DOSSIER THÉMATIQUE Angiorésistance : mécanismes et physiopathologie Angioresistance: mechanisms and pathophysiology Aziz Zaanan* L a croissance tumorale nécessite le développement d’un réseau vasculaire capable d’assurer les apports en oxygène et énergie. Ce mécanisme d’angiogenèse tumorale, appelé “switch angiogénique”, est un processus complexe qui implique un déséquilibre entre les facteurs favorisant l’angiogenèse, appartenant pour l’essentiel à la famille du Vascular Endothelial Growth Factor (VEGF), et ceux qui l’inhibent (angiostatine, thrombospondine, etc.) [1]. L’hypoxie du microenvironnement tumoral ainsi que les facteurs angiogéniques sécrétés par les cellules endothéliales et les cellules du stroma tumoral jouent un rôle clé dans ce processus. La famille du VEGF comprend plusieurs ligands (VEGF-A, B, C, D, E, et Placenta Growth Factor [PlGF]), capables de se fixer sur des récepteurs (VEGFR-1, 2, 3, et les neuropilines [NRP] 1 et 2) avec des affinités spécifiques et différentes, contribuant ainsi à la variété de leurs fonctions biologiques respectives (2). Le VEGFR-2 est préférentiellement exprimé par les cellules vasculaires et peut fixer tous les ligands du VEGF, à l'exception du VEGF-B. La liaison avec le VEGF-A permet une activation angiogénique en stimulant la prolifération et la migration des cellules endothéliales. Le VEGFR-1 est également exprimé par les cellules vasculaires, mais aussi par d’autres types cellulaires, comme les macrophages, les cellules dendritiques, les cellules souches hémato­poïétiques, les péricytes et les cellules tumorales. Le VEGFR-1 se lie essentiellement au VEGF-A, et est également le seul récepteur capable de fixer le VEGF-B et PlGF. Le VEGFR-1 fixe le VEGF-A avec une affinité 10 fois plus grande que le VEGFR-2, mais possède paradoxalement une activité tyrosine kinase intracytoplasmique plus faible (2). Les NRP 1 et 2 sont des corécepteurs capables d’augmenter l’affinité de liaison mais dépourvus de domaines tyrosine kinase intracytoplasmique. Le VEGFR-3, qui lie préférentiellement les VEGF-C et VEGF-D, est plutôt impliqué dans la lymphangiogenèse (2). Facteurs prédictifs de résistance au traitement anti-angiogénique Ces facteurs pro-angiogéniques jouent un rôle essentiel dans de nombreux processus physiologiques, mais également dans les processus pathologiques impliquant une stimulation de l’angiogenèse, comme le cancer. Plusieurs approches thérapeutiques ont été développées en cancérologie pour inhiber l’angiogenèse tumorale, faisant appel soit à des anticorps monoclonaux bloquant le VEGF circulant, soit à des inhibiteurs de tyrosine kinase du récepteur au VEGF. Bien que ces nouvelles approches pharmacologiques permettent une amélioration de la survie des patients atteints d’un cancer digestif, certains d’entre eux présentent une résistance primaire pour ces traitements, et la majorité des autres patients répondeurs au début, finiront tôt ou tard par voir leur maladie progresser (résistance secondaire ou échappement thérapeutique). Cancer colorectal métastatique (CCRm) Plusieurs études randomisées ont montré que l’utilisation du bévacizumab (anticorps monoclonal de type IgG1 dirigé contre le VEGF-A), en association avec une chimiothérapie cytotoxique, permettait une amélioration de la survie des patients atteints de CCRm (3, 4). Des travaux rétrospectifs menés sur les tumeurs de patients inclus dans ces études, ont montré qu’une faible densité vasculaire, un taux faible de l’expression du VEGF-A ou un taux * Service de gastroentérologie et oncologie digestive, hôpital européen Georges-Pompidou, AP-HP, Paris. La Lettre de l’Hépato-gastroentérologue • Vol. XVI - n° 2 - mars avril 2013 | 67 Mots-clés Points forts Angiogenèse tumorale Traitement antiangiogénique VEGF VEGFR Résistance Stroma tumoral »» Le traitement anti-angiogénique agit principalement par inhibition de la fixation du VEGF sur son récepteur, ou par inhibition de l’activité tyrosine kinase du VEGFR. »» Cette approche pharmacologique a montré son efficacité anti-tumorale mais certains patients présentent une résistance primaire pour cette thérapie, et les autres patients répondeurs au début, finissent tôt ou tard par voir leur maladie progresser (résistance secondaire ou échappement). »» De nombreux travaux ont identifié des biomarqueurs prédictifs de résistance primaire ou secondaire aux thérapies anti-angiogéniques. Ces résultats doivent être confirmés de façon prospective. »» La physiopathologie de la résistance aux thérapies anti-angiogéniques est complexe et fait intervenir à la fois des mécanismes biologiques liés à la cellule tumorale et/ou au microenvironnement tumoral. Highlights »» Anti-angiogenic therapies acts by inhibition of the binding of VEGF to its receptor, or by inhibition of the tyrosine kinase activity of VEGFR. »» Th i s p h a r m a c o l o g i c a l approach has shown antitumor efficacy but some patients have primary resistance to this therapy, and other patients who respond initially, progress more later (secondary resistance). »» Some studies have identified predictive biomarkers of primary or secondary resistance to anti-angiogenic therapies. These results should be confirmed prospectively. »» The pathophysiology of resistance to anti-angiogenic therapies is complex, and involves biological mechanisms related both to the tumor cell and/or tumor microenvironment. Keywords Tumor angiogenesis Anti-angiogenic therapy VEGF VEGFR Resistance Tumor stroma élevé de l’expression de la NRP, étaient des facteurs prédictifs de résistance au bévacizumab (5). Ces résultats n’étaient pas reproduits sur une autre série de patients recevant du bévacizumab pour la même indication (6). De façon intéressante, d’autres travaux menés sur la cinétique des biomarqueurs plasmatiques ont montré qu’une augmentation des taux circulants de facteurs pro-angiogéniques, notamment le PlGF, précédait une progression tumorale radiologique (7). Enfin, notons également qu’une étude clinicoradiologique a montré que la graisse viscérale, potentiellement corrélée à des taux élevés de VEGF, était un facteur de résistance au bévacizumab dans le traitement de première ligne du CCRm (8). Cancer gastrique Une étude internationale de phase III menée chez des patients atteints d’un cancer gastrique localement avancé ou métastatique, a montré que l’adjonction du bévacizumab à une chimiothérapie par fluoro­ pyrimidine + cisplatine permettait une amélioration significative de la réponse tumorale et la survie sans progression (9). En revanche, l’amélioration de la survie globale (SG) n’était pas significative (9). Des travaux publiés récemment à partir des tumeurs de patients inclus dans cette étude ont montré qu’une expression élevée de la NRP était un facteur prédictif de résistance au bévacizumab. De plus, un taux plasmatique faible du VEGF-A était également un facteur de résistance au bévacizumab (10). Cancer du pancréas Dans le traitement du cancer du pancréas métastatique, plusieurs études randomisées ont montré qu’un traitement anti-angiogénique (par bévacizumab ou inhibiteur de tyrosine kinase du VEGF) associé à une chimiothérapie à base de gemcitabine, n’améliorait pas de façon significative la SG des patients (11). L’une de ces études a fait l’objet d’un travail pharmacogénétique avec l’analyse du polymorphisme de 138 gènes impliqués dans l’angiogenèse ou la cancérogenèse, afin de rechercher 68 | La Lettre de l’Hépato-gastroentérologue • Vol. XVI - n° 2 - mars avril 2013 des biomarqueurs prédictifs de réponse au traitement. Les résultats de cette étude ont montré que le polymorphisme du gène VEGFR-1 “rs9582036, A>T” était le seul facteur prédictif associé de façon significative à une résistance au bévacizumab (12). Ce poly­morphisme était responsable d’une augmentation de l’expression du VEGFR-1. Perspectives Le traitement anti-angiogénique a montré également son efficacité dans le traitement d’autres tumeurs digestives, notamment avec l’utilisation des inhibiteurs de tyrosine kinase du VEGFR, comme le sorafénib dans le traitement du carcinome hépatocellulaire avancé (13), ou le sunitinib dans le traitement des tumeurs endocrines (14). Par ailleurs, d’autres molécules anti-angiogéniques plus récentes ont montré également leur efficacité, comme l’aflibercept (protéine de fusion soluble composée de fragments du domaine extracellulaire des VEGFR-1 et -2 (15), ou le régorafénib (inhibiteurs de tyrosine kinase des VEGFR-1 et -2) [16] dans le CCRm. Nous attendons les résultats des études translationnelles menées en parallèle de ces essais cliniques pour confirmer et/ ou identifier de nouveaux biomarqueurs prédictifs de résistance aux anti-angiogéniques. Ces pistes de recherche nous permettront également de mieux comprendre les mécanismes de résistance qui restent complexes, et impliquent de nombreux facteurs liés à la fois à la tumeur et à son microenvironnement. Mécanismes de résistance et physiopathologie Ces dernières années, plusieurs études se sont intéressées à comprendre les mécanismes de résistance. Contrairement à la chimiothérapie cytotoxique qui cible les cellules tumorales génétiquement instables, les thérapies anti-angiogéniques exercent leurs effets sur les cellules endothéliales vasculaires, et donc agissent plutôt sur le microenvironnement tumoral que sur les cellules tumorales elles-mêmes. Les vaisseaux sanguins tumoraux sont structurellement anormaux, de calibres très variés, tortueux, DOSSIER THÉMATIQUE peu recouverts de péricytes, et avec une membrane basale discontinue, favorisant ainsi l’hypoxie et la dissémination des métastases (17). Le traitement anti-angiogénique induit une “normalisation” transitoire de ces vaisseaux et des membranes basales. Ce phénomène semble améliorer l’activité anti­ tumorale du fait d’une meilleure diffusion des drogues de chimiothérapie (17). Malheureusement, cette normalisation vasculaire est transitoire puisque d’autres voies de signalisation de l’angiogenèse, indépendantes du VEGF, seront utilisées par les cellules tumorales pour proliférer (notamment via la voie Dll4-Notch) [18]. D’autres mécanismes de résistance liés au micro­ environnement tumoral ont été suggérés, comme la formation de néovaisseaux indépendants du VEGF (phénomène de cooptation, intussusception ou mimicrie), ou l’augmentation de la couverture péricytaire des vaisseaux (1). Par ailleurs, l’augmentation de l’hypoxie tumorale permet, via principalement l’Hypoxia-Induced Factor (HIF), un recrutement des cellules progénitrices endothéliales, des cellules souches hématopoïétiques et mésenchymateuses, qui participent à la résistance du traitement antiangiogénique en sécrétant des cytokines pro-angiogéniques (angiopoïétine, PlGF, VEGF, etc.) et en participant à la formation de néovaisseaux (19). D’autre part, certains mécanismes de résistance peuvent être liés à l’acquisition de modifications biologiques intervenant directement au niveau de la cellule tumorale. En effet, sous l’action d’un traitement anti-angiogénique, certains travaux ont observé l’apparition d’une amplification génomique de certains facteurs pro-angiogéniques ou la sélection de cellules souches tumorales résistant à l’hypoxie (20). La transition épithélio-mésenchymateuse, processus par lequel la cellule tumorale perd ses caractéristiques épithéliales au profit de l’acquisition de caractères mésenchymateux, serait également un mécanisme de résistance au traitement anti-angiogénique. Conclusion La validation prospective de certains biomarqueurs prédictifs de résistance ou de réponse au traitement anti-angiogénique permettra de sélectionner les patients les plus susceptibles de bénéficier de cette thérapie, et éviter une toxicité inutile et parfois grave aux autres patients. La compréhension des mécanismes biologiques de résistance primaire ou secondaire aux anti-angiogéniques est un défit important qui aboutira à l’évaluation de nouvelles approches thérapeutiques, telles que l’inhibition des autres voies de signalisation indépendantes du VEGF ou l’inhibition du recrutement des cellules souches hématopoïétiques pro-angiogéniques. ■ Références bibliographiques 1. Carmeliet P, Jain RK. 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