Cancer de la vessie chez le sujet âgé dossier thématique Évaluation gériatrique approfondie et décision thérapeutique chez les patients âgés atteints d’un cancer : étude de cohorte ELCAPA Comprehensive geriatric assessment in the decision-making process in elderly patients with cancer: ELCAPA study P o i nt s f o rt s » L’évaluation gériatrique approfondie des patients âgés atteints de cancer était associée à une modification du plan de traitement anticancéreux dans 21 % des cas lors de la discussion en réunion de concertation pluridisciplinaire. » Majoritairement, il s’agissait d’une diminution du traitement, principalement avec décision d’orientation vers les soins de support (80 % des cas). » Le statut fonctionnel évalué par l’ADL (OR ajusté = 1,25 pour chaque diminution de 0,5 point du score ADL ; IC95 : 1,04-1,49 ; p = 0,016) et la dénutrition (OR ajusté = 2,99 ; IC95 : 1,36-6,58 ; p = 0,007) étaient indépendamment associés à une modification du plan de traitement anticancéreux. highlights P. Caillet (1, 4), F. Canoui-Poitrine (2, 3), J. Vouriot (1), M. Berle (1), N. Reinald (1), S. Krypciak (1), S. Bastuji-Garin (2, 3), S. Culine (4, 5), E. Paillaud (1, 2) Mots-clés : Évaluation gériatrique approfondie – Cancer – Sujet âgé – Décision thérapeutique. 1 Département de médecine interne et de gériatrie, consultation d’oncogériatrie (UPCOG Créteil), hôpital Henri-Mondor, Créteil. 2 Université Paris-Est, faculté de médecine, LIC EA 4393, Créteil. 3 Pôle de recherche clinique et de santé publique, hôpital HenriMondor, Créteil. 4 Service d’oncologie médicale, hôpital HenriMondor, Créteil. 5 CHU Henri-Mondor, université Paris XII, Inserm U955 Eq07, Créteil. 16 E After the Comprehensive Geriatric Assessment (CGA), the initial cancer treatment plan in elderly cancer patients was modified in 21% of cases in the discussion in multidisciplinary meeting. Mostly, there was a decrease in treatment, mainly with making referrals to supportive care (80% of cases). Functional status assessed by the ADL (adjusted OR = 1,25 for every decrease of 0.5 point of ADL score, CI95 : 1,04 to 1,49; p = 0,016) and malnutrition (adjusted OR = 2,99; CI95 : 1.36 to 6.58; p = 0,007) were independently associated with a change of plan cancer treatment. Keywords: Comprehensive geriatric assessment – Cancer – Elderly patients – Decision-making process. n raison du vieillissement de la population et de l’augmentation de l’incidence des cancers avec l’avancée en âge, plus de 60 % des cancers sont actuellement diagnostiqués chez des patients âgés de plus de 65 ans en Europe et aux États-Unis (1, 2). Mais l’hétérogénéité de la population âgée, principalement en termes de comorbidités et d’état fonctionnel, explique en grande partie la difficulté à établir des recommandations de prise en charge des malades âgés atteints d’un cancer. L’évaluation gériatrique approfondie (EGA), ou Comprehensive Geriatric Assessment (CGA) dans la littérature anglo-saxonne, développée par les gériatres, est une évaluation multidimensionnelle de l’état de santé global, fondée sur l’analyse des comorbidités, de l’état fonctionnel, nutritionnel, cognitif, des paramètres psychologiques et sociaux, et des traitements médicamenteux. L’EGA repose sur l’utilisation d’échelles validées qui permettent un inventaire objectif des difficultés d’un patient âgé, afin de proposer une prise en charge gériatrique personnalisée. Cette approche multidimensionnelle médico-psycho-sociale a montré son efficacité chez les malades âgés non cancéreux en termes de réduction du déclin fonctionnel, d’institutionnalisation et même d’amélioration de la survie (3). L’EGA est actuellement proposée comme un outil d’aide à la prise en charge des malades âgés atteints d’un cancer, afin de mieux identifier les patients qui peuvent recevoir et bénéficier d’un traitement anticancéreux conventionnel, et les patients à risque de toxicités et/ou trop vulnérables pour tolérer des traitements agressifs (4-6). L’objectif de cette étude était de déterminer si l’EGA influençait le choix du plan de traitement anticancéreux, et d’identifier les paramètres de l’EGA associés à une modification du plan de traitement initialement proposé. Correspondances en Onco-Urologie - Vol. III - no 1 - janvier-février-mars 2012 Évaluation gériatrique approfondie et décision thérapeutique chez les patients âgés atteints d’un cancer : étude de cohorte ELCAPA Patients et méthode L’ELCAPA (ELderly CAncer PAtient) est une étude de cohorte prospective et monocentrique incluant tous les patients âgés de 70 ans et plus, atteints de tumeurs solides et adressés à la consultation d’onco-gériatrie de l’hôpital Henri-Mondor de Créteil. L’objectif de la consultation oncogériatrique est de réaliser une EGA et d’apprécier la faisabilité du plan de traitement anticancéreux proposé par l’équipe oncologique avant la consultation. Au total, 375 patients ont été inclus entre janvier 2007 et juillet 2009. Après l’EGA, chaque dossier était rediscuté en réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) afin de décider du traitement anticancéreux, qui pouvait associer une ou plusieurs des modalités thérapeutiques suivantes : chirurgie, chimiothérapie, radiothérapie, hormonothérapie et soins de support. Le traitement anticancéreux était considéré comme modifié lorsque le plan de traitement anticancéreux choisi à l’issue de la discussion en RCP était différent du plan de traitement initialement proposé par l’équipe oncologique avant la consultation d’évaluation onco-gériatrique et la réalisation de l’EGA. Les données suivantes ont été recueillies : le sexe, l’âge, l’ECOG PS (Eastern Cooperative Oncology Group Performance Status), la localisation de la tumeur et la présence de métastases, le traitement anticancéreux proposé par l’équipe oncologique avant la réalisation de l’EGA, le traitement choisi après la réalisation de l’EGA et une nouvelle discussion en RCP, ainsi que les paramètres de l’EGA. Lors de la consultation d’évaluation oncogériatrique (120 minutes), outre l’examen clinique complet, le gériatre réalisait une EGA comportant l’évaluation de 9 domaines particuliers. ✓ L’autonomie, considérée comme altérée pour un score ADL (Activities of Daily Living) inférieur ou égal à 5/6 (7). ✓ La mobilité, considérée comme altérée pour un score au Timed Get Up and Go Test supérieur ou égal à 3/4 (8) et/ou réalisé en plus de 20 secondes, et/ou un test d’appui unipodal impossible ou moins de 5 secondes sur 1 ou les 2 jambes (9). ✓ L’état nutritionnel, pour lequel les critères de dénutrition retenus sont ceux des recommandations de l’HAS (10) : perte de 10 % du poids du corps en 6 mois ou de 5 % en 3 mois, et/ou un indice de masse corporelle (IMC) inférieur à 21 kg/m2, et/ou un Mini-Nutritional Assessment (11) inférieur à 17/30, et/ou une albuminémie inférieure à 35 g/l. ✓ L’état cognitif, considéré comme altéré pour un score au Mini-Mental State Examination (MMSE) inférieur à 24/30 (12). ✓ L’état thymique : l’existence d’un syndrome dépressif est retenue pour un score à la Mini-Geriatric Depression Scale (Mini-GDS) supérieur ou égal à 1/4 (13). ✓ Les comorbidités : l’existence d’une cardiopathie ischémique, d’une insuffisance cardiaque (stade III ou IV de la New York Heart Association), d’une arythmie, d’une hypertension artérielle (≥ 140/90 mmHg), d’un diabète, d’une insuffisance respiratoire chronique, d’une insuffisance rénale chronique (clairance de la créatinine < 50 ml/mn), d’une cirrhose et de séquelles neurologiques liées à un accident vasculaire cérébral devront être recherchées. La sévérité de la comorbidité était appréciée par l’échelle CIRS-G (Cumulative Illness Rating Scale for Geriatrics) [14, 15]. ✓ Le nombre de médicaments : une polymédication est retenue à partir de 5 molécules par jour. ✓ L’environnement social, considéré comme inapproprié en l’absence d’entourage social et/ou familial, et/ou d’aides à domicile en nombre suffisant pour répondre aux besoins du patient au moment de l’évaluation. ✓ La recherche d’une incontinence urinaire et/ou fécale. Résultats Au total, 375 patients âgés de 79,6 ± 5,6 ans ont été inclus dans l’étude ; ils étaient atteints principalement de cancers digestifs, suivis de cancers des voies urinaires et de la prostate dans 18,4 % des cas (tableau I). Le tableau II (voir p. 18) présente les paramètres de l’EGA dans la population globale. Plus de la moitié des patients avaient un trouble de la mobilité ou un risque de chute et une dénutrition, et près de 30 % avaient des troubles psycho-cognitifs ou une dépendance pour une ADL ou plus. Après discussion du dossier des patients en Tableau I. Caractéristiques des patients lors de l’EGA (n = 375). Caractéristiques Âge (moyenne ± écart-type) [années] Intervalle (années) n (%) 79,6 ± 5,6 70-99 Femmes 197 (52,5) Localisation du cancer – Appareil digestif dont cancers colorectaux – Prostate et appareil urinaire – Sein – Poumons – Autres 220 129 69 61 6 19 (58,7) (58,6) (18,4) (16,3) (1,6) (5,1) Métastases (n = 313) 171 (54,6) ECOG PS ≥2 187 (49,9) EGA : évaluation gériatrique approfondie ; ECOG PS : Eastern Cooperative Oncology Group Performance Status. Correspondances en Onco-Urologie - Vol. III - no 1 - janvier-février-mars 2012 17 Cancer de la vessie chez le sujet âgé dossier thématique Tableau II. Paramètres de l’EGA dans la population étudiée (n = 375). Paramètres n (%) ou moyenne ± écart-type Environnement social inapproprié* 66 (17,6) Dépendance pour une ADL ou plus 118 (31,5) Mobilité/risque de chute** 206 (54,9) Dénutrition*** (n = 374) 215 (57,5) Altération cognitive (MMSE ≤ 24/30) [n = 354] 96 (27,1) Syndrome dépressif (mini-GDS ≥ 1/4) [n = 367] 104 (28,3) Incontinence urinaire et/ou fécale (n = 371) 59 (15,9) Polymédication (≥ 5 molécules/jour) [n = 362] 242 (66,9) 56 (15,1) Comorbidités – Insuffisance cardiaque (n = 371) [stade III ou IV de la NYHA] – Cardiopathie ischémique (n = 373) – Arythmie (n = 373) – Hypertension (n = 373) [≥ 140/90 mmHg] – Diabète (n = 373) – Insuffisance respiratoire (n = 372) – Insuffisance rénale (n = 352) [clairance ≤ 50ml/mn] – Cirrhose (n = 373) – Séquelle d’accident vasculaire cérébral (n = 374) Nombre de comorbidités CIRS-G 78 (20,9) 63 (16,9) 231 (61,9) 87 (23,3) 20 (5,4) 219 (62,2) 3 (0,8) 11 (2,9) 4,2 ± 2,7 11,8 ± 5,3 EGA : évaluation gériatrique approfondie ; ADL : Activity of Daily Living ; MMSE : Mini-Mental State Evaluation ; Mini-GDS : Mini Geriatric Depression Scale ; NYHA : New York Heart Association ; CIRS-G : Cumulative Illness Rating Scale for Geriatrics. * Aucun(e) aidant ou aide à domicile approprié(e) ou aucun entourage familial ou social capable de répondre aux besoins du malade au moment de l’évaluation. ** Patients à risque de chute si : score au Timed Get Up and Go Test ≥ 3/4 et/ou réalisation du test en 20 secondes ou plus, et/ou test d’appui unipodal de 5 secondes ou plus impossible sur l’un ou l’autre membre inférieur. *** La dénutrition était définie par 1 ou plusieurs des conditions suivantes : perte de poids de 10 % dans les 6 mois, ou de 5 % dans les 3 mois ; indice de la masse corporelle < 21 kg/m² ; score au Mini-Nutritional Assessment < 17/30 ; albuminémie < 35 g/l. P. Caillet et F. Canoui-Poitrine ont contribué à parts égales à la rédaction de ce travail. RCP, au vu des données de l’EGA, le plan de traitement finalement retenu était différent du plan de traitement initialement proposé chez 78 patients, c’est-à-dire dans 20,8 % des cas. Pour 63 sujets (80,8 %), ce changement consistait en une limitation des traitements initialement proposés, avec notamment un recours exclusif aux soins de support pour 54 patients (85,7 %). Les cas des patients pour lesquels la RCP a modifié le plan de traitement initialement proposé au vu de l’EGA ont été comparés à ceux pour lesquels le plan de traitement n’a pas été modifié en RCP. En analyse univariée, les patients pour lesquels le plan de traitement initial était modifié avaient un statut ECOG PS plus altéré (PS ≥ 2 dans 73,3 % des cas versus 41,1 % [p = 0,005]), un environnement social moins adapté à leur besoin (26,9 % versus 15,2 % [p = 0,015]), une dépendance plus importante aux ADL (59,0 % versus 24,2 % [p < 0,001]), un risque de chute plus élevé (82,1 % versus 47,8 % [p < 0,001]), une dénutrition plus fréquente (81,8 % versus 51,2 % [p < 0,001]), des troubles cognitifs et thymiques plus fréquents (respectivement : 38,5 % versus 24,9 % [p = 0,23] ; 52,6 % versus 21,7 % [p < 0,001]) ainsi qu’une incontinence urinaire et/ou fécale (26,7 % versus 13,2 % [p = 0,005]). Par ailleurs, ces patients présentaient aussi plus de comorbidités (4,8 ± 2,9 versus 4,0 ± 2,6 [p < 0,02]), avec un score CIRS-G plus élevé (13,2 ± 5,1 versus 11,1 ± 5,1 [p < 0,001]) et bénéficiaient davantage d’une polymédication (81,1 % versus 63,2 [p = 0,004]). En analyse multivariée, en prenant en compte le PS, l’environnement social, l’ADL, le risque de chute/troubles de la mobilité, les troubles cognitifs, les symptômes dépressifs, la polymédication, les comorbidités et l’incontinence, les facteurs indépendamment associés à un changement du plan de traitement anticancéreux initialement proposé étaient l’altération de l’état fonctionnel (OR ajusté = 1,25 pour chaque diminution de 0,5 point du score ADL ; IC95 : 1,04-1,49 [p = 0,016]) et la dénutrition (OR ajusté = 2,99 ; IC95 : 1,36-6,58 [p = 0,007]). Conclusion Dans notre cohorte de patients âgés atteints d’un cancer, sur la base des données de l’EGA, le traitement anticancéreux a été modifié dans près de 21 % des cas. La modification principale était le passage de la chimiothérapie aux soins de support exclusifs. Parmi les paramètres de l’EGA, l’incapacité fonctionnelle et la dénutrition étaient les 2 facteurs indépendamment associés à la modification du plan de traitement anticancéreux. ■ Article original : Caillet P, Canoui-Poitrine F, Vouriot J et al. Comprehensive geriatric assessment in the decision-making process in elderly patients with cancer: ELCAPA study. J Clin Oncol 2011;29(27):3636-42. Références 1. Yancik R, Ries LA. Cancer in older persons: an interna- 6. Balducci L, Baskin R, Cohen HJ et al. NCCN Senior Adult 11. Guiguoz Y, Vellas B, Garry PJ. Mininutritional assessment: tional issue in an aging world. Semin Oncol 2004;31(2): 128-36. 2. Jemal A, Siegel R, Ward E et al. Cancer statistics, 2009. CA Cancer J Clin 2009;59(4):225-49. 3. Stuck AE, Siu AL, Wieland GD et al. Comprehensive geriatric assessment: a meta-analysis of controlled trials. Lancet 1993;342(8878):1032-6. 4. Extermann M, Aapro M, Bernabei R et al. 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