DOSSIER THÉMATIQUE Handicap psychique et réinsertion professionnelle Real-world functioning et insertion : une nouvelle perspective ? Real-world functioning and rehabilitation: a new perspective V. Matrat*, K. Grenier** L es évolutions actuelles dans la prise en charge des troubles psychiques, le souci de favoriser l’insertion sociale des patients (1) et la reconnaissance de la notion de handicap psychique par la loi française du 11 février 2005 (2) ont mis en évidence la nécessité de développer des instruments d’évaluation des situations et des potentialités des personnes. Dans des études récentes, menées en particulier aux États-Unis, visant à évaluer les effets des nouveaux médicaments destinés aux sujets schizophrènes ou à identifier les facteurs déterminants et prédictifs de leur insertion sociale et professionnelle, la notion de real-world functioning (RWF) a fait son apparition, pour désigner le fonctionnement réel et quotidien du patient. S’agit-il d’un concept précis et rigoureux ou simplement d’une notion intuitive et pratique pour désigner un ensemble plus ou moins bien défini de phénomènes ? Pour mener à bien cette clarification, quelques points de repère historiques et épistémologiques sont nécessaires. Tentative de définition * Département d’histoire et de philosophie des sciences, université de Paris-Diderot, Paris. ** Docteur en psychologie, département d’histoire et de philosophie des sciences, université de ParisDiderot, Paris. D’après C.R. Bowie, le RWF désigne “ce que la personne fait” réellement (what the person does do : performance) par opposition à “ce que la personne peut faire” dans des “conditions optimales” (what the person can do : capacité) : cette activité dans le monde réel est “susceptible d’être influencée non seulement par des habiletés cognitives ou autres, mais aussi par une variété de facteurs motivationnels et environnementaux” (3). La question est de savoir ce qu’il faut prendre en compte pour décrire et 126 | La Lettre du Psychiatre • Vol. V - n° 6 - novembre-décembre 2009 “mesurer” le monde réel de la personne et son fonctionnement dans celui-ci. Ainsi, la notion de RWF témoigne d’une recherche de catégories pertinentes pour décrire le comportement de la personne dans son environnement réel et quotidien. Origines du real-world functioning La notion de RWF semble avoir émergé à partir de plusieurs courants convergents. D’une part, l’efficacité actuelle des médicaments et la minimisation de leurs effets indésirables rendent possible un retour à une vie plus proche de l’“ordinaire” pour les personnes souffrant de troubles schizophréniques. D’autre part, l’évolution des mentalités collectives, reflétée dans les lois concernant les troubles mentaux, est allée dans le sens d’une participation accrue à la société des individus atteints. Enfin, les associations de patients ou de familles de patients exercent une influence croissante sur le développement d’outils de communication entre les différents partenaires. Ces changements ont conduit à soulever la question du parcours de vie de la personne et de son accompagnement, liée à celle des modalités de sa participation au monde social et professionnel, favorisant ainsi le développement d’outils d’évaluation du fonctionnement quotidien. L’évaluation des capacités des sujets schizophrènes s’est longtemps surtout effectuée par l’intermédiaire de tests neuropsychologiques destinés à mesurer leurs performances cognitives. Ces tests étaient essentiellement des mesures cliniques standardisées visant à identifier les détériorations mentales par rapport à des performances normales. Résumé Certains travaux récents relatifs au retentissement fonctionnel des troubles schizophréniques s’efforcent d’apprécier le real-world functioning (fonctionnement dans un environnement réel [RWF]) des sujets afin de mieux appréhender la problématique de leur vie quotidienne. Cette approche, bien qu’encore peu conceptualisée, paraît susceptible d’ouvrir de nouveaux horizons, tant pour la compréhension de la personne que pour son accompagnement. Même s’il reste à en délimiter les contours précis et à en évaluer l’efficacité opérationnelle, le RWF pourrait ainsi contribuer à une meilleure prise en compte de la subjectivité, de la singularité et de la globalité du vécu individuel, dans une perspective “écologique” d’interaction avec l’environnement. Or, ce type de mesure est apparu de plus en plus insuffisant, compte tenu des évolutions évoquées. La nécessité d’évaluer le retentissement fonctionnel (functional outcome) des troubles ­– c’est-à-dire leur impact sur le fonctionnement même des patients – s’est alors peu à peu imposée. Ainsi, surtout à partir des années 1990, certains chercheurs se sont penchés sur les relations entre les résultats aux tests neuropsychologiques et le retentissement fonctionnel, ce qui a conduit à élaborer de nouveaux tests et à préciser ce qu’il convient de mesurer. Par exemple, M.F. Green suggère de s’intéresser à des notions telles que la cognition sociale, la capacité d’acquisition et d’utilisation des compétences pratiques de vie (entretien de soi, relations avec les autres, relations au travail, tâches ménagères), ou encore le potentiel d’apprentissage (4). Cette dernière notion, par exemple, issue des travaux de Lev Vygotski (18961934) et de Joseph Zubin (1900-1990), implique de se concentrer sur les capacités latentes plutôt que sur les capacités déjà développées et nécessite la mise en place d’une évaluation dynamique prenant en compte la variabilité intra-individuelle. De telles suggestions constituent autant de tentatives pour mieux appréhender la réalité du patient, sa dynamique propre et son insertion dans le monde. Mais les études cherchant à mesurer le retentissement fonctionnel s’appuient sur des outils d’évaluation utilisés en laboratoire qui ne font que simuler la réalité. L’UPSA (UCSD Performance-Based Skills Assessment) [5], par exemple, mesure les capacités du patient à comprendre un document écrit décrivant des activités de loisir en vue de les planifier et d’identifier les actions nécessaires pour les mener à bien. Les domaines concernés sont les compétences financières (estimer un coût, faire la monnaie), la communication (composer un numéro d’urgence, appeler les renseignements pour demander un numéro de téléphone) et la mobilité (utiliser des horaires et des plans pour déterminer le prix d’un ticket de bus, repérer une destination sur une carte et déterminer le trajet approprié pour s’y rendre). Dès les années 1980, des auteurs se sont intéressés à l’évaluation des compétences de vie quotidienne des patients dans leur environnement réel. Par exemple, la Specific Level of Function Scale (SLoF) [6] est fondée sur les comptes-rendus de personnes suivant le patient dans son quotidien, et porte sur les domaines suivants : fonctionnement physique (vision, ouïe, etc.), soins personnels (se nourrir, faire sa toilette, etc.), compétences interpersonnelles (instaurer, accepter et maintenir des contacts sociaux, communiquer efficacement, etc.), acceptabilité sociale (absence d’abus verbaux ou physiques, absence de comportements répétitifs, etc.), activités communautaires (faire les courses, téléphoner, avoir des activités de loisir, etc.) et compétences professionnelles (niveau de maîtrise, ponctualité, etc.). Comprendre les relations entre cognition et fonctionnement dans le monde réel Actuellement, les travaux menés autour de ces questions cherchent à mettre en évidence, en utilisant des outils existants ou en créant de nouveaux au besoin, les relations entre les capacités neuropsychologiques, le retentissement fonctionnel et la capacité à s’adapter à un environnement réel. Certaines capacités cognitives semblent être souvent corrélées aux capacités fonctionnelles : attention, habiletés motrices, apprentissage verbal, mémoire verbale, fluidité verbale, fonctionnement exécutif, etc. Cependant, C.R. Bowie met en évidence la complexité des relations entre ces différents types de capacité : ➤ ➤ dans de nombreux domaines, les relations entre la performance neuropsychologique et le fonctionnement en environnement réel sont médiatisées par la capacité fonctionnelle ; ➤ ➤ le déploiement de la capacité fonctionnelle paraît aussi être affecté par d’autres facteurs (symptômes négatifs, facteurs affectifs, etc.). En fait, ce type d’étude semble révéler des problèmes de fond liés à la pertinence des tests, à la difficulté de déterminer la façon optimale de mesurer les performances en environnement réel, ou encore au fait que les événements de base qui permettent en principe de mesurer le retentissement fonctionnel (mariage, indépendance, emploi compétitif à temps plein, etc.) sont rarement réalisés chez les schizophrènes. Mots-clés Fonctionnement dans l’environnement réel Insertion Retentissement fonctionnel Schizophrénie Highlights In the last few years, some studies about functional outcomes have attempted to measure the real-world functioning of schizophrenia patients. Although this notion must be more conceptualized, it opens new ways of thinking for comprehension and support of the persons. After a necessary theoretical and operational clarification of the concept of RWF, it would lead to a conception of the patient which better integrates some dimensions like subjectivity, singularity and complexity of real-life experience, in an ecological point of view of the individual and his environment. Keywords Real-world functioning Rehabilitation Functional outcomes Schizophrenia La Lettre du Psychiatre • Vol. V - n° 6 - novembre-décembre 2009 | 127 DOSSIER THÉMATIQUE Handicap psychique et réinsertion professionnelle Real-world functioning et insertion : une nouvelle perspective ? Des outils d’évaluation significatifs et prédictifs ? Une autre façon d’envisager la personne schizophrène ? Pour certains chercheurs, le RWF est pris en compte lors de l’élaboration d’outils d’évaluation neurocognitifs qui se veulent prédictifs du fonctionnement réel du patient dans sa vie quotidienne. Ainsi, si la Schizophrenia Cognition Rating Scale (ScoRS) a été conçue comme un instrument mesurant les progrès réels du patient et se voulant utilisable par “tous” (cliniciens, membres de la famille, patients, etc.), il s’agit d’une évaluation de la cognition mesurant les déficits cognitifs et le degré auquel ceux-ci affectent le fonctionnement quotidien (7). Constituée d’items tels que “Avez-vous des difficultés pour vous rappeler les noms des personnes que vous connaissez ?” ou “Avez-vous des difficultés à suivre une émission de télévision ?”, la cotation de la SCoRS repose sur deux sources d’information : un entretien avec le patient et un entretien avec un informateur proche du patient (membre de la famille, ami, travailleur social, etc.). L’évaluation de l’interviewer est une combinaison des deux entretiens et de ses observations sur le patient. Les instruments de mesure récemment mis au point comme la SCoRS sont donc avant tout des instruments d’évaluation des capacités neurocognitives, se voulant corrélés au fonctionnement en environnement réel des patients, et non des instruments d’évaluation directe de ce fonctionnement. Ainsi, si l’intérêt pour le “fonctionnement en environnement réel” s’accroît, ses outils de mesure ne paraissent pas connaître le même développement. Pour que le RWF puisse prétendre au statut de concept scientifique, d’autres études tant quantitatives que qualitatives semblent indispensables, mais, comme le rappelait M.F. Green, un effort théorique est également nécessaire. Ces études sur le RWF font ressortir deux questions centrales : qu’est-ce qui est mesuré exactement, et comment (cette dernière question incluant la question du “qui”) ? Les différentes manières de tester (lieu, contexte, personne, item retenu...) posent le problème de la validité écologique (interne et externe) des différents tests. Dépend-elle du lieu, de ce qui est testé, ou bien de qui est interviewé, ou de tout cela à la fois ? La catégorisation des domaines du fonctionnement réel et le recueil des données étant liés (certains domaines ou certaines catégories ne pouvant être renseignés qu’à travers un compte-rendu fait par le patient lui-même ou par des proches), une clarification et une réflexion méthodologique, relatives notamment à la technique de l’entretien, sont nécessaires. Ces études, malgré les réserves que l’on peut faire concernant les outils développés, témoignent d’une évolution dans la prise en charge des patients, et peut-être de l’émergence d’un nouveau cadre de pensée (8). Car chercher à connaître le “fonctionnement dans le monde réel” d’une personne implique de modifier le regard porté sur elle : comme l’indiquent les auteurs de l’échelle qui reste la plus utilisée pour mesurer ce fonctionnement – la SLoF, élaborée dès 1983 –, une telle approche “concentre l’attention sur les compétences d’une personne, ses atouts et ses capacités plutôt que sur ses incapacités et ses déficits” (6). La recherche d’un langage commun, souvent souhaitée dans le champ du handicap psychique, exprime ce même besoin de constituer un cadre capable d’intégrer les différentes dimensions de la personne humaine, ce qui implique de repenser les rapports entre subjectivité et objectivité. Une telle appréhension du RWF, si l’on tente une transposition au contexte épistémologique français, fait écho à celle de G. Canguilhem, qui, dans Le Normal et le Pathologique (1943), montrait déjà que la vie n’est pas seulement soumission au milieu mais institution de son milieu propre, et que “les maladies sont de nouvelles allures de la vie” (9). Pour Canguilhem, “la norme en matière de pathologie est avant tout une norme individuelle”. Or, si la maladie ne peut se comprendre que par rapport à une norme individuelle, elle s’inscrit néanmoins par essence dans un environnement vital : “Quand on qualifie de pathologiques un symptôme ou un mécanisme fonctionnel isolés, on oublie que ce qui les rend tels, c’est leur rapport d’insertion dans la totalité indivisible d’un comportement individuel.” L’origine de la notion de maladie “doit être cherchée dans l’expérience qu’ont les hommes de leurs rapports d’ensemble avec le milieu”, ce qui soulève la question de la globalité du vécu individuel. De même, F. Guattari soulignait qu’“il n’est pas juste de séparer l’action sur la psyché, le socius et l’environnement” (10), exprimant par là l’erreur que constitue pour lui le cloisonnement, ou, pour reprendre l’expression de son complice G. Deleuze, la “segmentation” des domaines du réel. Remarquons que ce type d’approche rappelle aussi la “connaissance processive” de la pensée chinoise, dont F. Jullien a précisé les caractéristiques (11). En effet, il est essentiel que ce type de connaissance ne s’applique pas à un objet identifiable mais à un flux 128 | La Lettre du Psychiatre • Vol. V - n° 6 - novembre-décembre 2009 DOSSIER THÉMATIQUE qu’il s’agit de suivre dans sa dynamique temporelle, et qu’elle n’appartienne pas à un sujet source mais relève d’un processus interactionnel reliant le sujet et son milieu. De plus, une telle connaissance ne procède pas par abstraction mais s’acquiert à travers le déroulement de l’expérience. Enfin, “elle ne vise pas à la détermination atemporelle d’une vérité dans un but spéculatif, mais à l’appréciation anticipée d’une évolution de façon à pouvoir d’autant mieux amorcer celle-ci”. N’est-ce pas là précisément ce que cherchent à réaliser les évaluations du fonctionnement réel ? Conclusion Le souci de préciser le fonctionnement dans le monde réel du patient a-t-il suscité une nouvelle conceptualisation de l’insertion socio-professionnelle des sujets schizophrènes ? Le RWF est un concept encore en instance de validation rigoureuse, dont il reste à délimiter les contours précis et à évaluer l’efficacité opérationnelle. Les éléments clés de ce concept nous semblent être : ➤ ➤ une conception dynamique de l’individu, avec un fonctionnement à la fois global et singulier impliquant la prise en compte de sa subjectivité ; ➤ ➤ une conception écologique/systémique des situations, les interactions individu-environnement étant appréhendées dans leur ensemble. Si cela favorisait une nouvelle approche de l’insertion pour les sujets schizophrènes, ce ne serait pas tant, nous semble-t-il, en relevant d’une approche centrée sur la personne qu’en ouvrant une perspective centrée sur le rapport de celle-ci au monde. C’est peut-être ce rapport au monde, c’est-à-dire le “réel” de la personne, qu’il s’agit de mieux cerner et pour lequel, s’il existe encore peu d’outils, la notion de real-world functioning constitue une approche riche de potentialités. ■ Références bibliographiques 1. Corbiere M, Lecomte T. Vocational services offered to people with severe mental illness. Journal of Mental Health 2009;18(1):38-50. 2. Art. L. 114. du Code de l’action sociale et des familles. 3. Bowie CR, Reichenberg A, Patterson TL, Heaton RK, Harvey PD. Determinants of real-world functional performances in schizophrenia subjects: correlations with cognition, functional capacity, and symptoms. Am J Psychiatry 2006;163(3):418-25. 4. Green MF, Kern RS, Braff DL, Mintz J. Neurocognitive deficits and functional outcome in schizophrenia: are we measu- ring the “right stuff”? Schizophr Bull 2000;26(1):119-36. 5. Patterson TL, Goldman S, Mc Kibbin CL, Hughs T, Jeste DV. UCSD Performance-Based Skills Assessment : development of a new measure of everyday functioning for severely mentally ill adults. Schizophr Bull 2001;27(2): 235-45. 6. Schneider LC, Struening EL. SLOF: a behavioral rating scale for assessing the mentally ill. Soc Work Res Abstr 1983;19:9-21. 7. Keefe RS, Poe M, Walker TM, Kang IW, Harvey PD. The Schizophrenia Cognition Rating Scale: an interview-based assessment and its relationships to cognition, real-world functioning and functional capacity. Am J Psychiatry 2006;163(3):426-32. 8. Carpenter Jr WT. Targeting schizophrenia research to patient outcomes [Editorial]. Am J Psychiatry 2006;163(3):353-5. 9. Canguilhem G. Le Normal et le Pathologique. Paris : PUF, 1966. 10. Guattari F. Les trois écologies. Paris : Éditions Galilée, 1989:32. 11. Jullien F. Figures de l’immanence. Paris : Grasset, 1993. Réed. LGDF, coll. Le livre de poche, Biblio, 1995. La Lettre du Psychiatre • Vol. V - n° 6 - novembre-décembre 2009 | 129