L La désescalade thérapeutique n’a plus la cote chez les chirurgiens

12 | La Lettre du Sénologue 51 - janvier-février-mars 2011
DOSSIER THÉMATIQUE San Antonio Breast Cancer Symposium 2010
La désescalade thérapeutique
na plus la cote
chez les chirurgiens
The trends in choice of more conservative surgery is going the other way
around
J.R. Garbay*
L
es chirurgiens français du Gonzalez Conven-
tion Center ont été très surpris par la présen-
tation de Todd Tuttle (université du Minnesota,
Minneapolis), invile 10 décembre dernier à un mini-
symposium sur les évolutions actuelles du traitement
chirurgical du cancer du sein en phase précoce. Trente
minutes de programme libre au micro de l’une des
tribunes les plus recherchées au monde.
À l’aide de la base de données du National Cancer
Institute, la prestigieuse Surveillance Epidemiology
and End Results (SEER), Todd Tuttle nous a bruta-
lement plongés dans une inversion étonnante des
courbes. Nous sommes aux États-Unis, l’exposé
concerne les chiffres nord-américains. Depuis les
30 dernières années, le taux de traitements conser-
vateurs augmente, l’irradiation partielle aussi, donc
le taux de mastectomies homolatérales diminue.
Jusque-là, tout va bien. Mais, à partir de 2004, les
publications de la Mayo Clinic et du Lee Moffitt Cancer
Center rapportent une réaugmentation du taux de
mastectomies qui dépasse la barre des 40 %. Et les
données du SEER aboutissent au même constat (1).
De plus, dans la même période, le taux de mastec-
tomies controlatérales a aussi beaucoup augmenté !
Et lorsqu’un Américain vous dit "beaucoup", ça veut
dire que c’est gros ! Aujourd’hui aux États-Unis, après
une mastectomie pour cancer du sein, le taux moyen
de mastectomies controlatérales prophylactiques est
en effet de 49 %, alors qu’il est de 28 % au Canada,
de 5 % en moyenne en Europe et de 10 % en France.
Les facteurs favorisants retrouvés dans la base SEER
sont l'âge jeune, la race blanche, une histologie favo-
rable, un carcinome lobulaire infiltrant, un niveau
socioculturel élevé, des antécédents familiaux et…
last but not least, un chirurgien de sexe féminin ! Les
causes reconnues par Tuttle semblent finalement
liées à une certaine mentalité américaine : la peur,
associée à une surestimation du risque d’événement
controlatéral. Les taux reconnus de cancer controla-
téral sont de 0,5 % par an sans hormonothérapie, de
0,25 % sous tamoxifène et sans doute encore moins
sous antiaromatase. Dans une étude de Rakovitch (2)
rapportée par Tuttle, les patientes ayant un cancer
canalaire in situ (CCIS) du sein estimaient à 27 %
leur risque de décès ! Les commentaires – toujours
rapportés par l’auteur – de certaines d'entre elles
sont des plus éloquents : "Maintenant que je suis
guérie de mon premier cancer, je ne veux plus prendre
aucun risque et je veux me mettre totalement à l’abri
d’une rechute. Maintenant que je suis opérée de l’autre
côté, je n’ai plus peur de la récidive. Je n’ai plus de
souci à me faire pour mon cancer…"
Depuis quand la peur est-elle bonne conseillère ?
Et qui donc a mis dans la tête de ces Américaines
que rémission est synonyme de guérison ? Il est vrai
qu'il est tellement plus facile, à la fin du traitement
de première ligne, d’éviter de parler du risque de
rechute en soulignant que "tout va bien", ce qui risque
d’être compris par "je suis guérie". Pour peu que la
surveillance soit alors reléguée en dehors du centre
de traitement… Les faits parlent d’eux-mêmes.
La tentation de la toute-puissance, de la maîtrise
complète de cette maladie sournoise et terrible
font fortement pencher la balance. Les progrès
indéniables des résultats esthétiques des recons-
tructions immédiates font le reste.
Je me suis temporairement rassuré à la fin de
cet exposé en me disant que tout cela n’était
que fadaises américaines, et qu’au moins, nous,
en Europe, nous étions à l’abri de ces dérapages
chirurgicaux. Et je me suis régalé à l’avance d’écouter
l’orateur suivant, J.Y. Petit, qui fut un de mes maîtres
* Institut Gustave-Roussy, 39 bis, rue
Camille-Desmoulins, 94800 Villejuif.
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Points forts
»Quelles sont les évolutions du traitement chirurgical précoce du cancer du sein ?
»Qu'en est-il de la mastectomie avec reconstruction immédiate par rapport au traitement conservateur ?
»Quel est le choix du chirurgien face à des femmes stressées par l'annonce de la maladie ?
Mots-clés
Cancer du sein
Traitement
conservateur
Chirurgie
reconstructrice
IRM
Keywords
Breast carcinoma
Conservative treatment
Reconstructive surgery
MRI
avant de quitter la France pour l’Institut européen
d'oncologie (IEO) de Milan. Il était invité pour nous
communiquer les résultats de leur technique origi-
nale de mastectomie conservatrice de la plaque
aréolo-mamelonnaire (PAM) avec radiothérapie
peropératoire. Mais voilà qu’au milieu de cette belle
présentation, telle l'hydre de Lerne, le spectre de la
surmastectomie prophylactique est réapparu avec
force et insolence. Un institut européen a lui aussi été
touché par ce virus que je ne croyais qu’américain. À
l’IEO, entre 2000 et 2009, le taux de mastectomies
est passé de 31 % à 47 %. Cette augmentation porte
en partie sur les seins controlatéraux, mais aussi et
surtout sur le sein homolatéral. Cette évolution est
rapportée essentiellement à deux facteurs :
La généralisation des IRM préopératoires, qui
font découvrir des plurifocalités invisibles au bilan
standard. Lorsque cette multifocalité est histologi-
quement prouvée, il est clair qu’il n’est pas possible
de proposer autre chose qu’une mastectomie. Mais le
service rendu à la patiente nest pas du tout prouvé ;
dans nombre de ces multifocalités de petite taille, un
traitement conservateur peut permettre un excellent
contrôle local. Je renvoie à mon article sur l’IRM
paru dans La Lettre du Sénologue de juin 2010 (3).
Le second facteur est la qualité chirurgicale de
nos confrères de Milan, qui obtiennent d’excellents
résultats esthétiques en reconstruction immédiate.
Cela aide évidemment beaucoup à proposer l’alter-
native de la mastectomie plutôt que le traitement
conservateur à un nombre croissant de patientes.
"Vous éviterez ainsi la radiothérapie ; vous serez telle-
ment plus tranquille, au moins de ce côté-là…" Ici, à la
différence des États-Unis pour le sein controlatéral,
les arguments sont rationnels et indiquent que, dans
un centre d’excellence comme celui de Milan, de plus
en plus de femmes choisissent l’option de la mastec-
tomie avec reconstruction immédiate plutôt qu’un
traitement conservateur.
Devons-nous nous préparer
à une évolution similaire en
France ?
Personnellement, je considère qu’un traitement
conservateur, même moyen sur le plan esthétique,
est toujours mieux qu’une reconstruction immé-
diate, aussi réussie soit-elle. Le sein garde une peau
sensible, le mamelon conserve sensibilité et thélo-
tisme, ce qu’aucune reconstruction ne peut obtenir.
C’est d’ailleurs ce que nous apprennent les études
sur la qualité de vie et l’image de soi (4). Ainsi, je ne
pense pas que la réalisation d’une mastectomie soit un
bénéfice lorsqu’un traitement conservateur est réali-
sable dans de bonnes conditions. L’argument du libre
choix de la patiente et de la décision partagée est une
ligne de crête délicate. Certes, nous devons donner la
meilleure information possible à nos patientes, et des
progrès sont souvent possibles dans ce domaine. Mais
je pense que notre façon de délivrer cette information
est rarement objective. Même inconsciemment, nous
savons être convaincants pour aider une patiente à
accepter un traitement difficile. C’est d’ailleurs une
qualirecherchée et louable que d’inspirer confiance à
nos malades et de les convaincre de suivre ce qui nous
semble le meilleur traitement pour elles à l’instant
présent. Ainsi, le chirurgien convaincu des avantages
de la reconstruction immédiate lorsqu’un traitement
conservateur est envisageable fera bien plus de mastec-
tomies qu’un autre ! C’est ce que nous démontrent les
chiffres de l’IEO de Milan. Et lorsque la patiente cide,
le taux de mastectomies augmente encore.
Dans l’étude de Katz (5), pour un cancer accessible
à un traitement conservateur, le taux de mastecto-
mies passe de 5,3 % lorsque la décision est prise par
le chirurgien à 16,8 % en cas de décision partagée et
jusqu’à 27 % lorsque la patiente considère que c’est
elle qui a pris la décision (p < 0,001) ! Évidemment,
ce ne sont pas toutes les patientes qui veulent décider
elles-mes. On voit ainsi se dessiner un sous-groupe
de patientes "à risque de mastectomie", dont la défi-
nition est psychosociale et plus du tout biologique. La
rationalité des chiffres ne pèse plus suffisamment face
à la peur, ni face à la mentalité de toute-puissance qui
est très présente dans notre société actuelle.
Comme quoi un excellent progrès, celui des résultats
esthétiques des reconstructions immédiates, peut
produire des effets collatéraux inattendus en faisant
déraper les indications du traitement conservateur.
Aujourd'hui, en situation d'annonce de la maladie
et face au choix du traitement initial, le sénologue
est confronté à unfi de plus en plus important.
Comment présenter clairement un choix décisionnel
de plus en plus complexe à des femmes stressées
par l’annonce de leur maladie ?
Assez souvent, c'est un chirurgien qui se trouve
dans cette situation. Essayons de conserver la
tête froide, et n’ayons pas peur des peurs de nos
patientes !
Références
bibliographiques
1. Habermann EB, Abbott A, Parsons
HM, Virnig BA, Al-Refaie WB, Tuttle
TM. Are mastectomy rates really
increasing in the United States? J
Clin Oncol 2010;28:3437-41.
2. Rakovitch E, Franssen E, Kim J
et al. A comparison of risk percep-
tion and psychological morbidity
in women with ductal carcinoma
in situ and early invasive breast
cancer. Breast Cancer Res Treat
2003;77:285-93.
3. Garbay JR. L’IRM vous montre
tout, y compris ce qui n’existe pas
! La Lettre du Sénologue avril-mai-
juin 2010;48:8-9.
4. Ganz P, Kwan L, Stanton AL et al.
Quality-of-life at the end of primary
treatment of breast cancer: first
results from the moving beyond
cancer randomized trial. J Natl
Cancer Inst 2004;96:376-87.
5. Katz SJ, Lantz PM, Janz NK et
al. Patient involvement in surgery
treatment decisions for breast
cancer. J Clin Oncol 2005;23:5526-
33.
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