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mane, qui a fondé un traitement
résidentiel devenu une commu-
nauté thérapeutique, au sud de
San Francisco (Synanon), était
bien devenu le référent unique,
pour ne pas dire le gourou des
patients et de l’équipe. Et, bien
entendu, comme à d’autres
périodes dans la religion catho-
lique, grande fut alors la tenta-
tion de forger, à l’extérieur de
son entité, un groupe d’ennemis
à combattre pour maintenir la
cohésion de l’intérieur. Une déri-
ve sectaire-paranoïaque que nous
avons bien connue en France
avec Engelmajer et son associa-
tion Le Patriarche ! Pourtant, la
notion même d’anonymat, de
respect du mouvement, qui est
très forte chez les AA, les préserve
de cette dérive. Bien sûr, ils tien-
nent à fonctionner en réunions
fermées (certaines sont nom-
mées “réunions ouvertes” pour
les familles, les amis et les pro-
fessionnels). Mais c’est aussi
pour renforcer la cohésion et la
détermination des membres, qui
ont par ailleurs subi réellement, à
l’extérieur, une certaine maltrai-
tance. Significatif : “En” AA,
quand les membres parlent des
gens de l’extérieur, ils disent
encore les civils. Dans le groupe,
on trouve parfois une autre
identité, une sorte de renaissance.
Il faut donner ici mention de
l’association qui regroupe les
“codépendants” de AA. Ce sont
les Al-Anon.
L’anonymat, pour
maintenir l’abstinence
Le Courrier : Pourquoi les
AA font-ils de l’anonymat la
base spirituelle de leurs
“Douze Traditions“ ?
C.O. : C’est là un des points
qui m’ont le plus intrigué et
que j’ai voulu comprendre,
sans savoir à ce moment-là que
nous étions en train de préparer
la loi de 1970 qui allait corro-
borer ce principe. Je suis parti
en 1964 pour l’Algérie comme
médecin à la Légion étrangère,
et j’ai compris que, pour eux, le
changement d’identité pouvait
permettre l’oubli de la souffrance
ancienne, des saccages infantiles
subis, et aussi la reconstruction
d’une nouvelle existence, après
des parcours dans la violence, le
viol, les rackets, commis ou
“agis”. Ainsi, le nouveau nom
pris à la Légion, le nouveau pré-
nom en religion, l’anonymat des
buveurs des AA permettent une
renaissance. D’ailleurs, aux AA,
on fête les dates anniversaires du
début de l’abstinence : “J’ai 1
an”, “2 ans”, “3 ans”… et à
cette occasion, je donne un “dol-
lar, le dollar de sobriété” (une
sorte de médaille) à l’association.
Le Courrier : Cela ne veut-
il pas dire que tout buveur est
toujours en dette vis-à-vis des
autres ?
C.O. : Peut-être est-ce pour cela
que les choses sont inversées.
Celui qui vient dans le groupe est
considéré comme “un cadeau”.
Et, loin de vouloir gommer tout
ce qui a fait “l’avant”-AA, la
dégradation, les humiliations, ses
soirées de grande ivresse, de
défonce alcoolique… Avec ce
dollar de sobriété, on rachète
peut-être une faute, mais on met
en scène de nouveaux comporte-
ments, de nouvelles façons d’être
au monde, par rapport aux autres.
C’est le même sens que revêt la
coupe de cheveu “boule à zéro”
pour tous les légionnaires punis.
Ce concept de renaissance, de
liberté que l’on peut recouvrer,
est fondamental et “opérant”. Ce
concept a été décliné pour
nombre de comportements addic-
tifs : les adeptes des narcotiques
(NA), joueurs (GA), débiteurs
(DA), boulimiques (DEA),
regroupement d’une minorité le
groupe gay d’alcooliques ano-
nymes, le groupe de langue
anglaise, toujours en structures
d’entraide. Dans les autres asso-
ciations, comme Vie Libre, on n’a
pas cette notion d’anonymat au
sens strict, mais on adopte celle,
très forte aussi, d’appartenance
au mouvement, signifie par
exemple sous forme d’une carte
de membre, qui marque aussi la
reconnaissance de la souffrance.
Ce concept d’appartenance
aiguillonne de façon insuppor-
table les “psys”, les travailleurs
sociaux. Enfin, cette façon de
dire “je suis un parmi les autres”
a sa justification thérapeutique : il
s’agit bien là, chez les AA, de
parer aux sales coups des “che-
villes qui enflent” (ou plutôt de
l’estime de soi qui monte, qui
monte…), des leaders du groupe
qui se mettent exagérément en
avant, font monter leur propre
tension interne, ce qui les rend
vulnérables, psychiquement, à
une reprise de l’abus de boisson.
Qui va piano, va sano…
La crise, l’envie de
boire, c’est comme le
mal aux dents : ça passe
Le Courrier : C’est une façon
de prévoir, ou de prédire, la
fragilité de la “guérison” ?
C.O. : Oui. D’ailleurs, dans les
associations de malades alcoo-
liques, on n’est pas “tricard”
lorsque l’on rechute, ou même
lorsque l’on ne parvient pas à
cesser de boire assez vite. Il faut
seulement respecter un cadre, une
règle (dans le cas des AA, les
Douze Traditions : voir encadré),
mais chacun, avec l’aide des
autres, fait ce qu’il peut. C’est un
programme en douze étapes, une
sorte de thérapie comportementa-
le cognitive, que l’on fait “fonc-
tionner” par petits pas, 24 heures
par 24, voire moins si l’on n’est
pas prêt à faire mieux. “Je n’ai
pas bu pendant deux heures,
trois…”. Toute “victoire” est
bonne. Cette compréhension du
mécanisme physique et psycho-
logique de l’addiction me semble
très juste, et je regrette qu’il n’ait
pas été plus tôt pris en compte par
les spécialistes en toxicomanie et
les alcoologues. Un patient, un
jour, m’a résumé ce concept de la
façon suivante : “L’envie de
boire, c’est comme le mal aux
dents, ça passe…”. Cette façon
de penser les choses est transpo-
sable dans le champ de la prise en
charge des angoisses, des
troubles obsessionnels compul-
sifs, des compulsions à agir… Et
puis, elle est proche de la notion
d’alliance thérapeutique préfé-
rable à celle d’accompagnement
d’alliance thérapeutique : c’est
avec le patient, avec ses possibili-
tés et ses attentes que l’on tra-
vaille et non pas en lui fixant un
objectif du “clean” dans un uni-
vers binaire du tout ou rien.
Ils vivent du chapeau
Le Courrier : La loi de
1970 a posé comme princi-
pe, outre l’anonymat, la gra-
tuité des soins. Est-ce impor-
tant d’éluder ainsi la ques-
tion de l’argent dans la pro-
blématique de la prise en
charge des addictions ?
C.O. : Oui, dans le mouvement
AA, il est primordial de refuser
les dons massifs et nominatifs, il
en a été de même des subventions
d’État, encore une fois pour évi-
ter la “surtension d’un membre”
de l’association et la mainmise
d’une personnalité sur les autres.
Le donateur pourrait se sentir
magnifique et risquerait de
rechuter, par mégalomanie. D’où
le mode de fonctionnement
financier des AA qui consiste à
faire “passer le chapeau” à la fin
de chaque réunion pour recueillir
la contribution de chacun. Bien
sûr, ils bénéficient de prêts de
locaux par les églises protes-
tantes, catholiques, les collectivi-
tés locales, de baux de logement
social…
Et puis, il faut remonter plus loin
dans la signification de l’argent et
de la ruine chez les personnes