D O S S I E R T H É M A T I Q U E Ostéoporose au cours des maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (MICI) Osteoporosis in inflammatory bowel disease ● V. Abitbol, C. Roux* P O I N T S F O R T S P O I N T S F O R T S Inflammation Résection du grêle Malabsorption Corticoïdes OS ■ Au cours des MICI, il existe un risque d’ostéoporose chez 1 patient sur 4. Cholangite sclérosante Alitement Troubles du transit ■ Cette ostéoporose est liée à un découplage des activités cellulaires osseuses secondaire à l’inflammation, aux troubles nutritionnels, et surtout à la corticothérapie. Figure 1. Retentissement osseux des MICI. ■ La perte osseuse provoquée par les corticothérapies à fortes doses est précoce. L’OSTÉOPOROSE ET SON EXPLORATION AUJOURD’HUI ■ La pratique d’une densitométrie osseuse du rachis et de l’extrémité supérieure du fémur est utile, en particulier lorsque l’usage des corticoïdes à fortes doses est envisagé. ■ La prévention de l’ostéoporose cortisonique doit être systématiquement envisagée. Les bisphosphonates ont démontré leur efficacité dans le traitement de l’ostéoporose cortisonique. es patients souffrant de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin (MICI) ont un risque de complications osseuses en raison de la présence de plusieurs facteurs de risque : troubles de l’absorption, résections intestinales, inflammation, corticothérapie, troubles nutritionnels (figure 1). L’augmentation de la prévalence de l’ostéoporose au cours des MICI est aujourd’hui bien documentée. L Dénutrition Aménorrhée Définitions L’ostéoporose est une maladie diffuse du squelette caractérisée par une diminution de la masse osseuse et des altérations de la microarchitecture de l’os, rendant le squelette fragile et augmentant le risque de fracture. Les fractures sont clairement définies désormais comme une complication de la maladie. De nombreuses études prospectives ont démontré qu’il existe un gradient de risque entre la diminution de la densité et l’incidence fracturaire. C’est pourquoi l’Organisation mondiale de la santé a proposé une définition densitométrique de l’ostéoporose, en fonction de l’écart entre la valeur mesurée chez le patient et la valeur théorique de l’adulte jeune. Cet écart, appelé T score, s’exprime en écart-type. L’ostéopénie est un T score inférieur à – 1, l’ostéoporose est un T score supérieur à – 2,5. Cette définition permet une classification claire des patients. Elle pose parfois des problèmes d’interprétation (en particulier chez l’homme) et ne doit pas être comprise comme un seuil de décision thérapeutique automatique. Méthodes de mesure de la densité osseuse * Services d’hépato-gastroentérologie et de rhumatologie, hôpital Cochin, Paris. L’absorptiométrie biphotonique à rayons X (DXA) est aujourd’hui la méthode de référence et de routine dans l’exploration du squelette. C’est une mesure de l’atténuation des rayons X lors de la La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 1 - vol. VIII - janvier-février 2005 7 D O S S I E R T H É M A T I Q U E Figure 2. Mesure de la densité osseuse du rachis lombaire. Figure 3. Mesure de la densité osseuse du col fémoral. traversée des tissus. Un logiciel de calcul intégré permet de définir la densité de l’os traversé. Les sites étudiés le plus souvent sont le rachis lombaire (L2-L4) (figure 2) et l’extrémité supérieure du fémur (figure 3). Les résultats sont exprimés en grammes de minéral par centimètre carré de surface osseuse projetée. Les résultats sont interprétés en comparaison avec une courbe de référence exprimant la densité osseuse en fonction de l’âge, du sexe et de l’origine géographique. On détermine ainsi le Z score correspondant au nombre de déviations standard (DS) par rapport à la valeur normale des sujets de même âge et de même sexe. Le T score est le nombre de déviations standard (DS) par rapport à la valeur maximale obtenue chez le sujet jeune en fin de croissance. PRÉVALENCE DE L’OSTÉOPOROSE AU COURS DES MICI Le remodelage osseux – Marqueurs biochimiques À toute période de la vie, le chiffre de densité osseuse résulte de deux phénomènes : d’une part, l’acquisition de la masse osseuse qui conditionne un capital osseux de départ, fixé vers 18 à 20 ans. Le deuxième phénomène est la perte osseuse, liée à l’âge, mais augmentée par les carences hormonales, certaines maladies, et la corticothérapie. Il existe des marqueurs biochimiques permettant d’évaluer le remodelage osseux, qui associe résorption et formation osseuse. La résorption est évaluée par le dosage dans les urines des pyridinolines, qui sont les molécules de pontage des microfibrilles de collagène osseux. Elles peuvent être éliminées sous forme libre ou liée à des séquences peptidiques. La formation est évaluée par le dosage dans le sérum d’une protéine osseuse non collagénique, l’ostéocalcine, et de l’enzyme de la minéralisation : la phosphatase alcaline osseuse. Ces dosages ne sont pas utiles dans la routine, mais sont utilisés dans des cas difficiles et dans les études de recherche clinique pour évaluer le mécanisme de l’ostéoporose. Au cours de l’ostéoporose, les paramètres classiques du métabolisme phosphocalcique (calcémie, phosphorémie, calciurie) sont toujours normaux. L’ostéomalacie, trouble de la minéralisation, caractérisée par une hypocalcémie avec hypophosphorémie, et le plus souvent liée à une carence en vitamine D, s’observe très rarement au cours des entérocolites. 8 Fractures osseuses Plusieurs études ont montré une augmentation du risque de fractures osseuses, aussi bien au niveau rachidien que fémoral (1). Le risque de fracture est augmenté en particulier chez les femmes souffrant de maladie de Crohn. Dans une étude de cohorte conduite au Canada, portant sur 6 027 sujets souffrant d’entérocolite, le risque de fracture ostéoporotique était augmenté de 40 % (2). Le taux de fracture est comparable dans la maladie de Crohn et dans la RCH, et l’incidence des fractures augmente avec l’âge. Ces données chez l’adulte confirment les données pédiatriques sur l’augmentation du risque de fracture dans la maladie de Crohn de l’enfant. Il faut noter que, dans une étude rétrospective de la Mayo Clinic, l’augmentation des fractures osseuses n’a pas été confirmée chez 238 patients ayant une maladie de Crohn (3). Prévalence de l’ostéoporose L’augmentation du risque de fracture est liée à une diminution de la densité osseuse confirmée par de nombreuses études, au niveau de différents sites osseux. En fonction de la population étudiée, du site et de la technique, on estime à 20 à 30 % la prévalence de l’ostéoporose, et à 50 à 60 % la prévalence de l’ostéopénie (tableau I). Les différences entre les études s’expliquent par la différence des techniques de mesure, des sites étudiés, des définitions choisies. Elles peuvent aussi s’expliquer par les origines géographiques : la prévalence semble faible en Scandinavie. Les enfants et les adolescents souffrant d’entérocolite ont une ostéoporose et un retard de croissance. Dans les études prospectives, une diminution de la densité osseuse est régulièrement retrouvée, en particulier du fait de la corticothérapie. Des pertes osseuses de 5 % à 10 % ne sont pas rares dans l’année au cours de laquelle se produit une poussée traitée par corticothérapie à fortes doses (4). La densité osseuse est stable chez les patients quiescents. Les patients traités par coloproctectomie totale et anastomose iléo-anale, guéris de la maladie inflammatoire et sans corticothérapie, ont une évolution spontanément favorable de la densité osseuse (5). La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 1 - vol. VIII - janvier-février 2005 D O S S I E R T Tableau I. MICI et ostéoporose. Prévalence. Auteurs N Pigot 61 Abitbol H É M A T I Q U E Tableau II. Conduite à tenir. Année MICI 59 % 1992 Corticothérapie envisagée supérieure à 3 mois ? 84 43 % 1995 Ghosh 30 46 % 1994 Bernstein 50 48-64 % 1995 Silvennoinen 145 30 % 1995 Bjarnason 79 51-77 % 1997 Jahnsen 120 30-50 % 1997 Pollak 104 42 % 1998 Schulte 83 34 % 2000 Mécanisme de l’ostéoporose Il n’existe pas d’augmentation de prévalence de l’hypovitaminose D, sauf en cas de résections intestinales étendues (6). L’étude des marqueurs du remodelage osseux montre une tendance au découplage de l’activité cellulaire osseuse, avec à la fois une augmentation de la résorption osseuse et une diminution de l’ostéoformation. Ces mécanismes peuvent être une conséquence directe de l’inflammation digestive, selon le modèle expérimental de colite aiguë chez le rat (7). Après injection rectale d’acide trinitrobenzenesulfonique, la colite est maximale en 3 semaines. La perte osseuse est de 33 %, provoquée par une diminution majeure des paramètres de formation. Cette dernière se corrige de manière parallèle à la cicatrisation intestinale. Ainsi, l’inflammation et la prise de corticoïdes se conjuguent pour provoquer l’ostéopathie au cours des entérocolites. D’autres mécanismes interviennent, comme une intoxication tabagique, une réduction spontanée des apports alimentaires en calcium et en vitamine D (réduction des apports lactés au cours de la diarrhée). Enfin, il a été suggéré que certains marqueurs génétiques pourraient permettre d’identifier les patients à risque d’ostéoporose. PRISE EN CHARGE ET ATTITUDE THÉRAPEUTIQUE (8) Il paraît justifié de pratiquer une densitométrie osseuse chez les patients souffrant de MICI, au rachis et au col fémoral. En janvier 2002, l’ANAES a émis des recommandations sur le diagnostic de l’ostéoporose et les indications de DXA afin d’en obtenir le remboursement. La loi de financement de la Sécurité sociale de 2004 prévoit une disposition visant à rendre désormais possible sa prise en charge sous réserve du respect de certaines indications thérapeutiques ou de critères relatifs à l’état du patient. Dans le cas des MICI, la DXA est indiquée chez un sujet traité par corticoïdes pour une durée prévisible de plus de 3 mois à une dose supérieure à 7,5 mg/j. S’il existe une diminution de la densité osseuse inférieure à – 1,5 DS (T score) (tableau II), la calcémie (interprétée Densitométrie T < – 1,5 ? • • • • Densitométrie très basse Fracture prévalente Ménopause Maladie évolutive • Traitement des carences • Contrôle de l’inflammation Bisphosphonates selon l’albuminémie), la phosphorémie, la phosphatase alcaline totale et la calciurie des 24 heures rapportée à la créatininurie doivent être évaluées. Ces dosages sont toujours normaux au cours de l’ostéoporose. Le dosage de la vitamine D (25 OH D3) n’a généralement pas d’indication d’emblée. Il peut être demandé pour évaluer une carence, suspectée sur l’histoire clinique (résection intestinale) et/ou des anomalies des dosages précédents. La compensation des carences en calcium et vitamine D est la première étape. Soulignons que le calcium et la vitamine D sont utiles lors des ostéoporoses cortisoniques, mais qu’il n’existe pas de preuve de leur intérêt dans la prévention de la perte osseuse induite par une corticothérapie récente. Plusieurs essais thérapeutiques ont rapporté des résultats négatifs (9). En revanche, récemment, un bénéfice a été montré dans une population large de MICI ayant une densité osseuse diminuée (T score inférieur à – 2 DS) : l’administration quotidienne de 1 g de calcium et de 800 unités de vitamine D entraîne une augmentation statistiquement significative de la densité rachidienne (10). L’administration de calcium et de vitamine D ne peut prévenir la perte osseuse induite par une poussée de la maladie ou de fortes doses de corticoïdes. En revanche, son administration est utile chez les sujets carencés. L’hormonothérapie substitutive n’a plus d’indications osseuses chez les femmes ménopausées en raison des risques de ce traitement, qui sont supérieurs aux bénéfices. La diminution des doses de cortisone est toujours utile, et l’administration de corticoïdes locaux toujours préférable lorsqu’elle est efficace. Il n’existe pas aujourd’hui de preuve suffisante d’intérêt du déflazacort et d’autres corticoïdes “protecteurs osseux”. La reprise d’une activité physique normale participe à l’amélioration du squelette (11). Le traitement de l’ostéoporose cortisonique est la deuxième étape. En raison du mécanisme de cette ostéoporose secondaire, le fluorure de sodium a été étudié. On dispose d’une étude ouverte positive et d’une étude contrôlée contre placebo négative dans un groupe de patients ayant une MICI active et une ostéoporose sévère (10). Les bisphosphonates ont été étudiés en prévention La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 1 - vol. VIII - janvier-février 2005 9 D O S S I E R T primaire et secondaire de l’ostéoporose cortisonique. Ce sont des analogues structuraux du pyrophosphate inorganique. Ils réduisent le remodelage osseux et l’activité et/ou le nombre des ostéoclastes. Les bisphosphonates ont fait la preuve de leur efficacité au cours des ostéoporoses cortisoniques. Ils sont indiqués en cas de T score inférieur à – 1,5 DS ou en cas de fractures ostéoporotiques. Les patients souffrant de MICI ont toutefois été le plus souvent exclus des essais thérapeutiques, en raison de la crainte d’une confusion entre les effets digestifs de la maladie et ceux des traitements. Ces derniers doivent impérativement être ingérés le matin à jeun, avec des précautions d’emploi (hydratation, station debout) limitant leurs effets secondaires digestifs. L’alendronate augmente la densité osseuse du rachis et du fémur dans une étude prospective conduite chez 28 patients ayant une MICI en rémission, et une densité osseuse peu diminuée (12). Bien qu’il s’agisse d’un essai randomisé, il faut noter que les marqueurs biochimiques de résorption osseuse étaient initialement plus élevés dans le groupe alendronate que dans le groupe placebo. Par ailleurs, ce résultat obtenu chez des patients en rémission ne s’applique pas forcément à des patients recevant de fortes doses de corticoïdes. RÉSUMÉ ET CONCLUSION L’ostéoporose peut concerner 1 patient sur 4 souffrant d’entérocolite inflammatoire. La maladie est due à l’inflammation, aux troubles nutritionnels, mais surtout à la corticothérapie. La perte osseuse provoquée par les corticothérapies à fortes doses est précoce, et peut être importante, justifiant d’envisager des attitudes préventives systématiques. L’évaluation de l’état osseux se fait aujourd’hui par des techniques non invasives de mesure de la densité osseuse (absorptiométrie biphotonique à rayons X). La prévention et le traitement de l’ostéoporose passent par la correction des carences nutritionnelles. Les bisphosphonates ont démontré leur efficacité au cours de l’ostéoporose cortisonique, mais ont été peu étudiés au cours des entérocolites inflammatoires. ■ 10 H É M A T I Q U E Mots-clés : Maladie inflammatoire chronique de l’intestin (MICI) RCH - Crohn - Ostéoporose. Keywords: Inflammatory bowel disease (IBD) - Crohn’s disease Ulcerative colitis - Osteoporosis. R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Card T, West J, Hubbard R et al. Hip fractures in patients with inflammatory bowel disease and their relationship to corticosteroid use: a population based cohort study. Gut 2004;53:251-5. 2. Bernstein CN, Blanchart JF, Leslie W et al. The incidence of fracture among patients with inflammatory bowel disease. Ann Intern Med 2000;133:795-9. 3. Loftus AV, Crowson CS, Sandborn WJ et al. Long-term fracture risk in patients with Crohn’s disease: a population-based study in Olmsted county, Minnesota. Gastroenterology 2002;123:468-75. 4. Roux C, Abitbol V, Chaussade S et al. Bone loss in patients with inflammatory bowel disease: a prospective study. Osteoporosis Int 1995;5:156-60. 5. Abitbol V, Roux C, Chaussade S et al. Metabolic bone assessment in patients with ileal pouch-anal anastomosis for inflammatory bowel disease. Br J Surg 1997; 84:1551-4. 6. Abitbol V, Roux C, Chaussade S et al. Metabolic bone assessment in patients with inflammatory bowel disease. Gastroenterology 1995;108:417-22. 7. Lin CL, Moniz C, Chambers TJ et al. Colitis causes bone loss in rats through suppression of bone formation. Gastroenterology 1996;111:1263-71. 8. Von Tirpitz C, Reinshagen M. Management of osteoporosis in patients with gastrointestinal diseases. Eur J Gastroenterol 2003;15:869-76. 9. Bernstein CN, Seeger LL, Auton PA et al. A randomized placebo-controlled trial of calcium supplementation for decreased bone density in corticosteroid-using patients with inflammatory bowel disease: a pilot study. Aliment Pharmacol Ther 1996;10:777-86. 10. Abitbol V, Mary JY, Roux C et al. Osteoporosis in inflammatory bowel disease: effect of calcium and vitamin D with or without fluoride. Aliment Pharmacol Ther 2002;16:919-72. 11. Robinson RJ, Krzywicki T, Almond L et al. Effect of a low-impact exercise program on bone mineral density in Crohn’s disease: a randomized controlled trial. Gastroenterology 1998;115:36-41. 12. Haderslev KV, Tjellesen L, Sorensen HA et al. Alendronate increases lumbar spine bone mineral density in patients with Crohn’s disease. Gastroenterology 2000; 119:639-46. La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 1 - vol. VIII - janvier-février 2005