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Management des connaissances et des apprentissages
dans les entreprises multi-projets :
le cas des stratégies d’offres innovantes
Sihem BEN MAHMOUD-JOUINI
Les travaux du début des années 1990 portant sur le management de projet
(Clark et Fujimoto, 1991 ; Clark et Wheelwright, 1992b ; Navarre, 1992 ; Giard et
Midler, 1993 ; Midler, 1993a ; Lundin et Midler, 1998) ont identifié des principes de
gestion permettant d’améliorer les performances des processus de développe-
ments de nouveaux produits : mettre les produits plus vite 1sur le marché pour
avoir de l’avance par rapport aux concurrents, développer des offres 2toujours
plus innovantes capables de stimuler des marchés parfois saturés en consom-
mant moins de moyens afin de pratiquer des prix compétitifs. Depuis ces travaux,
les entreprises ont multiplié leur recours à cette forme d’organisation temporaire
qu’est le projet induisant des transformations profondes dans leurs structures
permanentes. Nous nous intéressons dans ce chapitre aux conséquences
induites particulièrement sur le management des connaissances. En effet, au
moins deux configurations de création de connaissances coexistent dans les
organisations :
d’une part, les projets mobilisent les connaissances développées en
dehors de ce cadre. Ils valorisent ainsi les connaissances créées en dehors des
projets et les évaluent dans un contexte différent de celui de leur création
puisqu’ils sont focalisés sur un marché et un objectif ;
d’autre part, certains projets développent des connaissances pour leurs
besoins propres. Ainsi, la multiplication des projets dans les entreprises multi-
projets, que ce soit dans le temps ou en parallèle, conduit d’une part à l’accrois-
sement des besoins en connaissances des entreprises et d’autre part à la
prolifération des connaissances spécifiques développées par chaque projet.
Nous nous proposons, dans ce chapitre, d’analyser la manière selon laquelle
les entreprises gèrent leurs connaissances de telle sorte qu’elles minimisent les
effets négatifs de ce constat sur leur compétitivité. Dans la première partie de ce
Chapitre
11
1. Voir Garel (1999) pour davantage de développements sur le thème de la chronocompétition.
2. Nous parlerons dans la suite indifféremment de produit matériel ou de service, qu’on désignera par offre
ou par produit.
13 - Chapitre 11 14/10/2004 09/29 Page 225
chapitre, nous commencerons par proposer une modélisation de l’entreprise
multi-projets, centrée sur les connaissances. Ensuite, à l’aide de cette grille de
lecture nous analyserons le management des connaissances des entreprises
multi-projets, que ce soit dans les projets ou en dehors de ces derniers : par capi-
talisation d’un projet à l’autre, mobilisant ainsi entre autres les travaux du know-
ledge management, ou par développement de connaissances qui sont ensuite
mobilisées et mises à l’épreuve dans les projets. Nous verrons que ce manage-
ment des connaissances passe également par le couplage des développements
de projets et de connaissances. Dans la deuxième partie du chapitre, nous repla-
cerons la question de l’articulation entre projets et connaissances dans le
contexte de la stratégie de la firme. Nous nous focaliserons sur le management
des connaissances des entreprises qui mettent en œuvre une stratégie d’offres
innovantes fondée sur l’innovation radicale et répétée. Nous analyserons les
modalités organisationnelles mises en place en matière de capitalisation inter-
projet et d’exploration et de création de connaissances pour les projets. Nous
mettrons en évidence l’importance du management du couplage entre le déve-
loppement des connaissances et des apprentissages d’une part et celui des offres
innovantes d’autre part. Nous montrerons que la mise en œuvre d’une stratégie
d’offre innovante passe par le pilotage d’une trajectoire d’innovation qui articule
les projets par le biais des connaissances qu’ils nécessitent et/ou qu’ils produi-
sent. Notre analyse relève ainsi de la troisième forme de management multi-
projets identifiée par Welch et Triomphe dans le chapitre 9.
1. Un modèle général pour analyser l’articulation
projets/connaissances
Dans le but de traiter du management des connaissances d’une entreprise multi-
projets, il nous a semblé important de disposer d’une modélisation d’une entre-
prise multi-projets, centrée sur les connaissances et mettant en avant aussi bien
leur création que leur capitalisation.
Notre modélisation s’appuie principalement sur :
la distinction entre le périmètre du projet de développement, caractérisé
par la focalisation sur un marché et la poursuite d’un objectif fixé dans le cadre
de contraintes connues, et le périmètre des activités liées à ce développement
mais qui ne se déroulent pas dans ce cadre. Nous distinguons ainsi entre le projet
et le hors-projet ;
la différenciation entre les modes de création des connaissances : dans le
projet (développement) et en dehors des projets (exploration de nouvelles
connaissances pour les projets et capitalisation de projet en projet).
Ainsi, une entreprise multi-projets combine les cinq processus suivants (iden-
tifiés de I à V dans la figure 1) :
1) un processus de coordination et d’intégration des différentes contribu-
tions au projet de développement. Ce processus a été abondamment étudié sous
l’angle de l’exploration simultanée et optimisée du triptyque spécifications, coût,
délai (Clark et Fujimoto, 1991 ; Clark et Wheelwright, 1992b ; Giard et Midler, 1993 ;
Midler, 1993a) ;
2) un processus de création de connaissances spécifiques au projet, et donc
dans le temps et le cadre du projet. Il est fréquent qu’il y ait à cette occasion plus
de connaissances développées que celles qui seront utilisées, in fine, dans le
projet ;
LA MONTÉE EN PUISSANCE DU MANAGEMENT MULTI-PROJETS
226
13 - Chapitre 11 14/10/2004 09/29 Page 226
3) un processus de capitalisation des connaissances développées dans le
cadre des projets, que ce soit pour les remobiliser dans d’autres projets de
l’entreprise, permettant d’en tirer un profit supplémentaire, ou les approfondir et
identifier de nouvelles idées de projets ;
4) un processus d’exploration et de développement des connaissances dans
le cadre des centres de recherche ou du marketing avancé, par exemple. Ces
connaissances produites ne sont pas incarnées dans des projets de développe-
ment d’offres mais permettraient, à moyen ou à long terme, d’en initier un certain
nombre. Elles sont orientées par le processus stratégique (5) d’une part et par les
projets, d’autre part, qui révèlent de nouvelles questions ;
5) un processus de pilotage stratégique qui oriente les choix en matière
d’offres à développer (1 et 2) et de connaissances à créer en dehors des projets
(3 et 4). Ce pilotage stratégique ne se réduit pas à la formalisation d’une stratégie
par la direction générale, la direction de la recherche ou du produit. Il corres-
pond à une approche émergente et constructiviste de la stratégie qui s’édifie au
fur et à mesure des explorations, des développements et des perceptions de
l’environnement. Il n’est pas porté par un acteur unique occupant la même posi-
tion dans toutes les entreprises, mais peut être à l’initiative du marché dans
certaines ou de la technologie dans d’autres et peut être assuré, selon les organi-
sations, par des instances individuelles ou collectives.
MANAGEMENT DES CONNAISSANCES ET DES APPRENTISSAGES
DANS LES ENTREPRISES MULTI-PROJETS : LE CAS DES STRATÉGIES D’OFFRES INNOVANTES
227
Figure 1.
Modélisation d’une entreprise multi-projets sous l’angle des connaissances
Source : B
EN
M
AHMOUD
-J
OUINI
, 1998.
Explorer et développer
de nouvelles connaissances
(4)
Inciter à orienter
le développement
des connaissances
et des offres (5)
Hors projet
D
ans le projet
Le cadre du projet
Développer de nouvelles connaissances
spécifiques à l’offre développée
(2)
Valoriser, coordonner et intégrer
les connaissances acquises
(1)
Évaluer, mémoriser
et capitaliser
(3)
En utilisant cette modélisation, nous nous focaliserons dans la suite sur les
modalités du management des connaissances, que nous évoquerons rapidement,
en ce qui concerne le processus de développement de l’offre (2.1.), et de manière
plus détaillée pour le processus (3) de capitalisation des connaissances et le
processus d’exploration (2.3.). Le processus de couplage des projets et des
connaissances (2.4.) prend une importance particulière dans le cas des entre-
prises mettant en œuvre une stratégie d’offre innovante que nous traiterons
spécifiquement plus loin (4).
13 - Chapitre 11 14/10/2004 09/29 Page 227
2. Le management des connaissances dans
les entreprises multi-projets
Nous traiterons rapidement, dans un premier temps, du management des
connaissances dans les projets afin d’en rappeler les enjeux qui militent en faveur
d’un management spécifique des connaissances, que ce soit par la capitalisation
inter-projet ou par la création de connaissances pour les projets, que nous trai-
terons dans un second temps.
2.1. Le management des connaissances dans les projets
Plusieurs auteurs se sont intéressés aux connaissances par l’intermédiaire de
l’activité dans laquelle ces dernières sont mobilisées, comme notamment les
processus créatifs (Schön, 1983 ; Simon, 1991). Relevant de cette prespective,
Midler (1993a) représente le projet comme l’articulation d’un processus de déci-
sions et d’action avec un processus d’apprentissage et d’accroissement de
connaissances.
Guillemet (2002), de son côté, tente de faire le lien entre les phases d’un
projet, qui diffèrent notamment par la nature des échanges et de la création des
savoirs, et les modes de conversion des connaissances identifiés par Nonaka et
Takeuchi (1995).
LA MONTÉE EN PUISSANCE DU MANAGEMENT MULTI-PROJETS
228
Phases du projet Conversion des connaissances
Première phase Études préliminaires - Spécifications Socialisation
Deuxième phase Conception - Planification Extériorisation
Troisième phase Réalisation - Exécution Combinaison
Quatrième phase Mise en route - Validation - Évaluation Intériorisation
Source : G
UILLEMET
, 2002.
Charue-Duboc (2000) et Charue-Duboc et Midler (1998) ont montré comment
l’ingénierie concourante transforme les rôles des acteurs fonctionnels (marke-
ting, recherche et développement, ingénierie process) impliqués dans les projets
et leurs interactions. En effet, la nature et le moment de leur intervention chan-
gent : l’ingénierie process est sollicitée en amont sur la base d’une conception du
produit non finalisée, le marketing collabore avec la R&D sur des questions
encore floues et imprécises, etc.
Mais dans tous les cas, quelle que soit la forme que prend la création ou le
transfert de connaissances dans le cadre du projet, ce dernier ne peut pas,
compte tenu de ses contraintes de coût, de délai et de focalisation sur un marché,
être le lieu d’explorations risquées et consommatrices de ressources. Le projet
doit ainsi pouvoir s’appuyer sur des connaissances développées en amont 3selon
des règles de fonctionnement différentes de celles du projet, et qui seront ensuite
contextualisées dans le cadre d’un projet pour un marché spécifique. Les acteurs
tentent de limiter la création de nouvelles connaissances dans les projets.
Lorsqu’ils sont confrontés à un problème sur le projet, ils trouvent des « parades »
[…] comme le fait de rajouter une masse pour absorber le bruit dans un véhicule
plutôt que de mener une étude approfondie sur l’origine du bruit, faute de temps
et de moyens » 4. La multiplication des projets conduit ainsi à l’augmentation, à
3. Cf. Lenfle, 2001 et le chapitre 1 dans cet ouvrage.
4. Moisdon et Weil, 1998b.
Tableau 1.
Modes de conversion des connaissances
13 - Chapitre 11 14/10/2004 09/29 Page 228
terme, de ces parades soulevant le problème du renouvellement des connais-
sances de l’entreprise.
Cependant, il y a toujours des connaissances produites par le projet, qu’elles
soient utilisées ou en excès. Mais ces connaissances ne donnent pas lieu, dans le
temps du projet et par ses acteurs, à une documentation permettant de les mobi-
liser dans d’autres contextes. Ces connaissances sont donc rarement capitali-
sées, sauf peut-être par les mêmes acteurs lorsqu’ils se trouvent dans des
situations analogues. La multiplication des projets entraîne donc la prolifération
de ces connaissances. Comment les valoriser et en tirer profit ? Les entreprises
multi-projets se trouvent ainsi confrontées à la nécessité de gérer les connais-
sances, que ce soit par la capitalisation de celles produites dans les projets ou
par la création de connaissances en dehors des projets et utiles à ceux-ci.
2.2. La capitalisation des connaissances inter-projets
Un projet est une occasion d’apprentissages et de création de nouvelles
connaissances. La multiplication des projets conduit à l’accroissement de ces
apprentissages. Par ailleurs, l’intensité des contraintes qui pèsent sur les coûts et
les délais de développement motive à mieux exploiter ces apprentissages. Il
apparaît donc que la capitalisation des connaissances inter-projets représente un
levier fondamental de l’organisation des entreprises multi-projets. Quel est
l’objet de la capitalisation et selon quel processus cognitif et organisationnel
peut-elle se faire ? Nous tenterons de traiter ces questions et nous discuterons
quelques modalités organisationnelles étudiées par des recherches qui se sont
intéressées à ce thème.
2.2.1. Sur quel type de connaissance et sur quel objet
porte la capitalisation ?
Les projets produisent au moins deux types de connaissances : celles directe-
ment utiles qui ont permis le développement et la finalisation du produit, celles
en excès résultant de l’abandon progressif des différentes pistes explorées dans
le cadre du projet. La diffusion des connaissances du premier type est d’autant
plus aisée que le projet a été un succès commercial. Mais cette diffusion porte
rarement à la fois sur le contenu et le processus qui a conduit à ce résultat. La
diffusion des connaissances qui n’ont pas été directement utiles au projet est en
revanche plus difficile compte tenu du peu d’intérêt que les acteurs du projet
peuvent leur accorder à la suite de leur focalisation exclusive sur l’objectif du
projet. En plus de ces deux types de connaissances, le projet peut révéler des
idées de nouvelles offres ou des questions susceptibles d’ouvrir vers de
nouveaux champs de connaissances. En effet, les projets peuvent buter sur des
points de blocage qui nécessitent des explorations plus approfondies difficiles à
mener dans le cadre (le temps et les moyens) du projet. La capitalisation des
connaissances doit permettre une continuité d’apprentissage malgré des projets
à chaque fois différents. La détermination de l’objet de cette capitalisation est
donc un choix stratégique. En prenant l’exemple de l’industrie automobile, est-ce
au niveau du composant de base, de la fonction, du module ou de la plate-forme 5
que se situe l’objet de la capitalisation ?
MANAGEMENT DES CONNAISSANCES ET DES APPRENTISSAGES
DANS LES ENTREPRISES MULTI-PROJETS : LE CAS DES STRATÉGIES D’OFFRES INNOVANTES
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5. Cf. le chapitre 12 de cet ouvrage.
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