Linaccompli en wolof
Sylvie VOISIN1
1. Introduction
Les analyses présentées ici sont liées à l’examen de marques de TAM en wolof.
Le système de conjugaison de cette langue a déjà fait l’objet de nombreuses
études : Sauvageot 1965, Church 1981, Diallo 1981, et plus récemment Robert
1991. Au fil du temps, ces différents auteurs ont montré que les indices de sujet
sont amalgamés avec différentes marques de TAM, y compris des marques
discursives telles que l’emphase. Synchroniquement, il est impossible de dégager
des formes de base pour les indices de sujet et de les dissocier des marques de
TAM. Ainsi, on présente traditionnellement le système des conjugaisons de cette
langue comme composé de 10 paradigmes (cf. annexe 1). À ces paradigmes
s’ajoutent des marques non amalgamées comme les morphèmes du passé woon ~ -
oon, du passé habituel waan ~ -aan et de l’inaccompli di ~ -y.
Nous voudrions revenir ici sur le statut de ce dernier morphème. Son
comportement dans le système de conjugaison conduit les descriptions à le
séparer en deux marques : un morphème aspectuel (di et –y) et un composant de
certains paradigmes de conjugaison (d- et di)2. Dans cet article, nous voudrions
montrer que les différentes variantes et les différents positionnements qui sont à
l’origine de cette distinction sont les indices du statut d’auxiliaire du morphème
di de l’inaccompli.
Cette analyse a certes pour conséquence de complexifier la présentation de la
conjugaison, mais cela a lavantage d’éclaircir les différents positionnements des
indices de sujet et d’objet dans certains paradigmes. Nous espérons qu’à terme,
les analyses menées ici aboutiront à un éclaircissement du système de
conjugaison du wolof et apporteront des indices supplémentaires sur les
procédés de grammaticalisation qui en sont à l’origine.
Cette analyse est organisée de la façon suivante. Nous commençons par
présenter les caractéristiques de l’inaccompli (2.). Ensuite, après avoir défini la
notion d’auxiliaire, nous montrons que linaccompli d’après ses comportements
peut être rattaché à cette dernière catégorie (3.). Enfin, nous étendons notre
analyse en émettant des hypothèses sur son origine (5.).
1 Nous voudrions remercier ici Alice Vittrant et Momar Cissé qui ont bien voulu
participer à la relecture de ce travail et qui ont contribué par leurs remarques à sa
réalisation.
2 Cette dichotomie des formes transparaît dans Sauvageot (1965) et est clairement
annoncée dans Robert (1991) et Perrin (2005)
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2
2. La marque de linaccompli di
Les notions de TAM sont souvent assez délicates à manipuler, d’une part parce
qu’il n’y a pas forcément de consensus entre la terminologie utilisée et, d’autre
part parce que les langues encodent ces notions de différentes façons.
Si malgré les différentes fonctions que peut recouvrir le morphème di en
wolof, cette marque est identifiée comme inaccompli, c’est parce que les autres
valeurs qui lui sont attribuées sont à inférer de l’interaction entre di et d’autres
éléments de la proposition et non d’une marque aspectuelle différente.
Ainsi, en wolof, le morphème di a une valeur générique d’inaccompli, il
présente le procès comme non achevé au point de référence temporelle. Par
conséquent, selon le point de référence, cette marque aspectuelle sera liée aux
temps présent ou passé, et son interaction avec l’aspect lexical du verbe et les
autres marques de TAM pourra renvoyer à des valeurs telles que : progressif,
habituel et futur. On voit bien, ainsi, que la marque di recouvre les différents
champs que donne Comrie (1976) à l’aspect « imperfective »3.
imperfective
habitual continuous
non progressive progressive
Figure 5.1. Classification of aspectual oppositions (Comrie 1976: 25)
Afin de ne pas compliquer cette présentation, les interactions qui sont à
l’origine des différentes valeurs de di ne seront abordées que si cela sert à
l’analyse. Pour une présentation plus complète et détaillée de ces phénomènes,
nous renvoyons à Robert (1991), et pour les interactions entre les TAM de deux
propositions à Perrin (2005).
2.1. Compatibilité de linaccompli avec les autres marques de
TAM
La répartition des marques de TAM en wolof est traditionnellement présentée
de la façon suivante. Les paradigmes sont composés d’indices de sujet et de
marques modales. Les marques aspectuelles sont di et sa variante –y pour
l’inaccompli, l’absence de marque (Ø) renvoie à l’aspect accompli. La marque de
l’inaccompli est décrite comme incompatible avec certains paradigmes de
conjugaison, et selon les paradigmes son positionnement est différent.
3 À la différence de la terminologie anglophone, nous utilisons le terme « d’inaccompli »
pour l’aspect grammatical et le terme « d’imperfectif » pour l’aspect lexical.
L’INACCOMPLI EN WOLOF
3
En effet, l’observation de la compatibilité entre les variantes de l’inaccompli et
les différents paradigmes de conjugaison permet de dégager les trois
configurations suivantes.
2.1.1. Configurations multiples : le Narratif
Deux configurations sont associées au paradigme du Narratif selon le type de
propositions :
sVo4 - dans les propositions indépendantes, les complétives et les
subordonnées d’aboutissement introduites par ba (jusqu’à) ;
1S
ma lekk ko
1P
nu lekk ko
2S
nga lekk ko
2P
ngeen lekk ko
3S
mu lekk ko
3P
ñu lekk ko
Tableau 1 - Le narratif dans les propositions indépendantes et certaines subordonnées
soV - dans les autres subordonnées.
1S
…ma ko lekk
1P
…nu ko lekk
2S
…nga ko lekk
2P
…ngeen ko lekk
3S
…mu ko lekk
3P
…ñu ko lekk
Tableau 2 - Le narratif dans les autres propositions subordonnées
Tandis que la deuxième configuration (soV) est toujours compatible avec
l’inaccompli, la première configuration (sVo) nexiste pas à l’inaccompli, ou plus
exactement dans ces propositions, l’inaccompli modifie obligatoirement le
positionnement des indices sujet et objet, l’ordre sVo passe à : s di o V.
Dans l’exemple (1), bëgg « vouloir » régit la complétive (parataxe) au narratif
mu àtte leen. La position des clitiques sujet et objet est celle attendue : le clitique
sujet précède le verbe lexical et le clitique objet lui est postposé (sVo). Dans
l’exemple (2), le même verbe bëgg régit la complétive à l’inaccompli ma di ko uuf.
On peut voir que le positionnement des clitiques sujet et objet est différent. Ces
indices sont tous préposés au verbe uuf « prendre sur les genoux ». Ils encadrent
non plus le verbe lexical, mais la marque de l’inaccompli di.
(1) Dañu gg mu àtte leen « Ils veulent qu’il les sépare »
EV3P vouloir N3S séparer O3P5
(2) Dafa bëgg ma di ko uuf « Il veut que je le prenne souvent sur mes genoux »
EV3S vouloir N1S INACC O3S prendre.sur.les.genoux
4 Les minuscules renvoient aux marques d’accord et non aux syntagmes. Pour des raisons
de clarté dans la présentation des différents paradigmes, nous utiliserons toujours pour
la marque objet la forme ko « objet de 3e personne du singulier » et le verbe lekk
« manger ».
5 La liste des abréviations pour les exemples wolof se trouve à la page 20.
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4
La différence d’ordre du Narratif selon le type de proposition est neutralisée à
l’inaccompli. L’uniformisation de l’ordre des clitiques au Narratif inaccompli est
également attestée avec la variante –y. Cependant, la position des variantes de
l’inaccompli n’est pas identique. La forme autonome di se place entre lindice
sujet et l’indice objet (cf.(2)), tandis que la variante clitique y se place après
l’indice objet, et ce quel que soit le type de proposition (complétive (3),
indépendante (4), et subordonnée temporelle (5)).
(3) Dama gg nga ko=y dëglu « Je veux que tu l’écoutes souvent »
EV1S vouloir N2S O3S=INACC écouter
(4) Nga ko=y xool « Tu le regardes »
N2S O3S=INACC regarder
(5) Bu ma ko=y gis, dinaa wax ak moom
TEMP N1S O3S=INACC voir FUT1S parler avec PRO3S
« Si jamais je le vois, je parle avec lui »
La difrence de positionnement est à rapprocher du statut clitique de -y.
Certains clitiques ont parfois des propriétés que lon ne retrouve pas forcément
pour leur correspondant autonome. Cette particularité est bien illustrée, par
exemple, avec les déterminants du Kwakw’ala (Anderson, 1992 et 2000). Ce type
de clitique, parfois désigné sous le terme special clitic6, est défini de la façon
suivante : éléments prosodiquement dépendants d'un mot-hôte qui apparaissent
comme variantes de formes libres autonomes. Ils partagent, avec ces variantes
autonomes, le sens et peuvent avoir une phonologie similaire, mais leur
distribution syntaxique est différente (Miller et Monachesi, 2003).
Ce point est à notre avis déterminant pour les autres types de configurations.
Il est également important de noter que le narratif est souvent considéré comme
montrant les formes d’indices de sujet les plus simples, c'est-à-dire les formes de
base à partir desquelles les autres paradigmes auraient été construits.
Il s’agit pour nous d’une première piste mettant en évidence le comportement
d’auxiliaire pour l’inaccompli avec la montée des clitiques sujet et objet dans sa
forme autonome di (s di o V), comme dans sa forme clitique, puisque là aussi les
indices de sujet et d’objet n’entourent plus le verbe lexical, mais servent de mot-
hôte pour l’enclitique =y (so=y V).
2.1.2. Configuration soV : la variante –y
Seule la variante clitique –y est compatible avec les paradigmes les clitiques
sujet et objet sont préposés au verbe lexical : Emphatique du Verbe (6),
Emphatique du Sujet (7), Emphatique du Complément (8), Présentatif et Obligatif
(10)7.
6 Terme introduit par Zwicky (1977).
7 Il manque ici les paradigmes du Futur et du Négatif Emphatique. Leur configuration
plus complexe serataillée en 2.1.3.
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5
(6) a. Dafa ko=y lax-al « Le soleil va le flétrir »
EV3S O3S=INACC ê.flétri-CAUS
b. *Dafa ko di laxal ou *Dafa di ko laxal
(7) a. Lii moo ko=y firndeel « Ç’est ça qui le prouve »
PRO3S ES3S O3S=INACC prouver
b. *Lii moo ko di firndeel
(8) a. Moom laa la=y rey-al « C’est lui que je tuerai pour toi »
PRO3S ES1S O2S=INACC tuer-APPL
b. *Moom laa la di reyal
(9) a. Yaa ngi ma=y gaañ ! « Tu me blesses ! »
Prés2S O1S=INACC blesser
b. *Yaa ngi ma di gaañ !
(10) Nanga=y am fit-u jëf « Il vous faudra souvent avoir le courage d’agir »
OBL2S=INACC avoir courage-CONN acte
b. *Nanga di am fitu jëf
La position de =y est conforme à ce que nous avons vu précédemment pour le
Narratif. Les indices de sujet et objet précèdent le clitique de l’inaccompli, de la
même façon qu’ils précèdent le lexème verbal dans les constructions à l’accompli
(Dafa ko laxal vs. Dafa ko=y laxal). Cependant, avec ces paradigmes, l’enclitique peut
être considéré comme un simple morphème de TAM qui se place après le clitique
objet. En effet, le déplacement des marques de sujet et d’objet est ici moins
évident. Il nous faudra donc prouver que la variante =y présente également des
caractéristiques d’auxiliaire, et tenter de comprendre pourquoi les paradigmes
présentés dans cette section ne sont pas compatibles avec la variante autonome
di.
2.1.3. Troisième type de configuration : les amalgames
Avec les deux paradigmes restants : Parfait et Négatif, le cas est plus complexe. De
part leur valeur, l’inaccompli est incompatible avec ces paradigmes. Le Parfait (ou
perfect) est lié à l’expression d’un état résultant au procès et le Négatif indique la
négation de l’accomplissement du procès. Dans ces conjugaisons, les marques
sont suffixées ou postposées à la base verbale.
(11) Lekk na ko « Il l’a mangé »
manger P3S O3S
b. *di lekk na ko / *lekk na ko=y
(12) Lekk-uma ko « Je ne l’ai pas mangé »
manger-NEG1S O3S
b. *di leek-uma ko / lekk-uma ko=y
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