèrent très fort, contestant la nouvelle
organisation territoriale et exigeant l'union immédiate de
leurs districts avec la Syrie. En s'opposant à l'établissement
d'un Liban agrandi et distinct, les sunnites et les chiites
pouvaient compter sur l'aide des grecs-orthodoxes, parmi
lesquels le nationalisme arabe chrétien du dix-neuvième siècle
réussissait encore à susciter un certain enthousiasme. Ils
trouvèrent aussi un soutien auprès des druzes libanais, surtout
à l'époque de la révolte syrienne (1925-27) lorsque les druzes
du Hawran combattaient les Français de l'autre côté de la
frontière libanaise. Les druzes étaient trop peu nombreux
dans le Grand Liban pour avoir un poids réel dans le
gouvernement ; en conséquence, ils essayèrent d'affirmer leur
importance politique dans l'opposition. De plus les druzes,
comme les grecs-orthodoxes étaient mécontents de la faveur
spéciale témoignée par les Français aux maronites, et étaient
peu enclins à faire preuve de loyauté à l'égard d'un état dont
les maronites formaient la composante principale.
276
L'opposition grecque-orthodoxe et druze envers le Grand
Liban, même au départ, était relativement modérée. A la
longue, une grande partie des chiites cessa elle aussi de
s'opposer à ce nouvel état, car ils réalisèrent progressivement
que le statut de grande minorité au Liban était meilleur pour
leur communauté que celui de petite minorité dans une Syrie
à dominante sunnite. Mais la résistance marquée des
sunnites, qui se manifesta pour la première fois en 1920, dura
jusqu'à la fin du Mandat. Pendant longtemps, les sunnites
importants refusèrent de prendre part à la gestion des affaires
libanaises et ceux qui le firent étaient très suspects aux yeux
de leurs coreligionnaires. En 1925, il y eut une grande
agitation musulmane, surtout parmi les sunnites, lorsqu’Henri
de Jouvenel demanda au Conseil représentatif de rédiger une
constitution pour le Liban. Les chefs musulmans protestèrent
à l'époque parce qu'ils ne voulaient absolument pas d'une
constitution libanaise qui confirmerait les nouvelles frontières
du pays. Plus tard, au cours de l'été 1928, des musulmans
libanais importants se rendirent à Damas pendant une session
de l'assemblée constituante syrienne, exigeant que les
demandes des districts musulmans du Liban soient prises en
compte dans la constitution syrienne alors en gestation. De
semblables démonstrations de sentiments unionistes vis-à-vis
de la Syrie, bien qu'elles n'aient eu aucun résultat concret,
inquiétèrent néanmoins les autorités mandataires françaises
et donnèrent aux chrétiens du Liban un sentiment
considérable d'insécurité.
C'était essentiellement pour calmer l'opposition musulmane
dans le pays que les Français proposèrent en 1926 la
candidature de Charles Dabbas à la présidence. Pour les
musulmans libanais, Dabbas, un grec orthodoxe, était bien
277
plus acceptable comme chef de l'état que n'importe quel chef
maronite. Les Français l'appréciaient en outre parce qu'il était
francophile; les maronites l'aimaient parce que c'était un
chrétien nationaliste libanais du comité de Paris ; et son
élection en qualité de président allait forcément plaire à sa
propre communauté grecque-orthodoxe. De petites sectes
libanaises comme les druzes le préféraient également de loin
à un président maronite. Le Haut-commissariat français n'eut
aucune difficulté peur obtenir son élection par le Sénat
libanais et la chambre des députés en 1926 et sa réélection en
mars 1929 pour un autre mandat de trois ans. Pendant la
durée de ses deux mandats, Dabbas s'avéra un président
compétent et réussit à rester populaire aussi bien auprès des
Français que des Libanais.
Lorsqu'il fut élu président pour la première fois, Dabbas confia
la formation du premier cabinet libanais à Auguste Adib
Pacha, un maronite qui avait eu une longue expérience des
finances en Egypte et qui avait déjà occupé le poste de
secrétaire général des gouverneurs français du Grand Liban.
Le premier cabinet d'Auguste Adib dura moins d'un an ; mais
Adib lui-même fut rappelé en mars 1930 pour diriger encore
deux autres cabinets, demeurant en poste jusqu'en mai 1932,
date d'expiration du deuxième mandat de Dabbas. Dans
l'intervalle, trois autres maronites avaient été appelés à la tête
du gouvernement libanais. L'un d'eux était l'ancien président
du conseil administratif libanais, Habib Pacha al-Sa'd, qui
devint premier ministre en août 1928 et resta à ce poste
jusqu'en mai 1929. Les deux autres premiers ministres de
cette période, qui tous deux aspiraient à la présidence, étaient
plus représentatifs; L'un d'eux était Émile Eddé, l’homme que
les français avaient ramené au Liban en 1918 en qualité de
278
conseiller principal du Haut-commissaire français. L'autre était
Cheikh Bishara al-Khuri, cousin éloigné de Habib al-Sa'd et
comme lui descendant d'une vieille famille féodale maronite.
Eddé, membre de l'assemblée libanaise depuis 1922, forma
son seul cabinet en 1929 et ne resta premier ministre qu'à
peine plus de cinq mois. Son rival Khuri fut plus heureux et
forma trois cabinets entre 1927 et 1929, et demeura premier
ministre pendant presque deux ans au total.
Ce fut en fait la rivalité entre Emile Eddé et Bishara alKhuri qui
domina la politique intérieure du Liban au début de la
République. Eddé, plus âgé, était déjà un avocat réputé et un
personnage connu de la politique en 1918, lorsque les Français
le nommèrent brièvement en qualité de conseiller au Hautcommissariat. C'est dans son cabinet judiciaire, en 1912, que
le jeune Bishara al-Khuri avait fait son stage d'avocat. Depuis,
bien sûr, Khuri s'était lui aussi distingué dans la vie publique.
En février 1920, sur la recommandation d'un père jésuite
important de l'université St Joseph, le général Gouraud avait
nommé Khuri secrétaire général au gouvernement du Mont
Liban. Plus tard cette année-là, lorsque le Grand Liban fut
créé, Khuri fut nommé membre du nouveau conseil
administratif et garda ce poste jusqu'à l'élection du premier
conseil représentatif en avril 1922. Après quelques années
consacrées à son cabinet juridique, il revint à la politique en
1926 en tant que ministre de l'intérieur dans le premier
cabinet d'Auguste Adib. L'année suivante, il forma son propre
cabinet pour la première fois, effectuant ainsi dans les
assemblées libanaises sa première entrée en qualité de
membre nommé du Sénat. En 1927, Khuri était déjà un sérieux
rival pour Eddé, son ascension rapide étant due pour partie à
ses capacités politiques exceptionnelles, pour partie à ses liens
279
étroits avec les puissantes familles de la banque de Beyrouth,
les Chiba et tes Pharaon. En avril 1922, peu après qu'il se soit
retiré pour la première fois de la vie politique, Khuri avait
épousé Laure Chiba, la sœur de Michel Chiba, l'important
intellectuel et banquier libanais.
Entre Eddé et Khuri il y avait une différence marquée d'origine
et de tempérament qui se reflétait dans leurs attitudes
politiques différentes et aussi dans leurs analyses divergentes.
Eddé, dont la famille était originaire d'un village du district de
Jubayl, était culturellement très francisé, aussi à l'aise à Paris
qu'à Beyrouth, et parlait bien plus couramment le français que
l'arabe. A Beyrouth, il fréquentait essentiellement
l'aristocratie des négociants du quartier Ashrafiyya et les
quelques familles musulmanes qui évoluaient dans ce milieu,
dont la plupart partageaient ses goûts français et ses attitudes
culturelles. Sur le plan personnel, Eddé était arrogant,
coléreux, et manquait de ressort. Sur le plan politique, il avait
tendance à avoir son franc-parler et s'intéressait rarement aux
points de vue autres que le sien. A tous égards, Khuri
apparaissait exactement comme l'opposé de Eddé. Originaire
du Jurd, dans la région druze166, Khuri était le fils d'un
important fonctionnaire civil de la période du Mutassarrifiat,
familiarisé dès sa prime jeunesse avec les complexités de la
politique des montagnes libanaises. Comme Eddé, il avait fait
son droit à Paris et parlait bien français. Mais contrairement à
Eddé, culturellement Khuri demeurait plus arabe que français ;
en fait, il utilisait excellemment la langue arabe. A l'inverse
d'Eddé il avait une personnalité calme et réservée et le don de
ne jamais paraître contrarié. De plus, alors que Eddé avait
166
La famille Khuri était une famille de cheikhs du sousdistrict maronite de
Rashmayya.
280
tendance à limiter ses contacts sociaux au Haut-commissariat
français et à la société sélecte de Ashrafiyya, Khuti prenait soin
de maintenir de très larges contacts sociaux et politiques, et
s’attachait particulièrement à développer des relations
amicales avec les cercles musulmans et druzes. Parmi son
groupe d'intimes, il bénéficiait du net avantage d'avoir comme
ami et conseiller son beau-frère Michel Chiba, très important
écrivain politique de son époque, dont le rôle capital dans la
rédaction d'un projet de constitution libanaise a déjà été
mentionné.
Eddé, comme la plupart des maronites du nord, considérait
plutôt le Liban comme principalement une terre chrétienne.
Le fait que ceci ait cessé d'être le cas après 1920 semblait lui
échapper fréquemment. Il lui était difficile de saisir tout le
sens des changements qui avaient résulté de l'établissement
du Grand Liban, moment où les musulmans étaient devenus
pour la première fois les partenaires principaux de l'Etat
libanais. L'inclination naturelle d'Eddé était de considérer les
musulmans comme un danger pour le Liban. Il ne sympathisait
pas du tout avec leur nationalisme arabe. Il pensait que le
Liban devait être considéré comme une partie du monde
méditerranéen auquel la France appartenait plutôt que
comme une part du monde arabe dont on dit qu'il associait au
désert. Ce point de vue, naturellement, plaisait à beaucoup de
Français qui voyaient dans la conception du Liban d'Eddé une
garantie d'influence française continue au Proche-Orient. Mais
pour ses propres concitoyens, Eddé n'était populaire que chez
les chrétiens. Son incapacité à acquérir un soutien musulman
consistant demeura un obstacle majeur pendant toute sa
carrière politique.
281
Khuri, contrairement à Eddé, était plus un politicien
pragmatique qu'un idéologue. En qualité de maronite, il était
dévoué à l'entité libanaise; néanmoins, il voyait bien qu'alors
qu'un Liban réduit avait peu de chances de survie, un Grand
Liban; ne pourrait survivre que par une collaboration politique
et sociale entre les chrétiens et les musulmans. Comme Eddé,
Khùri n’était pas un nationaliste arabe et il aimait considérer
que le Liban faisait partie du monde méditerranéen. Mais, en
tant que réaliste, il ne pouvait ignorer le fait que son pays était
géographiquement inséparable de son environnement
arabophone. En conséquence, il ne voyait aucune sagesse à
dénoncer le nationalisme arabe mais essayait plutôt très fort
de dialoguer avec lui. Les nationalistes arabes, pensait-il,
devraient être encouragés à reconnaître un Liban séparé ; une
fois qu'ils l'auraient fait, le nationalisme arabe cesserait
d'apparaître comme une menace et au lieu de cela serait vu
comme un moyen de coopération entre le Liban et le monde
arabe. Khuri différait aussi radicalement de Eddé dans son
attitude envers le Mandat. Les deux hommes étaient tous
deux amis de la France et admirateurs de la culture française ;
mais alors qu'Eddé considérait le Mandat comme une garantie
nécessaire de l'indépendance du Liban, Khuri voyait en lui un
obstacle marqué à la coopération chrétienne et musulmane
qui, d'après lui, pouvait seule assurer l'indépendance du Liban.
Les musulmans du Liban refusaient leur loyauté au pays pour
deux motifs : premièrement, ils pensaient que leur
citoyenneté dans un Liban indépendant menaçait de les
séparer du monde arabo-musulman ; deuxièmement, le Grand
Liban était associé dans leur esprit à un contrôle politique
français qu'ils détestaient. La première raison était nettement
la plus importante. Toutefois, si les chrétiens pouvaient
prendre la tête de l'opposition à un contrôle incessant
282
français, il y aurait quelques chances que leurs compatriotes
musulmans apprécient le geste et abandonnent, en retour,
leurs demandes d'union avec la Syrie.
Ce ne fut que dans les dernières années du Mandat que
l'attitude politique de Khuri devint une doctrine cohérente de
parti. Jusqu’en 1932, son conflit avec Eddé se poursuivit sur un
plan purement personnel. Dans l'intervalle, à Beyrouth, un
certain nombre de musulmans importants, dont certains
venaient de Tripoli, Sidon et d'ailleurs, s'étaient établis dans
des postes de direction politique, beaucoup ayant trait à la
gestion de l'Etat. Pendant les deux mandats de sa présidence,
Charles Dabbas pouvait compter sur le soutien musulman réel
du Cheikh Muhammad al-Jisr, un juriste sunnite de Tripoli, qui
présidait le sénat et plus tard la chambre des députés, sans
interruption de 1926 à 1932. De nombreux musulmans
critiquèrent Jisr pour sa participation au gouvernement
libanais et sa coopération avec le Haut-commissariat français.
Mais le succès de Jisr et le pouvoir considérable qu'il acquit au
titre de président de la chambre donnèrent envie à d'autres
musulmans ambitieux de suivre son exemple. Alors que' Abd
al-Hamid Karami de Tripoli et Salim Salam de Beyrouth
limitèrent leur activité politique à des demandes répétées
d'union avec la Syrie, la génération suivante de sunnites alla
un peu plus loin et revendiqua l'établissement d'un vaste
empire arabe. C'était apparemment la position politique de
Khayr al-Din al-Ahdab, Riyad al-Sulh, et d'autres membres de
la famille Sulh qui étaient venus de Sidon pour s'installer à
Beyrouth et se poser en principaux concurrents des notables
musulmans locaux. Ces notables de Beyrouth, avec leurs vues
obstinées d'union avec la Syrie, ne pouvaient se résoudre à
accepter de coopérer avec la république libanaise et le
283
Mandat français. Etant constamment dans l'opposition, ils
étaient incapables de rendre des services à leur communauté,
et ils n'avaient qu'une faible autorité sur leurs partisans. Ce
n'était pas le cas de Cheikh Muhammad al-Jisr ni, après sa
mort, de Ahdab et des Sulh, qui tous venaient d'ailleurs que de
Beyrouth. Jisr, politicien vétéran de l'époque ottomane
profita facilement de l'apathie des autres chefs musulmans
envers le Liban, et s'établit ainsi pour un certain temps comme
le seul représentant important de sa communauté dans la
république libanaise. Alors que Jisr n'était le tenant d'aucune
idéologie nationaliste particulière, Ahdab et les Sulh se
posèrent en principaux défenseurs du panarabisme au Liban ;
ceci, toutefois, ne les empêchait pas de s'intéresser de près à
la politique locale libanaise. Malgré de vives différences
d'opinion politique, ils réussirent à la longue à développer des
amitiés valables avec d'importants chefs chrétiens du pays,
tout à fait à part des contacts qu'ils avaient établis pour euxmêmes avec des membres du Haut-commissariat français et
parmi les cercles politiques français à Paris.
Entre 1926 et 1932 la scène politique libanaise était dominée
par la lutte entre Eddé et Khuri. Celle-ci devint
particulièrement violente après la réélection du président
Dabbas en 1929, car chacun des deux chefs maronites pouvait
à présent envisager de lui succéder à la fin de son second
mandat. Par contre, aucun musulman ne se présentait pour
disputer la présidence à la chambre de Muhammad al-Jisr.
Avec le soutien de Dabbas, et à la satisfaction des Français qui
étaient désireux de voir les musulmans participer au pouvoir,
il garda sans contestation ce poste important. Vers le milieu
de 1931, la rivalité entre Eddé et Khuri devint une course
ouverte à la présidence de la république, car l'élection devait
284
avoir lieu l'année suivante. Le Haut-commissariat français
croyait-on communément, n'appréciait pas la candidature de
Khuri, préférant soutenir Eddé. Mais ce dernier avait peu de
chances d'être élu. Pendant la brève période où il avait été
premier ministre entre 1929 et 1930, il s'était rendu très
impopulaire auprès des musulmans et de leurs alliés grecsorthodoxes par sa politique généralement anti-arabe. En
particulier dans le domaine de l'éducation, où il avait renforcé
l’influence des missions étrangères catholiques romaines
auxquelles les nationalistes arabes ne faisaient pas du tout
confiance. II avait également défié les nationalistes arabes en
encourageant la propagation des idées de son ami Charles
Corm10167, qui prétendait que le peuple libanais était d'origine
phénicienne. Si les chances d'Eddé de devenir président
étaient faibles, celles des autres candidats maronites comme
Habib Pacha al-Sa'd l'étaient encore plus. Ce qu'il fallait pour
empêcher Khuri d'emporter la présidence, c'était un candidat
capable de le priver des votes musulmans sur lesquels il
comptait. En conséquence, au début de 1932, Eddé et les
autres candidats maronites se retirèrent de la campagne
présidentielle. Avec leur soutien, le Cheikh Muhammad al-Jisr
se présenta soudainement comme candidat musulman; ceci
étant en contradiction avec l'accord tacite selon lequel seul un
chrétien pourrait devenir président du Liban. Avec les
musulmans, les grecs-orthodoxes et un certain nombre de
députés maronites de son côté, Jisr était certain de réussir. Le
patriarche maronite Antun 'Arida ne le soutenait pas, pour des
raisons évidentes, mais le patriarche était opposé à Bishara alKhuri, et on l'encouragea à croire que la candidature de Jisr
167
Ecrivain libanais bien connu, écrivant en français. Son nom, tel qu'il est
orthographié ici, représente la forme francisée de l'arabe Qurm.
285
n'était qu'une simple manœuvre qu'on abandonnerait dès que
les élections auraient effectivement lieu.
Le Haut-commissariat français, quoi qu'il ait pu penser de
Khuri, n'était certainement pas préparé à accepter un
musulman comme président du Liban. Pour lui, comme Jisr
s'en rendait compte lui-même, le Liban était différent des
autres pays arabes essentiellement en vertu de son caractère
chrétien internationalement reconnu. Ceci rendait nécessaire
que le président de la République fût un chrétien, surtout
parce que les Français étaient là pour soutenir les aspirations
des chrétiens168. Jisr, surestimant le nombre de musulmans du
pays, pensait au départ qu'il pourrait justifier sa candidature
en faisant organiser un recensement général. Ce recensement,
publié le. 31 janvier 1932, prouva qu'il se trompait dans ses
estimations. Néanmoins, Jisr poursuivit sa campagne,
repoussant toutes les demandes de retrait. Finalement, la
date des élections approchant, le Haut-commissaire français
Henri Ponsot ( 1926-1933), décida de prendre une mesure
arbitraire. Le 9 mai 1932 son adjoint convoqua Muhammad alJisr à son bureau et s'adressant à lui en tant que président de
la chambre libanaise des députés, lui annonça la suspension
de la Constitution. La chambre des députés fut donc dissoute
et l'élection présidentielle repoussée à une date
indéterminée. Le lendemain, à la demande du Hautcommissaire, Charles Dabbas accepta de garder le poste de
président de la république nommé.
La question de l'élection présidentielle n'était pas la seule
raison à la suspension de la constitution libanaise. Le
168
Il. Iskandar Riyashi, Qabl wa Ba'd (Beyrouth, n.d.), p. Ill.
286
comportement de la chambre libanaise était lui aussi
important. Depuis qu'elle avait été établie pour la première
fois en 1926, cette chambre avait gêné avec persistance les
autorités mandataires en accentuant trop sa propre
importance constitutionnelle pour défier le Haut-commissariat
français. Les Français, dans des circonstances normales,
auraient pu être d'accord pour tolérer une attitude aussi
indépendante. Toutefois en 1932, la situation au Liban n'était
pas tout à fait normale. Depuis le début de la dépression
mondiale en 1929, le Liban souffrait de difficultés
économiques auxquelles le gouvernement constitutionnel,
préoccupé des rivalités de factions et de confessions,
paraissait incapable de faire face. La chambre libanaise était
trop impliquée dans des problèmes politiques mesquins pour
être clairement consciente de la crise qui se développait. Dans
ces conditions, Henri Ponsot se sentit en droit de dissoudre la
Chambre et de suspendre la constitution. Mais en agissant
ainsi, Ponsot fournit aux chrétiens libanais le premier motif
sérieux d’opposition au Mandat. Alors que les musulmans
continuaient à rejeter la tutelle française au nationalisme
arabe, les partisans chrétiens de Bishara al-Khuri dénonçaient
à présent ouvertement ce qui leur apparaissait comme un
véritable despotisme français.
De mai 1932 à janvier 1933 le Président Charles Dabbas,
maintenu au pouvoir par le Haut-commissaire français, exerça
le pouvoir exécutif par l'intermédiaire des chefs libanais de
l'administration agissant en Conseil de directeurs. Lors de la
démission effective de Dabbas, le 2 janvier, ce Conseil
continua à fonctionner comme organisme administratif sous la
direction de 'Abdallah Bayhum, important musulman de
Beyrouth, prenant le titre de secrétaire d'état. Les fonctions
287
de Chef de l'Etat furent assumées brièvement par un officiel
du Haut-commissariat, M. Privat-Aubouard, qui avait été à un
moment gouverneur du Grand Liban. Finalement, le 31
janvier, le Haut-commissaire nomma Habib Pacha al-Sa'd,
alors âgé de soixante-quinze ans, pour succéder à Dabbas
comme président de la République, pour un mandat d'un an
qui fut plus tard prorogé à deux. Dans l'intervalle, Ponsot avait
déclaré que la vie constitutionnelle serait restaurée par
étapes. Donc, avant l'entrée en poste du président Habib alSa'd, M. Privat-Aubouard patronna l'élection d'une nouvelle
chambre des députés de vingt-cinq membres, dont sept, y
compris Khuri, Eddé et Dabbas, étaient nommés par le Hautcommissaire.
Malgré les critiques auxquelles elle fut localement soumise, la
période du gouvernement non-constitutionnel au Liban, sous
Dabbas et Sa'd, fut un temps de «consolidation et de
réalisation face à de graves problèmes économiques »169. En
fait, c’était plus les politiciens que les Libanais en général qui
se plaignaient de la suspension temporaire de la vie
constitutionnelle : au niveau populaire, il semble qu’on ait été
extrêmement satisfait de l'honnêteté et de l'efficacité
administrative du gouvernement de cette période.
Des coupes furent faites dans la bureaucratie pléthorique,
des réductions de salaires imposées, la gendarmerie et la
police allégées. Un certain nombre de réformes
administratives et fiscales furent décidées, des directions
réunies, les pouvoirs des chefs de village définis. La crise
financière empêchait les réductions d'impôts qui étaient
demandées avec insistance ; mais on économisa pour les
169
Stephen Hemsley Longrigg op. cit., p. 204.
288
travaux publics, on fit progresser les installations portuaires,
les marchés agricoles et d'autres domaines. Lorsqu'on
découvrit des cas de corruption, ils furent portés devant les
tribunaux ; mais la lenteur des progrès acquis ... démontra
de nouveau la force des influences familiales et
confessionnelles170.
Le 1er février 1934, sans en référer à la Chambre des Députés,
le Haut-commissaire imposa un Code Civil de Procédure qui
remplaça le code Ottoman de 1911 toujours en vigueur.
D'un trait de plume osé, le pouvoir mandataire régularisa
des pratiques, des procédures et des pénalités judiciaires
déjà existantes, réforma l'organisation judiciaire en place, et
promulgua un code moderne171.
Avec l'élection de la nouvelle chambre des députés en 1934, la
vie politique libanaise reprit graduellement son cours. Mais
pendant trois ans encore, aucun gouvernement libanais ne fut
formé, l'administration restant dans les mains d'un secrétaire
d'état jusqu'à janvier 1937. 'Abdallah Bayhum garda son poste
pendant la présidence de Habib al-Sa’d. Dans l’intervalle, et
sur un plan politicien, la vieille lutte entre Émile Eddé et
Bishara el-Khuri reprit avec une nouvelle ardeur. Les partisants
de Khuri exigeaient à présent la remise en vigueur intégrale de
la constitution et s'intitulant donc eux-mêmes le Bloc
Constitutionnel. Comme le deuxième mandat du président
Sa'd approchait de son terme, la lutte Eddé-Khuri atteignit son
paroxysme, le journal français local l'Orient lançant de
violentes attaques contre Khuri et le puissant milieu d'affaires
170
Ibid.
George Grassmuck et Kamal Salibi, A Manualof Lebanese Administration
(Beyrouth, 1955), p. 9.
171
289
qui le soutenait alors que la publication rivale Le jour, sous la
houlette de Michel Chiba, lui rendait la pareille avec un égal
venin. Enfin, en décembre 1935, le Haut-commissariat
annonça qu'un nouveau président serait choisi par le législatif
libanais pour succéder à Habib al-Sa'd. Le nouveau président
recevrait un mandat de trois ans non renouvelable, et la
chambre des députés fut convoquée pour le 20 janvier 1936,
afin de procéder à l'élection.
Le comte Damien de Martel, qui avait succédé à Henri Ponsot
comme Haut-commissaire en 1933, ne s'intéressait pas
personnellement à la lutte Eddé-Khuri. Dans l'ensemble, la
rivalité féroce entre les deux chefs maronites semble l'avoir
plutôt amusé qu'inquiété. Bien qu'il ait sans doute suivi la
politique traditionnelle de sa fonction en favorisant Eddé, il ne
tenait absolument pas à en faire un président puissant. En
outre, le Haut-commissaire semble avoir eu une bonne
opinion de Khuri. Toutefois, lorsque la chambre libanaise se
réunit pour l'élection, Eddé l'emporta devant son rival Khuri
par une voix de majorité. Pour les Libanais, ce résultat
comblait à merveille les vœux de Martel, car cela amenait à la
présidence un Eddé faible qui était forcé de s'appuyer
fortement sur le Haut-commissariat pour exercer son autorité.
Lorsqu’Emile Eddé fut élu, Bishara al-Khuri demeura à la
Chambre des députés le chef de file d'une opposition
organisée. Il continua à exiger le rétablissement intégral de la
Constitution, et insista sur la négociation d'un traité francolibanais pour remplacer le système du mandat. Déjà, dans la
Syrie voisine, une grève générale de six semaines à Damas
avait été suivie le 1er mars 1936 par l'ouverture de
négociations pour un traité franco-syrien. Le Bloc
290
Constitutionnel, encouragé par l'exemple syrien, soumit
ensuite le 3 mars un mémorandum à la chambre des députés
libanaise, exigeant que des négociations similaires soient
ouvertes au Liban. La réponse française fut encourageante.
Dans l'intervalle, lors de son entrée en poste, Eddé avait
renvoyé le secrétaire d'état musulman 'Abdallah Bayhum et
nommé à sa place un protestant d'origine maronite, Ayyub
Thabit, qui était connu pour être un chrétien libanais
nationaliste ayant son franc-parler en même temps qu'un
homme d'une scrupuleuse intégrité. En temps ordinaire, les
musulmans du Liban se seraient fortement opposés à la
nomination de Thabit. Mais, pour l'heure, ils étaient aux prises
avec des problèmes qu'ils considéraient comme
fondamentaux. Les troubles qui secouèrent la Syrie au début
de 1936 eurent leur écho au Liban où les boutiques furent
fermées à Beyrouth et des manifestations organisées à Tripoli
et à Sidon. Lorsque les négociations préliminaires pour le
traité franco-syrien débutèrent en mars à Beyrouth, les
musulmans libanais, et particulièrement les sunnites,
commencèrent à réclamer de nouveau le rattachement des
villes côtières musulmanes et de la Békaa à la Syrie. En
conséquence, le printemps et l'été 1936 au Liban furent une
époque de conflit aigu des nationalistes et des sectes, car les
groupes favorables à l'union syrienne faisaient de l'agitation
pour leurs revendications avec une vigueur sans précédent,
alors que les groupes nationalistes libanais s’organisaient pour
s’opposer à eux.
L’agitation musulmane au Liban au début de 1936 pris un
tournant important le 10 mars, lorsqu'une «Conférence de la
Côte» réunie dans la maison de Salim Salam, à Beyrouth,
291
dénonça quasi unanimement le « détachement » des districts
musulmans de la Syrie, et exigeant leur « réintégration » dans
l'Etat Syrien172. Cette « Conférence de la Côte » reflétait le
point de vue du plus grand nombre des musulmans du Liban,
comme une conférence précédente du même nom l'avait fait
trois ans plus tôt. En 1936, toutefois, assistèrent à la
conférence les membres d'un groupe devenu récemment
important, le Parti National Syrien, dont les autorités
françaises de Beyrouth n'avaient découvert l'existence que
l'année précédente. Ce Parti National Syrien avait été fondé
en 1932 par Antun Sa'ada, un professeur grec-orthodoxe; et
parmi ses premiers membres il recruta de jeunes étudiants et
diplômés de l'Université américaine de Beyrouth. Lorsque le
parti apparut au grand jour en 1935, il comptait déjà plusieurs
milliers de membres libanais, essentiellement des grecsorthodoxes, des protestants, des chiites et des druzes, et
même quelques sunnites et maronites. A la manière des
nationalistes chrétiens arabes du dix-neuvième siècle, Antun
Sa'ada et ses partisans croyaient en une identité nationale
syrienne
qui
transcendait
tout
séparatisme
ou
confessionnalisme local. En conséquence, ils étaient d'accord
avec les musulmans libanais sur la question de l'union avec la
Syrie, insistant pour que le Mont-Liban ainsi que les villes
côtières et la Békaa soient rattachés à l'Etat Syrien. Cependant
en termes de rapport des forces au Liban, les nationalistes
syriens ne représentaient pas un facteur majeur. Les chrétiens
étaient en général opposés à leur unionisme syrien, tandis que
les musulmans se méfiaient de leurs réserves vis-à-vis du panarabisme. Pour cette raison les autorités libanaises purent les
172
En fait, il n'y avait pas de «Syrie» avant 1920. L'entité géographique appelée
Syrie se composait, jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale, des trois vilayets
ottomans, dont celui de Damas était parfois appelé «le vilayet de Syrie».
292
réprimer sans difficultés. Lorsqu’ils essayèrent de faire de
l’agitation pour l’union avec la Syrie en mars 1936, leur chef et
un certain nombre de ses principaux adjoints furent arrêtés et,
pendant les trois ans qui suivirent, le parti fit l’objet d’une
répression sévère.
En réponse à l'activité unioniste de leurs compatriotes
musulmans et nationalistes syriens, les chrétiens libanais
influents avaient essayé depuis quelques années de former un
parti nationaliste libanais qui soutiendrait la séparation totale
et l'intégrité du Grand Liban. Des tentatives sporadiques
furent faites pour organiser ce parti mais elles n'obtinrent pas
un succès durable. Finalement en novembre 1936, l'attitude
extrêmement provocante des unionistes musulmans à
Beyrouth amena la création hâtive d'une organisation de la
jeunesse chrétienne, la Kata'ib ou Phalanges Libanaises, qui
prouva immédiatement son efficacité en tant que force
capable de contrebalancer les agitateurs unionistes. Modelée
sur les groupes paramilitaires alors à la mode en Italie et en
Espagne, cette organisation était placée sous la direction
compétente d'un jeune pharmacien maronite, Pierre
Gemayel173. Sa formation fut rapidement contrée par
l'apparition en 1937, d'une organisation paramilitaire
similaire, quoique moins efficace, la Najjada (ou scouts
musulmans). On peut souligner que les musulmans du Liban, à
ce moment-là, avaient déjà formé un Conseil consultatif
musulman dont l'objectif principal était de coordonner les
revendications de toutes les sectes musulmanes du pays. En
raison de cette intense activité des sectes et des partis, la
173
Orthographe francisée de Jumayyil.
293
première année d'exercice du président Eddé fut marquée par
une grande tension.
Dans l'intervalle, le 9 septembre 1936, le traité franco-syrien,
calqué sur le traité anglo-iraquien de 1930 avait été signé à
Paris. Les Français ouvrirent alors des négociations à Beyrouth
pour un traité similaire avec le Liban. D’après les termes de
ces traités, la Syrie et le Liban étaient reconnus comme des
états indépendants et souverains, dont l'admission à la Société
des Nations devait être recommandée après une période
probatoire n'excédant pas trois ans. Les deux états devaient
être alliés de la France en temps de paix et de guerre, lui
permettant d'utiliser militairement des installations terrestres,
aériennes et maritimes déterminées. La France aurait en outre
une position privilégiée dans les deux états. Les armées
syriennes et libanaises seraient organisées sous contrôle
français; les gouvernements syriens et libanais s'adresseraient
à la France pour les aides et conseils techniques ; les services
diplomatiques français protègeraient les droits des sujets
syriens et libanais à l'étranger; et l'ambassadeur français à
Damas et à Beyrouth aurait la préséance sur tous les autres
diplomates. En outre, des dispositions détaillées concernaient
la monnaie, les droits des étrangers, les privilèges des
institutions étrangères, et autres questions techniques. Dans
le cas du traité libanais, un échange de notes entre le
président Eddé et le Haut-commissaire de Martel, joint en
annexe, spécifiait entre autres choses que la république
libanaise devrait garantir la représentation équitable de toutes
les sectes du pays dans le gouvernement et la haute
administration. Cet item connu sous son numéro de code dans
la correspondance comme « 6-6 bis », devait survivre au traité
294
et à ses annexes et se constituer en principe fondamental de
la vie politique libanaise.
Le texte du traité franco-libanais fut approuvé à l'unanimité
par la chambre libanaise le 13 novembre; les députés
musulmans se joignirent aux chrétiens pour le voter. Mais en
dehors du corps législatif, l'opinion musulmane considéra le
traité comme une confirmation définitive de la composition
territoriale du Liban et de son statut indépendant, et s’y
opposa donc vigoureusement lorsque le traité fut approuvé. Il
y eut de violentes manifestations et une grève à Tripoli et des
émeutes anti-chrétiennes dans plusieurs districts mixtes sur le
plan religieux. A Beyrouth, le 15 novembre, des heurts
particulièrement violents entre chrétiens et musulmans
causèrent plusieurs morts. Ce fut d'ailleurs ce dernier incident
qui conduisit immédiatement à la formation de l'organisation
Kata'ib pour contrebalancer les combattants des rues
musulmans dans la capitale. Dans le même temps
l'atmosphère ne changeait pas à l'assemblée libanaise. Le 17
novembre les députés de la chambre ratifiaient le traité que le
président Eddé et le Comte de Martel avaient signé, le Hautcommissaire annonçant qu'il prendrait effet à compter de
1937. Selon les termes du traité franco-libanais, le Liban,
comme la Syrie devait être admis à la Société des Nations en
qualité d'état indépendant avant la fin de 1939. Mais, à la fin
de l'été de cette année-là, le traité n'était toujours pas ratifié
par la France. Le déclenchement de la deuxième guerre
mondiale le 3 septembre 1939 reporta à une date
indéterminée sa mise en vigueur. Dans l'intervalle, entre 1936
et 1939, le Liban avait pu bénéficier de trois ans de
gouvernement constitutionnel pendant lequel un progrès
politique considérable fut accompli. De Martel proclama le
295
rétablissement total de la vie constitutionnelle libanaise le 4
janvier 1937. Le même jour, dans l'esprit du traité francolibanais, le président Eddé demanda à un député musulman,
Khayr al-Din al-Ahdab de former un gouvernement.
En 1937, l'évolution des données au Liban justifiait cette
décision de nommer un musulman comme premier ministre.
Une constitution, un traité et seize années écoulées avaient
amplement garanti l’intégrité du Grand Liban. De plus, les
musulmans avaient à présent investi leurs intérêts dans le
pays ; les événements de novembre 1936 avaient mis en relief
La différence d'attitude politique entre les musulmans
associés au gouvernement et ceux qui ne l'étaient pas. Khayr
al-Din al-Ahdab lui-même, naguère nationaliste arabe exalté,
avait abandonné beaucoup de son pan-arabisme depuis son
élection à la Chambre en 1934. En avril1936, il avait fait un
discours au parlement réclamant la réalisation des « espoirs
nationaux » du Liban17174. Lorsque Ahdab alla un peu plus
loin et accepta de former un gouvernement sous Eddé, l'un
des séparatistes libanais les plus fervents, les amis du premier
ministre le critiquèrent ouvertement. Mais cela n'affecta pas
Ahdab. « Si les arabes devaient décider de s'unir », disait-il, «
ma présence au sérail libanais18175 ne les en empêcherait
pas. »176
La nomination de Khayr al-Din al-Ahdab au poste de premier
ministre en 1937 établit un précédent important pour le
gouvernement libanais. A partir de ce moment-là tous les
premiers ministres du Liban allaient être des musulmans
174
Bishara al-Khuri, Haqa'iq Lubnaniyya, 1 (Harissa, 1960), p. 200.
Quartier général du gouvernement à Beyrouth.
176
Ceci d'après Iskandar Riyashi, op. Cil., p. 161.
175
296
sunnites, tout comme tous les présidents allaient être
maronites. Ahdab lui-même occupa le poste de premier
ministre pendant quinze mois, remaniant la composition de
son cabinet cinq fois pour satisfaire les groupes d’Eddé et de
Khuri à la Chambre. Lorsqu'il quitta finalement son poste en
mars 1938, il fut remplacé par Khalid Shihab, émir Shihab
musulman de Hasbayya, qui fut à son tour suivi par l'avocat
beyrouthin 'Abdallah al-Yafi. La deuxième guerre mondiale
débuta alors que Yafi était encore en poste et présidait son
deuxième cabinet. A ce moment-là, Gabriel Puaux, qui avait
succédé à de Martel comme Haut-commissaire en janvier
1939, prononça la dissolution de la chambre libanaise le 21
septembre, renvoya le cabinet, suspendit la Constitution une
deuxième fois, et confirma Emile Eddé comme président et
chef de l’Etat nommé, ‘Abdallah Bayhum, comme en 1934, fut
investi de tous les pouvoirs exécutifs en qualité de secrétaire
d’état assisté par un conseiller français.
Pour Emile Eddé la présidence qu'il avait convoitée si
longtemps s'avéra une déception. De Martel avait une
autorité supérieure à la sienne et manquait souvent d'égards
envers lui, et les pouvoirs d'Eddé furent encore plus tronqués
avec Puaux ; de plus, pendant tout son mandat, il eut à souffrir
de l'opposition persistante de François Colombani, le chef
français de la sécurité. Dans sa gestion gouvernementale, le
président se heurtait à chaque fois à l'obstruction de son vieux
rival Bishara al-Khuri. Face à toutes ces difficultés, Eddé cessa
finalement de paraître à son bureau au siège du
gouvernement. Le peu de pouvoirs qui lui restait pouvait
facilement s'exercer depuis son domicile.
297
En suspendant la Constitution et en établissant une
administration simplifiée, Puaux espérait en 1939 stabiliser la
situation au Liban, comme en Syrie, pendant la durée de la
guerre. Mais les circonstances de la guerre empêchaient une
telle stabilité. Au printemps 1940 les Alliés reculaient en
Europe tandis que les Allemands pénétraient au Danemark et
en Norvège, puis en Hollande et en Belgique. Au début de juin,
la France elle-même était envahie; le 14 juin les Allemands
occupèrent Paris. Une semaine plus tard un armistice francoallemand était signé et la France passait sous contrôle
allemand, le maréchal Philippe Pétain acceptant le poste de
chef de l'Etat et établissant un régime collaborationniste à
Vichy. De Londres, le général Charles De Gaulle lançait le 18
juin un appel à la résistance française ; le 28 juin, il avait formé
un gouvernement français libre en exil, et était reconnu par la
Grande-Bretagne comme le chef des Français libres. A cette
époque-là, toutefois, les ressources de la France Libre étaient
limitées. Dans les mandats et les colonies français, c'était les
Français de Vichy qui gardaient pour le moment le contrôle.
Gabriel Puaux demeura à Beyrouth cinq mois après la
reddition française. En décembre 1940 le général Henri Dentz
lui succéda. Dans l'intervalle, au Liban, la pénurie alimentaire
liée à la guerre était devenue sévère, et le régime branlant
d’Eddé fut incapable de faire face à cette crise. Le
mécontentement général à l'égard du gouvernement EddéBayhum, encouragé par les nombreux adversaires politiques
du président, aboutit à des émeutes un peu partout au début
de 1940. Finalement en avril 1941, Eddé et son secrétaire
d'état furent obligés de démissionner. A leur place, le 9 avril,
le général Dentz nomma à la tête de l'Etat Alfred
298
Naccache20177, juge maronite dont l'intégrité était connue. Un
comité de quatre sous-secrétaires, présidé par l'ingénieur
sunnite Ahmad Da'uq, reçut la responsabilité de
l'administration du pays.
La nouvelle organisation établie par Dentz ne dura guère. Le 8
juin, pour des raisons liées à leur stratégie militaire générale,
les forces britanniques et celles de la France Libre entamèrent
l'invasion de la Syrie et du Liban à partir de la Palestine. Le
même jour, afin d'essayer de se concilier la bonne volonté
locale, l'aviation alliée inonda les deux pays de milliers de
tracts, proclamant leur souveraineté et leur indépendance au
nom de la France Libre. Les tracts étaient signés par le général
Georges Catroux, représentant de De Gaulle au Caire. En
conséquence, lorsque les alliés occupèrent finalement la Syrie
et le Liban vers la mi-juillet, les Libanais, comme les Syriens,
attendaient avec impatience la fin rapide de la tutelle
française.
Techniquement le mandat français en Syrie et au Liban
s'acheva le 8 juin 1941, avec la proclamation par la France
libre de l'indépendance syrienne et libanaise. Le général
Catroux, qui reprit la direction des affaires au général Dentz
après l'occupation alliée, prit le titre de Délégué Général de
préférence à celui de Haut-commissaire. Le 27 septembre,
Catroux proclama officiellement l'indépendance de la Syrie ; le
26 novembre l'indépendance du Liban fut proclamée de la
même façon. De telles concessions à l'opinion locale n'étaient
pourtant pas destinées à devenir immédiatement effectives :
177
Orthographe francisée de Naqqash.
299
La politique des Français était en fait de donner le strict
minimum pour honorer leur promesse d'indépendance; de
conserver tout l'essentiel de leur contrôle, de maintenir et
d'assurer pour l'avenir, tout ce qui existait de droits,
institutions et privilèges français, et de repousser à l'aprèsguerre un futur règlement destiné à sauvegarder tout
cela...178.
En conséquence, dans les arrangements administratifs
effectifs que Catroux introduisit dans les deux pays après avoir
proclamé leur indépendance, il resta très proche des
dispositions antérieures du mandat.
Au Liban, après la proclamation officielle de l'indépendance,
Alfred Naccache fut nommé Président de la République par le
Délégué-Général le 1er décembre. Le même jour un cabinet
libanais fut formé sous la direction d'Ahmad Da'uq. Ce cabinet
différait des précédents en ce qu'il comprenait un ministre des
affaires étrangères. Au début de l'été 1942, le Cabinet Da'uq
démissionna par suite d'une crise résultant d'une grave
pénurie alimentaire. Un nouveau gouvernement fut formé par
Sami al-Sulh, membre de l'influente famille Sulh, qui avait
occupé des postes judiciaires élevés depuis 1920. Dès sa
proclamation par Catroux, l'indépendance du Liban, comme
celle de la Syrie avait été officiellement reconnue par la
Grande-Bretagne. Donc, en février 1942, le major général Sir
Edward Spears, jusqu'alors chef de la « Mission Spears »
auprès du gouvernement de la France libre, fut nommé
ministre britannique pour la Syrie et le Liban. Il établit son
quartier général à Beyrouth.
178
Stephen Hemsley Longrigg, op. cit., p. 321
300
La reconnaissance rapide de l'indépendance de la Syrie et du
Liban, qui embarrassait la France Libre, reflétait le profond
souci de la Grande-Bretagne pour la sécurité de la région:
Une condition évidente de la sécurité militaire était une
satisfaction populaire raisonnable, devant inclure la
satisfaction politique, ou au moins l'absence d'un extrême
mécontentement ... Le souci des Britanniques pour la
défense et la sécurité, et leur approbation d'une
indépendance syrienne-libanaise ... les conduisait
nécessairement à une attitude politiquement progressiste
que les Français en Syrie ... voyaient comme une image de
tous les vieux épouvantails de l'interférence britannique, les
desseins d'expulser les Français et de les remplacer, et le
reste.179
Au Liban, au fur et à mesure que se développait la tension
entre les Britanniques et les Français, une large fraction de
l'opinion chrétienne, menée par l'ancien président Emile Eddé,
prit position pour les Français. De l'autre côté, les Britanniques
trouvèrent un soutien non seulement chez les musulmans et
les autres cercles nationalistes arabes, mais aussi parmi les
soutiens chrétiens du Bloc Constitutionnel, les partisans de
Bishara al-Khuri. Parmi les membres importants du Bloc se
trouvait l'avocat maronite et ancien député Camille
Chamoun180, un homme dont beaucoup de gens pensaient
qu'il avait des liens avec les services secrets militaires
britanniques. Quelle qu'ait été la véritable nature de ses
relations britanniques, Chamoun jouait sans conteste un rôle
très important pour maintenir un contact entre le Bloc
179
Ibid
Forme francisée de Kamil Sham'un. Chamoun devint député pour la première
fois en 1934.
180
301
Constitutionnel, auquel il appartenait, et les Britanniques dont
les troupes occupaient toujours le Liban.
La proclamation de l'indépendance libanaise en novembre
1941 fut suivie par un remarquable renouveau de la politique
des partis libanais. Tandis que le Bloc Constitutionnel
développait ses relations avec la Grande-Bretagne, Emile Eddé
réapparaissait dans la vie publique en 1942 pour réorganiser
ses anciens partisans en Bloc National. Sur la question de
l'indépendance totale du Liban, ce Bloc faisait preuve d'une
réserve considérable, préférant maintenir des liens politiques
avec la France pour se garantir contre l'absorption dans un
état pan-arabe. Pour beaucoup de chrétiens une telle attitude
semblait justifiée, car l'occupation alliée de la Syrie et du Liban
fut suivie immédiatement par une puissante résurgence des
revendications pan-arabe. Contre cette attitude typique
d'Eddé, le Bloc Constitutionnel adopta une attitude ferme,
insistant sur l'indépendance totale et inconditionnelle d'un
Liban qui prendrait sa place de composante du monde arabe.
En formulant leur politique sur ce point les chefs du Bloc
Constitutionnel furent encouragés par l'apparition d'une
nouvelle orientation de certains chefs musulmans libanais,
notamment ceux de la famille Sulh, qui parlaient maintenant
d'un Liban « arabe » mais totalement indépendant. Le peuple
libanais, expliquaient ces chefs, faisait partie intégrante de la
nation arabe ; mais ce pays avait un caractère si distinctement
original qu'il garantissait, au moins pour le moment,
l'indépendance totale. Cette formule, prêchée par les frères
Kazim et Taqi al-Din alSulh, et acceptée par leur cousin Riyad,
fut adoptée par le Bloc Constitutionnel comme la base idéale
d'une entente entre chrétiens et musulmans. Les membres du
Bloc Constitutionnel, qui n'étaient pas des nationalistes
302
arabes, ne pouvaient accepter la suggestion que
l'indépendance du Liban fut en quelque façon un arrangement
temporaire. Mais aucun des deux camps n'insistait sur ce
point. A la fïn du printemps 1942 la formule de Sulh servait
déjà de base à une solide alliance entre chrétiens et
musulmans, dont les principes de fonctionnement sont encore
connus de nos jours sous le nom de Pacte National. Le 3 juin,
lors d'une visite en Egypte, Bishara al-Khuri pouvait énoncer la
politique de son Bloc avec la plus grande confiance :
Le Liban veut son indépendance totale à l'intérieur de ses
frontières actuelles ; et nous voulons, sur cette base,
coopérer avec les états arabes le plus largement
possibles.181
Avant cela, à partir d'avril 1942, le général Spears avait
commencé à Beyrouth à faire pression pour que des élections
générales soient organisées en Syrie et au Liban. La France
libre, ayant reconnu les deux états comme souverains et
indépendants, n'avait aucune excuse pour rejeter cette
suggestion ; néanmoins sur les instructions de De Gaulle, le
général Catroux réussit pendant plusieurs mois à reculer la
décision sur ce sujet. Finalement, le 25 mars 1943, Catroux
s'inclina devant les pressions britanniques et proclama le
rétablissement des constitutions libanaise et syrienne.
Auparavant, au Liban, le Délégué-Général avait démis de leurs
fonctions le président Naccache et le premier ministre Sami alSulh, les remplaçants à ces deux postes par Ayyub Thabit,
ancien secrétaire d'état d’Eddé. En qualité de président de la
république, chef de l'Etat et premier ministre, Thabit dirigeait
un cabinet de trois membres à qui on demanda, après le 25
181
Bishara al-Khuri, op. cit., 1, p. 245.
303
mars, d'organiser des élections générales. Pour une mission
aussi délicate, un choix moins judicieux que celui de Thabit
aurait difficilement pu être fait. Partisan ouvert d’Eddé, le
nouveau président commença à préparer les élections en
fixant le nombre de députés à élire à cinquante-quatre,
attribuant trente-deux sièges aux sectes chrétiennes et vingtdeux aux musulmans et aux druzes. Une telle distribution des
sièges était visiblement injuste envers le groupe musulman
dont le nombre dans le pays justifiait une meilleure
représentation. Thabit arguait toutefois que la proportion
était parfaitement juste, car l'ensemble des émigrants
libanais, qui étaient en majorité chrétiens, devait être inclus
dans les calculs. Les musulmans n'étaient absolument pas
décidés à accepter cette position. Devant les violentes
protestations musulmanes, Ayyub Thabit fut enfin démis de
son poste le 21 juillet, pour être remplacé comme chef de
l'Etat par un avocat et millionnaire grec-orthodoxe, Petra Trad.
On se mit donc d'accord pour remonter le nombre de sièges à
cinquante-cinq, en donnant trente sièges aux chrétiens et
vingt-cinq aux musulmans et aux druzes.182 Cette proportion
de six pour cinq a été maintenue depuis, faisant toujours du
nombre des députés de la chambre libanaise un multiple de
onze.
Les élections libanaises eurent lieu en deux étapes à la fin de
l'été 1943. Elles furent supervisées par le Président Trad, le
général Spears, et le nouveau Délégué-Général Jean Helleu. Le
résultat fut une victoire retentissante du Bloc Constitutionnel
et de ses alliés. Une fois au pouvoir, la nouvelle Chambre se
réunit pour la première fois le 21 septembre 1943 et élut
182
Il n'y a pas de recensement actuel de la population libanaise.
304
Bishara al-Khuri président de la République par une majorité
de quarante-quatre voix et onze abstentions. Le président
Khuri demanda ensuite à son principal allié musulman, Riyad
al-Sulh, de former un gouvernement qui représenterait les six
principales sectes du pays ; les maronites, les sunnites, les
chiites, les grecs-orthodoxes, les grecs-catholiques et les
druzes. Un nouveau Liban prit corps : une association à égalité
entre les diverses sectes chrétiennes et musulmanes dans
laquelle aucune secte ne pouvait à elle seule déterminer la
politique. Les sectes ayant la plus grande représentation
étaient les maronites et les sunnites, représentées à ce
moment-là par Bishara al- Khuri et Riyad al-Sulh que tout le
monde considérait comme les auteurs du Pacte National.
A peine le nouveau gouvernement était-il en place qu'il ouvrit
des négociations avec Helleu pour la fin effective du mandat
français. Le but du gouvernement était d'amender la
Constitution afin de supprimer les restrictions mandataires et
d'assurer le transfert dans ses propres mains de tous les
pouvoirs législatifs et administratifs. De plus, il demandait
instamment aux Français de transformer dès que possible le
poste de Délégué-Général en ambassade. La réponse d'Helleu,
après consultation du gouvernement français libre à présent
établi à Alger, fut décourageante. Le 5 novembre, un message
du Comité d'Alger que Helleu transmit au Président Khuri
annonçait que les Français ne pouvaient admettre des
modifications unilatérales de la Constitution libanaise. Ceci
apparut au gouvernement libanais comme de la méfiance
ouvertement déclarée. En conséquence, le 8 novembre, la
chambre des députés débattit et vota une résolution spéciale
contenant les amendements constitutionnels envisagés. La
résolution, votée à l'unanimité en l'absence d’Emile Eddé,
305
proposait le retrait de la Constitution de toutes références au
Mandat, l'affirmation du statut souverain du Liban, et la
suppression du Français comme deuxième langue officielle.
Une fois adoptés, ces amendements furent immédiatement
contresignés par le Président Khuri et publiés dans le journal
officiel du 9 novembre, avant que les Français n'aient eu le
temps de s'y opposer.
Revenant d'une consultation hâtive avec le Comité National
français à Alger, Helleu arriva le jour même à Beyrouth pour
trouver les amendements constitutionnels déjà en vigueur.
Mais le Délégué-Général n’était pas disposé à accepter le fait
accompli. Sur son ordre, la marine française et les troupes
sénégalaises furent envoyées, à l'aube du 11 novembre,
arrêter dans leurs lits le Président libanais et ses principaux
ministres. Sur le champ Bishara al-Khuri, Riyad al-Sulh, trois
autres membres de son cabinet et un député183 musulman
très connu furent transportés prestement et sans
ménagements à la forteresse de Rashayya dans la région de
Wadi al-Taym; où on les garda prisonniers. Pendant ce tempslà Helleu avait publié des décrets annonçant la suspension de
la Constitution, la dissolution de la Chambre, et la nomination
d’Emile Eddé comme chef de l'Etat.
La nouvelle de l'action de Helleu fit sur le public libanais l'effet
d'un coup de tonnerre. Immédiatement le Kata'ib, le Najjada
et d'autres partis et organisations chrétiens et musulmans
oublièrent leurs vieilles querelles et se réunirent pour établir
un commandement unifié et pour organiser une riposte
nationale. Devant les manifestations furieuses et les émeutes,
183
'Abd al-Hamid Karami de Tripoli.
306
les Français ordonnèrent un couvre-feu rigide à Beyrouth ;
mais ceci ne fit qu'ajouter à la paralysie générale de la
capitale. Pendant ce temps-là, les deux membres du cabinet
Sulh qui avaient échappé à l'arrestation, Habib Abu Shahla et
Majid Arslan184, se retirèrent dans le village montagnard tout
proche de Bshamun et s'y constituèrent en gouvernement
provisoire. En même temps, les membres de la Chambre
dissoute qui continuaient à se réunir essentiellement dans des
maisons particulières, décidèrent entre autres choses
d'abandonner l'ancien drapeau libanais et d'en adopter un
autre, non tricolore185. Les rescapés du gouvernement, à
Bshamun, soutenus par ce qui restait de la chambre libanaise,
comptaient de très nombreux partisans y compris parmi les
cercles maronites extrémistes. Ouvertement encouragés par
le général Spears et le commandement local britannique. ils
continuèrent à revendiquer la légitimité depuis leur quartier
général dans les montagnes, alors qu'Eddé à Beyrouth se
trouvait complètement coupé du pays. Les Français,
confrontés à une situation impossible, furent bientôt obligés
de réviser leur politique, surtout parce que la GrandeBretagne et les Etats-Unis les y exhortaient avec insistance. Le
17 novembre le général Catroux arriva à Beyrouth, envoyé par
le Comité d’Alger pour régler sur le terrain la situation
libanaise. Helleu avait « unifié toute la nation libanaise contre
la France une seule nuit »186 fut immédiatement rappelé de
son poste. Finalement le 22 novembre, le Président Khuri et
les autres prisonniers furent libérés de Rashayya et rentrèrent
184
Respectivement grec-orthodoxe et druze.
Le drapeau libanais est depuis composé de trois bandes horizontales rougeblanche-rouge, avec l'emblème du cèdre sur la bande du milieu.
186
Georges Catroux, Dans la Bataille de Méditerranée... (Paris, 1949), p.414, cité
par Stephen Hemsley Longrigg, op. cit. , p. 333.
185
307
à Beyrouth en triomphe. En fait, le mandat français était à
présent terminé.
L'indépendance politique que la république libanaise obtint en
novembre 1943 fut encore plus totale après janvier 1944 au
fur et à mesure que les prérogatives mandataires furent les
unes après les autres rendues aux autorités libanaises. Le
transfert de ces prérogatives, au Liban comme en Syrie, donna
à ces deux pays un pouvoir de contrôle indépendant sur la
douane, les compagnies concessionnaires, la censure de la
presse, et la sécurité publique. L'année suivante le Liban,
comme la Syrie, était en possession de presque tous les
pouvoirs et fonctions d'un gouvernement souverain. Les
Français ne conservaient que les troupes spéciales recrutées
localement, qui demeurèrent attachées à leur propre
commandement local. La France, toutefois, n'avait pas encore
abandonné l'idée de remplacer son mandat perdu dans les
deux états par des traités spéciaux, malgré une forte
opposition de ses alliés. Le 17 mai 1945, neuf jours après la fin
de la guerre en Europe, un corps de troupes sénégalaises
arriva à Beyrouth pour renforcer l’armée française en Syrie et
au Liban. L’arrivée de ces troupes provoqua une réaction
violente dans les deux pays. Les libanais et les syriens
supposant que ce genre de renforts militaires étaient destinés
à forcer leurs pays respectifs à accepter des traités avec la
France qui limiteraient leur indépendance nouvellement
acquise. En Syrie, alors que les autorités françaises faisaient un
dernier essai pour imposer un traité au gouvernement, des
combats de rue se produisirent dans plusieurs villes, les heurts
entre la population et les garnisons françaises locales
culminant le 29 mai avec le bombardement de Damas par les
Français. A ce moment-là, la Grande-Bretagne intervint. La
308
France, essentiellement en raison des pressions britanniques,
décida d'abandonner l'idée de ces traités et d'évacuer la Syrie
et le Liban. L'évacuation de la Syrie se fit cet été-là. Celle du
Liban ne s'acheva pas avant fin 1946. Dans l'intervalle, le 1er
août 1945, les troupes spéciales libanaises avaient été remises
au Liban. Quelques jours plus tôt, le gouvernement libanais
avait nommé le colonel Fu'ad Shihab187, descendant des
anciens émirs du Liban188 , au poste de commandement en
chef de cette nouvelle armée.
L'administration de Bishara al-Khuri réussit avec un succès
complet à assurer l'indépendance complète dans la gestion
des affaires étrangères. A peine les Français avaient-ils retiré
leur dernier soldat du Liban que le gouvernement Khuri prit
l'initiative de rétablir de bonnes relations avec l'ancienne
puissance mandataire, faisant de l'amitié avec la France un
principe établi de la politique étrangère libanaise.
Simultanément fut établie une base ferme pour la coopération
avec les Etats Arabes. Par le protocole d'Alexandrie qui
préparait la voie à la formation de la Ligue arabe, les cinq Etats
signataires (la Syrie, la Jordanie, l'Irak, le Liban et l'Egypte)
exprimaient leur confiance dans la politique générale du Liban
et s’engageant à respecter la souveraineté et l’intégrité du
Liban dans ses frontières existantes. Le protocole d'Alexandrie
fut signé le 8 janvier 1944 ; l'année suivante, le 22 mars 1945,
la Ligue des Etats Arabes fut officiellement créée avec le Liban
parmi ses membres fondateurs. En 1945 le Liban devint
également un membre fondateur des Nations Unies et en
187
Orthographié ainsi par souci de cohérence; en fait, il orthographie son nom
Chehab.
188
'est un descendant de l'Emir Yusuf
309
janvier 1946 une délégation libanaise était présente à
l'ouverture de sa première assemblée générale à Londres.
Pour les affaires intérieures le gouvernement du Président
Khuri fut moins heureux, ce qu'il accomplit dans ce domaine
se limitant essentiellement à la mise en œuvre du Pacte
National. Après 1943, tandis que le Liban développait des
relations solides avec les états arabes voisins, l'unité panarabe cessa d'être un problème grave parmi les musulmans.
Le nationalisme arabe demeurait important ; mais le
gouvernement libanais n'eut aucune difficulté à trouver un
terrain d'entente en adoptant une politique régionale de
nationalisme arabe modéré. Simultanément des concessions
importantes et nécessaires furent faites aux musulmans
libanais. Aux divers postes du gouvernement les sunnites et
les chiites qualifiés furent nommés, réduisant ainsi le nombre
disproportionné de chrétiens dans l'administration. Le
Commandement de l'Armée et la Direction Générale de la
Sécurité, positions clefs où la sécurité du Liban était
concernée, furent par convention réservés aux chrétiens ; à
part cela personne ne serait exclu pour des raisons
confessionnelles d'une nomination à des postes publics. Les
musulmans du Liban, momentanément du moins, parurent
dans l'ensemble être satisfaits. Avec un chef efficace en la
personne de Riyad al-Sulh à la tête du gouvernement189 ils
étaient sûrs que leurs intérêts bénéficieraient de l'attention
nécessaire et qu'aucune politique ne serait décidée sans leur
approbation.
189
Il fut de façon continue premier ministre de septembre 1943 à janvier 1945, et
de décembre 1946 à février 1951
310
Les défauts du gouvernement Khuri apparurent
essentiellement dans le domaine administratif, comme on
pouvait s’y attendre dans un pays où dominent les intérêts
des sectes et des familles. Des influences corruptrices avaient
pu être remarquées dans l'administration depuis longtemps.
Pendant la période du mandat, le Haut-commissariat français
aurait aidé ses amis musulmans au pouvoir en leur donnant
les moyens de favoriser leurs clients politiques. Quelle que
soit la véracité de cette accusation, il est certain que le
système de la clientèle politique était déjà bien développé en
1943, particulièrement chez les musulmans. Les chefs
chrétiens, par émulation, rassemblèrent bientôt leurs propres
clients autour d'eux ; et comme ces clients se recrutaient en
général dans la pègre de la ville, des combats de rue entre
chrétiens et musulmans devinrent fréquents dans la capitale
lorsque les intérêts des chefs de sectes devinrent conflictuels.
Outre qu'il encourageait les tensions entre sectes, le
clientélisme corrompait aussi le processus administratif, car
les chefs chrétiens et musulmans rivalisaient entre eux pour
servir leurs partisans, obtenant des postes gouvernementaux
pour les uns et appuyant les demandes des autres. Dans cette
corruption, personne ne fut plus impliqué que la propre
famille du président.
Les critiques à l'égard du régime Khuri s'aggravèrent en 1947,
lorsqu'eurent lieu les premières élections générales depuis
l'indépendance. Au cours de ces élections, qui se déroulèrent
en mai, des méthodes frauduleuses furent, diton, utilisées
pour assurer au président une chambre favorable. Un an plus
tard cette même chambre, avec une majorité de quarante-
311
huit à sept190, vota une loi amendant la constitution pour
permettre à Khuri un renouvellement exceptionnel de son
mandat présidentiel. Pour certains chefs libanais, dont le
propre beau-frère du Président, Michel Chiba, un
amendement de la constitution tel que celui-là était en luimême une mauvaise chose. Il représentait, de plus, une
menace pour les ambitions des autres aspirants maronites.
Camille. Chamoun, jusque-là le plus important membre du
Bloc Constitutionnel, avait depuis 1943 espéré succéder à
Khuri comme président. Le jour où la constitution fut
amendée, son absence à la chambre fut remarquée. Pour lui
et ses partisans, le renouvellement du mandat de Khuri
apparaissait comme un premier pas vers la perpétuation de la
présidence. En conséquence, dans les années qui suivirent,
Chamoun devint le chef reconnu d'une opposition
grandissante.
A la même époque d'autres évènements affectèrent encore
plus la popularité du régime Khuri. L'échec des Etats arabes en
1948 dans la défense de la cause arabe en Palestine jeta sur
tous les gouvernements arabes en place un discrédit dont le
gouvernement libanais eut sa part. Le 30 mars 1949 une
armée en colère renversa le régime constitutionnel en Syrie,
installant le colonel Husni al-Za'im au pouvoir. L'exemple
donné de l'autre côté de la frontière encouragea le Parti
National Syrien au Liban, qui essaya de faire lui-même un coup
d'Etat au début de juillet. Mais la tentative avorta. Le 9 juillet
le chef du parti, Antun Sa'ada fut fusillé après un jugement
sommaire ; six autres membres du parti furent ensuite
exécutés et beaucoup d'autres subirent des peines de prison.
190
En fait le vote unanime, quarante-six députés étant présents. Des neuf absents,
seuls sept s'y opposaient.
312
La répression des nationalistes syriens valut à Khuri leur
hostilité amère. Parallèlement, lorsque le gouvernement
essaya de supprimer toutes les organisations de type
paramilitaire, le Najjada musulman et le Kata'ib chrétien
passèrent dans l'opposition. Après 1949 les deux organisations
se reconstituèrent en partis politiques, le Kata'ib devenant
particulièrement important.
Les opposants au régime Khuri furent plus unis après avril.
1951, lorsque les nouvelles élections parlementaires
augmentèrent la représentation de l'opposition à la Chambre.
Parmi les nouveaux députés élus se trouvait Pierre Eddé, fils
du vieux rival de Khuri, Emile Eddé, qui était mort à la retraite
deux ans plus tôt. Un autre nouveau député, Joseph Chader,
important catholique arménien, devint le représentant
parlementaire du parti Kata’ib. Eddé, Chader et cinq autres
députés formaient à présent autour de Chamoun le noyau
d'un bloc d'opposition qui s'allia avec d'autres éléments
mécontents de la chambre. Entre autres membres de ce Bloc
aucun n'était plus important que Kamal Janbalat, descendant
d'une famille féodale renommée et chef héréditaire des
druzes du Chouf. Janbalat avait été élu pour la première fois à
la chambre en 1943, alors qu'il n'avait que vingt-six ans. En
1948, il était parmi les sept députés qui votèrent contre le
renouvellement du mandat du président Khuri ; ensuite il
devint le membre le plus en vue de l'opposition.
Apparemment Janbalat était motivé en partie par l'idéalisme
et en partie par son ressentiment contre l'influence très
grande que le frère de Bishara al-Khuri, Salim, était parvenu à
exercer parmi les chrétiens du Chouf. Comme le district
électoral de Chamoun se trouvait aussi dans le Chouf, il était
313
naturel que lui et Janbalat s'allient contre le frère du
président.
En 1949, année où débuta le second mandat de Khuri,
Janbalat organisa ses partisans, en majorité druzes, en Parti
Socialiste Progressiste, intensifia sa dénonciation de la
corruption partout présente et commença à faire de
l'agitation pour susciter des réformes. Au fil du temps de
nombreux éléments mécontents du pays se groupèrent
autour de lui, y compris les nationalistes syriens dont
l'interdiction cette année-là les avaient conduits à une
vigoureuse opposition. Après 1951, lorsque l'alliance
chamoun-Janbalat se raffermit, naquit une opposition
organisée comprenant entre le Kata’ib, le Najjada, les
nationalistes syriens, les socialistes progressistes, et le Bloc
National de Raymond et Pierre Eddé. Un tel rassemblement ne
pouvait être qu’une alliance politique temporaire : néanmoins,
ses chefs feignaient de soutenir une idéologie politique
déterminée et se donnèrent le nom de Front Socialiste.
Pendant l'été 1952 l'opposition Chamoun-Janbalat avait rallié
presque tout le pays autour d'elle. La position du président
Khuri s'était affaiblie en proportion. L'été précédent, son vieil
allié Riyad al-Sulh, lors d'une visite en Jordanie, avait été
assassiné par un membre du parti national syrien. Tant qu'il
vivait, il pouvait toujours compter sur Sulh pour former un
cabinet fort. De plus, c'était le seul homme capable de
contrôler la population musulmane en périodes de crise.
Après sa mort, il devint évident qu'aucun chef musulman ne
pourrait prendre véritablement sa place. Le 16 septembre le
président Khuri était confronté à une crise de cabinet
particulièrement grave lorsque le Front Socialiste appela à la
314
grève générale. Le Front ne demandait rien moins que la
démission de Khuri et la réorganisation totale de l'état.
Incapable de faire face à l'opposition, et ne réussissant pas à
s'assurer le soutien de l'armée, Khuri démissionna finalement
le 18 septembre et partit sur le champ à la retraite. Cinq jours
plus tard, le 23 septembre, la chambre allait élire Camille
Chamoun pour lui succéder.
A la fin du mandat, en 1943, les très grandes prérogatives
autrefois détenues par le Haut-commissaire étaient passées
aux mains du président libanais, qui devint virtuellement son
successeur. De telles prérogatives pouvaient facilement
permettre à un président d'exercer un pouvoir autocratique.
Toutefois, jusqu'en 1951, la présence d'un premier ministre
musulman puissant comme Sulh avait limité les pouvoirs
effectifs de Khuri jusqu’à un certain point. Lorsque Camille
Chamoun lui succéda en 1952, les musulmans ne pouvaient se
prévaloir d’aucun chef efficace. A Tripoli, le jeune Rashid
Karami avait succédé à son père défunt. ‘Abd al-Hamid à la
tête de la famille et avait de nombreux partisans ; mais dans
cette ville un certain nombre de rivaux lui disputaient la
prépondérance. Aucun chef réel n'avait remplacé Riyad al-Sulh
à Sidon, où un certain nombre de faibles rivaux se disputaient
à présent sa succession. Parallèlement, à Beyrouth, trois
sunnites en vue rivalisaient pour la position de principal chef
des musulmans. Entre autres Sami al-Sulh, cousin éloigné de
feu Riyad, comptait probablement le plus grand nombre de
partisans; mais en tant qu'homme d'état il n'avait pas les
talents exceptionnels de Riyad. Un proche rival de Sami al-Sulh
en popularité était 'Abdallah al-Yafi; mais Yafi avait la
réputation d'être excessivement doux. Parmi les trois chefs
musulmans de Beyrouth, le plus puissant, et de loin, était Sa'ib
315
Salam191 qui n'avait derrière lui qu'un petit nombre de
partisans. Le Président Chamoun, ayant la faculté de pouvoir
choisir entre quatre premiers ministres possibles, (Sulh, Yafi,
Karam et Salam), se trouva en position d'exercer
complètement le pouvoir, car il pouvait toujours changer ses
cabinets en fonction de sa politique.
Le nouveau président était à peine entré en poste que son
alliance avec Kamal Janbalat se termina brusquement. En tant
que chef du Front Socialiste qui avait amené Chamoun au
pouvoir, Janbalat exigeait un rôle important dans l'orientation
de la politique du nouveau régime. En particulier il insistait
pour que l'ancien président soit jugé et qu'on enquête sur les
profits peu légaux de ses associés. Mais Chamoun ne voulait
pas accéder à de telles demandes. Le chef druze, en fait, était
systématiquement ignoré car le nouveau président s'entourait
des anciens partisans de Bishara al-Khuri, qui cherchaient à
entrer dans les faveurs du nouveau régime. Donc dès le début
de sa présidence, Chamoun provoqua l’inimité marqué de
Janbalat. Sur une période de six ans le chef du Parti Socialiste
Progressiste allait dénoncer régulièrement le président dans
son hebdomadaire al-Anba', critiquant chaque action du
gouvernement.
Effectivement, l'administration de Chamoun prêtait beaucoup
le flanc à la critique, souvent bien malgré lui. Lors de son
entrée en poste le nouveau président fit une tentative
honnête pour réorganiser les organes du gouvernement. Un
cabinet de quatre personnes, dirigé par Khalid Shihab, prépara
des projets de lois pour redéfinir les diverses fonctions
191
Fils de Salim Salam
316
administratives, pour réformer le système électoral, et pour
réviser les procédures judiciaires192.
Entre autres choses, le droit de vote fut alors accordé aux
femmes. En 1954, on donna à un autre cabinet, dirigé par
Sami al-Sulh, des pouvoirs extraordinaires pour achever le
travail de réforme. Malgré tous ces efforts, le principal
problème administratif du Liban demeura sans solution. Tant
que les intérêts de sectes et de familles demeuraient
dominants, et tant que les politiciens cherchaient avant tout à
servir leurs clients, il y avait peu d'espoir d'améliorer
l'efficacité de la machine gouvernementale, quelles que soient
les lois établies.
La principale particularité du régime Chamoun résidait dans le
fait qu'il assurait la liberté d'opinion. En 1952, des régimes
ouvertement autoritaristes avaient déjà été établis dans deux
pays arabes : la Syrie était sous le joug militaire depuis mars
1949; en Egypte l'armée prit le pouvoir en juillet 1952. La
Jordanie et l'Irak étaient, en théorie, des monarchies
constitutionnelles, mais la pratique démocratique était dans
ces deux pays à peine plus qu'un mot. Outre les quatre pays
mentionnés, on ignorait complètement la démocratie en
Arabie Saoudite et au Yemen. Alors que cette situation existait
dans les régions voisines ; Chamoun garantissait la liberté
totale pour la presse libanaise. Pendant ses six ans de
fonction, aucun parti politique ne fut supprimé; et l'opposition
à son gouvernement, bien qu'on n'y prêtât guère attention,
était du moins tolérée. Sous Chamoun, le Liban devint un
havre de liberté et de sécurité et un dernier bastion du
192
Les décrets législatifs de 1953.
317
libéralisme dans le monde arabophone. Comme de fréquents
soulèvements politiques dans les pays voisins y rendaient les
investissements de plus en plus périlleux, les capitaux
provenant de ces pays affluèrent au Liban pendant la
présidence de Chamoun, donnant naissance à une prospérité
supérieure à tout ce qu'on avait connu auparavant.
La politique économique libérale adoptée au Liban sous le
régime Khuri, et maintenue depuis, était largement à l'origine
de la prospérité du pays après 1952. Quatre ans plus tôt, en
1948, le Gouvernement Khuri, avait établi un système de
liberté des échanges et du commerce étranger qui contrastait
fortement avec les systèmes de contrôle des monnaies et du
commerce courants dans les autres pays du monde. A partir
du mois de novembre de cette année-là, la livre libanaise
bénéficia d'une totale liberté de transfert. En mai 1952, cinq
mois avant que Chamoun n'arrive au pouvoir, le système des
changes devint complètement libre au Liban. A cette époque
la livre libanaise (dont la haute couverture en or devait
atteindre à la fin de 1955, un record de quatre-vingt-quinze
pour cent des billets en circulation) était devenue réputée
dans le monde pour sa stabilité éprouvée. Tout cela
encouragea les mouvements de capitaux étrangers au Liban,
le quasi absence de restrictions commerciales rendant aussi
florissant un commerce d’importation et de réexportation
grâce auquel les négociants libanais prospérèrent. Le
gouvernement de Chamoun, vers la fin de son mandat, devait
encourager encore plus le mouvement de capitaux étrangers
au Liban en introduisant la garantie de secret bancaire, qui
aida à faire de Beyrouth le principal centre bancaire du
Moyen-Orient.
318
L'impopularité du régime Chamoun dans certains cercles était
due essentiellement à la dureté avec laquelle il traitait les
autres politiciens. Ayant commencé par écarter Kamal
Janbalat, le président s'attacha à consolider sa suprématie
personnelle en rognant les ailes de tous ses rivaux sérieux. Il
en résulta que les maronites importants se persuadèrent que
Chamoun avait pour objectif de détruire leurs propres chances
pour la présidence. Mais les coups de Chamoun n'étaient pas
seulement dirigés contre les maronites. A la fin de sa
quatrième année en poste, il y avait peu de chefs libanais qu'il
ne s'était aliénés d'une façon ou d'une autre. En 1953, lorsque
le patriarche maronite Antun 'Arida mourut, on dit que
Chamoun exprima fermement sa désapprobation de la
nomination de l'évêque Paul Meouchi193 pour lui succéder. Le
nouveau patriarche, qui politiquement soutenait Bishara alKhuri, rejoignit immédiatement les politiciens mécontents
dans l'opposition à Chamoun, et sa présence aux côtés de
l'opposition gênait sans conteste le président. Néanmoins,
Chamoun pouvait toujours compter en 1956 sur un large
soutien populaire; et il était également appuyé par
l'importante classe d'hommes d'affaires qu'il favorisait. Il
pouvait donc se permettre, à ce moment-là, d'ignorer les
critiques de ses puissants opposants politiques.
Ce furent pour une grande part des événements indépendants
des affaires intérieures du Liban qui ternirent par la violence
et la crise les dernières années de la présidence de Chamoun.
Entre 1953 et 1954, pendant la première année de Chamoun à
son poste, des évènements particulièrement importants se
déroulèrent en Egypte, où le colonel Jamal ‘Abd al-Nasir
193
Forme francisée de Bulus al-M'ushi.
319
remplaça progressivement le général Muhammad Najib
comme maître du régime révolutionnaire égyptien. Non
satisfait de contrôler seulement son propre pays, le Président
'Abd al-Nasir se mit bientôt à réclamer le rôle de chef de tout
le monde arabe, bénéficiant d'un large soutien dans beaucoup
de pays arabes. Au Liban, ce chef égyptien était extrêmement
apprécié par les musulmans, qui n'avaient jamais perdu leurs
vieilles ambitions nationalistes, et qui depuis quelques temps
exprimaient un profond mécontentement de leur sort. Depuis
la mort de Riyad al-Sulh en 1951, les musulmans libanais
manquaient d'un chef ayant des appuis dans tout le pays. Ils
étaient donc devenus progressivement plus conscients de
l'affaiblissement de leur influence dans l'Etat libanais et
reprochaient à Chamoun de ne faire jouer à leurs chefs qu'un
rôle mineur au sein du gouvernement. Les griefs des
musulmans furent exprimés en 1953 dans un pamphlet en
anglais intitulé ‘Moslem Lebanon Today’ (« Le Liban musulman
de nos jours ») qui peignait les musulmans libanais comme
une majorité opprimée dans un état dominé par les chrétiens.
Après 1954, les musulmans, particulièrement les sunnites,
prirent de plus en plus l'habitude de chercher un soutien
auprès de l'Egypte. Ils voyaient en Jamal 'Abd al-Nasir le chef
arabe tant attendu qui à lui seul unifierait le monde arabe et
ferait aboutir les revendications des musulmans au Liban.
Suivant la tendance générale, un certain nombre de chefs
musulmans libanais se mirent alors à développer des contacts
avec l'Egypte, espérant faire avancer leur propre position
politique en épousant la cause de 'Abd al-Nasir. En juillet
1956, lorsque 'Abd al-Nasir nationalisa la Compagnie du Canal
de Suez et prit en charge son administration, 'Abdallah al-Yafi,
Sa 'ib Salam et Rashid Kararmi s'étaient d’ores et déjà fait les
porte-paroles de l'Egypte. Seuls quelques rares chefs
320
musulmans, avec à leur tête Sami al-Sulh, ne s'engagèrent pas
du côté de 'Abd al-Nasir.
A l'époque de la nationalisation de la Compagnie du Canal de
Suez, le gouvernement libanais était en fait entre les mains de
Yafi et Salam, l'un en qualité de premier ministre, le second de
ministre d'Etat. Lorsqu'en novembre se produisit la Guerre de
Suez, les deux responsables musulmans pressèrent le
président Chamoun de rompre les relations diplomatiques
avec la Grande-Bretagne et la France, car ces puissances
s'étaient jointes à Israël pour attaquer l'Egypte. Pour un
chrétien libanais, une telle action était impensable et
Chamoun repoussa sur le champ leur suggestion. Yafi et Salam
démissionnèrent donc en signe de protestation. Mais
Chamoun n'eut aucune difficulté à assurer la formation d'un
nouveau gouvernement, ayant Sami al-Sulh comme premier
ministre, le général Fu'ad Shihab comme ministre de la
défense et Charles Malik comme ministre des affaires
étrangères.
Inclure Charles Malik dans le nouveau gouvernement était en
soi un geste politique. Ambassadeur à Washington pendant de
longues années et délégué aux Nations Unies, Malik était bien
connu pour ses orientations prooccidentales. Sa nomination
au poste de ministre des affaires étrangères à un moment où
'Abd al-Nasir cherchait un appui auprès des puissances
communistes indiquait le cours que Chamoun entendait faire
prendre à sa politique. Pour Chamoun, l'agitation proégyptienne que 'Abd al-Nasir suscitait dans divers états arabes
était une menace précise et dangereuse pour l'indépendance
du Liban. Pour protéger son pays contre la subversion
égyptienne, le président libanais recherchait une garantie des
321
puissances occidentales, principalement des États-Unis." La
grande majorité des musulmans ne pouvait approuver cette
politique ; mais Chamoun était déterminé à ne pas prendre de
risques. En mars 1957, contre l'opposition musulmane, le
gouvernement libanais adopta la Doctrine Eisenhower
récemment formulée. Selon cette doctrine, les Etats-Unis
pouvaient utiliser leur armée pour défendre tout pays du
Proche-Orient qui le désirait contre l'agression communiste,
que cette agression soit directe ou indirecte. De plus, la
doctrine soulignait l'intérêt vital pour les États-Unis de
l'indépendance et de l'intégrité de tous les pays du ProcheOrient.
L'adoption par le Liban de la Doctrine Eisenhower fut
considérée en Egypte comme un défi patent. En outre, en
mars 1957, le régime Chamoun s'était déjà aliéné 'Abd al-Nasir
pour d'autres raisons. Lors de la crise de Suez, le Liban n'avait
apporté qu'un soutien mitigé à l'Egypte. Par ailleurs
l'administration Chamoun était connue pour ses sympathies
avec l'Irak, principal rival de l'Egypte et membre, depuis 1955
du Pacte de Bagdad cautionné par l'Occident. Lorsqu'ensuite
le Liban adopta la Doctrine Eisenhower, sans du tout tenir
compte de ce que l'Egypte y était fermement opposée, les
relations libano-égyptiennes se tendirent énormément,
atteignant presque le point de rupture.
Dans l'intervalle, à l'approche des élections générales, Yafi,
Salam et d'autres chefs musulmans entreprirent de former un
front électoral pour s'opposer à Chamoun. En juin, une
nouvelle opposition s'était organisée, sous le nom de Front
National, rassemblant autour d'elle tous les opposants
politiques à Chamoun. Parmi les adhérents du Front National
322
on comptait Rashid Karami de Tripoli, Kamal Janbalat du
Chouf, les membres du Bloc Constitutionnel de Bishara alKhuri, et d'autres chefs chrétiens et musulmans que le
président s'était aliénés depuis cinq ans. Mais Chamoun
gardait encore beaucoup de partisans dans le pays. Les
divisions de l'opinion libanaise n'étant pas strictement
déterminées par la position des sectes, le président pouvait
compter sur le soutien d'un nombre substantiel de
musulmans. Parmi les chrétiens, une grande majorité
approuvait fortement sa politique étrangère. Le parti Kata'ib
et le Bloc National des frères Eddé, se rangeaient fermement
derrière lui, tout comme les Nationalistes Syriens, qui étaient
redevenus actifs depuis l'arrivée au pouvoir de Chamoun. Les
partisans de Chamoun remportèrent une confortable majorité
aux élections qui eurent lieu au début de l'été. Parmi les
grands battus on notait Janbalat, Yafi, Salam, et le principal
chef chiite de la région de Tyr, Ahmad al-As'ad. Chamoun,
qu'on soupçonnait de préparer le renouvellement de son
mandat présidentiel, fut immédiatement accusé d'avoir
manipulé les élections dans ce but. La nouvelle chambre des
députés, disait-on, amenderait bientôt la constitution afin de
permettre sa réélection à la présidence.
Les événements se succédèrent alors très rapidement. Ses
principaux dirigeants étant exclus de la chambre, le Front
National se trouva incapable d'agir efficacement en opposition
constitutionnelle. Certains de ses chefs eurent donc recours à
des méthodes terroristes. Dans le Chouf et dans d'autres
districts druzes, les partisans de Janbalat firent sauter des
ponts et barrèrent les routes. A Beyrouth, des bombes
explosèrent dans divers quartiers avec une fréquence accrue.
Il y eut des explosions de violence dans diverses régions du
323
pays, qui créèrent un sentiment général d'insécurité ;
toutefois, le gouvernement libanais avait tendance à ignorer
ces incidents. Parallèlement, dans le domaine de la politique
étrangère, il maintenait des relations polies avec la Syrie et
l’Egypte. Le 22 février 1958, lorsque ces deux états
fusionnèrent pour former la République Arabe Unie, le
gouvernement libanais adressa ses félicitations au président
'Abd al:-Nasir. Mais la situation interne au Liban dégénéra
encore plus avec l'établissement de la République Arabe Unie.
Tandis que l'activité terroriste se poursuivait, les
manifestations de soutien à 'Abd al-Nasir devinrent fréquentes
et souvent violentes. Les manifestants musulmans réclamaient
l'entrée du Liban dans la République Arabe Unie; un jour, le 28
mars, des groupes de musulmans piétinèrent même le
drapeau libanais dans les rues de Tyr. Comme la Chambre
devait se réunir en mai pour renouveler le mandat de
Chamoun, l'opposition se sentit obligée d'agir plus
vigoureusement. Le 8 mai, un journaliste d'opposition, Nasib
al-Matni, fut assassiné à Beyrouth. Le Front National, en
rendant le gouvernement responsable, appela à une grève
générale de protestation dans tout le pays. Le 10 mai, les
premiers troubles graves se produisirent à Tripoli ; le 12 mai
une insurrection armée éclata à Beyrouth. Il devint
rapidement évident que des hommes, des armes et des
munitions étaient discrètement livrés aux rebelles depuis la
Syrie. Le jour où l'insurrection débuta à Beyrouth, un poste
frontière était attaqué par des bandes armées venant de Syrie
et les cinq gardes chrétiens présents furent tués. En peu de
temps, le gouvernement libanais avait virtuellement perdu le
contrôle de ses frontières et l'insurrection s'était étendue à
presque tous les districts druzes et musulmans. Alors que
l'armée libanaise était parfaitement capable d'écraser
324
l'insurrection, le général Fu'ad Shihab hésitait à le faire. Pour
lui la fonction de l'armée n'était pas de maintenir un
gouvernement particulier au pouvoir, mais plutôt de protéger
le pays contre les agressions, ou, en cas de crise, de maintenir
l'ordre public. Donc, lorsqu'on demanda au général Shihab
d'écraser la rébellion, il accepta seulement de l'empêcher de
s'étendre. Dans l'intervalle, peu après que l’insurrection ait
commencé, le Liban accusa officiellement devant le Conseil
de Sécurité la République Arabe Unie d’avoir susciter et aider
la rébellion contre le gouvernement. A la fin juin, des
observateurs des Nations Unies furent envoyés pour faire un
rapport sur la situation. Le secrétaire général, Dag
Hammarskjôld, essaya de négocier lui-même un règlement en
obtenant des concessions mutuelles de ‘Abd al-Nasir et du
président Chamoun. Mais la mission des Nations Unies fut un
echec. Au début de l'été, la situation libanaise empira
progressivement. Le 14 juillet un coup d'état apparemment
pro-égyptien renversa la monarchie hachémite en Iraq. Le
président Chamoun, qui avait déjà demandé l'aide du
gouvernement américain envoya un second message à
Washington, indiquant que si le Liban ne recevait pas de
troupes américaines dans les quarante-huit heures, son
régime pro-occidental pourrait être rapidement renversé194.
Washington se décida rapidement. Le soir du 15 juillet des
bateaux de guerre et des transports de la sixième flotte
américaine avaient débarqué le premier contingent de
marines près de Beyrouth.
L'arrivée des troupes américaines au Liban ne mit pas un
terme à l'insurrection dans le pays, mais elle arrêta
194
Richard L. Miller, Dag Hammarskj6ld and Crisis Diplomacy (New York, 1961), p.
178.
325
l'intervention extérieure. Dans les semaines qui suivirent, la
rébellion musulmane libanaise, coupée du monde extérieur,
perdit beaucoup de son caractère pan-arabique et commença
à apparaître comme un simple mouvement interne, ce qu'en
fait elle était jusqu'à un certain point depuis le début. Si le
musulman de classe inférieure, enviant le sort meilleur du
chrétien de classe inférieure, peut avoir souvent confondu son
aspiration à une meilleure vie avec le désir musulman toujours
présent de l'union arabe, les chefs de l'insurrection à
Beyrouth, Tripoli et ailleurs pensaient plus en termes de
changement de gouvernement. C'était sans aucun doute
l'attitude de Kamal Janbalat dans le Chouf, et de ceux des
chefs chrétiens qui soutenaient les rebelles. Dès le départ, les
insurgés avaient réclamé la démission immédiate de
Chamoun. Mais le président tint bon, déclarant qu’il ne
quitterait son poste que le 22 septembre, dernier jour de son
mandat constitutionnel. Sami al-Sulh, toujours premier
ministre, resta fermement à ses côtés, défiant sa propre secte
et insistant sur le principe constitutionnel mis en cause. Le 5
juin son gouvernement annonça que la Chambre des députés
se réunirait à la fin juillet pour élire un nouveau président,
assurant ainsi l'opposition que Chamoun ne renouvellerait pas
son mandat. Cela n'apaisa d'ailleurs pas les rebelles qui
exigeaient toujours la démission immédiate de Chamoun.
Le 16 juillet, un jour après le débarquement des premiers
marines au Liban, le sous-secrétaire d'Etat américain Robert
Murphy, arriva à Beyrouth en qualité de représentant
politique spécial du président Eisenhower, avec pour
instruction de « faire tout ce qui est possible pour restaurer la
paix et la tranquillité pour le gouvernement et d'aider le
326
Président 'Chamoun à le faire ».195 Murphy eut
immédiatement des entretiens avec Chamoun ainsi qu'avec
les chefs de l'opposition et ceux des factions
progouvernementales, s'employant de toute son énergie à
obtenir un accord des deux camps sur une solution de
compromis. Il était à présent clair que la meilleure solution
serait de faire élire président le général Shihab. Parmi les
chrétiens l'approbation était loin d'être unanime; mais
beaucoup de chrétiens pouvaient comprendre ce que la
position du général avait de délicat, ainsi que sa
détermination à ne pas impliquer son armée dans la politique.
En conséquence, le 31 juillet, la Chambre libanaise choisit
l'Emir Fu'ad Shihab, qui venait de démissionner de son
commandement militaire, comme neuvième président du
Liban. Shihab était à présent prêt à succéder à Chamoun en
septembre. Pendant ce temps-là, l’insurrection continuait
dans le pays, mais avec apparemment moins de vigueur.
Le départ de Camille Chamoun de son poste, le 22 septembre,
fut suivi par ce qui fut probablement la phase la plus violente
de la crise. Le jour où le président Shihab entra en fonction, la
radio libanaise annonça la formation d'un nouveau cabinet
ayant à sa tête un ancien chef rebelle, Rashid Karami, et
composé essentiellement d'éléments favorables au Front
National.
Le
nouveau
premier
ministre
déclara
immédiatement que son cabinet était venu « recueillir les
fruits de la révolution ». La déclaration de Karami provoqua
immédiatement une vive émotion dans les groupes chrétiens,
et particulièrement ceux du parti Kata'ib qui était alors à la
tête des chrétiens. Le lendemain, la disparition d'un
195
Ibid., p. 186.
327
journaliste important du Kata'ib apparemment enlevé et
assassiné par les rebelles musulmans, fut immédiatement
suivie par une grève générale des chrétiens qui paralysa
complètement le pays. Des agressions et des représailles entre
les chrétiens du parti Kata'ib et les rebelles musulmans
accompagnèrent la grève, faisant quasiment dégénérer la
situation en guerre de sectes. Visiblement le gouvernement
Karami ne pouvait absolument pas espérer gouverner le Liban
sans que le parti Kata'ib et le groupe pro-Chamoun ne soient
représentés. On annonça donc, le 14 octobre, l'établissement
d'un nouveau cabinet Karami de quatre membres, deux
ministres sunnites représentant le camp rebelle et deux
ministres maronites196 représentant le clan considéré au
départ comme « loyaliste ». Le slogan, « pas de vainqueurs,
pas de vaincus », choisi auparavant pour mettre fin à la crise,
devint alors une formule de paix.
Avec la fin de la crise de 1958, la situation libanaise redevint
presque immédiatement normale. Le contact entre chrétiens
et musulmans, jamais rompu même au plus fort de la crise,
reprit sans difficulté, et le modèle antérieur de la vie politique
libanaise fût bientôt restauré. Il s’avéra bientôt que Fu'ad
Shihab était un président efficace à bien des égards. En
accordant aux musulmans une plus juste part du
gouvernement, il réussit pendant les deux premières années à
réduire considérablement le ressentiment qu'éprouvaient
ceux-ci à l'égard de l'état libanais. En tant que chrétien
libanais, Shihab considère qu'aucun musulman ne peut être
aussi loyal envers le Liban que son compatriote chrétien s'il
n'est pas également aussi satisfait. En conséquence, il s'est
196
Pierre Gemayel, chef du parti Kata'ib (voir p. 279) et Raymond Eddé, chef du
Bloc National
328
intéressé de près aux régions pauvres du pays qui sont
essentiellement habitées par les sunnites, les chiites et les
druzes. En ce qui concerne la politique, l'attitude personnelle
de Shihab a été strictement constitutionnelle; de même il s'est
fermement opposé à la tendance croissante parmi les
principaux officiers de l'armée à s'immiscer dans les affaires
du gouvernement. Mais sur d'autres points, il s'est heurté à de
sérieux obstacles. Comme Chamoun entre 1952 et 1954,
Shihab essaya, depuis son arrivée au pouvoir, d'améliorer
l'administration du pays ; il n'eut qu'un succès limité. Alors
que lui-même donnait l'exemple parfait d'un homme
désintéressé, les politiciens auxquels il avait à faire ont eu une
attitude radicalement différente, compliquant par leurs
ambitions conflictuelles le travail des gouvernements
successifs.
Au début de l'été 1960, à peine deux ans après le début du
mandat de Shihab, les onzièmes élections générales depuis
1920 eurent lieu au Liban. Compte tenu de la situation
générale dans le monde musulman voisin, l'événement était
particulièrement significatif. Dans une région où la dictature
militaire est devenue la règle, la République Libanaise, du fait
de sa nature et de ses problèmes particuliers, pouvait encore
se permettre le libre exercice de la vie constitutionnelle.
329
EPILOGUE
Lorsque ce livre parut pour la première fois en 1965, peu de
gens auraient pu alors imaginer quelle période terrible
attendait la République Libanaise. Politiquement, le pays
apparaissait à cette époque comme une oasis de stabilité dans
le monde arabe. Mis à part les quelques critiques justifiées, on
le considérait comme la seule démocratie fonctionnant dans
cette région. Bien sûr, une grave insurrection avait éclaté dans
le pays en 1958, mais tout le monde essayait d'oublier qu'elle
avait bien eu lieu. Sous la direction avisée du moins typique
des dirigeants libanais, le Président Fu'ad Shihab, les
différences entre les communautés du pays avaient été
rapidement estompées et tout le monde parlait d'unité
nationale.
Socialement, on reconnaissait universellement jusqu'en 1975
que les Libanais étaient à l'avant-garde du monde arabe pour
le développement. Leurs écoles et leurs universités étaient les
meilleures, et ils s'enorgueillissaient de leur presse qui était
non seulement de qualité, mais aussi la seule véritablement
libre dans le monde arabe. Ses journaux, revues et autres
publications avaient une influence directe sur le public partout
où l'arabe était parlé. Economiquement, le pays avec ses chefs
d'entreprises imaginatifs et son infrastructures de cadres
hautement qualifiés et compétents, prospérait en tant que
premier centre des services dans cette partie du monde. Dans
l'ensemble on pouvait compter sur l'homme d'affaires
libanais. La constante stabilité de la livre libanaise était
330
proverbiale ; le système bancaire libanais était, dans la région,
un modèle d'efficacité. Le pays attirait des capitaux de tout le
Moyen-Orient et au-delà ; il progressait également à grands
pas dans l'industrialisation, la production d'une grande variété
de produits manufacturés, non seulement pour le marché
domestique mais aussi pour le marché arabe en général. A
presque tous les niveaux, le Liban constituait le modèle et le
moteur du monde arabe, ainsi que sa vitrine. Mis à part les
cyniques professionnels, tout le monde parlait de l'ère du
« miracle libanais ». Ce miracle, avec toutes les réalités qu'il
impliquait, n'aurait-il été rien de plus qu'une illusion
momentanée ?
L'histoire relatée dans ce livre se terminait vraiment avec le
mandat présidentiel de Fu'ad Shihab, qui essayait de toutes
ses forces de faire du « miracle libanais » une institution
durable. Son projet national était de ceux dont le Liban avait
besoin pendant plus d'un mandat présidentiel de six ans. Mais
en essayant d'installer le pays sur des bases solides, Shihab a
heurté trop de susceptibilités. Son mandat présidentiel était à
peine terminé que ses adversaires politiques commençaient à
resserrer les rangs et à se précipiter pour la curée. Pendant les
années qui suivirent, les mesures et les réformes qu'il avait
instituées dans l'intérêt général de la nation furent soit
abrogées, soit vidées de leur contenu, au fur et à mesure que
les politiciens professionnels de la période antérieure à son
mandat faisaient leur rentrée triomphale. C'est avec une
calme tristesse que Shihab, depuis sa retraite, contemplait ce
qui était en fait la ruine du « miracle libanais ». On peut
l’affirmer aujourd’hui avec un recul de plus de vingt années.
331
Le front politique qui causa finalement la défaite du
« Shihabisme » comptait aussi bien des dirigeants musulmans
que des responsables chrétiens. Mais pour certains de ces
derniers qui aspiraient à la présidence, Shihab apparaissait
particulièrement comme un ennemi. Les chrétiens libanais du
pays soupçonnaient déjà largement Shihab de sacrifier leurs
intérêts à sa quête d'unité nationale libanaise. Les chefs
chrétiens de l'opposition les confortaient dans cette opinion
en alimentant leurs suspicions.
Ce faisant, ils réactivèrent l'atavisme confessionnel latent chez
les chrétiens libanais, et les dirigeants musulmans suivirent
rapidement leur exemple en réactivant le même atavisme
chez les musulmans libanais. Pendant ses années de pouvoir,
Shihab avait en outre cherché à modérer la gauche libanaise
en œuvrant pour une politique sociale équitable. Au fur et à
mesure que ; sous ses successeurs, ces orientations étaient
l'une après l'autre abandonnées ou laissées en déshérence, les
gauchistes du Liban firent cause commune avec l'opposition
musulmane grandissante, ce qui contribua longtemps à la
confusion des problèmes.
Fait le plus important, tout ceci ne se déroulait pas dans le
vide. Presque au moment même où Shihab quitta son poste
en 1964, l'organisation de libération de la Palestine se forma
sous l'égide de la Ligue Arabe, et les milices palestiniennes
commencèrent à s'entraîner au Liban. Ensuite, pour les
Arabes, vint la débâche tragique de la guerre de 1967 avec
Israël. Les organisations palestiniennes se mirent alors à
proliférer, un certain nombre d'entre elles étant noyautées
par des états arabes qui étaient en conflit les uns avec les
autres. La présence d’un grand nombre de réfugiés
332
palestiniens au Liban depuis 1948 fit du pays une base
naturelle pour l'activité politique et militaire palestinienne,
ainsi que pour le règlement de querelles entre divers états
arabes par l'intermédiaire de leurs subrogés palestiniens. Chez
les Libanais, les Palestiniens trouvèrent un soutien empressé
auprès des musulmans et des gauchistes, qu'ils armèrent et
entraînèrent. Tandis que ces derniers réclamaient à cor et à cri
la liberté d'activité militaire palestinienne dans et à partir du
Liban, bien que leurs chefs fussent tout à fait conscients de ses
conséquences, on pense aussi que certains chefs chrétiens
n'ont pas été sans porter une part de responsabilité. Une
nouvelle élection présidentielle devant avoir lieu en 1970,
quelques-uns parmi eux semblent avoir rivalisé de concessions
à la révolution palestinienne dans le pays, espérant ainsi faire
progresser leurs ambitions personnelles. Le résultat fut en
1969 le soi-disant « Accord du Caire », qui transforma l'OLP au
Liban en un état dans l'état. Lorsque la révolution
palestinienne fut finalement liquidée en Jordanie en 1971, le
Liban resta la seule base à partir de laquelle l'OLP pouvait
opérer.
Effrayés par l'accroissement de la puissance palestinienne
dans le pays, et du pouvoir musulman et gauchiste dans la
mouvance palestinienne, les partis chrétiens commencèrent à
armer et à entraîner leurs partisans en 1971, et plus
visiblement en 1973. Dans l'intervalle, depuis 1969, des
flambées d'émeutes à Beyrouth et ailleurs dans le pays
devenaient de plus en plus fréquentes et de moins en moins
contrôlables. En 1973, l'ordre libanais craquait déjà
visiblement. Cette année-là, une tentative manquée par
l'armée libanaise de briser les Palestiniens démontra une
bonne fois pour toutes l'impuissance de l'Etat. Les partis
333
chrétiens furent alors convaincus qu'il leur fallait effectuer le
travail eux-mêmes. Le résultat, en 1975, fut le début de la
guerre civile au Liban qui se poursuit au moment où ces lignes
sont écrites.
Dans l'avenir, les historiens décriront peut-être cette guerre
civile libanaise comme étant la succession de quatre phases: la
phase palestinienne (1975-76), où la guerre opposait
principalement les chrétiens libanais aux Palestiniens ; la
phase syrienne ( 1976-1982), où les Syriens entrèrent sur la
scène politique libanaise, en qualité de médiateurs, pour se
retrouver rapidement opposés eux-mêmes aux chrétiens
libanais; la phase israélienne (1982-83), où une invasion
israélienne du Liban liquida la présence palestinienne dans le
sud du Liban et à Beyrouth, et assura le triomphe politique
temporaire des chrétiens sur le camp des musulmans libanais;
et une phase qu'on pourrait appeler en gros la révolution
musulmane (depuis 1983), où les musulmans sunnites, les
musulmans chiites et les druzes, malgré leurs différences,
reprirent les armes pour reconquérir une partie de ce qui leur
revenait. Les quatre phases de cette guerre Ont été
extrêmement sanglantes, et aucun de ceux qui y ont pris part
ne peut prétendre être innocent des atrocités commises. La
publicité qu'on a faite à ce sujet a été telle qu'il est inutile de
s'attarder ici sur les détails. Au moment où ces lignes sont
rédigées, la Syrie prend à nouveau l'initiative pour régler les
différends entre Libanais en poussant à des réformes
politiques tout à fait nécessaires. On ne sait ce qui en
résultera.
La question, toutefois, demeure : pourquoi le Liban dont
l'histoire est relatée dans ce livre a-t-il pu s'effondrer à ce
334
point en 1975 malgré son prodigieux succès antérieur?
Rétrospectivement, le problème semble avoir ses racines dans
la nature de la société libanaise, qui depuis longtemps
progressait rapidement dans certains domaines, mais restait
statique et en fait archaïque dans d’autres. Le fait demeure
que la République Libanaise avait été à l'origine formée d'un
certain nombre de communautés diverses, dont chacune avait
une éthique particulière et une culture propre et pouvait se
rappeler sa propre histoire, et qui chacune historiquement et
philosophiquement concevait à sa manière le Liban. Par
essence, ces communautés étaient ce qu'on pourrait appeler
des tribus, et forger une nation à partir d'elles demandait un
effort d'imagination qui ne se manifestait pas toujours, et une
forme de hauteur de vues et de desseins dont les dirigeants
du pays étaient rarement capables. Même dans ce cas, on
peut concevoir que les Libanais, sous l'effet de leur
phénoménal succès social et économique et du
fonctionnement interne de leur démocratie, auraient pu
réussir assez rapidement à dépasser leur tribalisme historique
et à se fondre en une nation si on les avait laissés en paix.
Mais ce ne fut hélas pas le cas.
Ironie du sort : ce furent le succès même du Liban dans le
monde arabe, et la nature même de sa démocratie qui
empêchèrent les Libanais de se constituer en une nation en
laissant le pays extrêmement sensible aux interventions
étrangères. De l'extérieur, du monde en général, mais plus
directement du monde arabe, vinrent des ferments de
discorde plus que d'unité nationale libanaise, et ces ferments,
là où ils ne vinrent pas d'eux-mêmes, furent souvent
activement suscités par les partis libanais concernés. Avec la
guerre froide entre l'Ouest et le Bloc communiste élevant les
335
antagonismes libanais à un certain niveau, puis le triste
spectacle de la guerre froide arabe les portant à un niveau
excessif, ce qui est surprenant ce n'est pas que le point de
rupture ait finalement été atteint ; mais plutôt qu'un vestige
essentiel du Liban continue, vaille que vaille, à rester debout,
malgré plus de dix ans de violences et de destructions
inimaginables.
La guerre civile libanaise peut bien avoir été; dans son genre,
la moins admissible de l'histoire. Mais qu’elle ait été
nécessaire d'une façon ou d'une autre, ou qu'elle ait été une
pure folie, dépendra de son résultat. Sans aucun doute, elle a
été une guerre civile dans laquelle les principaux participants
ont combattu avec conviction pour le règlement de certains
problèmes fondamentaux. Essentiel a été le problème de la
réinterprétation du Liban en tant que nation-état et la révision
de ce qui était appelé au début de ce livre le contrat social
libanais ; aussi importante sans aucun doute, la question de
redéfinir l'identité historique, culturelle et politique du Liban
face à l'arabisme et au monde arabe. Une autre question
fondamentale s'y rattache - celle de la réforme politique et de
la reconstruction de l'état libanais. Car pour que la nation-état
libanaise prenne tout son sens pour tous les Libanais, tous
doivent y avoir une place égale, ce qui nécessite un nouvel
équilibre des forces. Le problème est de savoir comment
arriver à un nouvel équilibre qui ne serait pas simplement le
négatif de la situation précédente? Comment réussir une
réforme politique qui consacrerait l'idéal de l'unité nationale
libanaise, plutôt que de perpétuer le tribalisme sous un
masque différent, afin que la guerre civile n'ait pas à être à
nouveau combattue?
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Depuis 1975, les Libanais ont reçu une interminable leçon.
Auparavant, leur recherche conjointe du bien-être général les
avait installés à la place d'honneur dans le monde arabe, et
avait mis à leur portée toutes les bonnes choses de la vie.
Depuis lors, le piège hypocrite du tribalisme ne les a conduits
à rien d'autre qu'à la ruine. Entre la recherche du bien-être
général et le piège du tribalisme, un choix doit être fait, parce
que l'un et l'autre sont totalement incompatibles. Il ne peut y
avoir aucun doute sur le choix qui serait celui de personnes
sensées, instruites par l’expérience, en dernier ressort.
Beyrouth, le 26 juillet 1986
Kamal Salibi
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