La conjecture abc et quelques-unes de ses cons´equences
§1. Introduction
La conjecture abc est le fruit d’une discussion, en 1985 `a Bonn, entre D.W. Masser et
J. Oesterl´e. En effet, Oesterl´e s’interrogeait sur la possibilit´e de trouver le plus petit exposant
possible αtel que, pour tout triplet d’entiers positifs (a, b, c), premiers entre eux et v´erifiant
a+b=c, on ait
c <
Y
p|abc
p
α
,
o`u le produit parcourt tous les facteurs premiers pde abc. De l`a est n´ee la conjecture abc
formul´ee comme suit en 1985 par Masser et Oesterl´e:
Soit ε > 0. Il existe une constante positive M=M(ε)telle que, pour tout triplet
d’entiers (a, b, c)premiers entre eux et v´erifiant les conditions 0< a < b < c et
a+b=c, on ait
c < M ·
Y
p|abc
p
1+ε
.(1)
Une formulation ´equivalente est la suivante:
Soit ε > 0. Il existe une constante positive M=M(ε)telle que, pour tout triplet
d’entiers (a, b, c)premiers entre eux et satisfaisant a+b=c, on ait
max{|a|,|b|,|c|} < M ·
Y
p|abc
p
1+ε
.(2)
Ainsi, essentiellement, la conjecture abc nous indique que si 3 nombres sont li´es par une
relation additive, leurs facteurs premiers ne peuvent pas tous ˆetre petits. C’est pourquoi,
comme on le verra, la conjecture abc peut jeter beaucoup de lumi`ere sur certains probl`emes
comme les ´equations diophantiennes dont par exemple le grand th´eor`eme de Fermat.
Dans sa th`ese de doctorat intitul´ee “Cons´equences et aspects exp´erimentaux des conjec-
tures abc et de Szpiro” et pr´esenee en 1994 `a l’Universit´e de Caen, Abderrahmane Nitaj
montre en particulier comment une foule de conjectures de la th´eorie des nombres, dont la
plupart sont li´ees `a la r´esolution d’´equations diophantiennes fameuses, peuvent ˆetre ´elucid´ees
en supposant que la conjecture abc est vraie. Il fait ´egalement ´etat de plusieurs r´esultats
analogues obtenus par d’autres math´ematiciens entre 1985 et 1994.
Nous allons reprendre ici quelques-uns de ces r´esultats en donnant `a l’occasion un peu
plus de d´etails et en ajoutant parfois des donn´ees et des calculs num´eriques.
1
§2. La n´ecessit´e d’avoir ε > 0
La premi`ere question qui nous vient `a l’esprit en analysant l’in´egalit´e (??) est “pourquoi
pas ε= 0 ?”.
Auparavant, explorons quelques exemples num´eriques. Consid´erons d’abord un exemple
donn´e par Nitaj, soit la suite des triplets (an, bn, cn) d’entiers positifs d´efinis par
an= 1, bn= 52n1, cn= 52n(n= 1,2,3,...).(3)
On a bien que les nombres an, bn, cnsont premiers deux `a deux et que
an+bn=cn(n= 1,2,3,...).
D’apr`es la conjecture abc, on doit avoir
52< M ·
Y
p|a1b1c1
p
1+ε
=M(2 ·3·5)1+ε=M·301+ε,
54< M ·
Y
p|a2b2c2
p
1+ε
=M(2 ·3·5·13)1+ε=M·3901+ε,
58< M ·
Y
p|a3b3c3
p
1+ε
=M(2 ·3·5·13 ·313)1+ε=M·1220701+ε,
et ainsi de suite. Si on d´esigne par r(m) le radical de m, c’est-`a-dire le produit des facteurs
premiers de m, une autre mani`ere d’´ecrire l’in´egalit´e (??) dans ce cas est
M(ε)>52n
[5 ·r(52n1)]1+ε.(4)
Ainsi, en posant ε= 1/100, on observe que le membre de droite de (??) vaut 1.5 si n= 2,
2.84 si n= 3, 5.03 si n= 4 et 7.84 si n= 5. Donc `a cause de ce cas particulier, il est clair
que M=M(1/100) 7.84.
Si au lieu de consid´erer le triplet (??), on consid`ere plutˆot le triplet
an= 1, bn= 72n1, cn= 72n(n= 1,2,...),(5)
lequel satisfait bien les hypoth`eses de la conjecture abc, on trouve, pour n= 5, que
M(ε)>732
[7 ·r(732 1)]1+ε=732
[7 ·r(28·32·52·17 ·353 ·1201 ·169553 ·47072139617)]1+ε
et ainsi que M(1/100) >51.317 ....
Avec un autre exemple, on arriverait peut-ˆetre `a trouver une plus grande borne inf´erieure
pour M(1/100).
Quoiqu’il en soit, nous allons maintenant montrer que M=M(ε) grandit ind´efiniment
au fur et `a mesure que εdevient de plus en plus petit.
2
Th´eor`eme 1. On a
lim inf
ε0M(ε) = +.(6)
D´
emonstration. Pour obtenir ce r´esultat, nous allons encore consid´erer un cas particulier,
celui-l`a fourni par les solutions de l’´equation de Pell x22y2= 1. Il est bien connu que
cette ´equation poss`ede une infinit´e de solutions qu’on peut obtenir `a partir de la fraction
continue de 2 ou encore en observant que la plus petite solution positive de x22y2= 1
est (x1, y1) = (3,2) et que toutes les autres solutions (xn, yn) non triviales sont donn´ees
implicitement par la relation
xn+yn2 = (3 + 22)n(n= 1,2,...).(7)
On s’ineresse aux indices nqui sont des puissances de 2. D’abord, il est facile de d´emontrer
par induction que
2m+1|y2m(m= 1,2,...).(8)
En effet, posons n= 2m, auquel cas d’apr`es (??) on a
x2n+y2n2 = (3 + 22)n2= (xn+yn2)2=x2
n+ 2y2
n+2·2·xnyn,
de sorte que y2n= 2xnyn. Il s’ensuit que
2m+1|y2m=2m+1+1|y2m+1 ,
ce qui compl`ete le raisonnement par induction.
On applique alors la conjecture abc `a l’´equation
1 + 2y2
n=x2
npour n= 2m(m= 1,2,...).
On obtient alors, pour n= 2m, et comme yn< xn,
x2
nM(ε) (r(2xnyn))1+εM(ε)xn
yn
2m1+ε
< M(ε)x2(1+ε)
n
2m(1+ε).
Il s’ensuit que
M(ε)>2m(1+ε)
x2ε
n
.
D’o`u en gardant nfixe (et donc mfixe) et en faisant tendre εvers 0, on peut conclure que
lim inf
ε0M(ε)2m,
ce qui prouve (??).
La deuxi`eme question naturelle qu’on peut se poser est “quel type de majoration effective
peut-on r´eellement obtenir pour c?” Voici deux r´esultats `a cet effet.
En 1986, Stewart et Tijdeman ont obtenu le r´esultat suivant:
3
Il existe une constante effectivement calculable k > 0telle que pour tout triplet
(a, b, c)d’entiers positifs v´erifiant (a, b, c) = 1 et a+b=c, on ait
c < exp{k·r(abc)15}.(9)
Un r´esultat tant soit peu meilleur a ´et´e obtenu en 1990 par Stewart et Yu:
Il existe une constante effectivement calculable k > 0telle que pour tout triplet
(a, b, c)d’entiers positifs v´erifiant (a, b, c) = 1 et a+b=c, on ait
c < exp{r(abc)2
3+k
log log r(abc)}.(10)
Remarque: On ne connaˆıt pas de contre-exemple `a (??) avec k= 0. En d’autres mots, on
n’a pas trouv´e de contre-exemple `a l’in´egalit´e
log log c
log r(abc)<2
3.
Le meilleur exemple connu dans cette direction est celui avec a= 1, b= 2 ·37,c= 54·7 qui
donne log log c
log r(abc)= 0.39765 . . . < 2
3,
et on ne connaˆıt pas d’autre exemple avec une valeur plus grande que 0.39765. . .
§3. Les nombres de Wieferich
Selon le petit th´eor`eme de Fermat, si pest un nombre premier et si aest un nombre entier
relativement premier avec p, alors
ap11 (mod p).
Un nombre premier pest dit nombre premier de Wieferich s’il satisfait la congruence
ap11 (mod p2)(11)
avec a= 2. On connaˆıt seulement deux nombres premiers de Wieferich: p= 1093 et
p= 3511. Il n’y en a pas d’autre <1012. En 1909, Wieferich a d´emontr´e que si le premier
cas du th´eor`eme de Fermat est faux pour un certain nombre premier p(i.e. si l’´equation
xp+yp=zpadmet une solution enti`ere (x, y, z) non triviale avec p6 |xyz), alors pest
n´ecessairement un nombre premier de Wieferich. Nous allons montrer le r´esultat suivant.
Th´eor`eme 2. Soit a2un entier fixe. Alors la conjecture abc implique qu’il existe une
infinit´e de nombres premiers pne v´erifiant pas la congruence (??).
D´
emonstration. Nous allons d’abord d´emontrer le r´esultat pr´eliminaire suivant:
Soit pun nombre premier pour lequel il existe des entiers positifs aet ntels que
an1 (mod p)et an6≡ 1 (mod p2). Alors ap16≡ 1 (mod p2).
4
Pour emontrer ce r´esultat pr´eliminaire, on d´esigne d’abord par dl’ordre de adans le groupe
des ´el´ements inversibles de Z/pZ. Alors dest un diviseur de p1 et le plus petit nombre
positif tel que ad1 (mod p). Il existe donc un entier positif mtel que ad= 1 + pm.
Comme an1 (mod p) et an6≡ 1 (mod p2), alors d|net ad6≡ 1 (mod p2), auquel cas
on doit avoir (p, m) = 1. On a donc
ap1= (ad)(p1)/d = (1 + pm)(p1)/d 1 + pm(p1)
d(mod p2),
avec (p, m(p1)/d) = 1. Il en esulte que ap16≡ 1 (mod p2), ce qui termine la preuve du
r´esultat pr´eliminaire.
Nous sommes maintenant en mesure de compl´eter la preuve du th´eor`eme 2. La preuve
qui suit est essentiellement due `a Silverman [ ]. On proc`ede par contradiction en supposant
qu’il existe seulement un nombre fini de nombres premiers qtels que aq16≡ 1 (mod q2).
Pour chaque entier positif n, on pose
an1 = YqαYrβ=A·B,
o`u A=Anest le produit des puissances de nombres premiers qαtels que aq16≡ 1 (mod q2)
et o`u B=Bn= (an1)/A. Par cette construction, si p|B, alors pv´erifie ap11
(mod p2), de sorte que d’apr`es le r´esultat pr´eliminaire ci-dessus, on doit n´ecessairement avoir
que p2|an1. Il s’ensuit que p2|Bet donc que r(B)B. En appliquant la conjecture abc
au triplet (1, an1, an), on obtient, sachant que r(A) est born´e (c’´etait notre hypoth`ese de
d´epart),
AB =an1M(ε)·(r((an1)an)))1+ε=M(ε)·(r(aAB))1+εM0(ε)r(B)1+εM0(ε)B(1+ε)/2,
pour une certaine constante M0=M0(ε, a, A) et ainsi
AB(1ε)/2M0(ε).
Si εest assez petit, cette derni`ere in´egalit´e ne peut plus tenir lorsque nest assez grand, et
le th´eor`eme suit.
§4. Le dernier th´eor`eme de Fermat
Probablement la cons´equence la plus spectaculaire de la conjecture abc (avant l’annonce
faite par Wiles en 1993) fut le fait qu’elle implique que si nest suffisamment grand, l’´equation
xn+yn=znn’a pas de solution enti`ere (x, y, z) non triviale.
Th´eor`eme 3. Si la conjecture abc est vraie, alors si nest suffisamment grand, l’´equation
xn+yn=znn’a pas de solution enti`ere (x, y, z) non triviale.
D´
emonstration. Supposons qu’il existe n4 et des entiers 0 < x < y < z, relativement
premiers entre eux tels que
xn+yn=zn.
Posons a=xn,b=ynet c=zn. D’apr`es la conjecture abc,
xn< yn< zn< M
Y
p|xyz
p
1+ε
,
5
1 / 11 100%