O r Obse va tion s B S E R V Le laudanum de Sydenham en relai du sulfate de morphine J.-M. Geidel*, P. Beauverie** Une expérience originale, menée en ville et en ambulatoire, d’arrêt d’un traitement de substitution de maintien par le sulfate de morphine, réputé difficile à maîtriser, en réalisant un relais ou substitution à visée de sevrage par la teinture d’opium safranée ou laudanum de Sydenham. On a souvent reproché aux traitements de substitution de maintien pharmacologique d’une dépendance majeure aux opiacés de remplacer une dépendance par une autre et de rendre aléatoire tout arrêt définitif de la consommation d’opiacés. Si la première affirmation occulte les effets neurobiologiques et cliniques de la substitution de maintien par une substance agoniste, la seconde reste sujette à discussion. Engagés dans les traitements substitutifs depuis quelques années, les médecins français se trouvent aujourd’hui confrontés à des patients pour lesquels, suite à une stabilisation et à un sevrage de la conduite d’autoadministration sur plusieurs années, la diminution très progressive des posologies permet d’envisager, à leur demande, l’arrêt du traitement, tout en assurant la prévention des rechutes. Après apprentissage des modalités d’instauration des traitements substitutifs et des conditions de stabilisation sous traitement, il leur faut désormais acquérir le savoir-faire en matière d’arrêt de la pharmacothérapie et de maintien du lien thérapeutique. Deux sortes de problème rendent cette question difficile. D’une part, subsiste une pharmacodépendance, * Médecin généraliste, Le Plessis-Robinson. ** Pharmacien, hôpital Paul-Guiraud, Villejuif. Le Courrier des addictions (1), n° 3, juin 1999 même pour de faibles posologies d’opiacés. D’autre part, sans nier le rôle symbolique du médicament, la dépendance psychique persiste au décours du sevrage. Les données de la littérature nous rappellent d’ailleurs l’existence de rebonds anxieux à trois mois et de fréquentes rechutes à six mois (1). De la gamme des opiacŽs classiques comme produits de susbtitution Monsieur X, âgé de 40 ans à la première consultation du 3 octobre 1995, présente une histoire ancienne de dépendance aux opiacés. À l’âge de 19 ans (1974), il s’initie à la consommation de morphiniques (médicaments détournés de leur emploi). Il consomme par la suite régulièrement de l’héroïne par voie intraveineuse ou par voie nasale, selon sa qualité. À l’occasion de voyages en Extrême-Orient, il découvre les effets de l’opium, qu’il le fume comme ce fut le cas jusqu’en 1985 ou qu’il l’ingère comme par la suite. Il emploie occasionnellement des opiacés psychostimulants comme le dextromoramide (Palfium®), des psychostimulants comme la cocaïne ou amphétamines (Benzédrine®), et des hypnotiques comme la méthaqualone (Mandrax®). Son histoire toxicomaniaque est ponctuée d’épisodes de surdosage toxique, principalement sous dextromoramide, dont le der- 104 A T I O N S nier, en 1994, le plus intense, a nécessité une hospitalisation prolongée. Sa connaissance des effets des différents opiacés, selon leurs modalités d’administration, lui permet de décliner sa préférence. Elle porte sur l’opium fumé. Par ailleurs, il présente une alcoolodépendance traitée par Équanil 400® (2 cp/j). Il a subi, entre 1974 et 1980, trois cures de sevrage suite à un placement d’office, et tenté de lui-même une cure de sevrage sans post-cure, qui fut suivie d’une rechute rapide. Il a suivi un traitement substitutif de maintien par la méthadone de sept mois en centre de soins spécialisés (1994-95), associé à une prise occasionnelle d’héroïne, traitement qu’il a suspendu de son propre chef en raison des contraintes qui lui étaient imposées. Au cours de son dernier voyage en Inde, il ingère de l’opium sur une période de trois à quatre mois à des fins de sevrage (1995). À son retour en France, cette période d’une année sans héroïne est suivie d’une rechute de sa consommation sur trois mois (juillet à septembre 1995). Sur le plan somatique, Monsieur X présente une sérologie négative au VIH et positive au VHC. Sa situation sociale est la suivante : célibataire, logement stable, sans emploi, revenus modestes. Un traitement substitutif par le sulfate de morphine (Moscontin®) est instauré rapidement en octobre 1995. La posologie de stabilisation est de 200 mg/j. D’emblée, il utilise le traitement à des fins de substitution, c’est-à-dire sans rechercher la “défonce” mais seulement un “bien-être”. À l’examen et au cours de l’interrogatoire, il s’avère qu’il n’injecte pas le produit. Il gère convenablement les prescriptions et le rythme des rendez-vous. La diminution de la posologie (180 mg/j) est initiée à sa demande dès le mois suivant pour atteindre 90 mg/j en mars 1996 et 30 mg/j en juin. Une circulaire ministérielle ayant mis fin à l’emploi du sulfate de morphine dans cette indication, il lui est proposé un relais par la méthadone, qu’il refuse en raison des contraintes liées aux modalités de la prise en charge, puis un relais par la buprénorphine (Subutex®), qu’il accepte. Dans cette perspective, il tente un arrêt de son traitement par le sulfate de morphine en mettant à profit ses vacances. La période d’abstinence qu’il s’impose par la suite est difficile à vivre. Il ne se sent pas en forme et n’arrive pas à passer les caps qu’il s’était défi- s i o t n a e r s v b O nis. Le traitement proposé, 2 mg/j de buprénorphine, est mal supporté. Monsieur X est fatigué, il se plaint de nombreux vomissements sous traitement. Après demande auprès du médecin conseil, il est décidé de réintroduire un traitement par le sulfate de morphine sur une période d’au moins une année. La posologie initiale est de 30 mg/j, pour atteindre 20 mg/j en janvier 1997, et 10 mg/j d’avril à octobre 1997. Il souhaite arrêter le traitement substitutif, mais les échecs précédents et l’absence de formulations galéniques à bas dosage de sulfate de morphine (< 10 mg) rendent hasardeuse, à son sens, cette phase de la prise en charge. Au cours de cette période (octobre 1995 à octobre 1997), Monsieur X vit depuis janvier 1996 avec une amie non toxicomane. Il a trouvé un emploi à temps partiel en avril 1996 et n’a pas repris d’héroïne depuis septembre 1995. Il développe une hépatite C chronique d’activité modérée, confirmée par la biopsie réalisée en 1996, et qui ne nécessitait pas à l’époque, selon l’hépatologue, de traitement par l’interféron. Le suivi biologique hépatique est régulier. Au Òbrevage calmant opiacŽÓ L’expérience de l’équipe du Dr Didier Touzeau de l’hôpital Paul-Guiraud à Villejuif (2) ainsi que les études menées par le Dr Marc Auriacombe de Bordeaux (3), à partir de l’expérience du Dr Jean-pierre Daulouède de Bayonne, permettent d’envisager, entre autres choses, l’emploi de la teinture d’opium safranée, en tant que “breuvage calmant opiacé”, à des fins de substitution à visée de sevrage du traitement par le sulfate de morphine. Après en avoir informé l’inspection régionale en pharmacie, la dispensation de cette préparation magistrale est réalisée en pharmacie de ville. Pour Monsieur X, la dose équisubstitutive à 10 mg/j de sulfate de morphine en une prise est de 20 gouttes de teinture deux fois par jour (selon la Pharmacopée française Xe édition, 1988, 20 gouttes soit 0,5 g de teinture ou 5 cg d’opium ou 5 mg de morphine anhydre). Il a toute latitude pour adapter lui-même sa posologie, et il la diminue progressivement de une à deux gouttes tous les cinq jours sur un mois. Après un palier de dix jours à neuf gouttes par jour réparties en deux prises, il reprend la diminution progressive de la posologie à un rythme plus soutenu (diminution de une à deux gouttes tous les trois jours). Le traitement global par la teinture d’opium safranée est de 45 jours. Pendant cette phase, le patient ne présente pas de sensations de “mal-être”, comme celles évoquées au cours et au décours des phases de fin de traitement sous sulfate de morphine ou sous buprénorphine. Fin avril 1999, soit quinze mois après l’arrêt de tout traitement pharmacologique de la dépendance aux opiacés, Monsieur X vient régulièrement en consultation de médecine générale. Le suivi biologique de l’évolution de son hépatite C est maintenu, et une réévaluation de l’abstention thérapeutique antivirale s’impose aujourd’hui. Il n’a pas rechuté et a consommé le mois suivant la fin du traitement, à des fins de test, douze gouttes de teinture d’opium qu’il avait thésaurisées. Si l’absence de rechute ne s’appuie pas sur des dépistages de psychotropes dans les urines, elle repose sur la congruence des éléments cliniques (persistance de la relation thérapeutique en dehors de toute prescription d’opiacés, disparition des bronchites chroniques récidivantes hivernales…) et socio-professionnels. Ses centres d’intérêt sont ailleurs (travail, vie affective, loisirs, etc.). Il persiste toutefois une appétence modérée pour l’alcool (quatre bières par jour), qui nécessite la prolongation de son traitement par Équanil 400® (1 cp/j). Discussion L’histoire de Monsieur X illustre clairement la faisabilité d’un tel traitement substitutif de maintien par le sulfate de morphine, sous réserve de bien poser son indication. Elle révèle la difficulté à suspendre le traitement pharmacologique substitutif tout en respectant un schéma de diminution très progressif, et ce même en dehors de tout problème de lien thérapeutique et d’observance aux soins. L’inefficacité du sulfate de morphine en fin de traitement pourrait résulter de l’absence de formulation galénique à des doses suffisamment basses pour permettre une décroissance progressive et imperceptible pour le patient (dosages à 1 et 5 mg). L’inefficacité de la buprénorphine dans cette indication pourrait s’expliquer par le contexte d’initiation 105 du traitement (contrainte réglementaire) ou par les problèmes de tolérance, dosedépendants, observés en début de traitement (effets nauséeux rares selon les données de la littérature) (4). Quant à la réponse du patient à la teinture d’opium safranée, elle repose vraisemblablement sur de nombreux facteurs. D’une part, la formulation galénique permet une adaptation fine de la posologie par prise et par jour. D’autre part, l’opium présente des propriétés pharmacologiques bien différentes des autres opiacés consommés par le patient. Le produit et ses effets étaient connus du patient et, dans ce contexte médicalisé, la teinture d’opium a révélé son efficacité sur l’anxiété anticipatoire du sevrage. Cette action a peut-être permis de mieux préparer et vivre la période d’abstinence, et elle concourt pour partie à la prévention des rechutes plus de quatorze mois après arrêt du traitement substitutif ainsi qu’au maintien du lien thérapeutique. L’usage médical de l’opium est tombé en désuétude. Après une période d’usage médical et non médical extensif au XIXe siècle, l’apparition des sels de morphine dans la pharmacopée française a permis de remplacer l’opium par la morphine dans le traitement de la douleur. Aujourd’hui, en dépit de l’apparition de nouveaux antalgiques morphiniques de synthèse, l’opium demeure inscrit à la pharmacopée. Cette présence anecdotique relève vraisemblablement en partie des effets psychotropes de la préparation. En effet, depuis Kraepelin qui la préconisait dans les “dépressions avec agitation” (5), nombreux sont ceux qui l’emploient de manière confidentielle dans divers troubles et maladies mentales à des fins non validées. Conclusion Les expériences menées en matière de traitement de la dépendance aux opiacés, employant la teinture d’opium, restent parcellaires et souvent en dehors de tout contexte évaluatif. Quel est l’apport réel de cette préparation dans l’évolution de notre patient et quelles conclusions pourrionsnous donner de cette expérience si ce n’est qu’elle doit être étendue à des fins évaluatives pour mieux maîtriser ses indications ? Indépendamment de ces considérations pharmacothérapeutiques, cette expérience O nous démontre, qu’en médecine de ville, le traitement des sujets dépendants majeurs aux opiacés nécessite une étroite collaboration, en réseau, des différents intervenants. La recherche des personnes ressources exerçant en milieu spécialisé et l’obligation d’exercer en toute intelligence avec le médecin conseil ou le pharmacien inspecteur nécessitent du temps et de la pugnacité. Mais ces étapes favorisent le partage des connaissances, participent à l’émergence d’expériences nouvelles ou originales, et permettent de proposer des soins adaptés à chaque patient. L’histoire de Monsieur X est à ce titre exemplaire et son devenir participe au renforcement de l’étroite collaboration initiée sur Paris-Sud depuis 1993. Le Courrier des addictions (1), n° 3, juin 1999 B S E R V A T I O N S Références bibliographiques 1. Parrino M.X. : Consensus Panel Chair. State Methadone Treatment Guidelines. Traitement à la méthadone. Éditions Médecine et Hygiène, 1994 : 320 pages. 2. Touzeau D., Jacquot C. : Les traitements de substitution pour les usagers de drogue. Coll. Pharmascopie. Éd. Arnette, Paris, 1997 : 329 pages. 3. Auriacombe M., Grabot D., Daulouede J.P., Vergnolle J.P., O’Brien C., Tignol J. : A naturalistic follow-up of french speaking opiate – maintained heroin – addicted patients : effect on biophysical status. J. Subst. Abuse treat., 1994, 11, 6 : 565-8. 4. Beauverie P., Jacquot C., Fournier G., Touzeau D., Bouchez J., Tignol J. : La buprénorphine dans le traitement de substitution de la pharmacodépendance majeure aux opiacés. Les Nouvelles Pharmaceutiques, 1996, 351 : 247-51. 5. Beauverie P., Jacquot C. : Pharmacologie des opiacés, agonistes, ago-antagonistes et antagonistes employés dans la prise en charge des sujets dépendants. In : “Les traitements de substitution des usagers de drogues”. Coll. Pharmascopie. Éd. Arnette, Paris, 1997 : 329 pages. 106