DOSSIER THÉMATIQUE San Antonio Breast Cancer Symposium 2010 La désescalade thérapeutique n’a plus la cote chez les chirurgiens The trends in choice of more conservative surgery is going the other way around J.R. Garbay* L * Institut Gustave-Roussy, 39 bis, rue Camille-Desmoulins, 94800 Villejuif. es chirurgiens français du Gonzalez Convention Center ont été très surpris par la présentation de Todd Tuttle (université du Minnesota, Minneapolis), invité le 10 décembre dernier à un minisymposium sur les évolutions actuelles du traitement chirurgical du cancer du sein en phase précoce. Trente minutes de programme libre au micro de l’une des tribunes les plus recherchées au monde. À l’aide de la base de données du National Cancer Institute, la prestigieuse Surveillance Epidemiology and End Results (SEER), Todd Tuttle nous a brutalement plongés dans une inversion étonnante des courbes. Nous sommes aux États-Unis, l’exposé concerne les chiffres nord-américains. Depuis les 30 dernières années, le taux de traitements conservateurs augmente, l’irradiation partielle aussi, donc le taux de mastectomies homolatérales diminue. Jusque-là, tout va bien. Mais, à partir de 2004, les publications de la Mayo Clinic et du Lee Moffitt Cancer Center rapportent une réaugmentation du taux de mastectomies qui dépasse la barre des 40 %. Et les données du SEER aboutissent au même constat (1). De plus, dans la même période, le taux de mastectomies controlatérales a aussi beaucoup augmenté ! Et lorsqu’un Américain vous dit "beaucoup", ça veut dire que c’est gros ! Aujourd’hui aux États-Unis, après une mastectomie pour cancer du sein, le taux moyen de mastectomies controlatérales prophylactiques est en effet de 49 %, alors qu’il est de 28 % au Canada, de 5 % en moyenne en Europe et de 10 % en France. Les facteurs favorisants retrouvés dans la base SEER sont l'âge jeune, la race blanche, une histologie favorable, un carcinome lobulaire infiltrant, un niveau socioculturel élevé, des antécédents familiaux et… last but not least, un chirurgien de sexe féminin ! Les causes reconnues par Tuttle semblent finalement liées à une certaine mentalité américaine : la peur, associée à une surestimation du risque d’événement controlatéral. Les taux reconnus de cancer controlatéral sont de 0,5 % par an sans hormonothérapie, de 0,25 % sous tamoxifène et sans doute encore moins sous antiaromatase. Dans une étude de Rakovitch (2) rapportée par Tuttle, les patientes ayant un cancer canalaire in situ (CCIS) du sein estimaient à 27 % leur risque de décès ! Les commentaires – toujours rapportés par l’auteur – de certaines d'entre elles sont des plus éloquents : "Maintenant que je suis guérie de mon premier cancer, je ne veux plus prendre aucun risque et je veux me mettre totalement à l’abri d’une rechute. Maintenant que je suis opérée de l’autre côté, je n’ai plus peur de la récidive. Je n’ai plus de souci à me faire pour mon cancer…" Depuis quand la peur est-elle bonne conseillère ? Et qui donc a mis dans la tête de ces Américaines que rémission est synonyme de guérison ? Il est vrai qu'il est tellement plus facile, à la fin du traitement de première ligne, d’éviter de parler du risque de rechute en soulignant que "tout va bien", ce qui risque d’être compris par "je suis guérie". Pour peu que la surveillance soit alors reléguée en dehors du centre de traitement… Les faits parlent d’eux-mêmes. La tentation de la toute-puissance, de la maîtrise complète de cette maladie sournoise et terrible font fortement pencher la balance. Les progrès indéniables des résultats esthétiques des reconstructions immédiates font le reste. Je me suis temporairement rassuré à la fin de cet exposé en me disant que tout cela n’était que fadaises américaines, et qu’au moins, nous, en Europe, nous étions à l’abri de ces dérapages chirurgicaux. Et je me suis régalé à l’avance d’écouter l’orateur suivant, J.Y. Petit, qui fut un de mes maîtres 12 | La Lettre du Sénologue • n° 51 - janvier-février-mars 2011 Séno 51 mars 2011okimp.indd 12 05/04/11 16:13 Points forts Mots-clés »» Quelles sont les évolutions du traitement chirurgical précoce du cancer du sein ? »» Qu'en est-il de la mastectomie avec reconstruction immédiate par rapport au traitement conservateur ? »» Quel est le choix du chirurgien face à des femmes stressées par l'annonce de la maladie ? avant de quitter la France pour l’Institut européen d'oncologie (IEO) de Milan. Il était invité pour nous communiquer les résultats de leur technique originale de mastectomie conservatrice de la plaque aréolo-mamelonnaire (PAM) avec radiothérapie peropératoire. Mais voilà qu’au milieu de cette belle présentation, telle l'hydre de Lerne, le spectre de la surmastectomie prophylactique est réapparu avec force et insolence. Un institut européen a lui aussi été touché par ce virus que je ne croyais qu’américain. À l’IEO, entre 2000 et 2009, le taux de mastectomies est passé de 31 % à 47 %. Cette augmentation porte en partie sur les seins controlatéraux, mais aussi et surtout sur le sein homolatéral. Cette évolution est rapportée essentiellement à deux facteurs : ➤➤ La généralisation des IRM préopératoires, qui font découvrir des plurifocalités invisibles au bilan standard. Lorsque cette multifocalité est histologiquement prouvée, il est clair qu’il n’est pas possible de proposer autre chose qu’une mastectomie. Mais le service rendu à la patiente n’est pas du tout prouvé ; dans nombre de ces multifocalités de petite taille, un traitement conservateur peut permettre un excellent contrôle local. Je renvoie à mon article sur l’IRM paru dans La Lettre du Sénologue de juin 2010 (3). ➤➤ Le second facteur est la qualité chirurgicale de nos confrères de Milan, qui obtiennent d’excellents résultats esthétiques en reconstruction immédiate. Cela aide évidemment beaucoup à proposer l’alternative de la mastectomie plutôt que le traitement conservateur à un nombre croissant de patientes. "Vous éviterez ainsi la radiothérapie ; vous serez tellement plus tranquille, au moins de ce côté-là…" Ici, à la différence des États-Unis pour le sein controlatéral, les arguments sont rationnels et indiquent que, dans un centre d’excellence comme celui de Milan, de plus en plus de femmes choisissent l’option de la mastectomie avec reconstruction immédiate plutôt qu’un traitement conservateur. Devons-nous nous préparer à une évolution similaire en France ? Personnellement, je considère qu’un traitement conservateur, même moyen sur le plan esthétique, est toujours mieux qu’une reconstruction immédiate, aussi réussie soit-elle. Le sein garde une peau sensible, le mamelon conserve sensibilité et thélo- tisme, ce qu’aucune reconstruction ne peut obtenir. C’est d’ailleurs ce que nous apprennent les études sur la qualité de vie et l’image de soi (4). Ainsi, je ne pense pas que la réalisation d’une mastectomie soit un bénéfice lorsqu’un traitement conservateur est réalisable dans de bonnes conditions. L’argument du libre choix de la patiente et de la décision partagée est une ligne de crête délicate. Certes, nous devons donner la meilleure information possible à nos patientes, et des progrès sont souvent possibles dans ce domaine. Mais je pense que notre façon de délivrer cette information est rarement objective. Même inconsciemment, nous savons être convaincants pour aider une patiente à accepter un traitement difficile. C’est d’ailleurs une qualité recherchée et louable que d’inspirer confiance à nos malades et de les convaincre de suivre ce qui nous semble le meilleur traitement pour elles à l’instant présent. Ainsi, le chirurgien convaincu des avantages de la reconstruction immédiate lorsqu’un traitement conservateur est envisageable fera bien plus de mastectomies qu’un autre ! C’est ce que nous démontrent les chiffres de l’IEO de Milan. Et lorsque la patiente décide, le taux de mastectomies augmente encore. Dans l’étude de Katz (5), pour un cancer accessible à un traitement conservateur, le taux de mastectomies passe de 5,3 % lorsque la décision est prise par le chirurgien à 16,8 % en cas de décision partagée et jusqu’à 27 % lorsque la patiente considère que c’est elle qui a pris la décision (p < 0,001) ! Évidemment, ce ne sont pas toutes les patientes qui veulent décider elles-mêmes. On voit ainsi se dessiner un sous-groupe de patientes "à risque de mastectomie", dont la définition est psychosociale et plus du tout biologique. La rationalité des chiffres ne pèse plus suffisamment face à la peur, ni face à la mentalité de toute-puissance qui est très présente dans notre société actuelle. Comme quoi un excellent progrès, celui des résultats esthétiques des reconstructions immédiates, peut produire des effets collatéraux inattendus en faisant déraper les indications du traitement conservateur. Aujourd'hui, en situation d'annonce de la maladie et face au choix du traitement initial, le sénologue est confronté à un défi de plus en plus important. Comment présenter clairement un choix décisionnel de plus en plus complexe à des femmes stressées par l’annonce de leur maladie ? Assez souvent, c'est un chirurgien qui se trouve dans cette situation. Essayons de conserver la tête froide, et n’ayons pas peur des peurs de nos patientes ! ■ La Lettre du Sénologue • Séno 51 mars 2011okimp.indd 13 Cancer du sein Traitement conservateur Chirurgie reconstructrice IRM Keywords Breast carcinoma Conservative treatment Reconstructive surgery MRI Références bibliographiques 1. Habermann EB, Abbott A, Parsons HM, Virnig BA, Al-Refaie WB, Tuttle TM. Are mastectomy rates really increasing in the United States? J Clin Oncol 2010;28:3437-41. 2. Rakovitch E, Franssen E, Kim J et al. A comparison of risk perception and psychological morbidity in women with ductal carcinoma in situ and early invasive breast cancer. Breast Cancer Res Treat 2003;77:285-93. 3. Garbay JR. L’IRM vous montre tout, y compris ce qui n’existe pas ! La Lettre du Sénologue avril-maijuin 2010;48:8-9. 4. Ganz P, Kwan L, Stanton AL et al. Quality-of-life at the end of primary treatment of breast cancer: first results from the moving beyond cancer randomized trial. J Natl Cancer Inst 2004;96:376-87. 5. Katz SJ, Lantz PM, Janz NK et al. Patient involvement in surgery treatment decisions for breast cancer. J Clin Oncol 2005;23:552633. n° 51 - janvier-février-mars 2011 13 05/04/11 16:13