Le français au Liban

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Stéphane-Ahmad HAFEZ
Université Libanaise
Le français au Liban : victime d’un enseignement inadapté ! A qui la faute ?
Vanter les privilèges du français au Liban1, se féliciter que cette langue échappe de plus en plus au
clivage lié au confessionnalisme puisqu’elle est désormais appropriée et revendiquée par ses
locuteurs, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, n’est pas assez pour « s’asseoir sur ses deux
oreilles ».
Ces cinq dernières années, l’anglo-américain connaît une expansion sans précédent dans le pays des
cèdres tant au niveau médiatique, bancaire, commercial qu’éducatif. Il est considéré aux yeux des
jeunes comme une langue utile, « branchée » et facile à apprendre par rapport au français2.
En vue de marquer une rupture avec un enseignement dépassé et séduire une population jeune en
quête d’anglophonie, le Centre de recherche et de développement pédagogiques (CRDP) a procédé, en
1996, à l’instauration du trilinguisme scolaire arabe/français/ anglais et entrepris en 1997, la réforme
des programmes et manuels scolaires. Mais ces mesures tiennent-elles compte des changements de la
société et du marché de travail ? Répondent-elles aux attentes des jeunes?
Si on observe les résultats des examens officiels de la classe de 3 ème, on constate que le taux de
réussite en français est en baisse constante par rapport à l’anglais. Pire encore, les élèves de formation
francophone obtiennent de moins bons résultats que leurs camarades anglophones.
Pour ne pas rester sur des impressions hâtives, j’ai analysé les nouveaux programmes et manuels
scolaires3 en prenant en considération les représentations et pratiques linguistiques de 200 libanais
dans le cadre d’enquêtes sociolinguistiques. Une telle démarche est indispensable pour mesurer le
degré de convergence/ divergence entre la réforme pédagogique et les réalités sociolinguistiques du
Liban.
Les résultats obtenus sont riches d’enseignement même s’ils ne peuvent être généralisés ou considérés
comme définitifs. Je les présente sous trois axes, à savoir les données sociolinguistiques, les
programmes/ manuels scolaires de la classe de 3ème (le brevet) la formation des enseignants ainsi que
leurs pratiques de classe.
Les données sociolinguistiques
D’abord, la présence du français au Liban est marquée d’une grande disparité, la connaissance de cette
langue est beaucoup plus élevée à Beyrouth et dans le Mont-Liban que dans les autres régions. De
même, son degré de maîtrise est indéniablement lié aux types d’écoles : l’enseignement dispensé dans
les écoles publiques n’est pas satisfaisant par comparaison à celui des écoles privées prestigieuses. En
1
Le français regroupe l’un des plus vastes réseaux d’institutions d’enseignement francophone dans la région. Il sert de
langue d’enseignement des matières scientifiques ; il est traditionnellement appris avec l’arabe dès les classes
maternelles par plus de 60% de la population ; il jouit d’une presse écrite importante dont l’audience enregistre une
progression constante.
2
Pour en savoir plus, consulter mon ouvrage : Hafez S.A., (2006), Statuts, emplois, fonctions, rôles et représentations du
français au Liban, Paris, l’Harmattan.
3
Faute de temps et de moyens techniques, mon choix s’est porté sur la neuvième année de base, (la 3 ème) dans la mesure
où cette classe marque la transition entre l’enseignement moyen et l’enseignement secondaire et où l’apprentissage de la
langue étrangère est évaluée avant d’aborder sa littérature dans le cycle secondaire.
effet, au bout de douze années de scolarisation en langue française, nombreux sont les lycéens qui ne
parlent pas encore cette langue.
De plus, le bilinguisme auquel recourent un grand nombre de Libanais francophones est passif et ou
technique. Cette situation linguistique a pour origine plusieurs facteurs, notamment la fonction
qu’occupe la langue : le français se réduit à une langue d’enseignement et de culture, ce qui l’empêche
de remplir le rôle auquel chaque langue est prédestinée « la communication ».
La réforme pédagogique
A première vue, les programmes scolaires semblent intégrer la composante communicative de la
langue : L’enseignement du français devra permettre un enseignement du français qui assurera à
l’apprenant la maîtrise du français, à l’oral comme à l’écrit dans toutes les situations de
communication vécues à l’école ou en dehors de l’école.
Toutefois, une étude des objectifs généraux et spécifiques par compétence, révèle que les programmes
officiels sont en grande partie calqués sur ceux des programmes de français langue maternelle. En ce
sens que les dimensions culturelles de la langue l’emportent sur le communicatif, à tous les niveaux de
l’apprentissage, quant au choix des textes littéraires, des types de textes à produire, des listes
grammaticales à faire acquérir et même du volume horaire consacré à l’écrit dans toutes ses formes :
3h 70 contre 2 heures de communication et d’expression orales.
P.J. Yves Roux, ancien attaché linguistique, à la Mission culturelle française explique: « les nouveaux
programmes libanais sont fortement inspirés des programmes français et des instructions officielles
qui les accompagnent, ce qui se comprend aisément lorsqu’on sait que des Inspecteurs généraux sont
venus de France à nombreuses reprises et pour toutes les classes d’âge, afin d’aider les responsables
locaux dans l’élaboration de ces programmes.4 »
Par ailleurs, les manuels scolaires ne semblent pas échapper à cette tendance. Ils débordent de
textes d’auteurs, marginalisent les activités liées à l’oral comme le traitement des actes de parole,
proposent des activités formelles, répétitives sous formes d’injonction n’invitant pas l’apprenant à
réagir ou à faire preuve de créativité.
Enfin, ils abordent des thèmes qui font rarement allusion à la culture francophone en particulier
au niveau primaire. Pourtant, on ne peut contester l’utilité d’intégrer un programme de culture et
d’éducation francophone au cursus scolaire libanais, afin de renforcer le sentiment d’appartenance à la
communauté francophone.
Quelles que soient les limites des programmes et manuels scolaires, lorsque l’enseignant est
suffisamment formé, il peut toujours les adapter aux besoins des apprenants. R.Ritchterich explique :
« Si les enseignants n’ont pas l’occasion de se former efficacement et de façon permanente, tout texte
officiel proposant des changements restera une suite de mots sans conséquences. 5 »
La formation des enseignants
Dès que les programmes ont été mis en place, le CRDP a organisé des sessions de formation
pédagogiques visant à initier les professeurs de français à la nouvelle réforme pédagogique. Toutefois,
ces sessions de formation se sont déroulées en un temps record, au cours de 1998/ 2000, des sessions
intensives en été et extensives en hiver. Le travail est resté dans l’ensemble théorique et s’est bien
souvent cantonnée à une lecture commentée des nouveaux programmes.
4
P.Y. Roux, Un dispositif français de formation au Liban : l’Institut de formation des maîtres de Beyrouth, Université de
Provence, 2002, p.3.
5
Richterich R., Besoins langagiers et objectifs d’apprentissage, Hachette classique, Paris, 1985, p.17.
Le chef de département de langue et littérature françaises du CRDP, M. Khourasigian, reconnaît
les failles de ces sessions conçues à la hâte et parle d’un nouveau projet de formation plus « humain »,
plus « cohérent » et plus « adapté » aux besoins du public. Ce nouveau projet de formation va se
réaliser en 4 ans et demi dans le cadre d’une convention entre le gouvernement français et le
gouvernement libanais qui prévoit un don d’un 1.200 000 euros, pour contribuer à mettre en place une
formation continue des enseignants du secteur public, en langue française.
Les pratiques de classe6
Les observations de classe que j’ai faites m’ont permis de constater que les nouvelles
instructions officielles et les manuels scolaires ne sont pas suffisamment assimilés par tous les
enseignants. Si trois enseignants sur dix respectent la méthodologie, les activités le déroulement et les
moments de classe préconisés par la méthode; établissent une transition avec le cours
précédent (rappel, questions…) ; adaptent le contenu au niveau des apprenants ; organisent le contenu
selon un plan logique ; gèrent leur temps, remanient l’information quand elle n’a pas été comprise ;
font le point de temps en temps ; proposent des exercices d’application ou d’entraînement fréquents et
variés, sept sur dix ne semblent pas avoir assimilé les programmes, malgré une tentative de les
intégrer aux pratiques de classe. Ils font passer un savoir plutôt qu’un savoir-faire, respectent rarement
les différents moments de classe, s’intéressent davantage à l’étude de la phrase et du système de la
langue qu’à celle du fonctionnement du discours, de la grammaire de la parole, de l’énonciation et des
textes. En outre, ils ne tiennent pas compte de la gestion du temps, de l’espace et du tableau,
n’inscrivent pas les activités proposées dans un projet pédagogique d’ensemble, n’aident pas
l’apprenant à s’impliquer dans son processus d’apprentissage, à réinvestir les nouveaux acquis.
Conclusion
Le français souffre d’un enseignement inadapté puisque la réforme pédagogique peine à suivre le
changement sociolinguistique du pays. Ainsi, la progression de l’anglo-américain ne freine pas pour
autant celle de français, mais elle conforte l’image conservatrice et figée qu’on fait subir à cette
langue. Sans vouloir détruire la vocation culturelle du français au Liban que cherchent à conserver les
concepteurs de programmes, il s’avère impérieux de faire en sorte que le français s’apparente
davantage à une langue utile à la vie professionnelle et pratique car L’inutilité pratique et
professionnelle attribuée de plus en plus généralement à la langue française constitue un danger
majeur pour sa survie.
Autrement dit, le français au Liban mérite une politique éducative et linguistique qui consiste non
seulement à reformer ses enseignants, à revoir ses programmes et manuels scolaires à partir d’une
didactique de français langue seconde, adaptée au cas du pays, mais aussi, à réfléchir sur les moyens à
mettre à sa disposition afin de faire apparaître son enseignement comme le prolongement social d’une
consommation immédiate.
Nous pensons avec J.M. Defays que « Le choix de la langue étrangère que l’on veut apprendre (si tant
est que l’apprenant puisse lui-même choisir) et le succès de cet apprentissage dépendent aussi des
représentations positives ou négatives que l’apprenant ou sa communauté se font de cette langue, de la
culture qu’elle véhicule, des gens qui l’utilisent, et qui peuvent les stimuler ou les décourager7. »
6
Notre échantillon retient cinq écoles, situées toutes à Beyrouth, reflétant assez bien les milieux sociaux et tendances que
l’on rencontre dans la communauté libanaise et exclut les écoles françaises où le français bénéficie de statut de langue
maternelle.
7
M. Defays, avec la collaboration de Sarah Deltour, Le français langue étrangère et seconde, enseignement et
apprentissage, Mardaga, 2003, p.32.
Eléments de bibliographie
Abou S., Haddad K., (dir.) (1994), Une francophonie différentielle, Paris, L’Harmattan.
Abou S. Kasparian C., Haddad K., (1996) Anatomie de la francophonie libanaise, Beyrouth,
AUPELF- UREF.
Bérard E, (1991), L’approche communicative, théorie et pratiques, Paris, CLE international.
Boyer H., (2003), De l’autre côté du discours, Recherches sur les représentations communautaires,
Paris, L’Harmattan.
Castelloti V., (dir.), (2001), D’une langue à d’autres : Pratiques et représentations, Rouen, Dyalang,
Publications de l’Université de Rouen.
Chaudenson R., (2000), Grille d’analyse des situations linguistiques, Langues et développement,
Institut de la francophonie, Paris, Diffusion Didier érudition.
Dumont P., (2001), L’interculturel dans l’espace francophone, Paris, L’Harmattan.
Gueunier N., (1993), Le français du Liban : cent portraits linguistiques, Langues, économie et
développement, Paris, Didier Erudition.
Guidère M. (2003), Méthodologie de la recherche, Paris, Ellipses.
Hafez S.A., (2006), Statuts, emplois, fonctions, rôles et représentations du français au Liban, Paris,
l’Harmattan.
Maurer B., (2001), Une didactique de l’oral, du primaire au Lycée, Paris, Bertrand- Lacoste.
Verdelhan M., (2002), Le français de scolarisation : pour une didactique réaliste, Paris, PUF.
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