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saisit des règles absurdes et des comportement ataviques
en œuvre dans les familles souvent pauvres qu’elle met
en scène et crée des images très claires qu’elle mène alors
vers la distorsion pour pointer l’oppression. Elle part
de clichés (religion, famille, machisme, mafia...) comme
lieux de mémoire historique de la collectivité 3pour les
retransformer, les grossir démesurément, par exemple.
Elle met ainsi en lumière comment les corps ont été
façonnés au point d’incorporer littéralement les règles,
la rigidité d’un ordre dont ils ne perçoivent même plus
l’origine ni les raisons d’être. Dans ce théâtre, la femme
tient la première place, victime privilégiée mais aussi
corps plus malléable qui devient vite le relais privilégié
et le soutien inconditionnel, par exemple, d’une religion
qui ne prend même pas la peine de paraître dialoguer
avec la modernité. Et ce qui depuis si longtemps fait
corps avec ces êtres, structure leurs façons de voir mais
aussi de se déplacer, de manger, d’échanger etc., ne peut
être, on le conçoit, facilement séparé, critiqué voire
extirpé. Tout le travail d’Emma Dante consiste dès
lors à construire une distanciation «juste», qui ne
bloque pas le spectateur dans un refus massif, mais ne
l’entraîne pas non plus dans une caricature hilarante
et sans effet.
L’impact social de ces prises de position finalement
assez circonscrites mais aussi très affirmées et très précises
semble double. Le public de l’Italie du sud affiche une
plus grande réserve à se retrouver devant un tel miroir,
tandis que le Nord et les pays étrangers accueillent la
metteur en scène à bras ouverts. D’où une certaine
dépendance par rapport à la scène internationale qui
rejaillit sur l’esthétique, Emma Dante reconnaissant
volontiers que les couleurs utilisées dans la scénographie
de LASCIMIA, par exemple, doivent davantage à
l’atmosphère d’Anvers où elle a travaillé qu’à celle de
l’Italie du sud. Mais puisque la tension, la confrontation,
constitue la dynamique de sa création, postulons qu’elle
saura résister aux formatages imposés par la circulation
internationale des spectacles.
Engagement politique
Si Emma Dante élabore plutôt une écriture scénique,
étroitement liée au plateau et aux corps des acteurs
(et se rattache à ces « écrivains de plateau » selon
l’appellation retenue par Bruno Tackels), c’est bien
une écriture dramatique, plus autonome, que forge
Fausto Paravidino.
Né à Gênes en 1976, Paravidino apparaît comme
une véritable révélation du théâtre italien, souvent mis
en scène en France (par Stanislas Nordey notamment)
comme en Belgique (Jules-Henri Marchant, Patrick
Bebi...). Acteur et traducteur, l’auteur prend la langue
comme matériau premier d’un geste théâtral politique.
Il ne s’agit pas ici de faire image, d’extirper une
coercition logée au plus profond des corps mais de faire
discours à partir d’un point de vue sur le monde et,
plus spécifiquement sur l’Italie contemporaine.
Pour NATURE MORTE DANS UN FOSSÉ 4, Paravidino
emprunte au thriller la situation (le meurtre d’une jeune
fille) et la forme de l’enquête avec policiers et suspects.
Mais sous cette forme familière, c’est à un travail
particulier de l’indice que l’auteur se livre. Les prises
de parole des personnages relèvent d’un mode narratif
épique. Chacun donne sa version qui vient se juxtaposer
aux autres, la forme de l’interrogatoire étant davantage
suggérée que présente dans le texte. Ce sont les
monologues du policier chargé de l’enquête qui balisent
la lecture, ce qui permet de maintenir intacte la
subjectivité de chaque point de vue. Mais à l’intérieur
de ces blocs monologiques, l’auteur ménage un léger
décalage, un lieu de trouble qui devient l’indice d’une
autre lecture possible. Ainsi, le milieu de la drogue
et de la nuit que fréquentait la victime, jeune fille
de bonne famille, paraît d’emblée tout désigné pour
abriter le coupable du meurtre. Mais ce milieu si souvent
présenté comme clos sur sa propre logique paraît ici
moins uniforme. Si le commerce de la drogue est bien
régi par des lois implacables, les individus qui évoluent
dans ce milieu retrouvent, sous la plume de Paravidino,
une individualité qui n’est plus exclusivement
déterminée par le contexte social. En ce sens, ils
échappent pour une part à la caricature de ces êtres
en perdition dans un monde en faillite totale dont
le théâtre contemporain est devenu coutumier. Plus
contradictoires, ils présentent des failles où s’enracinent
l’humour et l’ironie:
Il monte dans ma voiture, sniffe un coup «O.K.
elle est bonne» – je te crois qu’elle est bonne. Il prend
le paquet et veut sortir. Je fais: «Hé oh l’fric!»
«Attends-moi ici.»
[...]
Il sort de chez lui, vient vers moi, je veux ouvrir
la portière, il sort son flingue, colle le canon contre le
pare-brise et fait: «Tu disparais, O.K.?»
J’ai le mien dans mon froc mais je l’ai jamais utilisé,
je sais pas s’il est chargé. (p. 25-26)
C’est dans cette faille qui dépasse ici la caricature
et la dérision, que prend corps la dynamique d’un théâtre
qui cherche à signifier que ce n’est qu’en vertu d’un
certain point de vue que notre société serait en situation
de permanente et universelle tragédie. Car, au fond,
si le dealer en manque d’argent prostitue pour la
première fois – et la dernière – sa petite amie et s’il
s’endort dans sa voiture pendant qu’elle se fait assassiner,
ce n’est peut-être pas par le fait de la mécanique
3. Idem.
4. L’Arche, 2006.