Médecine & enfance Médecins hors les murs ETONNEMENT C. Valentin, pédiatre, philosophe, Eaubonne « Presque tous les enfants sont des poètes, c’est-à-dire qu’ils ont souvent un sens assez profond du mystère ; ils sont dans un monde un peu comme des étrangers qui arrivent dans un pays où ils n’avaient jamais mis les pieds, et ils regardent autour d’eux avec beaucoup d’étonnement. Le but de l’éducation est de faire peu à peu disparaître cet étonnement en expliquant à l’enfant le sens de ce qui l’étonne. Et peu à peu il grandit et se sent tout à fait chez lui dans un monde où plus rien ne peut l’étonner. Et c’est ainsi que meurent les poètes. » Julien Green [1] Etonnement : « Etat psychologique provoqué par des phénomènes inattendus », dit Alméras dans le Dictionnaire de la philosophie au PUF. Tel est bien, en langage concis, l’objet de cette nouvelle rubrique, qui a pour visée de donner la parole à un pédiatre philosophe plus en habit de passeur de plaisirs que de sagesses ou de savoirs. L’objet de cette chronique sera d’évoquer quelques éléments épars ayant trait à l’enfant qui dévoileront l’esprit, la tournure critique, le regard sans doute différent laissé par l’enseignement des maîtres. L’ambition de cet écrit apparaîtrait sans doute démesurée si n’était visée la volonté de saisir, à travers l’actualité, l’événement nouveau et d’en offrir une autre approche. L’étonnement ne provient pas nécessairement d’un caractère inhabituel, il peut naître d’une nouvelle façon de considérer les choses. Ici se tient la source de la philosophie. Qu’est-ce qu’un philosophe sinon un homme qui s’étonne ? Comme aujourd’hui, c’est sans doute l’étonnement qui poussa les premiers penseurs à la réflexion philosophique. « L’étonnement est le premier effet d’un grand phénomène, c’est à la philosophie de le dissiper », affirme Diderot. L’étonnement, voilà le secret. De l’étonnement naît la volonté de comprendre qui ouvre la voie au progrès de l’humanité. L’étonnement n’est-il pas ce qui relie finalement raison et sentiment, et de fait, le poète, l’enfant, le philosophe, le médecin, le scientifique et l’amoureux ? « L’amoureux ? Vous ne l’avez pas mentionné », dira l’âme critique. N’est-ce pas normal ? Être amoureux, c’est être étonné. Quand l’étonnement disparaît, c’est la fin, alors n’en parlons plus ! ournée de la musique, Université populaire, Nuit blanche, Journée du patrimoine, Université d’été, Nuit des musées, Journée mondiale du cinéma d’animation, les heures d’été manifestement sont à la culture. Occasion de renouer avec le musée et de redécouvrir une peinture consacrée à l’enfant, au dénuement dans la plus grande collection du monde. Etonnement du philosophe : pourquoi aller voir au musée ce que le monde offre en ouvrant simplement les yeux ? J POURQUOI REGARDER L’ENFANT MENDIANT DE MURILLO ET PAS L’ENFANT DE LA RUE ? Rubrique dirigée par C. Valentin L’art permettrait-il d’atténuer la réalité septembre 2008 page 306 de la misère en donnant à l’esprit le goût ? Serait-il, de cette manière, un choix et une autre manière de soigner, une catharsis ? Le sens premier de la catharsis est médical ; elle signifie l’évacuation des humeurs malsaines du corps. Le sens attribué par Aristote à la catharsis dérive de ce sens médical. Il reconnaît à l’art un rôle purificateur, et donc une fonction psychologique, sociale et morale. Si l’art est bien l’expression de nos passions, il évacue par sa représentation symbolique quelquesuns des caractères les plus emblématiques du réel : la souffrance et le besoin, apanages de la pauvreté. La représentation de la misère deviendrait-elle plus facile à regarder que la pauvreté de la rue ? L’œuvre d’art ne serait-elle pas finalement l’objet où s’exerce une faculté de discerner et de sentir ce qui est esthé- Médecine & enfance tique ? Ainsi défini, le goût métamorphoserait une compréhension de la vie en un art de vivre. Le goût n’est pas une simple inclination qui nous fait préférer telle œuvre à telle autre, suite à un enseignement prodigué dans l’enfance et dont les résurgences seraient prégnantes pour peu que la conjoncture présente y soit propice, comme le pense le philosophe Michel Onfray. Le goût, tout au contraire, échappe à la raison rationnelle. Il tient de la magie opérée par l’œuvre d’art, de la magie tant son fondement est complexe. Il est un ressenti entre l’artiste et l’observateur, indépendamment de tout passé culturel. Contrairement à ce qu’affirmait Nietzsche, l’œuvre d’art est opérante ; elle contredit son affirmation : « On se figure que l’art des œuvres d’art est le vrai, que c’est à partir de lui qu’il faudra améliorer et transformer la vie - fous que nous sommes ! ». Je réfute tout nihilisme qui conteste à l’œuvre d’art d’être influente. Agissant entre le visible et l’invisible, l’œuvre d’art génère un art de vivre, car elle-même est une récapitulation, un excès d’histoire de vie. Elle est un rapport d’image à image : images stratifiées au gré des générations et des histoires personnelles, produisant une image intérieure, premium à une représentation donnée par l’artiste, qui va générer ou laisser affleurer une image à la conscience de l’observateur. L’image peut alors être thérapeutique, empruntant un chemin rappelant celui de la parole énoncée qui libère l’inconscient du souvenir refoulé. Aller au musée plutôt que regarder le réel est une voie libératrice choisie inconsciemment par le sujet en désir de guérison. C’EST L’ARTISTE QUI A TOUJOURS RAISON L’histoire de Murillo témoigne de l’hypothèse que nous venons d’énoncer. Pourquoi Murillo a-t-il choisi de représenter l’enfant ? Et pourquoi l’enfant pauvre ? Le peintre espagnol est le dernier de quatorze enfants, orphelin à servateur, surtout si lui-même a connu la misère, de près ou de loin. L’œuvre de Murillo parle, le talent en plus, il convainc. METTRE UN ENFANT SUR UN TABLEAU, C’EST LE SORTIR DU MONDE Le jeune mendiant (1,00 m x 1,34 m) entre 1645 et 1650 Estéban Murillo © RMN/Hervé Lewandowski l’âge de neuf ans suite à une épidémie de peste. Il sera élevé par sa sœur. La pauvreté s’est installée en hôte dans l’esprit du peintre, dès l’enfance, forgeant une image intérieure forte. Présente, longuement assumée, pétrie au gré des épisodes de l’enfance, elle se dévoilera à la conscience, lors de la rencontre de l’artiste avec l’enfant mendiant, âgé entre sept et neuf ans, âge identique à celui de Murillo quand il perd lui-même sa mère. Sa vie bascule, le souvenir s’inscrit. La représentation de Murillo s’expose en souvenirs vivants et non en mémoire achevée, en ressentis fugitifs plus qu’en sujets immuables, en représentations contrastées plus qu’en images harmonieuses. L’enfant et la cruche s’opposent fermement : sujet, objet ; commencement, achèvement ; nature vivante, nature morte ; corps éveillé, eau morte ; obscurité intérieure ; beauté du dedans et du dehors ; dépouillement, dénouement ; lumière, ombre… Dès lors l’objectif de l’artiste est atteint. La cause de l’enfant et de la pauvreté, défendue par Murillo, va conquérir l’obseptembre 2008 page 307 L’artiste est là pour dépasser oppositions et frontières. La pauvreté change d’image. Située dans le relatif, l’indigence n’est plus perçue comme une laideur ou une malédiction : la pauvreté devient un thème de réflexion riche, pour l’observateur, pour peu qu’il en ait gardé mémoire. La voie est ouverte, Kant l’entérine : « L’art ne veut pas la représentation d’une chose belle mais la belle représentation d’une chose ». La pauvreté s’est installée dans le Beau : elle va en tirer ses lettres de noblesse. L’humble, le petit, le sans nom triomphent. L’enfant sort de l’ombre. L’enfant peut avoir les pieds sales, être sans chaussures, avoir le pantalon trop long, le gilet usé jusqu’à la corde – autant de stigmates affirmant contre toute attente que l’enfant travaille, même s’il est mendiant – sa représentation est richesse. L’ultime orée franchie sera la représentation elle-même de l’enfant, manière de dire son importance au monde. Il oblige l’artiste à le mettre en scène et le médecin à repenser son statut. C’est quand les traditions les plus assurées sont remises en cause, quand les certitudes les plus évidentes se fissurent qu’un espace s’ouvre, que la vie renaît. Déjouant les frontières éternelles entre culture et nature, le médecin retrouve son essence en devenant passeur de sens. Louis-Ferdinand Céline ne pourra plus dire que « la médecine est un ingrat ; quand on se fait honorer par les riches, on a l’air d’un larbin, par les pauvres, on a tout du voleur ». Un point est écrit au bout du voyage de la nuit. [1] Julien Green : « Mon premier livre en anglais », L’apprenti psychiatre, Le livre de poche, 1977 ; p. 63.