Médecine
& enfance
ETONNEMENT
Rubrique dirigée par C. Valentin
septembre 2008
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J
ournée de la musique, Université
populaire, Nuit blanche, Journée
du patrimoine, Université d’été,
Nuit des musées, Journée mondiale du
cinéma d’animation, les heures d’été
manifestement sont à la culture. Occa-
sion de renouer avec le musée et de re-
découvrir une peinture consacrée à l’en-
fant, au dénuement dans la plus grande
collection du monde. Etonnement du
philosophe : pourquoi aller voir au mu-
sée ce que le monde offre en ouvrant
simplement les yeux ?
POURQUOI REGARDER
L’ENFANT MENDIANT DE
MURILLO ET PAS L’ENFANT
DE LA RUE ?
L’art permettrait-il d’atténuer la réalité
de la misère en donnant à l’esprit le
goût ? Serait-il, de cette manière, un
choix et une autre manière de soigner,
une catharsis ? Le sens premier de la
catharsis est médical ; elle signifie
l’évacuation des humeurs malsaines du
corps. Le sens attribué par Aristote à la
catharsis dérive de ce sens médical. Il
reconnaît à l’art un rôle purificateur, et
donc une fonction psychologique, so-
ciale et morale. Si l’art est bien l’expres-
sion de nos passions, il évacue par sa
représentation symbolique quelques-
uns des caractères les plus embléma-
tiques du réel : la souffrance et le be-
soin, apanages de la pauvreté. La repré-
sentation de la misère deviendrait-elle
plus facile à regarder que la pauvreté
de la rue ?
L’œuvre d’art ne serait-elle pas finale-
ment l’objet où s’exerce une faculté de
discerner et de sentir ce qui est esthé-
Médecins hors les murs
C. Valentin, pédiatre, philosophe, Eaubonne
« Presque tous les enfants sont des poètes, c’est-à-dire qu’ils ont souvent un sens assez profond
du mystère ; ils sont dans un monde un peu comme des étrangers qui arrivent dans un pays où
ils n’avaient jamais mis les pieds, et ils regardent autour d’eux avec beaucoup d’étonnement. Le
but de l’éducation est de faire peu à peu disparaître cet étonnement en expliquant à l’enfant le
sens de ce qui l’étonne. Et peu à peu il grandit et se sent tout à fait chez lui dans un monde où
plus rien ne peut l’étonner. Et c’est ainsi que meurent les poètes. » Julien Green [1]
Etonnement : « Etat psychologique provoqué par des phénomènes inattendus », dit Alméras
dans le Dictionnaire de la philosophie au PUF. Tel est bien, en langage concis, l’objet de cette
nouvelle rubrique, qui a pour visée de donner la parole à un pédiatre philosophe plus en habit
de passeur de plaisirs que de sagesses ou de savoirs. L’objet de cette chronique sera d’évo-
quer quelques éléments épars ayant trait à l’enfant qui dévoileront l’esprit, la tournure critique,
le regard sans doute différent laissé par l’enseignement des maîtres. L’ambition de cet écrit
apparaîtrait sans doute démesurée si n’était visée la volonté de saisir, à travers l’actualité,
l’événement nouveau et d’en offrir une autre approche.
L’étonnement ne provient pas nécessairement d’un caractère inhabituel, il peut naître d’une
nouvelle façon de considérer les choses. Ici se tient la source de la philosophie. Qu’est-ce
qu’un philosophe sinon un homme qui s’étonne ? Comme aujourd’hui, c’est sans doute l’éton-
nement qui poussa les premiers penseurs à la réflexion philosophique. « L’étonnement est le
premier effet d’un grand phénomène, c’est à la philosophie de le dissiper », affirme Diderot.
L’étonnement, voilà le secret. De l’étonnement naît la volonté de comprendre qui ouvre la voie
au progrès de l’humanité.
L’étonnement n’est-il pas ce qui relie finalement raison et sentiment, et de fait, le poète, l’en-
fant, le philosophe, le médecin, le scientifique et l’amoureux ?
« L’amoureux ? Vous ne l’avez pas mentionné », dira l’âme critique.
N’est-ce pas normal ? Être amoureux, c’est être étonné. Quand l’étonnement disparaît, c’est la
fin, alors n’en parlons plus !
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Médecine
& enfance
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tique ? Ainsi défini, le goût métamor-
phoserait une compréhension de la vie
en un art de vivre. Le goût n’est pas une
simple inclination qui nous fait préférer
telle œuvre à telle autre, suite à un en-
seignement prodigué dans l’enfance et
dont les résurgences seraient pré-
gnantes pour peu que la conjoncture
présente y soit propice, comme le pense
le philosophe Michel Onfray. Le goût,
tout au contraire, échappe à la raison
rationnelle. Il tient de la magie opérée
par l’œuvre d’art, de la magie tant son
fondement est complexe. Il est un res-
senti entre l’artiste et l’observateur, in-
dépendamment de tout passé culturel.
Contrairement à ce qu’affirmait
Nietzsche, l’œuvre d’art est opérante ;
elle contredit son affirmation : « On se
figure que l’art des œuvres d’art est le
vrai, que c’est à partir de lui qu’il faudra
améliorer et transformer la vie - fous
que nous sommes ! ». Je réfute tout ni-
hilisme qui conteste à l’œuvre d’art
d’être influente. Agissant entre le vi-
sible et l’invisible, l’œuvre d’art génère
un art de vivre, car elle-même est une
récapitulation, un excès d’histoire de
vie. Elle est un rapport d’image à ima-
ge : images stratifiées au gré des géné-
rations et des histoires personnelles,
produisant une image intérieure, pre-
mium à une représentation donnée par
l’artiste, qui va générer ou laisser af-
fleurer une image à la conscience de
l’observateur. L’image peut alors être
thérapeutique, empruntant un chemin
rappelant celui de la parole énoncée
qui libère l’inconscient du souvenir re-
foulé. Aller au musée plutôt que regar-
der le réel est une voie libératrice choi-
sie inconsciemment par le sujet en désir
de guérison.
C’EST LARTISTE QUI
A TOUJOURS RAISON
L’histoire de Murillo témoigne de l’hy-
pothèse que nous venons d’énoncer.
Pourquoi Murillo a-t-il choisi de repré-
senter l’enfant ? Et pourquoi l’enfant
pauvre ? Le peintre espagnol est le der-
nier de quatorze enfants, orphelin à
l’âge de neuf ans suite à une épidémie
de peste. Il sera élevé par sa sœur. La
pauvreté s’est installée en hôte dans
l’esprit du peintre, dès l’enfance, for-
geant une image intérieure forte. Pré-
sente, longuement assumée, pétrie au
gré des épisodes de l’enfance, elle se dé-
voilera à la conscience, lors de la ren-
contre de l’artiste avec l’enfant men-
diant, âgé entre sept et neuf ans, âge
identique à celui de Murillo quand il
perd lui-même sa mère. Sa vie bascule,
le souvenir s’inscrit. La représentation
de Murillo s’expose en souvenirs vivants
et non en mémoire achevée, en ressen-
tis fugitifs plus qu’en sujets immuables,
en représentations contrastées plus
qu’en images harmonieuses. L’enfant et
la cruche s’opposent fermement : sujet,
objet ; commencement, achèvement ;
nature vivante, nature morte ; corps
éveillé, eau morte ; obscurité
intérieure ; beauté du dedans et du de-
hors ; dépouillement, dénouement ; lu-
mière, ombre…
Dès lors l’objectif de l’artiste est atteint.
La cause de l’enfant et de la pauvreté,
défendue par Murillo, va conquérir l’ob-
servateur, surtout si lui-même a connu
la misère, de près ou de loin. L’œuvre de
Murillo parle, le talent en plus, il
convainc.
METTRE UN ENFANT
SUR UN TABLEAU, C’EST
LE SORTIR DU MONDE
L’artiste est là pour dépasser opposi-
tions et frontières.
La pauvreté change d’image. Située
dans le relatif, l’indigence n’est plus per-
çue comme une laideur ou une malédic-
tion : la pauvreté devient un thème de
réflexion riche, pour l’observateur, pour
peu qu’il en ait gardé mémoire. La voie
est ouverte, Kant l’entérine : « L’art ne
veut pas la représentation d’une chose
belle mais la belle représentation d’une
chose ». La pauvreté s’est installée dans
le Beau : elle va en tirer ses lettres de
noblesse. L’humble, le petit, le sans nom
triomphent.
L’enfant sort de l’ombre. L’enfant peut
avoir les pieds sales, être sans chaus-
sures, avoir le pantalon trop long, le gi-
let usé jusqu’à la corde – autant de stig-
mates affirmant contre toute attente
que l’enfant travaille, même s’il est
mendiant – sa représentation est ri-
chesse. L’ultime orée franchie sera la
représentation elle-même de l’enfant,
manière de dire son importance au
monde. Il oblige l’artiste à le mettre en
scène et le médecin à repenser son sta-
tut. C’est quand les traditions les plus
assurées sont remises en cause, quand
les certitudes les plus évidentes se fis-
surent qu’un espace s’ouvre, que la vie
renaît. Déjouant les frontières éter-
nelles entre culture et nature, le méde-
cin retrouve son essence en devenant
passeur de sens. Louis-Ferdinand Céli-
ne ne pourra plus dire que « la médeci-
ne est un ingrat ; quand on se fait hono-
rer par les riches, on a l’air d’un larbin,
par les pauvres, on a tout du voleur ».
Un point est écrit au bout du voyage de
la nuit.
[1] Julien Green : « Mon premier livre en anglais », L’apprenti
psychiatre, Le livre de poche, 1977 ; p. 63.
Le jeune mendiant
(1,00 m x 1,34 m)
entre 1645 et 1650
Estéban Murillo
© RMN/Hervé Lewandowski
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