QUI DONC NEST PAS CONSTRUCTIVISTE ?
Qui donc n’est pas constructiviste?
Jean-Pierre Astolfi1
Résumé
La généralisation de la référence constructiviste en éducation risque d’entraîner des
emplois «didactiquement corrects », d’autant qu’elle concerne les discours (ceux de
la littérature pédagogique comme de la formation des maîtres) bien davantage que
les pratiques. Une telle situation n’est pas saine.
Les amalgames: d’un point de vue théorique, les référents du constructivisme sont
divers, mais pas nécessairement convergents. Piaget, Bachelard et Vygotsky sont
ainsi trois figures tutélaires souvent invoquées, mais leurs discours et leurs cadres
problématiques sont loin de s’emboîter harmonieusement au service des didactiques.
La question est alors de savoir comment les convoquer sans confusion, au service de
nos objectifs propres.
Les contrastes: parler de constructivisme dans un tel contexte oblige à examiner à
quoi celui-ci s’oppose. Il se démarque tantôt du béhaviorisme (registre psycholo-
gique), tantôt du positivisme (registre épistémologique), tantôt du dogmatisme
(registre pédagogique). Or ces versions ne se recoupent que partiellement, et cha-
cune donne au constructivisme des couleurs différenciées.
Les précautions: sur fond de méthodes actives et d’éducation nouvelle, le construc-
tivisme conduit à des formulations ambiguës et à des évitements précautionneux. On
parle de mettre l’élève (sinon l’enfant) «au centre» du système éducatif, on dit volon-
tiers qu’il doit «découvrir par lui-même» les notions, on évoque l’idée d’une
«approche» des contenus enseignés, on bannit d’ailleurs souvent le mot «enseigne-
ment» lui-même comme s’il était signe de transmission dogmatique.
1Professeur de sciences de l’éducation, Université de Rouen, France.
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CONSTRUCTIVISMES : USAGES ET PERSPECTIVES EN EDUCATION
Introduction
Le terme constructivisme est très polysémique. Il en existe même une variante russe
en histoire de l’art (du côté du suprématisme de Malévitch ou Lissitzky) qui semble
avoir inspiré le graphisme du logo de ce colloque. En éducation et en formation, la
référence au constructivisme est aujourd’hui générale et survalorisée, quasi obligée.
La situation était différente voilà encore une quinzaine d’années, le constructi-
visme était porpar des minorités actives, comme les mouvements pédagogiques ou
les didactiques naissantes. C’est maintenant devenu la langue commune de nos sys-
tèmes éducatifs et des textes qu’ils produisent, avec notamment cette formule sur
laquelle je reviendrai: Placer l’élève au centre du système, au centre de ses appren-
tissages. C’est le discours des directeurs, des formateurs, des inspecteurs, des cher-
cheurs, d’autant plus vigoureux, dirai-je un peu perfidement, que celui qui le tient n’a
pas à l’appliquer au quotidien, mais occupe une position lui permettant de dire ce
qu’il conviendrait de faire… Seuls quelques intellectuels médiatiques français
paraissent échapper au charme des idées constructivistes dont ils font leur bête noire,
même s’ils préfèrent l’attaquer à l’abri du mythe de l’égalité républicaine. Je fais
entièrement miens ici les propos de Bernard Charlot quand il écrit que «le discours
sur la Raison que quelques intellectuels déversent dans les médias présente la parti-
cularité de ne pas répondre à la question de l’appropriation des savoirs, et même de
refuser obstinément qu’elle soit posée(…) ». Ce combat de la Raison contre la Péda-
gogie n’est «qu’un conservatisme social et pédagogique, couvert pudiquement du
manteau de Condorcet (…)». Cette «défense des privilèges au nom de l’universel,
c’est le ressort profond de toute idéologie, d’autant plus mystificatrice ici qu’elle se
présente comme porteuse des droits de la Raison». Pauvre Condorcet!
Le problème actuel du constructivisme en éducation est donc qu’il risque d’apparaître
comme étant de l’ordre du «didactiquement correct», d’autant qu’il concerne souvent
davantage les discours que les pratiques. Il n’est pas sain que la référence se fasse ainsi
révérence, ce qui nous obligera à clarifier des distinctions sur différents plans, pour
éviter de tout dissoudre dans un discours dominant sans caractère opératoire.
Dans une première partie, je tenterai de défaire les amalgames fréquents entre les
apports de Piaget, Bachelard et Vygotsky, tous trois constructivistes mais dont les
positions sont loin de coïncider. Je caractériserai ensuite par contraste trois versions
du constructivisme, que je qualifierai de psychologique, épistémologique et pédago-
gique. Pour terminer, je commenterai quelques expressions issues du constructivisme
et passées dans la langue pédagogique en soulignant leurs ambiguïtés.
Le constructivisme sans amalgames
D’un point de vue théorique, les référents du constructivisme sont divers mais pas
nécessairement convergents. Jean Piaget, Gaston Bachelard et Lev Vygotsky sont
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QUI DONC NEST PAS CONSTRUCTIVISTE ?
ainsi trois figures tutélaires souvent invoquées, mais leurs discours et leurs cadres
problématiques sont loin de s’emboîter harmonieusement au service des didactiques.
La question est alors de savoir comment les convoquer sans confusion, en fonction de
nos objectifs propres.
Piaget face à Bachelard
Piaget n’est pas seulement un psychologue, et il a revendiqué lui-même pour son tra-
vail le statut, certes controversé, d’épistémologie génétique. C’est une épistémologie
logique et structurale, qui cherche à mettre à jour les opérations logico-mathéma-
tiques impliquées par l’activité ou que celle-ci requiert, et à dégager des situations les
plus diverses des invariants opératoires dans les conduites cognitives. Tel n’est pas le
projet de Bachelard qui, a contrario, considère la connaissance générale comme le
premier des obstacles à surmonter et appelle à une épistémologie critique et régio-
nale, examinant dans chacun des champs de la connaissance, les problèmes théo-
riques spécifiques qu’il a fallu surmonter et dont témoignent la lenteur et les détours
de l’histoire des découvertes scientifiques. Le premier s’intéresse donc à la cogni-
tion, conçue comme un système général de schèmes, lequel s’instancie moyennant
des décalages, dans chacun des problèmes à résoudre: c’est une théorie qu’on peut
dire descendante, de type «top down». Le second examine, plutôt que la cognition en
général, la conceptualisation spécifique à chaque domaine, même s’il en tire une
liste plus générale d’obstacles pour accéder à la pensée scientifique: c’est une théo-
rie montante, de type «bottom up».
Piaget face à Vygotsky
Pour Piaget, les interactions avec le milieu sont décisives car ce sont elles qui trans-
forment la nature des échanges entre sujets, passant d’un «adualisme» initial à la
décentration de la pensée formelle. Pour lui, les apprentissages sont alors les «fruits »
d’un développement harmonieux, rendus possibles par la maturation progressive des
structures cognitives. Pour Vygotsky au contraire, ce sont les interactions sociales
entre sujets qui sont d’emblée décisives, le mouvement réel de la pensée allant de
l’«inter-psychique» vers l’«intra-psychique». La polémique théorique avec Piaget
porta précisément sur le statut second et dérivé que celui-ci accordait au social quand
lui considérait que c’est là le moteur des progrès de la pensée. L’apprentissage repré-
sente alors plutôt les «fleurs», ou même les «bourgeons» du développement, plutôt
Opérations logiques
impliquées ou requises
par lactivité
COGNITION
Concepts scientifiques
conquis contre
le sens commun
CONCEPTUALISATION
PIAGET BACHELARD
Deux épistémologies
CONSTRUCTIVISMES : USAGES ET PERSPECTIVES EN EDUCATION
que ses fruits. On peut donc parler d’une théorie centrifuge (ou «inside out»), pour
le premier, le mouvement essentiel allant du sujet à son environnement, et d’une
théorie centripète (ou «outside in »), pour le second, qui accorde une place essentielle
au processus d’intériorisation.
Bachelard face à Vygotsky
Bachelard et Vygotsky, moins souvent comparés, sont porteurs de deux projets cul-
turels, de deux conceptions de l’«homme nouveau» auquel chacun appelle à sa
façon. Pour Bachelard, l’acculturation passe par le renoncement aux facilités du sens
commun, grâce à l’ascèse intellectuelle produite par une «philosophie du non». Les
obstacles nous guettent en permanence et seule une vigilance épistémologique du
sujet, une posture quasi surmoïque, lui permet d’en limiter les effets et d’en parer,
autant que faire se peut, le retour. Pour Vygotsky, l’acculturation est la fille de média-
tions portées par des institutions (dont l’école, émanation de la société), la maîtrise
du langage étant l’un des vecteurs principaux de cette domestication de l’esprit.
La «Trinité didactique»
Au sein de cette sorte de «Trinité», matérialisée par le schéma suivant, Piaget joue le
rôle du réaliste (grâce au diagnostic clinique des étapes du développement qu’il
décrit), Bachelard serait le pessimiste (en raison du «travail de deuil» permanent
auquel il appelle) et Vygotsky l’optimiste (par l’ambition éducative en vue de laquelle
il nous outille). Mais chacun gagne à rester placé sous le regard croisé des deux autres.
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Apprentissages déterminés
par l’état de maturation
des structures cognitives
EXTERNALISATION
Développement stimulé
par les apprentissages
intentionnels
INTERNALISATION
PIAGET VYGOTSKY
Deux psychologies
Inhibition des
propensions naturelles
de lesprit
ASCÈSE PERSONNELLE
Stimulation de laccès
aux objets culturels
dans un écart optimal
MÉDIATION SOCIALE
BACHELARD VYGOTSKY
Deux anthropologies
QUI DONC NEST PAS CONSTRUCTIVISTE ?
Piaget, qui explique «comment ça marche», reste ainsi sous la vigilance critique:
- de Bachelard, qui pointe le fait que le développement ne résulte pas seulement des
progrès positifs de la pensée, mais nécessite également une inhibition des réponses
spontanées, ce qu’Olivier Houdé appelle joliment les «schèmes dangereux»2;
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BACHELARD
PESSIMISME
(Travail de deuil)
La vigilance critique
(les obstacles)
VYGOTSKY
OPTIMISME
(Educabilité)
L'ambition dynamique
(la ZPD)
PIAGET
RÉALISME
(Entretien diagnostique)
Le possible évolutif
(les schèmes)
Dynamique
du dépassement
d'obstacles
Virtualité
du sujet
épistémique
Importance
des «schèmes
dangereux»
Volontarisme
vain sans
potentialités
Risque
d'aliénation
culturelle
Description
en «creux»
démobilisatrice
2Olivier Houdé réinterprète de nombreuses expériences de Piaget comme étant des expériences pièges plutôt que des
expériences princeps. Certains progrès du développement seraient plus précoces que ne le dit la théorie, mais restent
un moment masqués par la prégnance d’autres réponses plus primitives (mais pourtant valides en maintes circonstances),
que Houdé qualifie de «schèmes dangereux ». Par exemple, si l’enfant de six mois continue à chercher la poupée sous
un premier coussin alors qu’on l’a visiblement déplacée sous un second, ce n’est pas nécessairement par défaut du
schème de l’objet permanent, mais parce qu’il sait que certains objets de son environnement existent en plusieurs
exemplaires. De même, l’enfant de six ans qui estime qu’il y a davantage de bûchettes lorsqu’on les écarte devant lui
peut avoir acquis la conservation des quantités, mais se fier à l’encombrement qui est souvent un critère suffisant. La
manifestation du progrès passera par la capacité de l’enfant à devenir «inhibiteur efficient». Du coup, le développement
perd sa linéarité piagétienne et Houdé le décrit comme étant «chiffonné». Ce point de vue original fournit un équivalent
en psychologie du point de vue bachelardien sur la résistance des obstacles.
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