CP/décembre 10/12/02 15:15 Page 79 D o s s i e r t h é m a t i q u e Indications de la chirurgie radicale pour cancer du rectum : de l’exérèse locale d’un polype dégénéré à l’exentération pelvienne pour volumineux cancer… ● J.L. Faucheron* Points forts Points Points forts forts Le traitement classique d’un cancer du rectum occupant : ◆ le tiers supérieur est la résection antérieure avec anastomose colo-rectale moyenne ; ◆ le tiers moyen est la résection rectale avec anastomose colo-anale, en un ou L e cancer du rectum est l’un des cancers digestifs dont le traitement peut être très variable en fonction de nombreux facteurs : taille et siège de la tumeur, extension en profondeur, critères histologiques, présence de métastases, âge, tares et souhaits du patient, existence d’une maladie familiale, efficacité ou non des traitements adjuvants, expérience du chirurgien, école chirurgicale, etc. L’étude du patient et de la tumeur permet ainsi de proposer l’une des multiples possibilités chirurgicales suivantes : exérèse par voie transanale, résection antérieure avec anastomose colo-rectale haute, moyenne ou basse, résection antérieure avec anastomose colo-anale directe, ou différée, ou avec réservoir plus ou moins long, ou sans réservoir mais avec coloplastie, amputation abdomino-périnéale à périnée * Hôpital Michallon, CHU de Grenoble. deux temps, avec ou sans réservoir ou coloplastie ; ◆ le tiers inférieur est, selon la topographie, la mobilité, l’extension de la tumeur, une anastomose colo-anale parfois avec résection de la partie haute du canal anal, ou une amputation abdomino-périnéale. ouvert ou fermé, sur épiplooplastie ou non, et enfin pelvectomie postérieure ou totale… RÈGLES GÉNÉRALES À RESPECTER EN CHIRURGIE CARCINOLOGIQUE RECTALE Certaines règles sont maintenant admises par la grande majorité des chirurgiens colorectaux, soit parce qu’elles sont fondées sur des essais prospectifs randomisés, soit parce qu’elles font l’objet d’un consensus. La première règle est d’assurer une marge distale de sécurité de 1 cm sur le rectum lui-même (photo 1). Williams a été parmi les premiers à démontrer que le taux de récidive locale et que le taux de survie à 5 ans étaient identiques, que la section rectale passe à 1 cm ou à 5 cm sous le pôle inférieur de la tumeur (1). La deuxième règle admise est d’assurer une marge distale de 5 cm sur le mésorectum accompagnant la tumeur (2). L’excision totale du mésorectum est ainsi rendue Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 4 - oct. nov. déc 2002 79 Photo 1. Marge de sécurité d'au moins 1 cm sous le pôle inférieur d'une tumeur du bas rectum, qui permet de conserver l'appareil sphinctérien. Noter la rétraction tumorale induite ici par la radiothérapie préopératoire. obligatoire en cas de cancer situé sur le moyen ou sur le bas rectum (donc à moins de 10 cm de la marge anale, plus ou moins quelques centimètres selon le morphotype longiligne ou bréviligne du patient). Dans ce domaine, Heald a été un précurseur de la technique et a pu démontrer un taux de récidive locale et un taux de survie bien plus bas que ce qui était publié auparavant (3). La troisième règle est de respecter une marge latérale de sécurité. Ce critère, contrairement aux deux précédents, n’est pas uniquement dépendant de la technique opératoire (4). Le stade anatomopathologique et le volume tumoral interviennent également : c’est tout le problème d’obtenir une exérèse curative en cas de tumeur enclavée ou fixée dans le petit bassin... La quatrième règle, moins admise que les précédentes et plus récente, pose comme principe que l’excision complète du sphincter interne de l’anus ou du tiers supé- CP/décembre 10/12/02 15:15 Page 80 D o s s i e r rieur du sphincter anal ne retentit que modérément sur le résultat fonctionnel digestif, et notamment sur la continence. Cela permet de descendre les limites inférieures d’exérèse des cancers du bas rectum en préservant le sphincter, comme l’ont publié certains auteurs français et autrichiens (Rouanet, Rullier, Schiessel). Il faut immédiatement ajouter que ces équipes sont hautement spécialisées et qu’elles ne réalisent de telles interventions qu’en respectant les critères de sécurité énoncés au-dessus, chez des patients sélectionnés, après radiothérapie parfois à haute dose et avec contrôle peropératoire des limites de résection (5). La cinquième règle, qui devrait être un corollaire de l’excision totale du mésorectum, est le respect de l’innervation autonome du pelvis, de manière à préserver les fonctions urinaires et sexuelles des patients. ÉTAT ACTUEL DES PRATIQUES CHIRURGICALES EN CAS DE CANCER DU RECTUM Alors que le taux de récidive locale après exérèse d’un cancer colique varie peu d’une série chirurgicale à une autre, il n’en va pas de même pour l’exérèse d’un cancer du rectum, puisque les taux varient, dans une même période, de 3 à 32 %. Plusieurs études ont montré que la technique chirurgicale pure était l’un des principaux facteurs de cette grande variabilité (6). Or, ce n’est pas dans les séries où existent le plus grand nombre d’amputations abdomino-périnéales que les taux de récidive locale sont les plus bas. Autrement dit, un geste très agressif n’est pas le garant d’une sécurité carcinologique, contrairement à beaucoup d’idées reçues. Heald a d’ailleurs observé plus de récidives locales après amputation abdomino-périnéale du rectum qu’après résection antérieure (7). Mais inversement, un chirurgien non expérimenté qui voudrait à tout prix suivre “l’effet mode” de la préservation sphinctérienne, sans connaître parfaitement la technique et les règles énoncées au-dessus, fera peut-être perdre une chance à son t h é m a t i q u e patient. Les programmes d’enseignement de la technique par des chirurgiens spécialisés ont d’ailleurs abouti à ce que les taux de récidive locale et les taux d’amputation abdomino-périnéale soient diminués de manière significative (8). Dans la littérature, le taux d’amputations abdomino-périnéales varie grandement, de moins de 10 % à plus de 50 %... INDICATIONS DES DIFFÉRENTES TECHNIQUES CHIRURGICALES (HORMIS CELLE DE L’EXÉRÈSE LOCALE) Cancers du tiers supérieur du rectum La discussion est facile : il faut proposer une résection antérieure du rectum avec anastomose colo-rectale moyenne. La section rectale passe à 2 cm de la tumeur (1 suffirait, mais la sécurité en impose 2, et cela évite de recourir à un examen extemporané de la tranche) et la section mésorectale à 5 cm, en évitant l’effet de “cône” (le mésorectum est sectionné perpendiculairement au rectum). L’anastomose peut être manuelle ou mécanique en fonction de divers critères tels que la facilité de réalisation, la qualité de l’exposition, l’habitude du chirurgien, le coût, etc. Elle peut être termino-terminale ou latéroterminale, plutôt selon les écoles que selon des critères scientifiques rigoureux. Au moindre doute quant à la préparation colique, au terrain du patient (par exemple, obésité, artérite, diabète, corticothérapie), à la qualité des tissus ou, pour certains, à titre systématique, une stomie latérale d’amont sera confectionnée pour diminuer la gravité (et non la fréquence) d’une éventuelle fuite anastomotique. Il s’agira alors le plus souvent d’une iléostomie, plus facile à confectionner, moins morbide et plus facile à fermer qu’une colostomie. Cancer du moyen rectum Si l’exérèse par voie transanale n’est pas indiquée et si le patient est opérable, alors le sphincter pourra être conservé, même en cas de volumineuse lésion ou de récidive. Pour certains auteurs cependant, le cas d’une grosse tumeur fixée ou d’une réci- 80 dive au niveau d’un tiers moyen du rectum impose le sacrifice de l’anus. Il ne s’agit pas, à notre sens, d’une démarche logique, le pronostic étant plus à la récidive locale de dehors en dedans, à partir d’une marge latérale insuffisante, qu’à la récidive locale de bas en haut, à partir d’une éventuelle anastomose. Pour une tumeur du tiers moyen du rectum, il faut impérativement réaliser l’exérèse totale du mésorectum : la face antérieure du sacrum et du coccyx, la face supérieure des muscles élévateurs de l’anus et la face postérieure du bas rectum sont mises à nu. C’est là que la discussion intervient : si on sectionne le rectum à 1 ou 2 cm sous le pôle inférieur d’une tumeur du moyen rectum, le moignon rectal sous-jacent sera, d’une part, de capacité diminuée et, d’autre part, mal vascularisé, puisque déconnecté du mésorectum ; la réalisation d’une anastomose colorectale basse (là pratiquement toujours mécanique, car l’exposition est très malaisée) donnera suffisamment de garanties carcinologiques mais comportera un risque important de fistule postopératoire par ischémie et un résultat fonctionnel peutêtre médiocre (syndrome rectal associant polyexonération, impériosité, fuites anales, fractionnement des selles et troubles de la discrimination entre les gaz et les selles). Aussi, pour d’assez nombreux auteurs, mieux vaut réaliser une résection rectale totale suivie d’une anastomose colo-anale, qui offrira au moins autant de garanties carcinologiques, s’accompagnera d’un taux plus faible de fistule et donnera, si un réservoir ou une coloplastie sont réalisés, un meilleur résultat fonctionnel. Là encore, une anastomose effectuée dans des conditions un peu difficiles imposera une stomie d’amont, qui sera fermée environ 6 semaines plus tard. Mais les possibilités techniques ne s’arrêtent pas là, et la discussion repose alors sur des questions d’école. Ainsi, certains auteurs proposent une anastomose coloanale directe, manuelle ou mécanique, en privilégiant la rapidité du geste mais en négligeant le résultat fonctionnel précoce (car les résultats fonctionnels des anastomoses colo-anales avec ou sans réservoir Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 4 - oct. nov. déc 2002 CP/décembre 10/12/02 15:15 Page 81 D o s s i e r t h é m a t i q u e ont tendance à se rejoindre à un an). D’autres réalisent une anastomose coloanale différée, ce qui diminuerait le taux de complications infectieuses et permettrait de se passer d’une stomie d’amont. Mais globalement, toutes ces interventions proposées pour un cancer du moyen rectum permettent de conserver l’appareil sphinctérien et donnent des résultats fonctionnels assez voisins. Cancer du bas rectum Même si la tumeur est palpable au doigt la question d’une éventuelle conservation de l’appareil sphinctérien se pose (traitement local mis à part). Dans ce cas, il faut affiner le plus possible le bilan loco-régional du cancer, de manière à prévenir le patient du type de geste qu’il devra subir. Pour un chirurgien colo-rectal expérimenté, le toucher rectal est essentiel et permettra le plus souvent d’affirmer au patient que le sphincter pourra être préservé : il faut pour cela que le pôle inférieur de la tumeur soit au moins à 1 cm audessus du bord supérieur du sphincter ; le bord supérieur du sphincter est palpé en glissant l’index à partir d’un muscle élévateur (droit ou gauche) de l’anus ; la hauteur du sphincter peut être appréciée en le “pinçant” entre le pouce et l’index ; dans certains cas, la lésion est petite (par exemple, 2 cm de diamètre sur un tiers de circonférence), très proche du bord supérieur du sphincter, mais elle est mobile (bien que n’étant déjà plus une indication à l’exérèse par voie basse) et l’index la refoule facilement de plusieurs millimètres : là encore, il sera probablement possible de conserver le sphincter, ou d’en sacrifier le tiers supérieur, pourvu que les critères énoncés précédemment soient respectés. L’échographie endorectale, la TDM et l’IRM peuvent, pour les cas douteux, aider à préciser le siège exact de la tumeur par rapport au sphincter interne, au sphincter externe et aux muscles élévateurs, et son degré d’envahissement en profondeur de ces structures. Ces deux derniers examens ne renseignent pas sur la mobilité de la lésion, seulement appréciée par l’échographie endo-rectale. Avant Photo 2. Adénocarcinome du bas rectum envahissant le sphincter et la marge anale. Ici, l'amputation est le seul moyen d'espérer guérir le patient. Photo 3. Pièce opératoire du patient précédent. Noter le départ en muqueuse du très bas rectum, l'envahissement de la ligne pectinée, du sphincter et de la peau péri-anale. l’intervention, le patient sera de toute façon prévenu du risque de sacrifice de l’appareil sphinctérien. C’est en effet lorsque la dissection par voie haute emportant tout le mésorectum est réalisée et qu’un clamp carré est placé immédiatement sous le pôle inférieur de la tumeur, que l’exploration au doigt et par anuscopie permettra de confirmer la possibilité de conserver le sphincter. Ailleurs, l’exérèse sera possible en sacrifiant le tiers supérieur du sphincter (clamp placé immédiatement sur le bord supérieur des élévateurs de l’anus, à leur jonction avec le sphincter externe), ou en sacrifiant le sphincter interne (tumeur dont la partie basse est superficielle, et dont l’exérèse sera complète, en monobloc, en passant dans le plan intersphinctérien par voie basse). Les cancers du très bas rectum sont ceux posés sur le bord du sphincter anal et volumineux, sont adhérents aux muscles élévateurs de l’anus et fixés, ou encore ceux envahissant franchement le sphincter. Au maximum, la tumeur s’extériorise par la marge anale (le patient le signale alors volontiers), voire envahit la peau périanale (photos 2 et 3). Dans tous ces cas, il faut sans hésiter proposer au patient (en le ménageant) l’amputation abdomino-périnéale, ajouter que cette mutilation n’est pas forcément synonyme de gravité, et qu’elle est proposée parce qu’il y a de bonnes chances de guérison. Ces lésions très bas situées ont un mode de révélation un peu spécifique : elles sont responsables d’un tableau de maladie hémorroïdaire ou de syndrome fissuraire, de ténesme, de faux besoins, ou encore de souillures anales lorsque le sphincter est atteint par la tumeur. Si un organe voisin est envahi (utérus, vagin, prostate, vessie), il faut savoir le dépister en préopératoire, de manière à prévenir le patient des gestes qui seront associés à l’amputation. Au maximum, il pourra s’agir d’une pelvectomie postérieure, ou d’une exentération du pelvis. Ces interventions extrêmes ne seront cependant proposées qu’à des sujets jeunes, lorsque aucune métastase inextirpable n’a été décelée dans le bilan exhaustif. ■ Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 4 - oct. nov. déc 2002 81 Mots clés. Cancer du rectum - Résection antérieure - Anastomose colo-rectale - Anastomose colo-anale - Amputation abdomino-périnéale. R É F É R E N C E S 1. Williams NS, Dixon MF, Johnston D. Reappraisal of the 5 cm rule of distal excision for carcinoma of the rectum : a study of distal intramural spread and of patient survival. Br J Surg 1983 ; 70 : 150-4. 2. Scott N, Jackson P, Al-Jaberi T et al. Total meso- CP/décembre 10/12/02 15:15 Page 82 D o s s i e r rectal excision and local reccurence : a study of tumour spread in the mesorectum distal to rectal cancer. Br J Surg 1995 ; 82 : 1031-3. 3. Heald RJ, Ryall RDH. Recurrence and survival after total mesorectal excision for rectal cancer. Lancet 1986 ; i : 1479-82. 4. Quirke P, Durdey P, Dixon MF et al. Local recurrence of rectal adenocarcinoma due to inadequate surgical resection : histopathological study of lateral t h é m a t i q u e tumour spread and surgical excision. Lancet 1986 ; ii : 996-9. 5. Rullier E, Zerbib F, Laurent C et al. Intersphincteric resection with excision of internal anal sphincter for conservative treatment of very low rectal cancer. Dis Colon Rectum 1999 ; 42 : 1168-75. 6. McArdle CS, Hole D. Impact of variability among surgeons on postoperative morbidity and mortality and ultimate survival. Br Med J 1991 ; 302 : 1501-5. 7. Heald RJ, Smedh RK, Kald A et al. Abdominoperineal excision of the rectum - an endangered operation. Dis Colon Rectum 1997 ; 40 : 74751. 8. Martling AL, Holm T, Rutqvist LE et al. Effect of a surgical training programme on outcome of rectal cancer in the county of Stockholm. Lancet 2000 ; 356 : 93-6. L’édition 2002 de La lettre de Colo-Proctologie des Labor atoir es Martin-Johnson&Johnson – MSD “PROKTOS” n°16 vient de paraître Cette année, de nouveau, “Proktos” rapporte les principaux thèmes en colo-proctologie abordés lors de plusieurs congrès dans différents pays du monde. Le point est fait sur les hémorroïdes, mais aussi sur les fissures anales, les fistules anales, les suppurations de la maladie de Crohn, l’incontinence fécale, les rectites radiques, les cancers colo-rectaux, la laparoscopie en chirurgie colo-rectale, la chirurgie et les maladies inflammatoires, les papillomes et divers autres sujets. Des experts ont assisté et vous rapportent les points marquants des congrès suivants : " 13th Colorectal Disease Symposium, de la Cleveland Clinic, Fort Lauderdale, février 2002 " Congrès Mondial de Gastro-Entérologie, Bangkok, février-mars 2002 " 5es Journées de Gastro-Entérologie d’Afrique Francophone, Tunis, mai 2002 " Digestive Disease Week organisée par l’AGA, San Francisco, mai 2002 " Congrès Annuel de l’American Society of Colon and Rectal Surgeons, Chicago, juin 2002 " 4e Congrès de Gastro-Entérologie des pays d’Asie du Sud-Est, Hanoï, octobre 2002 82 Le Courrier de colo-proctologie (III) - n° 4 - oct. nov. déc 2002