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Le Courrier des addictions (4), n° 1, Janvier/Février/Mars 2002
Décloisonnement des intervenants en toxi-
comanie, coopération du public et du privé,
réduction des inégalités géographiques
dans l’accès aux soins, confort et plaisir de
l’exercice, les microstructures alsaciennes
ont de l’espoir sur la planche. C’est du
moins ce qui ressort du premier bilan
encourageant, dressé à Strasbourg lors de
leur première journée de travail et de
réflexion, dont les organisateurs avaient
choisi pour cadre ô combien symbolique
quoique fort austère, la faculté de médeci-
ne de la ville. Symbolique mais légitime
car cette expérience lancée maintenant
voilà deux ans par l’association Espace
Indépendance, initialement liée à
Médecins du Monde, est indissociable de
l’évaluation commanditée en amont au
laboratoire d’épidémiologie et de santé
publique de cette faculté, sous la responsa-
bilité de Guy Hédelin. Si, en 2003, à l’is-
sue des études réalisées par ce laboratoire,
“l’affaire” est concluante, il y a tout à
parier qu’elle fera école dans le reste de
l’hexagone. Une expérimentation large-
ment soutenue par la MILDT, par le Fonds
d’aide de la qualité des soins de ville, le
FAQSV (géré par les Unions régionales des
caisses d’assurances maladie, les URCAM),
avec le soutien de la municipalité et du
département (les DDASS du Haut-Rhin et
du Bas-Rhin, le conseil général du Bas-
Rhin). Une idée innovante mise en chantier
par une association spécialisée en toxico-
manie, “agitatrice d’idées” mais surtout
d’actes : Espace Indépendance, s’est, en
effet, déjà investie dans des actions de
proximité comme un bus d’échange de
seringues, des appartements thérapeu-
tiques, un lieu d’accueil, un atelier d’ex-
pression artistique libre, un centre de soins
spécialisés délivrant de la méthadone, une
mission raves…
C’est le jour de...
… la psychologue peut aujourd’hui prendre
le bureau du Dr Schmitt qui fait ses visites,
tandis que son collègue, associé, continue à
recevoir ses malades dans cette banlieue
proche de Strasbourg, non loin de la fron-
tière allemande. Aujourd’hui, c’est le jour
où Dominique, en traitement de substitu-
tion par la buprénorphine haut dosage, peut
discuter avec la psychologue de ses diffi-
cultés à renouer un contact avec son père,
de construire une relation durable avec sa
copine, de… “ce qu’il veut, car la micros-
tucture n’est pas un prêt-à-porter pour
toxicomanes déresponsabilisés et généra-
listes surmenés, mais une nouvelle façon de
penser la prise en charge au cabinet du
médecin, au plus près des usagers : plus
globale, plus complète”, explique Danièle
Ledit, la directrice d’Espace Indépendance.
Une autre semaine, s’il en a besoin,
Dominique pourra se faire aider par Hervé,
l’assistant social, qui parfois accompagne
la personne pour une démarche à la mairie,
à l’ANPE, voire au tribunal… Et aussi,
Patrick, le pharmacien “du coin”, associé à
la microstructure, qui le verra entre deux
prescriptions dans son officine, et participe
aux réunions de synthèse de cette équipe
légère. Car attention, les microstructures ne
sont pas des usines à gaz modèles réduits,
mais des “microcentres” hyper-légers, dans
lesquels le médecin continue à pratiquer
son exercice, rémunéré à l’acte, mais d’une
autre façon, et le psychologue et travailleur
social sont rémunérés par Espace
Indépendance. Le médecin est seulement
indemnisé pour le temps passé lors de
chaque inclusion dans l’expérience et pour
les réunions mensuelles de synthèse de la
microstructure et pour la rencontre tous les
deux mois de réseau de microstructures.
Pour le moment, 14 psychologues et 5 tra-
vailleurs sociaux, éducateurs ou travailleurs
sociaux, se déplacent trois heures par
semaine dans les cabinets de 14 médecins
généralistes du Bas-Rhin et de 4 du Haut-
Rhin, tous bien évidemment volontaires
pour cette expérience, et reçoivent ainsi
176 patients.
Bien entendu, certaines de ces microstruc-
tures sont plus “chargées” que d’autres : 6
ont inclus moins de 5 patients, 5 entre 5 et
10 patients, 10 entre 10 et 20 patients, 4
plus de 20 patients, dont l’une d’entre elles,
42 ! Les 4 microstructures les plus
“lourdes” (16 % du total) regroupent donc
142 personnes, soit 43 % du total des inclu-
sions. Elles ont réalisé 457 entretiens psy-
chologiques sur 816 au total (soit 56 %) et
280 entretiens sociaux sur 590 (soit 47 %).
Le plaisir de travailler
autrement
C’est ce qu’ils ont tous dit : “Un vrai plai-
sir, pour les médecins mais aussi une cer-
taine frustration, car il nous faut vraiment
les moyens de mener à bien une véritable
prise en charge : un espace supplémentaire
au cabinet à aménager, un temps de consul-
tation repensé pour répondre aux besoins
de ces patients (le fameux forfait “patient”
proposé pour l’accueil des “clients” phar-
macodépendants ou alcooliques ?). Je rêve
d’ailleurs de telles microstructures pour
mes patients en surpoids ou obèses, diabé-
tiques, tabagiques, dépressifs…”, commen-
tait le Dr Dominique Gras, le président
d’Espace Indépendance.
“Une ambition culturelle qui dépasse le fait
d’apporter la preuve de nos résultats, même
si nous avons besoin d’en passer par ceux-
L’expérience encourageante
des dix-huit microstructures alsaciennes
Florence Arnold-Richez
La formule innovante de la microstructure médicale, pensée et
mise en œuvre par l’association strasbourgeoise “Espace
Indépendance” et en cours d’évaluation, a pour point d’ancrage
le cabinet d’un médecin généraliste. Le patient pharmacodépen-
dant peut y rencontrer un psychologue et un travailleur social,
une ou deux fois par semaine, voire un pharmacien. Quatorze
cabinets dans le Bas-Rhin et quatre dans le Haut-Rhin ont relevé
le pari lancé il y a deux ans. Premier bilan.
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ci ou l’évaluation de ceux-ci, pour y parve-
nir. Le projet des microstructures est bien
de bouleverser profondément des habi-
tudes”, dit le Dr Georges-Henri
Melenotte, psychiatre, psychanalyste et
directeur médical d’Espace Indépendance.
“C’est une façon de faire moins stigmatisante,
car les entretiens psychologiques sont
demandés par les patients, et la microstruc-
ture ‘marque’ moins le suivi psychologique
d’une connotation psychiatrique que
d’autres lieux et semble, de ce fait, les faci-
liter. Nous pouvons faire un véritable suivi
psychologique de proximité. Insérés dans le
cadre d’un travail multidisciplinaire équili-
bré au sein d’un cabinet de ville, nous nous
sentons valorisés dans nos compétences. Et,
à côté des entretiens individuels, nous pou-
vons envisager d’organiser des groupes de
paroles, voire des groupes de philosophie,
au sein de la microstructure”, ont déjà dit les
psychologues, en premier bilan.
“Nous avons intégré, et fait admettre, le fait
que le travail social était possible au sein
d’un cabinet médical libéral. Nous pouvons
toucher des populations qui ne le seraient
pas autrement. Nous avons déjà pu contri-
buer à améliorer la situation d’un certain
nombre de patients, ce qui a retenti sur la
qualité des soins médicaux dispensés et le
suivi psychologique”, ont dit, pour leur
part, les travailleurs sociaux.
Une patientèle
un peu moins marginale
Quant à l’avis des patients eux-mêmes, il
est, bien évidemment, prévu de le recueillir
dans la partie commentaire libre du ques-
tionnaire d’évaluation, mais il est actuelle-
ment en cours de traitement. La plupart –
71 % exactement – n’étaient allés voir,
avant d’être mis sous traitement de substi-
tution, ni un travailleur social, ni un psy-
chologue, 43 % étaient dans ce cas à l’en-
trée dans l’étude. Et pourtant, même si la
“patientèle” de ces microstructures, dont
25 % a plus de 35 ans, semble moins “déchi-
rée” que celle des centres spécialisés, nom-
breux sont ceux qui souffrent de problèmes
psychiatriques (35 % de dépression, 64 %
d’anxiété, 59 % de déficit de la concentration,
10 % ont des idées suicidaires et 1 % a fait des
tentatives de suicide, 5 % ont des hallucina-
tions, 26 % commettent des actes de violen-
ce…). Si 51 % des patients ne semblent pas
avoir de comorbidité somatique principale,
32 % ont une hépatite C, 3 % sont infectés par
le VIH, 2 % ont une pathologie respiratoire,
2% une pathologie cardiovasculaire, et 2 %
une épilepsie… en fait, en moyenne, un usa-
ger de drogues ainsi suivi en ville a tout de
même des problèmes médicaux divers 6 jours
par mois. “Les toxicos non suivis correcte-
ment sont de gros consommateurs de soins
coûteux de première ligne (généralistes, hos-
pitalisations d’urgence…), sans prises en
charge dentaires. Mieux s’occuper d’eux
occasionne d’un côté des dépenses mais d’un
autre des économies”, commentait à ce propos,
Joseph Losson, le directeur de l’URCAM
alsacienne qui soutient l’expérience.
En ce qui concerne leurs consommations
dans les 0 à 40 jours (mais c’est du “décla-
ratif ” !), 9 % prennent de la buprénorphine
haut dosage hors traitement de substitution,
parmi ceux-là, 21 % se l’injectent et 10 %
la sniffent, 48 % prennent de l’alcool, 17 %
de l’héroïne, 1% de la méthadone, 3 % des
barbituriques. “Quatre-vingt-sept pour cent
de l’échantillon de toxicomanes interrogés
déclaraient avoir eu au moins un jour de
polyconsommation dans le mois précé-
dent…”, commentait Guy Hédelin.
La situation de leur emploi est, bien évidem-
ment, précaire mais leur revenu moyen reste
correct. Et, si 39 % ont déjà fait de la prison,
la plupart n’ont jamais été condamnés.
Première évaluation
Les premiers résultats de l’évaluation des
microstructures, intermédiaires, présentés à
cette occasion, sont très encourageants,
l’évaluation finale devant être prête pour
2003. L’étude comporte deux “bras” : l’un
englobant les patients pris en charge par le
médecin seul (161 patients dans le “bras
conventionnel”), l’autre par la microstructure
(176 inclus dans le “bras microstructure”).
Les premières évaluations ont montré que
les médecins étaient satisfaits de l’amélio-
ration de leur exercice, de leur propre tolé-
rance aux “cas lourds”, de l’ouverture faci-
litée sur les pratiques en réseau, de “l’in-
ventivité et de la liberté” de cette formule
innovante. Bref “un meilleur confort de tra-
vail”. Les patients peuvent dire “autre
chose” au psychologue ou au travailleur
social qu’au médecin, leur situation sociale
et personnelle s’améliore et il semble qu’ils
aient moins souvent affaire à la justice dans
le bras microstructure que dans le conven-
tionnel. D’ores et déjà, ceux qui n’ont
jamais vu de psychologue ou de travailleur
social au cours de l’année écoulée ne sont
plus que 35 %, même dans “le bras conven-
tionnel” et 24 % dans “le bras microstruc-
ture”. On a constaté, enfin, qu’il existe une
forte synergie entre ces deux intervenants,
car les patients qui vont le plus souvent voir
le psychologue sont aussi ceux qui consul-
tent le plus fréquemment le travailleur
social et inversement.
Reste maintenant le plus ardu : “Dépasser
le stade de la preuve de la faisabilité de
l’expérience pour essaimer loin des villes
jusqu’en milieu rural”, comme le disait le
directeur de la DDASS du Bas-Rhin.
“La plupart des réseaux fonctionnent déjà,
comme vous, sur le militantisme, et toute la
question est de garder un certain enthou-
siasme, de pérenniser l’expérience et de la
professionnaliser. Vous allez entrer rapide-
ment dans cette période charnière”, com-
mentait, pour sa part, le Dr Pierre
Poloméni, chargé de mission santé pour la
MILDT. Une expérience pionnière doit tôt
ou tard se diffuser. Ou se dissoudre, ce
qu’elle fait, hélas, la plupart du temps, par
épuisement de ses forces, “faute de com-
battants”. En ce qui concerne l’expérience
alsacienne, il semble plutôt qu’on soit sur
la voie d’un “modèle” adaptable et exten-
sible. “Il vous faut concrètement aujour-
d’hui passer des crédits exceptionnels au
régime financier de droit commun. Nous
sommes avec vous”, disait, encourageant,
Joseph Losson, le directeur de l’URCAM.
Un bon augure pour les pionniers de
Strasbourg, Sélestat, Mulhouse, et autres
communes d’Alsace.
Espace Indépendance, directrice : Danièle
Ledit, 21, boulevard de Nancy, 67000
Strasbourg. Tél. : 03 88 52 04 04.
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